La réforme de l’État, solution à la crise française des années 1930 ?
p. 123-135
Texte intégral
1Selon Jean Monnet, « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise1 ». Cette remarque suggère que seule une période d’extrême tension ou de rupture brutale donne à la société la capacité de se réformer. Elle révèle la nature-même des processus de sortie de crise qui, sous la pression des événements, reposent sur un sentiment d’urgente nécessité. Ce constat impose d’intégrer, dans une indispensable analyse des mécanismes mis en œuvre pour rétablir les équilibres, la perception que les contemporains ont de la crise. Selon les statistiques élaborées par le Centre national de recherche textuelle et lexicale, l’usage du terme « crise » dans la production littéraire française est de plus en plus fréquent tout au long du XIXe siècle. C’est dans la première moitié du XXe siècle qu’il culmine sous le double effet du traumatisme de la Première guerre mondiale et de la grande dépression des années 1930, avant de connaître une légère décrue dans la seconde moitié du XXe siècle2. Les années 1930 sont scandées par quelques événements marquants tels le krach de Wall Street du 29 octobre 1929, point de départ symbolique d’une crise mondiale, ou encore les émeutes parisiennes du 6 février 1934, que nous nous contentons de rappeler dans cette communication afin de nous concentrer sur l’irruption du thème de la réforme de l’État dans le débat public français des années 1932-1936. Comment expliquer, par exemple, que la révision de la Constitution apparaisse à cette époque, aux yeux d’acteurs de plus en plus nombreux, comme l’unique planche de salut pour un pays confronté à une crise polymorphe ?
2Des recherches récentes, en lien avec le renouveau de l’histoire politique, incitent à revisiter ces questions déjà défrichées dans les années 1960-703. Ces dix dernières années, la biographie politique4, l’histoire des partis5, des ligues6, ou des institutions7, ont favorisé de nouvelles approches et ouvert de nouvelles perspectives d’analyse des années 1930. Après une rapide évocation de la nature et de la perception de la crise française, il conviendra, fort des acquis de cette historiographie, d’examiner les modalités d’un processus politique original de sortie de crise et d’en dégager les résultats.
Nature et perception de la crise
3Il n’est pas inutile de rappeler brièvement quelques caractéristiques de la crise française en insistant sur sa dimension politique.
4À partir de quel moment l’économie nationale est-elle affectée par la crise mondiale ? À défaut de consensus sur ce sujet, la majorité des historiens de l’économie s’accorde à fixer le début de la crise française au second semestre de l’année 1930. Durant cette période, les exportations chutent de 27 % tandis que la production recule de 7 %. Un décalage persiste néanmoins pendant plusieurs mois entre les réalités économiques et la perception qu’en ont les contemporains. L’illusion d’un pays fort escomptant le paiement des réparations pour résoudre des difficultés financières passagères est solidement ancrée dans l’opinion qui communie, avec le gouvernement, dans une certaine insouciance. Persuadé que la France reste « un îlot de prospérité dans un monde en crise », le président du Conseil André Tardieu met ainsi en place un programme inadapté de relance par les dépenses publiques. Le 21 septembre 1931, la dévaluation de la livre anglaise, qui marque le déclenchement d’une véritable guerre monétaire internationale, puis la décision prise à la conférence de Lausanne en 1932 de suspendre les réparations allemandes, brisent ce bel optimisme. À partir de ce moment-là, la conscience de la crise atteint toute sa réalité dans la société française.
