La plume ou l’épée. Réflexions sur quelques mémorialistes
p. 443-458
Texte intégral
1La noblesse la plus ancienne et aussi la plus prestigieuse, en France du moins, est celle qui doit son élévation à l’épée. Elle a combattu pour son roi et, à l’occasion, versé l’impôt du sang. Elle traite souvent avec mépris ceux dont l’anoblissement vient, par exemple, de l’exercice de fonctions juridiques. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle il y a encore des occasions, pour les grands du pays, de servir sous le drapeau du royaume. Le roi a cessé de mener ses troupes sur le champ de bataille, mais ce sont ses couleurs que défendent les soldats français, y compris aux Indes, au Canada ou aux Amériques. Cela dit, une cassure est consommée : nous n’avons pas affaire à un monarque guerrier qui distingue ses compagnons d’armes. Les grandes familles se plient à une vie de cour plutôt que de campagnes. On a voulu voir dans cette oisiveté accrue des nobles, coupés des occupations roturières – crainte de déroger – et, de plus en plus, du combat, l’une des raisons d’un mal-être qui devait s’accroître au cours du siècle. Le relâchement de la vie militaire est mis en avant par une mémorialiste, la marquise de La Tour du Pin, dont l’époux, jeune homme, est colonel du régiment de Royal-Vaisseaux : « Ce corps était très indiscipliné, non pas par la conduite des soldats et des sous-officiers, qui était excellente, mais par l’attitude des officiers, gâtés par le précédent colonel, M. d’Ossun, mari de la dame d’atours de la reine1. » Vie de cour et dissolution semblent aller main dans la main…
2À la lecture, en série, d’œuvres à caractère autobiographique de personnages dont le point commun est d’être issu d’une lignée reconnue, nous avons été confrontée à des formes diverses de captatio benevolentiae. Les uns disent n’écrire que pour eux, d’autres pour leurs enfants, par exemple. Nous voudrions cependant tenter de montrer ici – à partir d’un corpus composite et qui n’a aucune prétention à l’exhaustivité – que, dans nombre de cas, en particulier chez les nobles émigrés, l’écriture devient une forme de substitut au principe unificateur et déterminant d’un état que le régime révolutionnaire a vidé de sa raison d’être. Elle offre, avant tout avec le genre des mémoires, l’occasion de marquer l’appartenance de l’auteur à sa lignée en particulier, et à la noblesse en général ; le moyen de pérenniser la conscience d’un passé glorieux ; une manière de fixer les us et coutumes d’un monde en voie de disparition.
« Je n’ai point voulu faire un livre »
3Si de nombreux ci-devant, comme Victorine de Chastenay, se mirent à traduire pour gagner leur vie après la Révolution, l’une des caractéristiques essentielles des auteurs nobles est un refus de se présenter comme écrivains. Le baron de Frénilly, prenant tardivement la plume, le 24 février 1837, pour raconter sa vie depuis 1768, indique ceci : « Mon histoire […] n’est qu’une confidence, et cette confidence, je ne la fais qu’à moi-même ; c’est un cours d’étude pour servir à mon éducation, car on la fait à tout âge, et, ayant soixante-huit ans, il est temps d’y penser2. » Le marquis de La Maisonfort inclut, lui aussi, un retour sur sa jeunesse. Il est né cinq ans avant Frénilly : « J’écris mes Mémoires pour moi, pour me retrouver dans ma vieillesse, pour vivre encore dans le passé quand le présent ne sera plus rien pour moi, ou du moins bien peu de chose3. » Il évoque tout de même en passant un tiers, mais c’est pour diminuer son rôle potentiel : « Je ne me confesse pas au lecteur, puisqu’il n’a pas le droit de m’absoudre. » En l’auteur des Confessions, égratigné ici implicitement, le marquis ne voit qu’un homme d’une vanité excessive qui a étalé toutes ses turpitudes. Pour sa part, il n’a qu’une requête à formuler : « J’en appelle au cœur et à la bonne foi de celui qui me lira4. » Mme de La Tour du Pin, quant à elle, entend se démarquer des écrivains tout en indiquant implicitement qu’elle subit l’influence de Rousseau :
