Guatemala : l’impunité et l’oubli. La mémoire comme enjeu de la sortie de crise
p. 83-93
Texte intégral
1L’élection d’Alvaro Colom aux fonctions de président de la république du Guatemala, en novembre 2007, a été accueillie par de nombreux commentateurs comme un signe encourageant pour le renforcement de la démocratie dans ce petit pays d’Amérique centrale. À juste titre. D’abord parce qu’il s’agit du premier président de centre-gauche élu au Guatemala depuis 1951, c’est-à-dire depuis la victoire du socialiste Jacobo Arbenz, chassé du pouvoir par un coup d’État en 1954 et remplacé par un militaire soigneusement choisi par la CIA et le Département d’État étatsunien1. Ensuite parce que si son adversaire, le général Otto Perez Molina, l’avait emporté au second tour, cela aurait signifié le retour à une époque de bien sinistre mémoire. Perez Molina a, en effet, exercé des responsabilités dans les renseignements militaires au début des années 1980, aux pires moments de la dictature, alors que des massacres de masse ensanglantaient le pays. Dans son programme, figurait en outre un certain nombre de mesures simplistes et radicales, aux relents inquiétants, comme l’instauration de l’état d’exception, la mobilisation de l’armée dans les zones les moins sûres ou l’application plus systématique de la peine de mort.
2De ce point de vue, donc, la victoire de Colom signifie bien une rupture, en même temps d’ailleurs que la continuité – certains diront l’aboutissement – d’un processus de normalisation politique et de transition démocratique qui s’est amorcé en 1985 avec l’élection, sous la pression internationale, d’un civil aux fonctions présidentielles2. Vinrent ensuite les réformes constitutionnelles de novembre 1993 et surtout les accords de paix du 29 décembre 1996, signés entre le gouvernement et l’armée guatémaltèques d’une part, la guérilla (Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca-URNG), d’autre part. Ces accords mettaient fin à plus de trente ans d’un « conflit armé interne » (conflicto armado interno) qui a coûté la vie à environ 200 000 personnes, essentiellement des paysans indigènes mayas, et provoqué le déplacement forcé de près d’un million cinq cent mille Guatémaltèques (sur une population totale d’environ 8 millions d’habitants).
3Malgré tout, il paraît difficile d’affirmer aujourd’hui, douze ans après les accords de paix et un an après la victoire de Colom, que le Guatemala est sorti de cette crise entamée dans la décennie soixante. Le pays garde de toutes ces années d’instabilité un niveau de violence extraordinairement élevé qui le situe, en Amérique latine, au même rang que la Colombie. Quelques chiffres suffiront à l’illustrer :
- en 2006, on y a dénombré pas moins de 6 000 meurtres
- lors de la campagne électorale (présidentielle, législative et municipale) de 2007, une cinquantaine de candidats et de militants ont été tués
- entre janvier 2001 et juillet 2005, le féminicide a fait des ravages au Guatemala : 1 897 femmes ont été retrouvées assassinées durant cette période, un nombre en proportion supérieur à celui des meurtres de femmes commis au Mexique3.
4Si la pauvreté, le narcotrafic et toutes les formes de discrimination jouent un rôle pour expliquer ces phénomènes, il n’en reste pas moins que ce que les Guatémaltèques nomment la « violence structurelle » s’explique aussi par des facteurs directement connectés à un conflit armé pourtant officiellement réglé mais dont les séquelles sont nombreuses4. Un nombre impressionnant d’armes est encore en circulation dans un pays qui demeure, en outre, miné par une culture de la violence héritée de la mobilisation plus ou moins contrainte d’une partie de la société dans le conflit sous la forme de milices (les PAC, Patrullas de Autodefensa Civil). Surtout, et c’est le point que nous allons développer ici, les comptes de cette période n’ont pas réellement été apurés, et ce dans deux domaines : la justice et la mémoire. En guise de justice, les Guatémaltèques ont eu l’impunité et en guise de politique de la mémoire, l’oubli. L’impunité, c’est celle des responsables politiques et militaires des massacres et des crimes commis pendant le conflit armé ; l’oubli, c’est celui, délibérément entretenu par les dirigeants guatémaltèques et par une partie de la société civile, des faits eux-mêmes. Cet oubli, qui nourrit l’impunité, engendre aussi de la souffrance et du ressentiment parmi les populations victimes. Oubli et impunité constituent en outre inévitablement un signal d’encouragement à tous ceux qui, au Guatemala aujourd’hui encore, accordent peu de prix à la vie humaine.