5Qu’ils soient pris par les radicaux, seuls au pouvoir entre 1932 et 1934, ou par le cabinet Laval en 1935, les remèdes prescrits par les différents gouvernements – protectionnisme et politique déflationniste – s’avèrent inefficaces. L’impuissance face à la crise se manifeste par une instabilité ministérielle chronique : six gouvernements se succèdent entre les élections législatives de 1932 et le 6 février 1934, soit une durée de vie moyenne inférieure à quatre mois. Cette instabilité génère un climat de méfiance et renforce le sentiment antiparlementaire suscité par plusieurs scandales financiers successifs (affaires Hanau, Oustric et Stavisky) qui révèlent des phénomènes de corruption et de collusion entre les milieux politiques, financiers et la presse. Après son échec personnel aux élections législatives de 1932 et celui de l’expérience Doumergue en 1934, André Tardieu devient un des principaux animateurs du courant antiparlementaire. Dans un ouvrage intitulé Le souverain captif8, publié en 1936, il remet à jour le vieux thème boulangiste de « la souveraineté escamotée » et dénonce « la dictature parlementaire ». Dans La profession parlementaire9, ouvrage publié un an plus tard, il prononce un violent réquisitoire contre un « régime d’assemblée » fondé, selon lui, sur une double tyrannie : celle de « la séance » durant laquelle l’exécutif est soumis à la pression constante des interpellations parlementaires, et celle qui se manifeste « hors séance » à travers les multiples sollicitations et recommandations dont les ministres sont l’objet de la part des députés. Il souligne l’impossibilité pour le pouvoir exécutif de travailler efficacement dans de telles conditions. Pour illustrer son propos, il rappelle avoir lui-même été interpellé à 327 reprises durant les treize mois que dura son cabinet en 1930. Cette procédure l’avait alors contraint à prononcer 172 discours à la Chambre des députés et à y poser à 60 reprises la question de confiance.
6Les émeutes du 6 février 1934 constitue le paroxysme de la crise politique. Cette manifestation de violence verbale (« à bas les voleurs », « menteurs », « assassins », « régime pourri ») et physique (le bilan officiel fait état de neuf morts) orchestrée par les ligues et associations d’anciens combattants est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’attarder sur ses circonstances. Il est malgré tout utile de rappeler que, dès le lendemain du drame, la thèse d’un complot fomenté par les ligues fascistes, avec la complicité de certains députés de droite, fait la « une » des journaux de gauche – Le Populaire, L’Oeuvre et L’Ère nouvelle en tête. Or, si les historiens ont depuis infirmé l’idée d’un plan pré-établi visant à renverser le régime, l’événement n’en constitue pas moins une rupture brutale avec le fonctionnement traditionnel des institutions de la IIIe République. En effet, lors des grandes crises politiques précédentes (boulangisme, affaire Dreyfus), le retour à l’équilibre s’est toujours effectué au profit du modèle républicain chaque fois renforcé. Ici, ce sont les adversaires de la république parlementaire qui l’emportent en obtenant par la force de la rue la démission du gouvernement Daladier, pourtant légalement investi et assuré le jour-même de la confiance de la Chambre des députés.
7Contrairement à d’autres pays, la France affronte une crise à caractère multidimensionnel. C’est donc dans un contexte de violente remise en cause du pouvoir de la représentation nationale que de multiples acteurs se mobilisent pour sortir le pays de l’ornière.