« Quand on écrit un livre, c’est presque toujours avec l’intention qu’il soit lu avant ou après votre mort. Mais je n’écris pas un livre. Quoi donc ? Un journal de ma vie simplement. Pour n’en relater que les événements, quelques feuilles de papier suffiraient à un récit assez peu intéressant ; si c’est l’histoire de mes opinions et de mes sentiments, le journal de mon cœur que j’entends composer, l’entreprise est plus difficile, car, pour se peindre, il faut se connaître et ce n’est pas à cinquante ans qu’il aurait fallu commencer. Peut-être parlerai-je du passé et raconterai-je mes jeunes années, par des fragments seulement et sans suite. Je ne prétends pas écrire mes confessions ; mais quoique j’eusse de la répugnance à divulguer mes fautes, je veux pourtant me montrer telle que je suis, telle que j’ai été5. »
4Lorsqu’ils évoquent la question de leur lectorat potentiel, les nobles mémorialistes le réduisent très souvent au strict minimum. Mme d’Oberkirch explique qu’elle n’a rédigé son texte, à partir de notes, que sur les conseils de son amie Dorothée, devenue grande-duchesse de Russie :
« Il est doux dans un âge avancé, […] disait-elle, de se rappeler les premières années et tout ce qu’on a vu et fait, et puis n’aimez-vous pas la pensée de laisser un sillon derrière vous, quand vous aurez traversé cette mer pleine de tempêtes, qui représente la vie ? Nos enfants trouveront ces pages ; ils y verront nos sentiments, nos idées, ils sauront combien nous les avons chéris dès leur berceau, ils songeront davantage et plus longtemps à nous6. »
5Lauzun indique, quant à lui, avoir « cru pouvoir laisser ces mémoires après moi aux gens qui me sont chers » en soulignant : « Ils ne sont écrits que pour eux, et il me serait bien difficile d’y mettre l’ordre nécessaire à un ouvrage destiné à être jugé par le public7. » Surtout, nos auteurs n’entendent pas être confondus avec ceux qui visent pour leurs œuvres la place publique. La plus extrême en la matière est sans doute la marquise de La Rochejaquelein, chez laquelle le préjugé nobiliaire se heurte à une conscience de l’impropriété pour une femme de livrer sa vie : « Je n’ai point voulu faire un livre et n’ai jamais songé à être un auteur8. » Elle explique avoir écrit ses mémoires alors que, subissant un second exil, elle disposait de « tristes loisirs », et n’avoir continué que sur les instances de son époux9. De la même manière, la marquise de Castellane qui écrit des notes sur l’éducation de ses enfants afin de les accompagner par l’écriture, ayant craint de succomber à une grossesse difficile, répète à plusieurs reprises, n’avoir poursuivi son propos qu’à la requête de son mari.
6Conduite à imprimer ses mémoires, Mme de La Rochejaquelein s’évertue à ne pas paraître sous les traits de l’écrivain. Elle se montre plutôt sous l’aspect d’un sujet, ainsi qu’elle s’en explique elle-même : « J’ai tant de répugnance pour le titre de femme auteur, que j’avais fait mettre en tête de la première [édition des Souvenirs] : Écrits par elle-même et rédigés par M. le baron de Barante. J’avais mis cela sans le prévenir, aussi a-t-il fait retrancher son nom des éditions suivantes10. » La femme du monde rechigne à accepter publiquement sa responsabilité, mais elle a commencé par montrer son ouvrage à d’autres du même milieu. Elle l’a d’abord soumis à Prosper de Barante qui l’a fait circuler. Le texte est vu par Mme de Staël, le duc de Montmorency, le prince de Laval, Mathieu de Montmorency et sa mère, Talleyrand,… tout ceci, sous l’Empire. Le plus souvent, lorsque des tiers sont évoqués au nombre des premiers lecteurs, leurs noms sont de ceux que les Almanachs Royal ou de Gotha reconnaissaient.