De lentes et modestes avancées judiciaires
5En avril 1998, l’archevêché de Ciudad de Guatemala et la Commission de Réconciliation Nationale ont rendu public un rapport baptisé « Guatemala Nunca Más », connu aussi sous le nom de rapport REMHI (Recuperación de la Memoria Histórica). Ce document décrit avec précision les racines historiques du conflit armé, recueille des milliers de témoignages sur les violences commises durant cette période, fait le bilan des victimes (essentiellement des Indiens mayas) et des responsabilités (lesquelles incombent très majoritairement à l’État et à l’armée). Le rapport conclut en formulant un certain nombre de recommandations pour parvenir à la « reconstruction sociale ». Parmi ces recommandations, figure celle-ci :
« Pour les victimes et les survivants, l’impact de la violence dans leur vie et celle de leurs familles et communautés a laissé un sentiment profond d’injustice, non seulement par la souffrance subie, mais aussi en raison du maintien jusqu’à ce jour de l’impunité. […] Si les faits ne sont pas reconnus, ni soumis à la sanction sociale, les membres des communautés ne pourront jamais s’affronter à leur passé, ni reconstruire leur identité et recréer des relations quotidiennes avec les autres victimes et la société. L’État doit donc faciliter l’investigation judiciaire des cas présentés par les familles des victimes et s’engager à prendre des mesures de contrôle et de sanction à l’encontre des coupables de violations […]. Le pardon est une attitude volontaire qui n’appartient qu’à ceux qui ont vécu dans la justice et la vérité : il ne saurait être imposé5. »
6Depuis que ces recommandations ont été publiées, on ne peut pas dire que des avancées spectaculaires se soient produites dans ce domaine. Si quelques cas méritent bien d’être soulignés, ceux-ci laissent tous néanmoins un arrière-goût d’inachevé, tant il est vrai que les condamnations, lorsqu’elles ont dépassé le stade du symbolique, ont touché essentiellement des lampistes ou bien furent annulées en appel. Le premier exemple que je retiendrai est celui du procès des auteurs du massacre de Xamán (Alta Verapaz6). Commise à la toute fin du conflit armé (1995) par un groupe de militaires, cette tuerie a coûté la vie à onze paysans retornados (réfugiés de retour du Mexique). Les responsables (un lieutenant et quelques-uns de ses soldats) ont été jugés en 1999 mais ne furent condamnés qu’à cinq ans de prison commuables en amende de cinq quetzales par jour (soit quatre francs français de l’époque). Un an plus tard, la sentence fut invalidée par la cour d’appel7.
7Les choses allèrent un peu plus loin lors du procès des assassins de Myrna Mack. Cette anthropologue guatémaltèque enquêtait sur les violences perpétrées contre les populations mayas lorsqu’elle fut assassinée de 27 coups de couteau, le 11 septembre 1990, en sortant de son bureau, par Noel de Jesús Beteta Alvarez, un ancien membre militaire de l’état-major présidentiel. C’est l’action de sa soeur, Helen Mack, qui a permis dès 1993 l’arrestation de Beteta Alvarez, condamné alors à 25 ans de prison. En octobre 2002, une cour guatémaltèque a également puni son supérieur hiérarchique, le colonel Juan Valencia Osorio, de trente années d’incarcération. Ce fut un moment important car, pour la première fois dans l’histoire de cette traque judiciaire des acteurs de la terreur d’État, un tribunal guatémaltèque condamnait un militaire de haut rang. Cette décision fut cependant cassée en appel l’année suivante. Elle avait, en outre, déçu les organisations de défense des droits de l’homme, dans la mesure où le tribunal blanchissait le sommet de la pyramide au sein de l’étatmajor présidentiel (c’est-à-dire le général Godoy Gaytán et le colonel Oliva Carrera), laissant du coup les responsables intellectuels du crime impunis. En 2004, toutefois, l’action d’Helen Mack devant la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme8, a permis de condamner l’État guatémaltèque qui dut reconnaître, en avril, la responsabilité de ses agents dans l’assassinat et dédommager la famille9.