La réforme de l’État comme modalité de sortie de crise
8Jusqu’au tout début des années 1930, le débat sur la réforme de l’État se cantonne à quelques lieux comme l’Académie des sciences morales et politiques et à certaines revues comme La Revue politique et parlementaire où sont diffusés les travaux de juristes tels que Joseph-Barthélémy, Léon Duguit, Jacques Bardoux ou René Capitant10. Mais à l’heure où, d’une part avec l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne, la Constitution salazariste au Portugal et l’instauration des corporations en Italie, plusieurs régimes représentatifs sont mutilés ou disparaissent, d’autre part l’État libéral démontre son incapacité à résoudre la crise économique, la réforme des institutions françaises devient une impérieuse nécessité. Comme le suggère une motion votée le 28 février 1932 à l’issue d’un congrès d’anciens combattants, la faiblesse de l’État est au centre du diagnostic sur la crise :
« Constatant que le pays souffre d’une crise morale, sociale, économique et politique qui sévit sur le monde entier et met la paix en péril, constatant que notre système constitutionnel ne correspond plus aux réalités d’aujourd’hui et par là s’avère impuissant à résoudre efficacement les problèmes actuels, résolus à demeurer dans le cadre des institutions républicaines que le pays s’est donné, les anciens combattants réclament une réforme de la Constitution d’après les principes suivants :
– Renforcement de l’autorité du pouvoir exécutif
– Rationalisation du travail parlementaire
– Représentation économique et sociale
– Indépendance de la justice11. »
9Avec l’exigence d’une réforme électorale pour le suffrage des femmes et le vote familial, ces principes constituent le dénominateur commun de la plupart des projets de réforme de l’État. La presse dans son ensemble se fait désormais l’écho de ce mouvement d’opinion. Le Temps réclame la création d’un grand parti révisionniste tandis que Le Quotidien publie, en octobre-novembre 1932, une série d’articles sur le thème : « À temps nouveaux, Constitution nouvelle12. » En février-mars 1933, L’Illustration ouvre ses colonnes à André Tardieu qui livre, dans une réflexion intitulée « Pour en sortir », le détail des réformes qu’il estime nécessaires13. Une véritable ébullition intellectuelle se manifeste à partir de 1932 autour d’un projet conçu comme une porte de sortie de crise. L’éclosion de nombreuses structures de réflexion, toutes sensibilités confondues, en atteste.
10Par réforme de l’État, nous nous attacherons aux projets de révision inscrits uniquement dans le cadre du régime républicain en délaissant volontairement l’action des ligues d’extrême droite et fascistes. Ces restrictions faites, de profondes dissensions traversent néanmoins le milieu des partisans de la réforme de l’État. On relève parmi les principaux critères de distinction l’intensité de la réforme. Ce facteur oppose les tenants d’une révision plus ou moins complète des lois constitutionnelles de 1875 aux défenseurs d’un simple aménagement du règlement des assemblées. Raymond Poincaré, auteur d’une tribune intitulée « Faut-il réviser la Constitution ? », publiée dans L’Illustration du 29 avril 1933, s’inscrit dans ce deuxième courant. Un autre point de désaccord sur la nature de la réforme sépare les partisans d’une transformation prioritaire des structures économiques et sociales, des promoteurs d’un projet de nature essentiellement politique. La première catégorie se subdivise elle-même en corporatistes et planistes. Héritiers de la pensée sociale de l’Église, les uns prônent la collaboration de classe, l’organisation professionnelle et la représentation des intérêts économiques et sociaux dans une Chambre élue au suffrage professionnel. Les autres privilégient l’économie dirigée, que celle-ci procède d’une révision du marxisme – c’est le Plan de rénovation économique élaboré par la CGT aux états généraux du travail, en octobre 1934 – ou de « l’esprit ingénieur » ou « technicien » dont le groupe X-Crise est l’incarnation. Créé à l’automne 1931, puis transformé en Centre polytechnicien d’étude économique, ce mouvement où figure Jean Coutrot, est composé d’anciens élèves de l’École polytechnique. Il fonctionne comme un laboratoire d’idées soucieux de comprendre les origines de la crise et d’y apporter des solutions14. La deuxième catégorie comprend les partis traditionnels, en particulier ceux de droite qui élaborent tous des projets de réforme de l’État. Le Manifeste de l’Alliance démocratique, rédigé le 8 mai 1934 par Étienne Flandin, reprend ainsi les propositions d’André Tardieu en y ajoutant le vote familial et la réorganisation du Conseil national économique. Le monde des anciens combattants, par la voix de l’Union nationale des Combattants, dès 1933, puis de l’Union fédérale, proche des radicaux, après le 6 février 1934, se rallie également à l’idée d’une réforme globale de l’État.
