Le dénouement des crises ministérielles 1879-1889
p. 179-197
Texte intégral
1La vie politique sous la IIIe République était parsemée de crises ministérielles. Une opinion largement répandue les considérait comme l’expression politique d’un mal typiquement français : la propension à la division. Les crises à répétition étaient donc inévitables et il convenait de s’en accommoder. Les indulgents estimaient qu’elles avaient une fonction cathartique : elles permettaient de crever les accès de fièvre politique et de calmer l’opinion publique. Pour les autres, la dérision devint peu à peu la règle.
« Songez donc, trois fois par an on remplace M. Goblet par M. Timbale ou M. Timbale par M. Goblet. Cela ne change rien, il est vrai, et nous laisse froids. Mais chaque fois tous les journaux, tous nos parents, tous nos amis, tous nos voisins, au restaurant, en chemin de fer, en omnibus, recommencent la même discussion sur la manière d’appliquer en France le régime républicain. Avec une gravité prudhommesque et sereine, ils répètent invariablement les mêmes arguments que les faits, trois mois après, viennent invariablement démentir. Il faut avouer que l’oubli recouvre vite les ministres dégringolés. Qui sait leur nom trois jours après la chute ? Ne serait-il pas bien amusant de demander soudain à toutes les personnes réunies en un salon de nommer tous les membres du Grand Ministère défunt ? Combien pourraient les retrouver1 ? »
2Bien vite, les crises furent accusées de paralyser l’action politique et par conséquent de conduire le pays sur la voie de la décadence. Sur cette certitude se greffa un antiparlementarisme de plus en plus virulent, qui finit par estimer que les politiciens, parasites des sociétés contemporaines, étaient le véritable mal.
3De même qu’il pouvait sembler illusoire de tenter de les corriger, l’historiographie, fondée principalement sur les récits des contemporains, renonçait à expliquer ces crises et se contentait de les décrire. Elles étaient perçues au mieux comme un mal nécessaire et inévitable, maladie d’enfance de la démocratie jouant le rôle de catharsis, au pire comme l’une des causes de l’incapacité à moderniser la France2. Les historiens racontèrent ces crises comme des rivalités personnelles, dont les déterminants étaient une succession de promesses et de mésententes, d’alliances et de trahisons. Les rapports de force d’un jour étaient pour le moins éphémères. Telle coalition, constituée péniblement après de longues conversations de couloirs et de salons, pouvait se défaire en un clin d’œil au gré des caprices, des forces occultes ou des secrets d’alcôves3.
4Notre démarche est autre. Notre projet est comprendre la fonction de ces crises en décryptant les mécanismes qui étaient mis en œuvre pour en sortir. La première décennie de la « République des républicains » constitue un laboratoire irremplaçable dans la mesure où, d’une part, fut inaugurée une pratique appelée à durer et où, d’autre part, les changements de ministères furent assez nombreux pour rendre significative la procédure de résolution de crise4.
5Un préalable terminologique s’impose ici. Il convient en effet de bien préciser ce que l’on doit entendre par crise parlementaire. Les contemporains usaient de ce terme pour qualifier la période de vacance du pouvoir5, qui commençait à la démission d’un gouvernement, à la suite d’un vote de défiance, et prenait fin lors de l’investiture de son successeur. Ils appelaient donc crise, ajoutant de préférence le qualificatif de ministérielle, le moment durant lequel se déroulaient les négociations destinées à constituer un nouveau cabinet. L’investiture était le point final de la crise.
6Cette acception est trop restrictive pour notre propos. Nous proposons de considérer que la crise politique avait commencé bien avant ce moment. Elle était perceptible et se manifestait par des tensions, des désaccords, des blocages divers. Elle pouvait porter sur des différends précis, comme un projet de loi ou une décision de politique extérieure. Elle pouvait résulter d’une mésentente plus diffuse : le style d’un président du conseil, son autoritarisme ou son indécision pouvaient exaspérer la Chambre des députés et provoquer la chute du gouvernement. Souvent, l’événement qui déclenchait la chute n’était que le révélateur d’une crise plus ou moins larvée, qui pouvait parfois durer depuis plusieurs mois. Cette crise pouvait avoir pris diverses formes – campagne de dénigrement dans la presse, manifestation de rues, impossibilité d’entreprendre les réformes promises, etc. – qu’il n’est pas de notre propos d’examiner ici. À nos yeux donc, la chute du gouvernement ne constituait pas l’entrée dans la crise mais, au contraire, la première étape de son processus de résolution. Dans cette acception, la « sortie de crise » est le moment qui s’ouvrait avec la fin d’un cabinet et se terminait lorsque son successeur était en place. Moment tendu souvent, moment a-normal presque toujours, dans lequel trois étapes peuvent être distinguées : la chute du gouvernement, qui était soudaine et avait un caractère public, les discussions pour composer une nouvelle équipe, qui étaient parfois longues, souvent sources de tension et étaient supposées secrètes, puis l’investiture, qui était la ratification officielle et mettait un point final à la crise.
7Dans notre démarche d’analyse, notre hypothèse est que les modalités selon lesquelles l’événement était vécu sont impuissantes à nous faire comprendre les véritables mécanismes de résolution de crise. Dire les désaccords et les mésententes entre les personnes, affirmer le poids d’influences et de pressions occultes, dévoiler les accords et les liaisons secrets revient à privilégier le contingent et à négliger le poids des coutumes qui régissent les sociétés politiques et leur permettent de se perpétuer. Chaque moment obéissait à des rites, écrits ou coutumiers, qui étaient porteurs d’un sens à retrouver. La comparaison entre ces crises permet de sortir de l’immédiat et du contingent afin de dégager les caractères et de saisir le sens des crises parlementaires.
De l’instabilité ministérielle
8La fréquence des crises ministérielles surprend souvent celui qui étudie la vie politique au jour le jour. Il suffit pour s’en persuader d’observer le tableau récapitulatif des crises parlementaires que connut la République de 1879-18896.