8La traduction en justice des assassins de Juan José Gerardi, archevêque de Guatemala assassiné le surlendemain de la publication du rapport REHMI (le 26 avril 1998), n’est pas allée non plus sans difficultés. La police accusa d’abord le prêtre avec lequel Gerardi partageait sa maison, évoquant un crime passionnel. Un officier de l’armée guatémaltèque, le capitaine Byron Lima Oliva, avoua par la suite sa culpabilité et fut immédiatement envoyé à Chypre dans le cadre d’une mission des Nations Unies10. Finalement arrêté, Lima Oliva fut jugé et condamné le 8 juin 2001 à 30 ans de prison, avec son père, le colonel Disrael Lima Estrada, membre de l’état-major présidentiel et chef des renseignements militaires. Menacé de mort, le juge Zeissig qui prononça la sentence dut toutefois quitter le pays11. Quant à la décision du tribunal, elle a elle-aussi été annulée par la cour d’appel en 2002.
9L’ultime affaire d’importance que j’évoquerai a été récemment jugée. Elle concerne le massacre de Rio Negro, perpétré le 13 mars 1982, cette fois-ci en plein cœur de la campagne génocidaire menée en territoire indigène (Baja Verapaz) par l’armée guatémaltèque, sous la présidence du dictateur Rios Montt. Ce jour-là, des militaires et des miliciens des PAC ont violenté, torturé puis assassiné 177 personnes non combattantes (70 femmes et 107 enfants) appartenant à une communauté de Mayas Achi, sous le prétexte qu’elles fournissaient de l’aide à la guérilla. En réalité, cette communauté refusait d’abandonner le village dont elle devait être chassée pour faire place à la construction d’un barrage hydroélectrique sur le Rio Chixoy. L’État guatémaltèque a été condamné en 2004 par la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme, une première s’agissant d’un massacre collectif. Au mois de mai 2008, ce sont cinq membres des PAC qui ont été condamnés à 780 ans de prison (30 pour chacune des 26 victimes accréditées) et à 100 000 quetzales de dommages et intérêts à verser aux familles. Mais, une fois encore, l’armée et la hiérarchie militaire se retrouvent épargnées12.
10Ces avancées incontestables sont néanmoins des arbres qui cachent la forêt d’affaires non jugées (le massacre de Panzos en 1978 pour ne prendre qu’un exemple13) ou dans lesquelles des accusés ont été injustement blanchis : c’est le cas par exemple du comisionado militar Candido Noriega, accusé de 35 assassinats, accablé par 37 témoins à charge lors de son procès en 1998 et néanmoins acquitté… Ces quelques cas de jugements isolés, obtenus souvent à force de persévérance des victimes ou sous la pression internationale, ne doivent surtout pas faire oublier l’essentiel. L’essentiel est que les dirigeants qui ont inspiré et orchestré cette politique d’opérations militaires de type génocidaire, la terreur d’État, les enlèvements, les séquestrations et les assassinats ciblés ou sélectifs, sont morts dans leur lit ou restent toujours impunis, protégés par la justice et par l’État guatémaltèques. C’est le cas notamment du dictateur évoqué à l’instant, Efrain Rios Montt. Rios Montt a continué sa carrière politique après les accords de paix et exercé différents mandats électifs. En juin 2001, une plainte pour « crime contre l’humanité » était déposée contre lui au Tribunal de première instance de Ciudad de Guatemala par onze communautés victimes de massacres ayant causé la mort de plus 2 300 personnes. Rios Montt, qui était alors protégé par son immunité parlementaire, ne fut cependant pas réélu au Congrès en 2004 : il aurait pu du coup être jugé durant cette législature mais le président Oscar Berger et la justice guatémaltèque se sont bien gardé de l’inquiéter. Aux dernières élections, Rios Montt a été réélu député, à l’âge de 82 ans, ce qui le protège donc de nouveau pour quatre ans14…