11La mobilisation autour de cette question a par ailleurs entraîné d’éphémères mouvements de recomposition du paysage politique. Parallèlement à l’apparition de nouveaux clivages comme le courant Jeunes Turcs face aux radicaux de tradition ou la scission des « néos » avec la SFIO en 1933, des rapprochements de circonstance ont lieu, précipités par les événements du 6 février 1934. C’est en effet cette année qu’intervient la création successive de divers organismes réformistes. Le Comité technique pour la réforme de l’État – ou Comité Bardoux – réunit ainsi, autour de la promotion des idées de Tardieu, des politiques et des juristes. Le journal La Lutte des jeunes, animé pendant quelques mois par une équipe générationnelle, rassemble, autour de Bertrand de Jouvenel, des non conformistes de gauche comme de droite15. Le groupe des « planistes du 9 juillet » regroupe, sous la houlette de l’écrivain Jules Romains, des intellectuels et des cadres de divers horizons politiques. On y trouve quatre « techniciens », animateurs du Centre polytechnicien d’études économiques (ex X-Crise) : l’ingénieur-patron Gérard Bardet, Jean Coutrot, Jacques Branger et Louis Vallon, mais aussi les journalistes Pierre Frédérix et Paul Marion. Constituée en mars 1934, cette équipe, où se côtoient néo-socialistes et ligueurs, opte d’emblée pour un large rassemblement « afin de fournir un terrain d’entente aux forces vives de la nation ». Le résultat de ses travaux est publié chez Gallimard, le 9 juillet 1934, dans une brochure de soixante-deux pages16. Le renforcement du pouvoir exécutif, la présence à côté du Parlement d’organismes techniques comme le Conseil national économique17 et un Conseil d’État en charge de la rédaction des lois, la mise en place d’une Chambre corporative et la régionalisation sont les principales mesures prônées par les auteurs d’un texte, parmi les plus lus et les plus commentés au cours de l’été 1934. Enfin, une nouvelle campagne révisionniste, par voie de presse d’abord, puis par l’organisation de grandes réunions publiques, est lancée à l’automne 193418. Elle a pour but de jeter les bases de la convocation d’une Constituante chargée d’élaborer un projet complet de réforme soumis ultérieurement à un référendum. Elle est animée par un groupe assez hétéroclite d’hommes politiques prônant une idéologie de troisième voie « ni à droite, ni à gauche ». Ceux-ci souhaitent créer un rassemblement situé entre le front national des Jeunesses Patriotes et de Solidarité française, dont l’objectif est le rapprochement entre les ligues, et le front commun présenté par les gauches socialiste et communiste face à une droite tentée par la radicalisation. Près de la moitié d’entre eux sont justement issus de la gauche, mais à l’instar de l’ancien député de la Charente Jean Hennessy, fondateur d’un parti social national19 après son départ du parti républicain socialiste, ils sont tous en rupture de ban avec leurs partis d’origine. On y rencontre ainsi, aux côtés des « néos » Déat, Montagnon et Marion, André Grisoni, député-maire de Courbevoie, qui a quitté le parti radical-socialiste après le 6 février20. Deux porte-parole du courant chrétien démocrate s’associent également au rassemblement. Il s’agit de Guy Menant, député de la Mayenne, membre du bureau de la Ligue de la Jeune République, et Robert Cornilleau, rédacteur en chef du Petit démocrate, organe officiel du parti démocrate populaire. Guy Crouzet, futur animateur sous l’Occupation de la ligne antisémite du journal Nouveaux Temps de Jean Luchaire, complète le groupe.
12Que l’initiative vienne de la droite ou de la gauche, ces tentatives de rassemblement mettent en évidence la porosité des frontières qui séparent les mouvements ligueux des circuits politiques classiques. C’est l’imprécision même des termes de réforme de l’État qui les a cependant rendu possibles. Le front révisionniste repose donc sur un fragile amalgame de projets divers, parfois contradictoires, entre réforme libérale, tentation autoritaire, néo-corporatisme et fascisme. Mais face à la pression croissante exercée par les tenants de la réforme, quelle est l’attitude des acteurs institutionnels ?