Président du conseil | Date de l’investiture parue dans le Journal officiel | Date de la démission, effective ou annoncée, du gouvernement | Durée de la vacance du pouvoir |
Waddington | 4 février 1879 | 20 décembre 1879 | 8 jours (démission annoncée plusieurs jours avant le dépôt de la lettre officielle) |
Freycinet | 28 décembre 1879 | 19 septembre 1880 | 4 jours |
Jules Ferry | 23 septembre 1880 | 10 novembre 1881 | 4 jours |
Gambetta | 14 novembre 1881 | 27 janvier 1882 | 8 jours |
Freycinet | 30 janvier 1882 | 29 juillet 1882 | 2 jours |
Duclerc | 7 août 1882 | 29 janvier 1883 | 1 jour (gouvernement de transition) |
Fallières | 29 janvier 1883 | 21 février 1883 | 3 semaines en réalité (cf. supra) |
Jules Ferry | 21 février 1883 | 30 mars 1885 | 7 jours |
Brisson | 6 avril 1885 | 27 décembre 1885 | 10 jours |
Freycinet | 7 janvier 1886 | 3 décembre 1886 | 8 jours |
Goblet | 11 décembre 1886 | 18 mai 1887 | 11 jours |
Rouvier | 30 mai 1887 | 2 décembre 1887 | 10 jours |
Tirard | 12 décembre 1887 | 30 mars 1888 | 4 jours |
Floquet | 3 avril 1888 | 14 février 1889 | 8 jours |
Tirard | 22 février 1889 |
9En dix années, la IIIe République vit se succéder quatorze ministères et connut un total de 106 jours de crise. En outre, il convient de considérer que ce phénomène marquait plus encore les parlementaires et les ministres qu’il n’y paraît. En effet, au moindre incident lors d’un débat, à la moindre critique contre un cabinet, à la moindre rumeur lancée subrepticement dans les salons politiques, le bruit d’une possible crise ministérielle surgissait. Un rien pouvait le déclencher, entretenu par les espoirs des uns et les craintes des autres. Il enflait et de bruit devenait réalité, ou retombait brusquement, jusqu’à la prochaine alerte.
10La récurrence de ces crises tenait à la nature particulière du parlementarisme républicain. Selon la pratique du régime, qui a été de facto mise en place à partir de 1871 et qui fut institutionnalisée par les lois de 1875, le gouvernement émanait du Parlement, tant en ce qui concernait les hommes7 que l’équilibre de sa composition. En l’absence de parti politique structuré et pérenne, les majorités étaient fluctuantes.
11À ceci s’ajoute le résultat du « coup d’État » tenté par le maréchal de Mac-Mahon. La crise de 1877-79 produisit une inflexion décisive vers un « parlementarisme à la française ». L’échec de l’interprétation présidentialiste fit admettre et tenir pour intangible l’impossibilité de dissoudre la Chambre des députés. L’engagement de Grévy en 1879 fit jurisprudence.
12Si bien que la crise ministérielle ne mettait pas en danger le député qui votait contre le cabinet. Bien des observateurs estimaient dès lors que chaque député républicain se pensait comme ministre potentiel et avait intérêt à renverser le gouvernement s’il briguait un maroquin. Et ce d’autant plus qu’avoir été ministre donnait du crédit lors du renouvellement de la Chambre.
13Toutefois, en rester à ces considérations personnelles ne suffit pas à expliquer pourquoi l’instabilité ministérielle perdura même lorsque l’opinion publique s’en lassa et même lorsqu’apparut, au XXe siècle, une opposition extra-parlementaire dont le discours glissait par moment de la critique des institutions à la mise en cause de la démocratie. Cette instabilité était non seulement subie mais acceptée parce que les républicains voyaient en elle le plus sûr moyen d’empêcher le retour du pouvoir personnel. Qu’il fût un Bonaparte, Boulanger ou Déroulède, il représentait le mal par nature. L’instabilité parlementaire constitua en quelque sorte un dispositif permettant d’éviter que le pouvoir exécutif fût concentré dans les mains d’un seul homme.
14Mais ce point fondamental de la culture politique des républicains était implicite et ne pouvait être efficace, sous peine de mise en cause du régime, que si chaque crise était vécue comme un drame.
Dramatisation
15Le premier point à noter est le caractère d’exceptionnalité que chaque crise parlementaire revêtait aux yeux des protagonistes. À lire les journaux, il semblerait que l’observateur le plus averti était toujours surpris, étonné, inquiet lorsqu’un gouvernement était renversé. Le point commun de tous les récits était leur propension à dramatiser l’événement. Les mots pour le dire et la mise en première page des journaux contribuaient implicitement à conforter chacun dans l’idée que l’événement était imprévisible, soudain, brutal. Même lorsque des observateurs pressentaient l’événement, même lorsque des journalistes bien informés l’annonçaient à demi-mots à leurs lecteurs depuis plusieurs jours, même lorsque les députés et les sénateurs le prévoyaient, son annonce faisait sensation.
16En général, la séance décisive, au terme de laquelle les ministres portaient leurs démissions à l’Élysée, était attendue, souvent annoncée. L’effet de surprise était rarement total. Les curieux affluaient dans les tribunes publiques : sénateurs, hauts fonctionnaires, préfets, diplomates se précipitaient et tous ceux qui le pouvaient avaient fait jouer leurs relations pour obtenir le passe-droit qui leur permettrait d’observer, comme au théâtre ou à l’opéra, comment tombait un gouvernement. Des dames en grande toilette et des dilettantes venaient comme au spectacle, pour voir et pour être vus, pour pouvoir dire qu’ils y étaient. Il y avait manifestement, dans l’attitude de ces spectateurs, une part d’exhibitionnisme et une part de voyeurisme8.
17L’exceptionnalité de la séance du 30 mars 1885, jour de la démission de Jules Ferry est attestée par les nombreux témoins de la journée. La foule était nombreuse. Le bruit circulait que le renversement était probable mais certains exprimaient leur doute, estimant qu’il saurait encore « se sauver ».
18Une dose d’incertitude demeurait cependant car il n’était pas certain que le gouvernement serait renversé. Plusieurs jours à l’avance, les supputations allaient bon train. Le déroulement précis de la séance était dévoilé par les députés9. Une forte tension émotionnelle se dégageait du Palais Bourbon. Lors d’une séance qui pouvait traîner en longueur – de 2 h à 9 h le jour de la chute de Gambetta, le 26 janvier 1882 – les orateurs se succédaient à la tribune. Certains furent écoutés avec attention – Dreyfus, Lockroy –, d’autres – Louis Legrand, Joseph Fabre – vidèrent la salle des séances. Lorsque le jeune et inexpérimenté député de l’Aveyron prit la parole, il commença par annoncer qu’il se permettrait seulement quelques considérations mais discourut… pendant une heure. Nombreux furent les députés qui sortirent. « Entre la buvette et lui, on n’hésite pas. On s’enfuit. C’est une débandade10 » nota le chroniqueur du Gaulois, si bien que l’on écouta à peine l’orateur suivant, qui avait surtout le mérite d’être bref.