11Pour illustrer l’obstruction de la justice et de l’État guatémaltèques, leur réticence à juger ou faire juger les hauts responsables politiques et militaires des violences, on peut évoquer aussi le conflit actuel entre le juge espagnol Pedraz de l’Audiencia Nacional et le gouvernement guatémaltèque. La justice espagnole est impliquée pour deux raisons dans la poursuite des crimes perpétrés durant le conflit armé. La première raison, la plus connue, concerne l’incendie et l’assaut par les forces de sécurité guatémaltèques de l’ambassade d’Espagne occupée pacifiquement par des syndicalistes du CUC (Comité de Unidad Campesina), le 31 janvier 1980. L’attaque et l’incendie qui a suivi ont causé la mort de 37 personnes dont Vicente Menchú, le père de Rigoberta Menchú Tum et trois diplomates espagnols15. Cette affaire étant restée sans aucune conséquence judiciaire au Guatemala, la justice espagnole a engagé des poursuites contre les responsables de l’époque, le président (le général Romeo Lucas García), décédé en exil au Venezuela en mai 2006, le ministre de l’intérieur Alvarez Ruiz, en fuite, et le chef de la police Germán Chupina Barahona, arrêté à la suite de l’enquête du juge Pedraz et à la demande de l’Audiencia Nacional en novembre 2006. La deuxième raison de l’intervention de la justice espagnole au Guatemala est sa compétence universelle dans les cas de crime de génocide et de terrorisme. C’est cette compétence qui lui a permis, parfois aux moyens d’artifices juridiques, de faire juger devant des tribunaux espagnols des responsables politiques argentins ou chiliens pour des affaires dans lesquelles ne sont pas forcément impliqués des citoyens espagnols. La Prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú a pu en vertu de cette spécificité déposer en 1999 une plainte devant la justice espagnole contre deux anciens dictateurs guatémaltèques, toujours vivants, Rios Montt et le général Oscar Humberto Mejia Victores, dernier président militaire au pouvoir (1983-1986). Malheureusement, le 12 décembre 2007, la Cour Constitutionnelle du Guatemala a rejeté la compétence de la justice espagnole pour intervenir dans ces deux dossiers : le général Chupina a donc été libéré dans la foulée et est décédé libre en février 200816.
12On comprend aisément que le Guatemala souhaite défendre sa souveraineté. Mais alors même que le pays dispose d’un système judiciaire suffisamment élaboré pour effectuer ce travail, force est aussi d’admettre qu’il n’y a pas de volonté politique pour rendre justice aux victimes du conflit armé. La justice guatémaltèque est dans une logique dilatoire qui compte sur l’extinction des procédures par décès des responsables, par prescription voire amnistie pour éviter d’avoir à traiter ces affaires. Elle s’oppose aussi aux deux rapports de commission d’enquête (le REHMI et celui de la CEH17), de même qu’à la justice espagnole, sur la qualification des faits. Pour la justice guatémaltèque, les violences du conflit armé relèvent du « crime politique » (delito político) et en aucun cas du « crime contre l’humanité » ou du génocide18. L’enjeu est de taille car cette dernière qualification suppose l’imprescriptibilité qui, selon la formule de Paul Ricœur, « restitue au droit sa force de persister en dépit des obstacles opposés au déploiment du droit19 ». Cette impunité va dès lors de pair avec une politique de la mémoire largement amnésique…
Une politique de l’oubli
13Parmi les recommandations du rapport REHMI, figure aussi toute une série de dispositions concernant la mémoire collective20. Il s’agissait d’abord d’obtenir la reconnaissance publique par l’État de ses responsabilités dans les violations massives et systématiques des droits humains de la population guatémaltèque : « cette reconnaissance officielle doit faire partie de programmes de divulgation et d’éducation qui atteignent largement les différents secteurs de la société guatémaltèque ». Le rapport demandait ensuite que les victimes du conflit armé soient honorées – « dignifiées » pour reprendre sa terminologie – en renommant des rues ou des places dans différentes villes du pays d’après des personnes ou des événements investis d’une importance collective ou d’une portée symbolique dans la défense des droits humains. Enfin, il invitait à organiser des « commémorations et cérémonies publiques en hommage aux victimes » dans le respect des traditions religieuses et culturelles concernées. Le rapport REHMI précise plus loin21 que la restitution de la mémoire « doit éviter la fixation sur le passé, la répétition obsessionnelle et la stigmatisation des survivants comme victimes. Sa valeur de réparation va bien au-delà de la reconstitution des faits : la mémoire constitue un jugement moral qui disqualifie éthiquement les responsables des exactions ».