7Tilly, qui n’a pas hésité à soumettre ses mémoires encore inédits au prince de Ligne, affirme : « J’écris pour moi et pour le petit nombre de lecteurs qui pensent qu’il y a presque toujours dans un livre médiocre de quoi en faire un bon11. » Il a déjà expliqué qu’il n’entend parler que de lui :
« C’est mon histoire que j’écris ; désintéressé depuis longtemps dans ma propre cause, je parlerai de moi sans vanité puérile, sans fausse modestie, en un mot comme j’écrirais la vie d’un inconnu à qui je ne devrais que la vérité. Bien que mon histoire soit semée de plus d’accidents extraordinaires que n’en ont éprouvés la plupart des hommes, je connais trop les écueils de ce genre d’ouvrage pour m’abuser sur les inconvénients qui y sont attachés ; aussi ai-je résisté longtemps à la tentation de l’écrire12. »
8Écrire serait une nécessité contre laquelle il serait vain de lutter, mais publier tiendrait d’une vanité inappropriée. En partie, bien entendu, une telle attitude est une forme de convention littéraire, mais la volonté de s’affirmer comme auteurs de fortune et non de profession est l’un des éléments unificateurs du groupe disparate de mémorialistes qui nous intéresse ici.
« Noble comme un Montmorency »
9Une claire conscience de la naissance des auteurs transparaît dans les différents ouvrages. Les mémorialistes commencent, dans la majorité des cas, par indiquer leur identité sous une forme qui ne laisse aucun doute quant à leur appartenance à la noblesse. En effet, leur titre figure le plus souvent sur la couverture de l’ouvrage. Le cas le plus flagrant est celui de la page de titre véritable, généralement abrégée par les éditeurs, des Mémoires de Marie-Louise-Victoire de Donnissan, dernière du nom, veuve de Louis de Salgues, marquis de Lescure, dernier du nom, épouse de Louis du Vergier, marquis de La Rochejaquelein, écrits par elle-même13. Nous avons le nom de jeune fille de l’auteur, ainsi que les patronymes et titres de ses deux époux successifs. L’indication « dernier(e) du nom », qu’elle inclut après son nom de jeune fille et celui de son premier mari, renforce l’idée de l’appartenance à une caste héroïque en voie de disparition.
10La plupart des mémorialistes, plutôt que d’étaler leurs propres états de service, apprennent au lecteur, dès les premières pages de leurs récits, de quelles familles ils descendent. Est là encore mise en avant l’importance d’un phénomène de groupe. Ils sont individus, mais ils sont aussi nobles, avec des réflexes et des préjugés qui correspondent à leurs origines ; ils ne sont que grâce à leur lignée – ils se sont donnés la peine de naître, leur aurait rappelé le Figaro de Beaumarchais. Ils doivent donc fidélité et reconnaissance à leur maison. Tilly ne déroge pas à la règle en soulignant ses origines : « Ma famille est une des plus anciennes de la Normandie, qu’elle a puissamment contribué à mettre sous l’obéissance de nos rois14. » À son tour, Mme de La Rochejaquelein indique sa parenté de manière complète et de façon à ce que le lecteur n’ait aucun doute sur son milieu. Ses Mémoires commencent ainsi :
« Je suis née à Versailles, le 25 octobre 1772. Ma grand-mère, la duchesse de Civrac, était l’amie et la dame d’honneur de Madame Victoire, fille de Louis XV. Mon grand-père, après plusieurs ambassades et notamment celle de Vienne pour épouser au nom du Dauphin, l’infortunée Marie-Antoinette, était chevalier d’honneur et Cordon bleu. Ils avaient quatre enfants : le duc de Lorge, dont la femme était dame d’honneur de Mme la comtesse d’Artois ; la marquise de Donnissan, ma mère, dame d’atour de Madame Victoire ; j’ai l’honneur d’être la filleule de cette princesse et celle du roi Louis XVIII. Mon père était attaché à Monsieur, comte de Provence, comme gentilhomme d’honneur. La marquise de Lescure, morte en couche de son fils unique, six ans avant ma naissance ; enfin la comtesse de Chastellux, dame de Madame Victoire, dont le mari avait la survivance de chevalier d’honneur. »
11Le lecteur, même familier des grandes maisons, ne peut manquer d’être ébloui à la fois par la parentèle et par la proximité de la cour affichées par la marquise. Celle-ci excuse sa présentation : « Je m’étends sur ces circonstances, parce qu’elles forment un contraste plus frappant avec les positions où je me suis trouvée15. » La Révolution, qui a renversé les fortunes, nous vaut cet étalage de titres, ce rappel d’une connaissance intime de la famille royale.