19Un certain soulagement s’échappait de la tribune lorsque se levait celui des députés qui s’était fait une spécialité de lancer l’assaut contre le gouvernement. Clemenceau fut de ceux-ci, qui fut surnommé « le tombeur de ministères ». Cependant, certains présidents du conseil étaient capables malgré les assauts de retourner le cours d’une séance, de faire changer d’opinion ceux qui s’apprêtaient à le renverser. Nicolas Roussellier a ainsi montré comment, dans la Chambre bleu horizon, se faisaient et se défaisaient les majorités11. En l’absence de parti structuré et, surtout, en l’absence de discipline de vote, chacun était propriétaire de sa voix et pouvait se laisser convaincre par un orateur plus persuasif que ses prédécesseurs à la tribune. Il en était ainsi de Gambetta, comme il en fut de Briand quelques décennies plus tard. Le pouvoir du verbe éclatait dans toute sa puissance. Cette procédure nous permet de comprendre pourquoi le régime parlementaire fut « la République des avocats12 ».
20La fameuse séance du 26 janvier 1882, qui vit le renversement du ministère Gambetta, connut de tels revirements. Les projets de réforme constitutionnelle du cabinet furent mis en cause par la commission des Trente-Trois. Gambetta monta à la tribune. La première partie de son discours fut un véritable cours de droit constitutionnel. La Chambre resta froide, puis devint plus favorable à l’orateur lorsque celui-ci repoussa avec éloquence l’accusation de vouloir établir une dictature. Le chroniqueur du journal Le Gaulois a décrit avec précision la scansion en deux temps du discours13.
« Jusqu’à ce moment, M. Gambetta s’était inutilement échauffé ; la chambre était demeurée froide. Mais à ce passage, la glace se rompit et deux salves d’applaudissement éclatent. L’extrême gauche elle-même s’associe à cette manifestation. L’espoir renaît sur le banc des ministres. »
21Mais le président du conseil n’était pas homme à renoncer. Il revint à son projet de rétablir le scrutin de liste et de le faire inscrire dans la constitution. Ce faisant, il braquait les députés qui se sentirent personnellement mis en cause.
« M. Gambetta reprend son argumentation. Il arrive au scrutin de liste. Pourquoi s’obstine-t-il à vouloir imposer à la Chambre ce mode de votation ? Il ne le dit pas. Mais il laisse comprendre qu’il trouve cette majorité qu’il a devant les yeux absolument insuffisante. La majorité saisit l’insinuation. Le président du conseil chevauche sur son dada favori. Le pays veut le scrutin de liste. Il a fait connaître clairement sa volonté. On se récrie, on proteste, on interrompt. M. Gambetta perd le terrain qu’il a gagné tout à l’heure. »
22L’écrivain Eugène de Voguë a consacré un chapitre de son roman Les morts qui parlent, dont de nombreuses scènes se passent au Palais Bourbon, à reconstituer l’ambiance du lieu le jour d’une interpellation « réussie ». À une courte majorité, après des discussions à n’en plus finir sur un terme, le chef du gouvernement semblait avoir sauvé sa tête quand, soudain, il prononça un mot malencontreux qui suffit à déchaîner « le bain de haine ».
« La droite applaudit. Une fraction de la gauche ministérielle se cabra sous le coup de fouet de cet applaudissement intempestif. Sur ces bancs, autour de Mirevault et d’Asserme, on tenait des conciliabules animés, les meneurs se levaient, circulaient, répandaient le mot d’ordre. Des émissaires se détachaient, allaient pratiquer quelques amis au cœur même des travées du centre. D’autres se précipitaient sur les ministres, les adjuraient de céder. Deux ou trois membres du Cabinet, le visage renversé, parlaient à voix basse au président du conseil, paraissaient en désaccord avec lui. On épiait ces craquements du navire battu par la tempête ; ils propageaient la consternation dans l’équipage indécis14. »
23Après le vote défavorable au gouvernement, une indéniable stupeur saisissait dans un premier temps la Chambre des députés15. La chute d’un gouvernement était chose préparée, mais rien n’était définitif avant le dépouillement décisif. « Que d’illusions, que d’incertitudes, que de fausses prévisions jusqu’à la minute psychologique du scrutin », écrivit le rédacteur du Gaulois au soir du renversement du cabinet Gambetta16. Quel que soit le « je vous l’avais bien dit » de quelques chroniqueurs blasés, il flottait toujours un parfum de surprise. La prétendue imprévisibilité traduit en réalité le désarroi qui pouvait saisir le citoyen qui apprendrait par la presse que le pays n’avait plus de gouvernement. Quelles que fussent les critiques proférées à l’endroit du ministère, son existence était rassurante. Certes, en République, le Président demeurait comme élément de stabilité, mais les rédacteurs anticipaient le désarroi qui ne manquerait pas de saisir ceux qui découvriraient l’information à la première page de leur journal.
24La nouvelle se répandait comme une traînée de poudre en dehors de l’enceinte parlementaire. Les curieux affluaient immédiatement. La chute d’un ministère n’était jamais chose ordinaire. La foule était encore plus prompte à se déplacer lorsqu’un « grand ministère » était renversé, comme celui de Gambetta en janvier 1882 ou celui de Jules Ferry en mars 188517. Chacun espérait, avec une sorte de jouissance secrète, voir le vaincu sortir furtivement et tête basse. C’était l’hallali. Jules Ferry se fit conspuer par une foule qui reprenait les slogans de la droite et de l’extrême gauche réunies dans une même haine pour le vaincu du jour. Le soir de l’interpellation du cabinet Gambetta, le journaliste du Gaulois estima cette affluence suffisamment importante pour consacrer un article à décrire ce qui se passait « autour du Parlement18 ».
25Une telle ambiance n’était sans doute pas toujours de mise. Rares furent les démissions qui prirent vraiment de court les observateurs. Mais la différence est ici de degré, non de nature. Les mêmes comportements, les mêmes mots, les mêmes procédures apparaissent. Le seul élément qui s’ajouta fut une certaine lassitude, qui n’empêchait pas les plus blasés de se précipiter pour savoir ce qui s’était passé et saisir les premières rumeurs sur le nouveau cabinet en gestation.
26Immédiatement, la rupture avec le train-train parlementaire faisait la une des journaux en gros caractères : « La chute du ministère19 », « La crise ministérielle20 » ou, plus laconiquement significatif, « La Crise », pouvait-on lire. Autant de titres proclamés par les vendeurs de journaux sur les boulevards. Les badauds se précipitaient, lisaient avec délectation les détails de l’estocade.