13Le débat sur la réforme de l’État pénètre les milieux parlementaires à partir de 1932. Maurice Ordinaire, vice-président du Sénat, édite cette année-là une brochure intitulée Le vice constitutionnel et la révision, dans laquelle il milite pour la restauration de l’autorité de l’État par une réforme constitutionnelle21. Lors de l’ouverture à la Chambre de la session ordinaire de 1933, Henri Groussau, député conservateur du Nord et doyen d’âge, transforme son allocution de rentrée en plaidoyer pour une nouvelle constitution22. Il faut toutefois attendre le choc provoqué par les émeutes du 6 février 1934 pour que le Parlement se saisisse réellement de la question. Le 15 mars 1934, une première commission relative à la réforme de l’État est créée au Palais-Bourbon à l’initiative de René Coty et d’Henri Chatenet ; une autre est mise en place au Sénat en juin 1934. Présidée par le radical-socialiste Paul Marchandeau, celle de la Chambre transcende les oppositions partisanes. Un mois seulement après ses débuts, elle adopte, sur proposition de Paul Reynaud, le principe de la suppression de l’avis conforme du Sénat en matière de dissolution. Elle modifie les méthodes du travail parlementaire en vue d’une meilleure efficacité (le droit d’amendement ne peut plus être exercé en séance plénière), et renforce le rôle du Conseil national économique. À ce toilettage institutionnel, se juxtaposent une réforme de la magistrature, la réorganisation de la Sûreté générale et l’extension du droit de vote aux femmes. En revanche, la commission renonce à toute réforme électorale23. Préoccupation d’abord privée puis parlementaire, la réforme de l’État devient à partir de 1934 un objectif gouvernemental. Aux menaces qui pèsent sur le régime, le pouvoir politique oppose lui aussi dans l’immédiat des formules de rassemblement. Extrême gauche mise à part, c’est un gouvernement dit de « trêve » – en réalité une forme de concentration élargie par la jonction du centre-droit, des radicaux-socialistes et socialistes indépendants – conduit par Gaston Doumergue, qui succède au gouvernement Daladier. Il comprend cinq anciens présidents du Conseil dont André Tardieu et Édouard Herriot, nommés ministres d’État sans portefeuille. La présence conjointe du maréchal Pétain au ministère de la Guerre, de Georges Rivollet, secrétaire général de la Confédération générale des anciens combattants, à celui des Pensions, et du général Denain à celui de l’Air confère en outre une véritable influence au mouvement des anciens combattants. Partisan déclaré de la révision constitutionnelle, Doumergue rend son projet public le 3 novembre 193424. Hormis la réforme relative à la restauration du droit de dissolution, les autres mesures proposées sont modestes : attribution au président du Conseil de la qualité de Premier ministre, réduction du nombre de ministres, limitation du droit d’initiative parlementaire en matière de dépenses publiques et création d’un statut de fonctionnaire. Cette présentation intervient par ailleurs seulement cinq jours avant la chute de son cabinet. Il convient donc de s’interroger sur les résultats de l’effervescence créée autour de la réforme de l’État.
Les résultats du processus de sortie de crise : une tentative avortée ?
14Replacer le débat sur la réforme de l’État dans un processus de sortie de crise et en mesurer les effets nécessitent d’adopter différents niveaux de lecture selon que l’on s’intéresse aux aspects conjoncturels de la crise ou qu’on l’appréhende dans une dimension structurelle liée à l’équilibre des pouvoirs.