14Aucune des recommandations signalées ci-dessus n’a été jusqu’à présent suivie d’effet. On attend toujours une reconnaissance officielle et solennelle des faits et des responsabilités. Les manuels scolaires ne sont pas mis à jour. La recherche et la production historiques universitaires préfèrent parler de la colonisation espagnole ou des premières années de l’indépendance que du conflit armé. Il n’y a pas non plus de commémorations des massacres à l’initiative de l’État : les cérémonies en hommage aux victimes sont organisées par des communautés mayas ou parfois par des collectivités locales aux mains de partis de gauche. C’est ainsi que le municipio de l’Ixcán, dirigé jusqu’aux dernières élections par un alcalde URNG (le parti issu de l’ancienne guérilla) a mis en place « une journée de commémoration des martyrs » le 20 octobre de chaque année. Lors de la cérémonie de 2006, la procession, la messe catholique et les rituels mayas ont accompagné le déploiement d’un immense patchwork sur lequel figuraient les noms de toutes les victimes recensées (fig. 1). Par ailleurs, les communautés indiennes entreprennent souvent d’elles-mêmes le financement et la construction de monuments commémoratifs : à Cuarto Pueblo comme à Santa Maria Tzeja, les terribles massacres de 1982 sont ainsi rappelés par des espèces de pyramides surmontées d’une croix et portant sur leurs faces des plaques gravées du nom des disparus (fig. 2). Au lieu d’une mémoire collective partagée du conflit armé, les victimes doivent donc se contenter de mémoires multiples, fragmentées, localisées, dans un contexte de dynamique politique nationale d’amnésie. Cette réalité éloigne un peu plus la perspective d’une reconnaissance sociale officielle de l’expérience douloureuse des victimes, nécessaire à la réconciliation nationale.
15Cette politique de l’oubli au sommet de l’État a, en effet, pour conséquence de creuser le fossé qui sépare dans la société guatémaltèque deux mondes, celui de la capitale et de ses environs, d’une part, celui des campagnes, d’autre part, ajoutant ainsi aux fractures sociales, politiques, ethniques, une « fracture mémorielle » très fortement connectée à des expériences du conflit armé différemment vécues22. Un habitant de Ciudad de Guatemala confronté à un étranger qui lui évoque les horreurs perpétrées par l’armée dans les villages indiens lors du conflit armé sera le plus souvent tenté de répondre que cela ne s’est probablement pas passé ainsi. Cette perplexité n’est pas que le résultat du déni des souffrances de l’Autre, de l’Indien méprisé. Elle est sans doute due au fait que si le citadin a perçu la violence à travers les attentats ciblés, les corps des disparus retrouvés dans un terrain vague, il n’a pas vu les communautés détruites, les maisons brûlées, les cultures ravagées, les paysans rassemblés et exécutés, les femmes violées, les réfugiés traqués dans les montagnes, etc. Le silence et l’oubli sur cette réalité-là du conflit accentuent logiquement le fossé d’incompréhension qui se creuse entre la composante urbaine et ladino (c’est-à-dire non indienne) de la société guatémaltèque et sa majorité rurale et indigène. Ils encouragent les attitudes de type « négationniste » dans la première catégorie, les comportements de défiance à l’égard de la classe politique dans la seconde23. Cette méconnaissance des faits parmi la population urbaine résulte aussi d’un traitement médiatique particulièrement discret de tout ce qui a trait au conflit armé et à ses suites judiciaires. Le 31 mai 2008, au lendemain du jugement et de la condamnation de cinq des responsables du massacre de Rio Negro, aucun journal ne relaya la nouvelle par un titre en première page24. En entretenant cette impossibilité d’échanger entre Guatémaltèques les expériences différentes de ce passé douloureux, les médias et les politiques qui les contrôlent rendent plus difficile l’ouverture des verrous qui protègent l’impunité.