27Cette dramatisation est à prendre au sens étymologique du terme grec drama, c’est-à-dire action décisive, qui modifiait sans retour le cours des choses. Au lendemain de la chute du cabinet Ferry, le rédacteur du Gaulois compara la journée à celle du 4 septembre 187021. Le récit de la dernière séance était essentiel dans la fabrication de l’événement. Le Gaulois détailla heure par heure les péripéties de la journée, du conseil des ministres à la démission, en passant par les bruits de couloir et les réunions des groupes parlementaires. Le récit de la séance ultime de Ferry fut intitulé « l’exécution22 ». Le président du conseil fut traité publiquement de lâche, de menteur, de misérable23. La violence des propos et des attitudes frappait les observateurs :
« Il faut renoncer à peindre les sentiments qui agitent l’Assemblée pendant cette lecture [il s’agissait d’une demande de crédits supplémentaires pour le Tonkin]. On en devine la violence, à demi-contenue, à certaines apostrophes dont les comptes rendus officiels ne parlent pas. “Allez ! allez ! Allez-vous-en ! A la porte24 !” »
28Tous les observateurs s’accordaient à dire que ce moment était décisif. Ils étaient persuadés, ou du moins voulaient le laisser penser, qu’une page était tournée. Le pays entrait dans un moment différent. La politique du nouveau cabinet serait en rupture avec celui que l’on venait de renverser.
29Les députés avaient le sentiment qu’ils accomplissaient leur mission. Voguë a décrit l’étrange ambiance qui régnait dans la salle des séances lorsqu’un gouvernement était renversé :
« Après la disparition des ministres et l’ajournement à huitaine, dans la cohue qui dévalait les gradins, la stupeur des premières minutes fit bientôt place à une ivresse capiteuse ; elle gagnait de proche en proche, elle pétilla gaiement dans les couloirs. Il semblait que les onze victimes expiatoires eussent résorbé toute la haine en suspension dans l’air, on ne voyait que figures détendues, on n’entendait qu’interjections facétieuses, reparties des loustics. Les combattants de tous les camps fusionnaient, faisaient assaut de plaisanteries. C’était, pour les ministériels, la satisfaction de dauber sur des ingrats qu’on avait bien servis et qui récompensaient si mal ; c’était pour tous la joie perverse d’enfants qui ont cassé leur joujou ; et c’était aussi la bonne humeur d’ouvriers qui ont loyalement gagné leur journée25. »
30Cette dramatisation avait un sens. Elle créait l’événement politique. Elle faisait de la salle des séances le lieu majeur de la vie politique du pays. Elle érigeait les députés en maîtres du jeu : le spectre de la pression populaire et de la révolution violente était écarté. Elle signifiait que les élus étaient détenteurs du pouvoir, que la représentation parlementaire n’était pas un leurre, que la souveraineté nationale était une réalité. « La Chambre venait de faire son travail essentiel, de briser un ministère ; elle en avait conscience et en tirait vanité26. » Le parlement n’était plus une simple chambre d’enregistrement, comme il l’était sous la monarchie et sous l’Empire. Il était un lieu de décision. À commencer par la plus visible, celle de choisir ceux qui devaient exécuter la loi votée par lui. En son sein se nouaient et se dénouaient les majorités. La crise était donc une nécessité, qui marquait que l’on était en République, que les gouvernements ne dépendaient plus du bon vouloir d’un Président tout-puissant, d’un Empereur ou d’un Roi.
Ritualisation
31Pour comprendre ce mécanisme de sortie de crise, il est nécessaire de ne pas en rester aux discours des protagonistes car chaque argument dépend d’un contexte et ne rend pas compte des modalités de gestion du conflit politique. L’analyse des rituels parlementaires donne une clé de compréhension tout à fait pertinente.
32Il importe ici de s’arrêter sur l’approche, encore peu explorée par les historiens, qui consiste à étudier les rituels politiques. Il n’échappe pas aux observateurs attentifs que toute rencontre politique, de la séance parlementaire à l’inauguration d’une exposition, obéit à un cérémonial plus ou moins codifié. L’ensemble des codes qui composent tout cérémonial politique est règlementé soit par un protocole explicite soit par un usage officieux. Ils ont longtemps été considérés comme relevant soit d’un orgueil déplacé soit d’un folklore désuet, que les uns dénonçaient comme suranné tandis que les autres voulaient à tout prix le préserver.
33L’historienne Marion G. Muller a expliqué pourquoi les historiens et les politistes, comme les hommes politiques, avaient longtemps été réticents face à ce concept. Le parlement étant considéré comme l’émanation d’un processus rationnel, il ne pouvait faire place aux rites, ceux-ci étant supposés relever exclusivement du religieux, donc de l’irrationnel. La comparaison, qui a été menée par un groupe de chercheurs sur les différents rites parlementaires actuels, est sur ce point lumineuse. Il ne fait aucun doute non seulement que les rituels constituent l’un des fondements de la vie politique, mais que de plus ils ont une fonction propre qu’il importe, au-delà des apparences, de décrypter27. Les rites comportent beaucoup de non-dit car chaque personne présente sait ce qu’ils signifient et sait que les autres savent cette signification. Analyser les rituels parlementaires, en particulier les symboles utilisés, permet de mieux comprendre la place occupée par le parlement dans le système de pouvoir28.
34Considérons en premier lieu la séance de l’interpellation. Le premier point à noter, qui pourrait aller de soi mais qui est spécifique au régime parlementaire, est la centralité de l’acte du discours. Ceci est bien connu, mais il n’est pas anodin de souligner que c’était par la parole publique, prononcée en un lieu clos, que les gouvernements pouvaient être défaits. C’est pourquoi la plupart des hommes politiques qui jouaient un rôle important étaient des orateurs. Leur formation les y avait préparés ; tous les lycéens avaient étudié les grands orateurs antiques et le barreau constituait un vivier pour la classe politique. Rien n’était joué lorsque la séance commençait. Les orateurs se succédaient à la tribune, pour dénoncer ou soutenir le gouvernement, puis le président du conseil venait lui-même défendre sa politique.
35Les discours s’accompagnaient de gestes solennels qui indiquaient la gravité du moment. Lorsqu’il lui est demandé de venir expliquer ses projets, « Gambetta se lève, monte à la tribune, tire de son portefeuille un gros dossier, met de l’ordre dans ses papiers et commence d’une voix grave. » Après le dépouillement du vote, il boutonne sa redingote et remonte à la tribune pour annoncer sa démission. Tous les ministres prennent leur portefeuille et sortent29.
36Il s’agit d’un affrontement. Un homme seul, monté à la tribune, fait face à un collectif qui représente la nation. La mise en espace signifie exactement les rapports entre exécutif et législatif sous la IIIe République. L’Assemblée est toute puissante. Elle délègue le pouvoir à un chef de gouvernement, qu’elle convoque pour s’expliquer, qui vient affronter en face les critiques, qui doit sortir lorsqu’il n’a plus la confiance de la majorité. Le rapport de force fut particulièrement tendu lors de la chute du gouvernement Gambetta. Aucun accommodement n’était plus possible. Si Gambetta l’emportait, la Chambre devait se plier à ses exigences puisque son existence était soumise à son bon vouloir : avec le scrutin de liste, la plupart des députés savaient qu’ils ne reviendraient pas siéger. Bien des observateurs eurent le sentiment que Gambetta avait préparé sa chute en provoquant cet affrontement dans lequel il ne faisait pas la moindre concession à la Chambre. Il était « bien tombé30 ».