15Après plusieurs mois de campagne révisionniste, les résultats sont très minces et la faillite des différentes tentatives de rassemblement évidente. L’échec du gouvernement Doumergue a en premier lieu précipité la dislocation du front révisionniste. Le président du Conseil n’a effectivement pas profité du crédit dont il jouissait pour faire passer en urgence les principales mesures de réforme. De février à septembre 1934, il choisit plutôt la temporisation et l’apaisement mais s’enlise dans la pratique quotidienne du gouvernement, le vote du budget et l’expédition des affaires courantes. Il croit pouvoir ensuite imposer sa réforme en passant outre l’opinion exprimée par le Parlement, notamment par les recommandations de la commission Marchandeau. Il refuse au sein-même de son cabinet tout compromis avec ses ministres. Face à cette intransigeance, la résistance de certains parlementaires de gauche s’organise. Léon Blum publie ainsi, en octobre 1934, une série d’articles dans Le Populaire25 pour démontrer qu’un simple amendement sur le droit de dissolution constitue en soi une remise en cause complète du système représentatif et de la délibération parlementaire. Cette opposition sème le trouble parmi les radicaux-socialistes, qui sont les plus nombreux à la Chambre. Leurs hésitations expliquent pourquoi aucune proposition de la commission Marchandeau n’est finalement discutée en séance plénière, la Chambre préférant dans ces conditions ajourner la réforme. Elle provoque également un raidissement du Sénat, gardien des institutions républicaines mais surtout soucieux de défendre ses droits. Le 16 octobre 1934, Jules Jeanneney, président de la Chambre haute, fait officiellement défection à la cause révisionniste. Lâché tour à tour par l’Alliance démocratique à l’issue de son congrès d’Arras les 2, 3 et 4 novembre 1934, puis par les ministres radicaux de son gouvernement, Doumergue démissionne le 8 novembre 1934. Pour de nombreux partisans de la réforme de l’État, ce départ est perçu comme la énième manifestation d’une crise interminable. Il révèle l’incapacité du pouvoir à se réformer lui-même. À cet égard, la tournure radicale qu’empruntent certains parcours témoigne des espoirs déçus : André Tardieu rompt définitivement avec la vie politique et se retire à Menton en décembre 1934, tandis que le parti social national de Jean Hennessy se rapproche de plus en plus nettement des ligues d’extrême droite au cours de l’année 1935.
16Pour la gauche, au contraire, une crise se dénoue le 8 novembre 1934. La tendance de Doumergue, considéré au départ comme l’homme providentiel, à personnaliser le pouvoir heurte la tradition républicaine. Sa volonté d’établir un lien direct avec les Français par le biais de la radiodiffusion fait l’objet de nombreuses critiques. « Il me semble vous voir pendant que je vous parle devant le micro », leur explique-t-il ainsi, le 17 juillet 193426. Lorsque le 11 novembre, trois jours après son retrait, les Briscards et Volontaires nationaux défilent sous ses fenêtres, avenue Foch, et qu’il se montre au balcon coiffé d’un béret basque, la gauche y voit la preuve de sa complicité avec les ligues factieuses et de sa dérive vers le pouvoir personnel et le césarisme. Pour elle, son départ marque donc un retour à la normale, c’est-à-dire le rétablissement du régime représentatif.
17Cette crise révèle par ailleurs la persistance des clivages politiques que les tentatives de recomposition ne sont finalement pas parvenues à effacer. Les efforts consentis sous la bannière « ni droite, ni gauche » n’ont pas suscité une vaste adhésion populaire. En revanche, le revirement des communistes et la création, avec les socialistes, d’un front commun en juillet 1934 annoncent la re-sectorisation des luttes politiques. Cette situation oblige chacun à se déterminer en fonction d’une bipolarisation de plus en plus marquée. Un an plus tard, la mise en marche de la gauche, radicaux-socialistes compris, sous le signe du front populaire est concomitante à l’étiolement du groupe du « 9 juillet » et à la réintégration des « néos », Marcel Déat en tête, dans la voie parlementaire. L’échec du gouvernement Doumergue confirme donc, aux yeux de la gauche, la prégnance du modèle républicain.
18L’analyse conjoncturelle ne doit pas conduire, selon la grille de lecture adoptée, à considérer de manière trop déterministe la victoire du front populaire comme la véritable réponse à la crise après la parenthèse 1934-1935, ou à voir, au contraire, dans la défaite de 1940, l’inéluctable échec d’un régime à bout de souffle. Pour éviter cet écueil, il importe d’appréhender dans sa continuité le phénomène de la réforme de l’État, et non plus comme un mouvement en réaction à une rupture brutale. Cette question s’inscrit en effet dans une réflexion à long terme portant sur le perfectionnement du régime républicain par la modification de ses structures. Divers projets ont vu le jour depuis la fin du XIXe siècle, le plus souvent lorsque des situations de crise affectaient la représentation parlementaire. Le débat sur la réforme de l’État est donc lié à l’antiparlementarisme, ce qui explique la coïncidence des temps forts que connaissent ces deux tendances lourdes, qu’il s’agisse de la période boulangiste, de l’affaire Dreyfus, de la crise des années 1930 ou bien de la IVe République. En définitive, ce thème est-il plutôt le reflet d’une crise structurelle qu’une voie possible pour y mettre fin ?