Fig. 1. Journée de commémoration des martyrs de l’Ixcán, Playa Grande, 20 octobre 2006 (cliché Gwenaelle Breton).

Fig. 2. Monument à la mémoire des victimes des massacres de Cuarto Pueblo (cliché Gwenaelle Breton).
En guise de conclusion
16Pour sortir de la crise au Guatemala, il a fallu d’abord faire taire les armes des combattants. Mais cela n’a pas suffi. Car au mutisme des fusils a succédé celui des mémoires. Il faudra donc aussi rompre le « Pacte du Silence » que, à l’instar de ce qui s’est passé au Chili25, les forces armées et les principales forces politiques ont passé entre elles au moment où le pays s’engageait dans la transition démocratique. Cet accord tacite, ici comme ailleurs, est abusivement justifié par la nécessité de préserver la paix sociale et la cohésion nationale. La volonté de tourner la page, sans avoir rendu la justice au préalable, sans avoir dû reconnaître la responsabilité des uns et des autres, sans honorer la mémoire des victimes, aboutit précisément à l’effet inverse. Cette forme d’amnésie commandée prive, en effet, selon les mots de Paul Ricoeur, « la mémoire privée et collective de la salutaire crise d’identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique26 ». Elle nourrit une rancœur qui repousse l’horizon de la réconciliation et qui risque de déclencher de nouveaux conflits en accentuant les tensions identitaires fondées sur l’appartenance ethnique. Au Guatemala, le déni et l’impunité sont, en outre, des encouragements explicites donnés à la violence quotidienne qui empoisonne la vie des habitants de ce pays.
17La crise mémorielle au Guatemala tient moins de la « guerre des mémoires », au sens où des mémoires concurrentes se livreraient bataille, que de la rébellion d’une mémoire meurtrie et bafouée contre une version officielle de l’histoire frauduleuse et tronquée. L’existence même de ces revendications est le symptôme de l’inaboutissement de la sortie de crise. Dans ce processus, l’historien a évidemment un rôle à jouer. Le travail d’histoire ne suffira certes pas à panser les blessures ni à apurer le conflit mémoriel, tant il est vrai que l’historien n’a pas à se substituer aux juges, ni d’ailleurs aux politiques. Mais cette exigence de vérité répond à une demande sociale pressante. À l’heure où des associations exhument les corps des victimes des massacres du conflit armé, pour les identifier, les réensevelir selon les rituels mayas et permettre ainsi aux familles de faire leur deuil, je ne résiste pas à l’envie de citer, une fois encore, Paul Ricœur :
« À première vue, la représentation du passé comme royaume des morts paraît condamner l’histoire à n’offrir à la lecture qu’un théâtre d’ombres, agitées par des survivants en sursis de mise à mort. Reste une issue : tenir l’opération historiographique pour l’équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture. La sépulture en effet n’est pas seulement un lieu à part de nos cités, ce lieu appelé cimetière où nous déposons la dépouille des vivants qui retournent à la poussière. Ce geste n’est pas ponctuel ; il ne se limite pas au moment de l’ensevelissement ; la sépulture demeure, parce que demeure le geste d’ensevelir ; son trajet est celui même du deuil qui transforme en présence intérieure l’absence physique de l’objet perdu. La sépulture comme lieu matériel devient ainsi la marque du deuil, l’aide-mémoire du geste de sépulture. C’est ce geste de sépulture que l’historiographie transforme en écriture27. »
Notes de bas de page
1 Voir Schlesinger S., Kinzer S., Bitter Fruit. The Untold Story of the American Coup in Guatemala, Doubleday, 1982.
2 Il s’agit du chrétien-démocrate Marco Vinicio Cerezo Arévalo qui marque le début de ce qu’on appelle au Guatemala apertura democratica ou retorno a la institucionalidad.