37L’une des raisons de l’impopularité de Jules Ferry repose sur le fait qu’il refusa cet affrontement. Le président du conseil et ses ministres avaient refusé par avance toute transaction avec la Chambre et rédigé leur démission. Mais le bruit circulait qu’il était décidé à se défendre. La séance ne dura en réalité qu’une heure31.
38Le rituel de renversement de gouvernement est essentiel. Il signifiait que le pouvoir exécutif changeait de mains selon des règles bien établies. Le gouvernement déchu acceptait sa défaite, reconnaissait ses adversaires, laissait sa place sans rechigner. Il n’y avait plus de coup d’État à craindre. Chacune de ces cérémonies parlementaires était un Deux-Décembre inversé. Le président sortait, la Chambre restait.
39Dans un deuxième temps, qui pouvait être de courte durée ou s’étendre sur plusieurs jours, les rituels politiques étaient extra-parlementaires. Moins formalisés sans doute, ils étaient non moins importants. Leur fonction était de permettre aux parlementaires de maîtriser la situation, de ne pas laisser la vacance du gouvernement devenir une crise de régime. La composition d’un ministère est rarement chose facile. La publicité qui accompagnait cette étape la rendait plus complexe. Le ritualisme qui prévalait était signe que le pouvoir n’avait pas de titulaire mais qu’il n’était pas à disposition des aventuriers et mécontents de tout bord.
40L’Élysée redevenait le centre de la vie politique. Tous les regards se tournaient vers le palais présidentiel. Le Président de la République retrouvait la principale fonction régalienne en régime parlementaire : il garantissait la stabilité, l’ordre, la continuité des institutions. C’était lui qui convoquait, pour consultation. Ainsi défilaient successivement rue du Faubourg Saint Honoré le président de la Chambre des députés, le président du Sénat, les présidents des bureaux des groupes parlementaires32. Lorsqu’il se taisait, le silence de Grévy inquiétait33. Inversement, la rapidité à constituer un gouvernement faisait naître rumeurs et suspicions sur ses méthodes34.
41Le rituel, subtil et non-écrit, n’était pas rigide. Le Président de la République pouvait introduire des variantes, qui donnaient lieu à autant de commentaires et supputations.
42La marge de manœuvre de l’Élysée était étroite. Le cabinet tout entier pouvait être critiqué, certains de ses membres pouvaient être récusés35. La presse républicaine, même modérée, lui dictait parfois ce qu’il devait faire en des termes qui pouvaient être durs.
« M. le Président de la République ne s’est mis en relations qu’avec les ministres tombés ; parmi ces ministres, plusieurs se croient immortels. Comme le phénix, ils croient avoir le don de renaître de leurs cendres.
Ce faux départ du président de la République l’empêchera d’arriver au but. Il faut qu’il accorde vingt-quatre heures à M. de Freycinet pour lui présenter une liste complète. Si M. de Freycinet n’y parvient pas, M. Grévy devra s’adresser soit à M. Brisson, soit à M. Gambetta36. »
43L’article énumérait ensuite les noms de présidents du conseil et de membres de gouvernement potentiels. Les rumeurs allaient bon train. Elles pouvaient aider à faire émerger une personnalité ou à lever une hypothèque. Chaque fois que le président convoquait une personnalité – le général Chanzy, Freycinet, Andrieux, en janvier 1882 –, les supputations étaient légion. Les journaux qui dénonçaient ces pratiques n’étaient pas les derniers à en faire circuler37. Le président Grévy fut souvent l’objet de critiques de la part de la presse gambettiste pour n’avoir pas appelé son chef de file38. À d’autres moments, la presse républicaine s’abstenait de donner le détail des démarches mises en œuvre afin de ne pas empêcher le bon déroulement des opérations39. Après la chute du ministère Ferry, les négociations furent particulièrement ardues. Il n’était pas simple de succéder à un tel gouvernement. Freycinet, pressenti par le président de la République, essaya plusieurs combinaisons, revint à l’Élysée, puis finit par renoncer. Le journal Le Gaulois ouvrit une rubrique intitulée « la crise », qui était une chronique des pourparlers, rumeurs, consultations, pressions et atermoiements qui se succédèrent pendant près d’une semaine entière, du 30 mars au 6 avril. « … la vie politique de ce pays est entièrement suspendue », se plaignait le journaliste40.
44Une fois la composition du nouveau cabinet arrêtée, avec accord des groupes parlementaires qui composaient la majorité, le rituel était plus formel. Il relevait désormais de la procédure. Il n’avait plus pour fonction de permettre la décision mais de la rendre officielle et publique. Trois étapes peuvent être distinguées : la publication de la liste définitive et officielle du cabinet ministériel, la cérémonie parlementaire de présentation du cabinet à la Chambre des députés et au Sénat, le vote d’investiture sur un programme gouvernemental. La crise était terminée. La vie politique reprenait son cours habituel. Tous étaient soulagés : le régime n’était pas fondamentalement mis en cause.
45Le fonctionnement du système parlementaire commandait d’établir un équilibre subtil entre dramatisation et banalisation. La dramatisation créait l’événement. La banalisation permettait de lui trouver une solution. Cet équilibre était fragile, toujours à reconstruire. La ritualisation désignait la Chambre des députés comme le véritable centre du pouvoir et révélait la subtile gestion d’une crise politique : le parlement défaisait les gouvernements, le président de la République faisait émerger un nouveau cabinet, qui était enfin investi par la Chambre.
Ambiguïtés de la sortie de crise
46En apparence, et quelles qu’aient été les critiques de l’opinion, ce système permettait de mettre fin aux crises politiques selon un parlementarisme à la française, c’est-à-dire sans recourir à la dissolution et l’élection d’une nouvelle Chambre.
47Ces rituels avaient beau exister, la répétition – pas moins de quinze changements de gouvernement en dix ans – et la durée des crises ministérielles – de un à sept jours – lassèrent l’opinion. L’inquiétude, qui n’était pas un phénomène nouveau, devant la vacance du pouvoir se transforma en exaspération à l’égard de ceux qui étaient supposés avoir les clés de résolution de la crise. Le ton des commentateurs évolua. D’abord simples observateurs, ils se firent de plus en plus critiques.