19S’il s’agit du reflet d’une crise du parlementarisme, il doit être considéré dans une double perspective : d’une part un affrontement entre modernité induite par la recherche d’efficacité et de compétence et tradition fondée sur le règne de l’éloquence et de la délibération ; d’autre part une tension permanente provoquée par la recherche d’un équilibre des pouvoirs27. Toutefois, malgré ses nombreux échecs, le mouvement révisionniste a abouti au moins une fois, en 1958, lorsque la crise de régime est résolue par la mise en place d’une nouvelle constitution. Selon Nicolas Rousselier, les années 1930 sont par ailleurs marquées par une évolution progressive du gouvernement parlementaire vers le gouvernement décisionnel. Il importe dans ce cas de réévaluer l’apport du débat sur la réforme de l’État. C’est en effet sur la base des travaux de la commission Marchandeau que la résolution du 22 janvier 1935 introduit, dans le règlement de la Chambre, de nouvelles mesures encadrant plus strictement le droit d’amendement et le maniement des interpellations, tandis que le décret Flandin du 31 janvier 1935, établissant la fonction de secrétaire général de la présidence du Conseil, s’inscrit dans le droit fil du projet Doumergue. L’organisation d’une véritable présidence du Conseil contribue, au même titre que le recours de plus en plus fréquent aux décrets-lois au renforcement du pouvoir exécutif.
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20Au final, la tentative d’engager au milieu des années 1930 un processus de sortie de crise au moyen d’une réforme de l’État est un échec. Elle contient néanmoins en germe des renouvellements ultérieurs. Elle s’inscrit plus largement dans un contexte récurrent de tensions, d’ajustements et de réformes inhérents au modèle républicain. La quête perpétuelle de l’équilibre a conduit les rédacteurs de la Ve République à inverser la hiérarchie des pouvoirs au profit de l’exécutif, dont l’autorité a ensuite été renforcée à plusieurs reprises. La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, dite de modernisation des institutions de la Ve République, semble prendre le contre-pied de cette tendance en choisissant cette fois-ci d’élargir les prérogatives du Parlement. L’adoption de justesse de ce texte par le vote, à deux voix de majorité, du Congrès, réuni à Versailles le 21 juillet dernier, témoigne que le débat sur la réforme de l’État est toujours d’actualité, même si plus personne aujourd’hui ne considère cette question comme le remède miracle à la crise.
Annexe
ANNEXE : Manifeste du parti social-national

Source : Six Février, organe du PSN, 15 mars 1934.

Notes de bas de page
1 Monnet J., Mémoires, Paris, Fayard, 1976.
2 http://www.cnrtl.fr/definition/crise.
3 Notamment Gicquel J. et Sfez L., Problèmes de la réforme de l’État depuis 1934, Paris, PUF, 1965 ; Loubet del Bayle J.-L., Les non-conformistes des années 1930 : une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969 ; Mâchefer P., Ligues et fascismes en France : 1919-1939, Paris, PUF, 1974.
4 Voir notamment Dard O., Bertrand de Jouvenel, Paris, Perrin, 2008.
5 Notamment l’habilitation à diriger des recherches de Mathias Bernard, publiée sous le titre La guerre des droites : droite et extrême droite en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Jacob O., 2007.
6 Citons, entre autres travaux, la thèse publiée d’Albert Kéchichian, Les Croix-de-feu à l’âge des fascismes : travail, famille, patrie, Seyssel, Champ Vallon, 2006, et Le phénomène ligueur sous la IIIe République, textes réunis par Dard O. et Sévilla N., Metz, Centre régional universitaire lorrain d’histoire, 2008.