3 Voir In nauwe schoentjes. Vrouwen in Midden-Amerika, brochure publiée par le Steungroep voor Rechtvaardigheid en Vrede in Guatemala, à l’occasion de la semaine académique de février 2008 sur le thème « Les Femmes en Amérique centrale », p. 28 et Sanford V., « Guatemala : del genocidio al feminicidio », Cuadernos del presente imperfecto 5, Guatemala, F & G Editores, 2008.
4 C’est le thème d’un colloque que Laure Coret, Guido De Schrijver, Bernard Duterme, Gérard Fenoy et moi-même organisons à Paris en novembre 2009 (« Les massacres de masse au Guatemala : formes et séquelles d’une violence organisée »).
5 Guatemala : Nunca Más ! Jamais plus !, version condensée française du Rapport du projet interdiocésain Remhi, Office des Droits de l’Homme de l’Archevêché de Guatemala, 2000, p. 258-259.
6 Voir Pérez-Armiñan M. L. C., Violencia e impunidad en comunidades mayas de Guatemala. La masacre de Xamán desde una perspectiva psicosocial, Guatemala, ECAP y F & G Editores, 2006
7 Ibidem, p. 186. Un nouveau procès s’est ouvert en juin 2003 qui s’est conclu par une condamnation à 40 années de prison de la patrouille incriminée. Toutefois, un nouvel appel a été interjeté et en 2006, 13 des 26 condamnés étaient toujours en fuite.
8 Créée en 1979, la Cour intéraméricaine des Droits de l’Homme siège à San José au Costa Rica.
9 Ce paragraphe sur l’affaire Mack procède d’une note détaillée de Beatriz Manz, Paradise in Ashes. A Guatemalan Journey of Courage, Terror and Hope, University of California Press, 2005, p. 251-252, no 34.
10 Lemoine M., Amérique centrale. Les naufragés d’Esquipulas, Nantes, l’Atalante, 2002, p. 522.
11 Ibidem, p. 676.
12 « A People Damned », Report on Rio Negro masacre and reparations campaign by Witness for Peace (http://www.witnessforpeace.org/pdf/apd.pdf).
13 Grandin G., The Last Colonial Massacre. Latin America in the Cold War, University of Chicago Press, 2004.
14 El Païs, « Los matadores andan libres », 10 février 2008.
15 Lire le récit qu’en fait Rigoberta Menchú dans Burgos E., Moi, Rigoberta Menchú. Une vie et une voix, la Révolution au Guatemala, Gallimard, 1983, p. 384-391.
16 El Païs, « Germán Chupina, procesado en España por genocidio », 18 février 2008.
17 Comisión para el Esclarecimiento Histórico (Guatemala Memory of Silence. Conclusions and Recommendations, Guatemala, UNOPS, 1999).
18 Audiencia Nacional, Juzgado Central de Instrucción Uno, Diligencias Previas 331/1999, p. 3.
19 Ricoeur P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000, p. 612.
20 Guatemala: Nunca Más!…, op. cit., p. 254.
21 Ibidem, p. 257.
22 Girón F., « Huellas del pasado, caminos del futuro. Reflexiones sobre las políticas de la memoria, la representación histórica y la justicia del pasado », Diálogo, FLACSO, Guatemala, no 68, septiembre 2008, p. 6.
23 Rappelons que le taux d’abstention aux dernières élections fut de 47 % et atteignit des sommets dans les circonscriptions rurales du pays.
24 Girón F., « Huellas del pasado… », op. cit., p. 6.
25 Compagnon O. et Gaudichaud F., « Chili : un passé trop vite passé » dans Blanchard P., Ferro M. et Veyrat-Masson I. (dir.), Les guerres de mémoires dans le monde, Hermès 52, CNRS Editions, 2008, p. 84-85.
26 Ricoeur P., La mémoire…, op. cit., p. 589.
27 Ibidem, p. 476.
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