48Lorsque les négociations s’éternisaient, le Président de la République était pris à partie. Il était reproché au « malin vieillard de l’Élysée41 » de se délecter de ces situations et d’avoir notamment tout fait pour éviter d’appeler Gambetta lorsque celui-ci bénéficiait d’un fort appui de l’opinion publique. Si les procédures étaient respectées, la crise n’était qu’un accident, un non-événement.
49« Il est temps d’en finir », lisait-on dans le Temps du 29 décembre 1879. Et de donner comme raison de la longueur de cette première crise ministérielle l’erreur de ne pas avoir respecté la procédure d’usage.
« Si l’on avait renversé le cabinet au commencement de la session, au lieu de le laisser tomber comme un fruit pourri, le président de la République aurait pu se mettre en rapport avec les Présidents des deux Assemblées et les bureaux des divers groupes de la Chambre et du Sénat. Il aurait procédé correctement, et nous n’assisterions pas à des négociations sans issue42. »
50S’il existait une majorité pour renverser un gouvernement, composée de l’alliance de la droite avec les radicaux, il n’existait pas de majorité pour constituer un nouveau cabinet.
51Soulignons par ailleurs le rôle important joué par la presse lors de ces crises. Les journalistes étaient bien renseignés. Les éditorialistes étaient souvent engagés en politique. Bien des informations destinées aux parlementaires étaient diffusées par les journaux. Bien souvent, le cabinet qui était composé correspondait aux « vœux » qu’avait exprimés la veille un journal républicain influent. En décembre 1886, ce fut même le programme du nouveau gouvernement dirigé par Goblet qui avait paru dans Le Temps et dans La Justice. « Nous avons fait tous nos efforts pour l’aider à surgir, à se reconnaître et à s’affirmer », se félicitait le rédacteur du Temps43.
52Ces longues négociations provoquaient bien évidemment la risée de l’opposition. Les bonapartistes et les monarchistes se gaussaient d’un pouvoir indiscipliné et faible, qui allait accélérer la décadence de la France. Le manifeste du prince Napoléon, affiché sur les murs de Paris dans la nuit du 15 au 16 janvier 1883, dénonçait la République parlementaire : « Le pouvoir exécutif est affaibli, incapable, impuissant. Les Chambres sont sans direction et sans volonté. Le mal réside dans la Constitution, qui met le pays à la discrétion de huit cents sénateurs et députés. » Un glissement se produisit dans les critiques, de l’ironie à la dénonciation du régime, qui fut l’une des causes du boulangisme.
53Sous une forme romanesque, Eugène Voguë, qui fut lui-même député, écrivit sa désillusion à l’égard des hommes politiques. Il ironisait par exemple sur la délectation qui suivrait le renversement du gouvernement.
« On jouissait d’avance de la période intéressante qui allait s’ouvrir : une crise, le jeu passionnant des combinaisons, la fièvre d’intrigues, l’attrait du nouveau et enfin le tirage de la grande loterie, avec des chances de gain pour toutes les convoitises, des consolations possibles pour tous les déboires. D’ailleurs, ils duraient depuis trop longtemps, ceux-là. Ouf ! Et on allait dîner, à neuf heure et demie, avec quel appétit ! On allait se hausser à la table de famille sur ce monceau de cadavres, chacun peindrait la bataille, la part qu’il y avait prise, lui, député modeste, mais qui pouvait d’un coup de bulletin faucher onze ministres44. »
54Ce rejet de la politique parlementaire constitue le fil directeur de son ouvrage. L’intrigue du roman oppose pied à pied le député, homme de bavardage, de passion, d’illusion, à l’officier, homme d’action, de franchise, de la « vraie vie ». Le parlement était comme un café, où l’on perdait son temps à se disputer, tandis que, au-dehors, les hommes sensés et de bonne volonté travaillaient45.
55Moquer le « ministre dégommé » devint l’un des jeux favoris des mondains parisiens.
« Cet infortuné est d’une actualité fréquente. On le rencontre partout et il est devenu si banal, si nombreux, qu’il pourrait aisément fonder un cercle pour se consoler avec ses congénères. C’est un homme comme vous et moi, au premier abord : mais si vous le regardez de près, vous verrez une sorte de Rolin stigmatisé par la politique, une manière d’âme en peine, habillée d’un pantalon et d’une redingote sans dignité ; une façon de désespéré, de découragé, d’abandonné qui fait peine à voir.
Hier il était tout. Il rayonnait, souriait, piaffait, caracolait se dandinait, gesticulait, pérorait. Il avait six pieds, une barbe bien faite, une cravate méthodiquement nouée et propre, des bottines et des gants irréprochables. Aujourd’hui, plus rien, le vide, le néant, l’obscur, la limonade. Il erre, il vague, il trébuche, il chancelle, il est petit, ratatiné, sa barbe est longue, sa cravate douteuse, ses gants absents et ses bottes consternées. N’étant plus rien par lui-même, n’ayant ni un nom illustre, ni une œuvre accomplie, il ne valait que par le titre de ministre dont on l’avait affublé. Ayant perdu ce titre, il est retombé en lui-même, c’est-à-dire dans le nul46. »
56Ce ministre dégommé ne sert plus guère qu’à faire galerie dans les fêtes politiques et les banquets d’apparat. Le problème, ajoute le rédacteur en verve, est que les ministres dégommés sont devenus tellement nombreux qu’ils ne sont plus guère invités.
57De telles dénonciations étaient promises à un grand avenir. Elles firent au XXe siècle le lit d’un antiparlementarisme de plus en plus vigoureux. Elles discréditèrent le débat parlementaire et contribuèrent à l’émergence de la technocratie pour lequel l’argument de la modernisation nécessaire empêchait tout dialogue.
58Critiques et moqueries ne doivent pas occulter que la vertu de ce système fut de permettre à chaque fois de sortir de crise et donc sortir le pays de la spirale des révolutions et coups d’État qu’il connut jusqu’en 1871.
59La crise ministérielle doit être considérée comme l’un des éléments essentiel du parlementarisme tel qu’il fonctionna sous la Troisième République. Elle était nécessaire pour répondre à deux points qui différenciaient le régime républicain de l’Empire : la dépersonnalisation et la publicité. La crise ministérielle manifestait que le pouvoir n’appartenait à personne en propre. Chaque protagoniste – président de la République, président du conseil, ministre député, sénateur – n’était qu’un rouage du système, un instrument qui permettait son bon fonctionnement. Aucun ne contrôlait l’ensemble du dispositif. Par ailleurs, les rivalités et désaccords étaient mis sur la place publique. Ils éclataient à la tribune de la salle des séances ou dans les colonnes des journaux. Ils empêchaient la reconstitution d’un système de cour, où les différends étaient feutrés et restaient ignorés de l’opinion publique.