7 Voir par exemple Rousselier N., Vers une histoire de la loi. Du gouvernement de guerre au gouvernement de la défaite : les transformations du pouvoir exécutif en France (1913-1940), habilitation à diriger des recherches, Jeanneney J.-N. (dir.), IEP de Paris, 2006.
8 Tardieu A., La révolution à refaire, t. 1 : Le souverain captif, Paris, Flammarion, 1936.
9 Id., t. 2 : La profession parlementaire, Paris, Flammarion, 1937.
10 La place des juristes dans le débat sur la réforme de l’État a souvent été soulignée, notamment par Rousselier N., « La contestation du modèle républicain dans les années trente : la réforme de l’État », dans Berstein S. et Rudelle O. (dir.), Le modèle républicain, Paris, PUF, 1992, p. 319-335.
11 « Pourquoi les anciens combattants réclament la révision de nos lois constitutionnelles ? », Le Quotidien, 13 octobre 1932.
12 Notamment les 4 octobre et 24 novembre 1932.
13 Ces propositions de réforme sont ensuite réunies dans un recueil publié le 1er février 1934 chez Flammarion, sous le titre L’heure de la décision. Sur le rôle joué par André Tardieu durant cette période, voir Rousselier N., « André Tardieu et la crise du constitutionnalisme libéral (1933-1934) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 21, janvier-mars, 1989, p. 57-70.
14 Dard O., « Voyage à l’intérieur d’X-Crise », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 47, juillet-septembre 1995, p. 133.
15 Le socialiste belge Henri de Man, véritable mentor, Pierre Drieu La Rochelle, Robert Lacoste et Emmanuel Mounier y apportent leur collaboration.
16 Plan du 9 juillet : réforme de la France proposée par le groupe du 9 juillet, Paris, Gallimard, 1934. À ce sujet, voir Dard O., Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, Paris, PUF, 2002, p. 192 sq.
17 Sur la mise en place de cette institution, Chatriot A., La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil national économique, 1924-1940, Paris, La Découverte, 2002.
18 Déat M., Mémoires politiques, Paris, éditions Denoël, 1989, p. 321.
19 Pour plus de détails sur ce mouvement, se reporter à Dubasque F., Jean Hennessy (1874-1944). Argent et réseaux au service d’une nouvelle république, Rennes, PUR, 2008, p. 298 sq. Voir, par ailleurs, en annexe le manifeste du parti.
20 Grisoni A., « Sonnez le rassemblement ! », Le Quotidien, 29 septembre 1934.
21 Cette brochure, préfacée par Gaston Doumergue, fait l’objet d’une publication sous le titre La révision de la Constitution, chez Payot, en 1934.
22 JO, débats parlementaires. Séance du 10 janvier 1933. Dans son allocution, Henri Groussau (1851-1936), ancien professeur de droit, évoque une brochure intitulée Les lois sont-elles bien faites ?, dont il fut l’auteur lorsque le gouvernement Floquet proposa de réviser la Constitution.
23 Pour une étude détaillée du travail des deux commissions parlementaires, voir Gicquel J. et Sfez L., Problèmes de la réforme de l’État en France depuis 1934, op. cit., p. 43 sq.
24 Il avait préalablement exposé ses idées dans deux interventions radiodiffusées, les 24 septembre et 4 octobre. Cf. Doumergue G., Discours à la nation française, Paris, éd. Denoël et Steele, 1934, p. 85 et p. 121.
25 En 1918, Léon Blum publie sous anonymat Éléments sur la réforme gouvernementale. Une nouvelle édition, augmentée d’articles du Populaire, paraît chez Grasset, en 1936, sous le titre La réforme gouvernementale.
26 Doumergue G., Discours à la nation française, op. cit., p. 82.
27 Dard O., Les années 30 : le choix impossible, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 240.
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