60Certains observateurs avaient perçu les enjeux de ce mode de gestion du politique. Le Temps fit remarquer, pour répondre aux railleries de la presse de droite, que les crises n’étaient, sous l’ordre moral, « ni moins fréquentes ni moins prolongées » Ce moment de la vie politique était non seulement inévitable mais nécessaire au bon fonctionnement du régime. Il s’agissait d’un mécanisme public de régulation des conflits politiques « absolument normal dans le fonctionnement du régime parlementaire47 ». L’agitation des luttes parlementaires était toute pacifique.
« On conçoit que les héritiers des gouvernements de dictature s’effraient de ce mouvement et redoutent le bruit que fait la liberté. De là les exagérations calculées toutes les fois que les rouages nécessairement compliqués de la machine constitutionnelle font mine de s’embrouiller ou de se déranger. Quelle aubaine s’ils pouvaient réussir à troubler les âmes jusqu’ici confiantes et à leur persuader que la République libérale, le gouvernement à ciel ouvert de tous par tous, engendre nécessairement l’insécurité. La conspiration universelle de la sagesse publique pour le maintien de l’ordre ne leur permet point pour le moment d’aller jusque là ; mais en attendant, ils exploitent des embarras passagers ; ils spéculent sur les difficultés d’un jour ; ils cherchent à dégoûter l’opinion de l’agitation pacifique des luttes parlementaires, espérant ainsi l’assouplir peu à peu pour la servitude48. »
61Et le journaliste de montrer que la véritable cible de ces critiques était non telle ou telle crise mais le régime républicain.
62Bien des années plus tard, l’ancien président du conseil Freycinet justifia dans un petit traité le rôle du parlement. À ses yeux, les membres des Chambres sont les mieux placés pour contrôler l’exécutif, empêcher « les erreurs, les négligences et aussi, en certains cas, le défaut de capacité ». Les parlementaires connaissent les ministres, sont au contact, dans leur circonscription, de leurs électeurs et sont au fait du fonctionnement de l’administration. Ils sont donc « les contrôleurs désignés du gouvernement ». Le droit d’interpellation, qui est un droit collectif, prend alors tout son sens. Il permet également d’éviter les abus de pouvoir personnel. À ses yeux, la séance d’interpellation est semblable à un procès :
« … Le débat sur le fond s’engage à la date fixée. Ce moment est souvent solennel, car le sort du gouvernement peut être en jeu. Nous assistons là à une sorte de procès de grande envergure, où certains membres assurent le rôle du ministère public, où le gouvernement se défend et où la Chambre juge. Procès qui diffère d’ailleurs des procès ordinaires par bien des côtés. Le tribunal n’est pas impartial, autant qu’il serait souhaitable et autant qu’il voudrait lui-même. Il est, malgré soi, partie dans la cause. Non seulement plusieurs de ses membres prennent part à la discussion, dans un sens ou dans l’autre, mais sa propre opinion intervient dans le verdict. Si, par exemple, le gouvernement est accusé d’avoir modifié la ligne politique précédemment indiquée à la Chambre et approuvée par elle, celle-ci ne saurait se montrer indifférente49. »
63Freycinet soulignait l’importance, dans ce processus, de l’éloquence parlementaire.
64La crise était fille de la liberté. Liberté de l’électeur et liberté de l’élu. Mais également liberté de la presse. La critique était une condition de son existence et de son bon fonctionnement.
*
65La « crise ministérielle », cette prétendue maladie génétique française, a une histoire. Il s’agit d’un mode particulier de résolution des crises politiques, dont la genèse est liée à une époque, à des institutions, à une classe politique, qui la considérait comme un signe de bon fonctionnement de la démocratie.
66Ainsi la parlementarisation des crises politiques constitua un mécanisme pour leur trouver une issue par le remplacement de l’équipe ministérielle. La lutte politique se traduisait en mots, en gestes, en symboles. Il s’agissait bel et bien d’un spectacle que la classe politique se donnait à elle-même et donnait au public. Mais un jeu que tous prenaient au sérieux. Un moment porteur d’enjeux.
67Dans cet âge de la démocratie, la diffusion de l’information joua un rôle important. Le système politique confinait par moment au gouvernement d’opinion.
68Si l’on doit considérer ces crises comme des drames, ce ne serait donc pas comme des catastrophes, selon le sens dérivé du terme, mais comme un spectacle, une mise en scène. Les hommes politiques avaient mis en place tout un ensemble de codes – gestes, paroles, déplacements… – qui résultaient d’une volonté de contrôler la situation, de l’empêcher de connaître une évolution vers des formes de contestation dangereuses pour le régime.
69Ces crises sont pour nous révélatrices de la tension permanente qui existait au sein de cette société démocratique de la France des années 1880. Une dialectique existait entre une aspiration à l’ordre et la crainte d’une confiscation du pouvoir par un seul, entre le souci de stabilité et la peur d’une révolution.
70Ce mode de fonctionnement est le résultat d’une interprétation républicaine, par la pratique, des institutions établies en 1875. Le problème majeur que posait cette pratique, qui n’était pas mauvaise en soi, était l’absence d’une vraie opposition au parlement. La droite était discréditée par le passé et par ses divisions. Aucune droite républicaine ne réussit à émerger. L’extrême gauche était assez forte pour contribuer à renverser un gouvernement de gauche modérée mais elle ne pouvait ni sans doute ne souhaitait prendre le pouvoir.
71Le système se figea, se sclérosa. L’opinion publique se lassa. En dépit de la conscience qu’il avait de ces dérives, le personnel politique républicain ne parvint pas à réformer efficacement le système. L’antiparlementarisme avait de beaux jours devant lui. Il fut l’une des causes de l’avènement de la Ve République. Il fallut attendre le changement de constitution par De Gaulle, en 1958, pour voir la fin de ces crises à répétition. Lorsque le sens des rites se perd, le système politique ne peut se survivre que par la coercition ou par sa capacité à évoluer. Cette évolution peut être douce, par la réforme, ou être le résultat d’un autre type de crise. Mais ceci est une autre histoire.
Notes de bas de page
1 Maupassant G. de, « Les scies », Le Gaulois, 8 février 1882, rééd. dans Guy de Maupassant, Chroniques, Editions 10/18, 1980, p. 410-411. Maupassant fait allusion aux négociations ardues qui ont suivi la chute du ministère Gambetta.
2 Frétigné J.-Y. et Jankowiak F. (ed.), La décadence dans la culture et la pensée politique, Rome, Collection de l’École française de Rome, no 395, 2008.
3 Chapsal J. et Lancelot A., La vie politique en France depuis 1940, PUF, 1969.
4 Pour tenter de répondre à ce questionnement, nous nous sommes reportés à des sources de natures diverses. Les chroniques publiées dans la presse donnent, à coup sûr, des indices fiables de la perception immédiate des crises parlementaires. Nous les avons complétées avec des récits de contemporains, y recherchant non le déroulé précis de telle ou telle crise mais un vécu, un ressenti qui permet de saisir le non-dit des procédures non-écrites et des codes implicites qu’elles révèlent. Nous avons en particulier eu recours à l’essai d’histoire immédiate que fut le livre de Joseph Reinach qui analysa à chaud l’expérience du ministère Gambetta, au manuscrit inédit de Freycinet consacré au parlement et au roman d’Eugène-Melchior de Voguë rapportant sous une forme romancée une expérience d’un député rallié. En dépit de leur appartenance à des registres divers, ces trois textes se sont avérés d’une grande richesse. Leur lecture a été complétée par la presse. Nous avons cherché à reconstituer non le détail des négociations de couloir, des rencontres et promesses, mais les modalités – lieux, gestes, discours – selon lesquelles se déroulèrent les crises ministérielles depuis leur déclenchement jusqu’à leur clôture.
5 En réalité, il n’y avait pas vacance au sens légal dans la mesure où le gouvernement démissionnaire continuait d’administrer les affaires courantes. Voir le tableau proposé infra p. 182.
6 Ce tableau ne correspond pas aux dates officielles, parues au Journal officiel, qui considèrent que le gouvernement démissionnaire, qui gère les affaires courantes, est toujours en place. Dans certains cas, il nous a fallu interpréter pour restituer au terme crise sa perception par les contemporains. En 1879, Waddington avait annoncé son départ et les consultations avaient commencé plusieurs jours avant sa démission effective. En 1882, le gouvernement Fallières, dont la composition avait été publiée au Journal Officiel alors que manquaient encore les titulaires des affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine, était considéré comme provisoire, ce qui donna le temps à Jules Ferry de constituer son cabinet. En décembre 1885, Brisson était considéré comme démissionnaire de fait en raison de la réélection présidentielle de Jules Grévy.
7 Rares furent les ministres, à l’exception du titulaire du ministère de la défense, qui n’étaient pas des parlementaires.
8 Le Gaulois, 27 janvier 1882, p. 2, col. 3. Certes, il s’agissait alors de la chute du ministère Gambetta, ce qui était loin de constituer « un spectacle ordinaire ». La différence est sur ce point de degré et non de nature. La même fébrilité était visible à chaque interpellation. La Presse, 10 novembre 1881. Il y eut trois jours de débats.
9 La Presse, 27 janvier 1882. Le journal annonce les orateurs inscrits, précise les points de procédure qui doivent être décidés…
10 Le Gaulois, ibid., p. 1, col. 5-6.
11 Roussellier N., Le parlement de l’éloquence. La souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
12 Le Béguec G., La République des avocats, Armand Colin, 2003.
13 Le Gaulois, 27 janvier 1882, p. 2, col. 2.
14 De Voguë E.-M., Les morts qui parlent, 1899. Les citations sont extraites de l’édition Nelson, s. d., p. 209-210.
15 De Voguë E.-M., op. cit., p. 214.
16 Ibid.
17 Selon le Gaulois (31 mars 1885, p. 1, col. 1), Ferry fut traité publiquement de lâche, de menteur, de traître. Lorsqu’il sortit, la foule dehors était menaçante. Ce cas est extrême. Jules Ferry battit les records d’impopularité.
18 Le Gaulois, 27 juin 1882, p. 2, col. 3.
19 Le Gaulois, 31 mars 1885.
20 Le Temps, 22 septembre 1880, p. 1, col. 3.
21 Le Gaulois, 31 mars 1885, p. 1.
22 Le Gaulois, 31 mars 1885, p. 2, col. 2.
23 Le Gaulois, 31 mars 1885, p. 1.
24 Le Gaulois, 31 mars 1885, p. 2, col. 2.
25 de Voguë E. M., op. cit., p. 214.
26 Ibid.
27 Müller M. G., « Parliament and their Liturgies », dans Müller, Marion G., Crewe, Emma (eds.), Rituals in Parliaments, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2006.
28 Patzelt W., « Parliaments and their Symbols. Topography of a fiels of research », ibid., p. 159, sq. Voir également Abélès M., Un ethnologue à l’assemblée, Odile Jacob, 2001.
29 Le Gaulois, 27 janvier 1882, p. 2.
30 Le Gaulois, 29 janvier 1882, p. 1.
31 Le Gaulois, 31 mars 1885, p. 1.
32 Lavergne B., Les deux présidences de Jules Grévy, Paris, Fischbacher.
33 La Presse, 2 août 1882, s’indignait : « M. GRÉVY est muet alors que la crise est ouverte depuis trois jours. »
34 D’après La Presse du 30 janvier 1883, un tournoi à l’épée organisé à l’Élysée aurait permis de dénouer rapidement la crise.
35 Le Temps, 24 septembre 1880, p. 1, col. 1. Le journal dénonce la nomination de l’octogénaire Barthélémy Saint Hilaire aux Affaires étrangères, qui à ses yeux est un « cadavre revêtu des palmes académiques ».
36 Le Temps, 29 décembre 1879, p. 1.
37 Le Gaulois, 28 janvier 1882, p. 1, col. 4.
38 Ainsi Gambetta, quoique Président de la Chambre des députés, ne fut mandé que tardivement pour consultation. Grévy aurait justifié son attitude en disant qu’il ne voulait pas laisser penser qu’il le pressentait pour former un cabinet alors que ni lui ni Gambetta ne souhaitaient qu’il devinsse président du conseil. Le Temps, 30 décembre 1881, p. 1., col. 3.
39 Le Temps, 15 novembre 1881, p. 1, col. 1. La situation était particulièrement délicate lorsque Gambetta s’efforçait de constituer un « grand ministère » qui comprendrait les représentants de toutes les nuances du parti républicain.
40 Le Gaulois, 5 avril 1885, p. 1, col. 3.
41 Le Gaulois, 6 avril 1885, p. 1, col. 4.
42 Le Temps, 29 décembre 1879, p. 1.
43 Le Temps, 12 décembre 1886, p. 1, col. 2.
44 Ibid., p. 215.
45 Ibid., p. 427.
46 Anonyme, « Le ministre dégommé », Le Figaro, 6 décembre 1886, col. 5. En moins d’un an, deux gouvernements avaient été successivement renversés.
47 Le Temps, 23 septembre 1880, p. 1, col. 1.
48 Le Temps, 29 décembre 1879, p. 1, col. 2 et 3.
49 Freycinet, De l’éloquence parlementaire, manuscrit inédit, Archives de l’École polytechnique, Fonds Freycinet, p. 7.
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