12De la même manière, une autre mémorialiste qui a connu des revers du sort importants, Mme de La Tour du Pin, dans les sept pages du premier chapitre de ses souvenirs, au sein de l’édition de référence, cite les personnages suivants : sa mère, Arthur Dillon (son père), sa grand-mère, son oncle l’archevêque de Narbonne, le prince de Guéménée, le cardinal de Rohan, le duc de Lauzun, le duc de Liancourt, le comte de Saint-Blancard, le comte de Fersen, la reine Marie-Antoinette, son aïeul « pair d’Angleterre », le premier Dauphin, Mme de Polignac, la comtesse Diane de Polignac, le comte de Vaudreuil. Est également évoquée, sans être nommée, « une bonne paysanne des environs de Compiègne », qui a servi la jeune Henriette-Lucie. Le noble existe par son patronyme, par son rapport de parenté, par la position qu’il occupe au sein de l’armée ou à la cour. La domestique sans nom s’illustre ici uniquement par sa fonction au service du rejeton d’une grande maison. La fin du premier chapitre ne laisse guère de doute au lecteur sur l’illustration familiale de la future marquise de La Tour du Pin : « Le régiment de Dillon était entré au service de France en 1690, lorsque Jacques II eut perdu toute espérance de remonter sur le trône, après la bataille de la Boyne. Mon arrière-grand-père, Arthur Dillon le commandait. » Le lien avec la noblesse d’épée est établi. L’arrière-petite-fille, dont les aventures la mèneront bien au-delà des îles britanniques qui ont vu naître sa famille, met sa plume au service des siens. La suite de la narration des jeunes années de la marquise ne manque pas d’emprunter la même voie : chevaliers et princes, marquises et comtesses se retrouvent au détour de toutes les pages. Les domestiques fidèles conquièrent aussi le droit de passer brièvement dans l’histoire.
13Le cas le plus étonnant, peut-être, parmi les nobles mémorialistes, est fourni par Antoine-Philippe, marquis de La Maisonfort. Il ouvre ainsi son propos : « Il n’y a qu’un sot qui étale sa généalogie ou qu’un parvenu qui cherche à s’en faire une. Je ne suis grâces au ciel ni l’un ni l’autre16. » Mais il ne s’arrête pas là. Au cas où le lecteur n’aurait pas compris, il enchaîne ainsi : « Je suis né ce qu’on appelait tout bonnement en France un très bon gentilhomme. » Sa noblesse est immémoriale. Le marquis critique au passage Mme de Staël de ne savoir apprécier ce raffinement particulier qui « s’appelle être noble comme un Montmorency ». Un peu plus loin, il détaille tout de même quelques temps forts de l’illustration familiale avec un aïeul ami de Sully, allié à « la grande maison de Beaujeu, ce qui lui valut l’honneur d’être cousin de la Grande Mademoiselle17. » On le voit, le marquis est conscient de ses propres origines et tient à ce que son lecteur le soit. Il n’y a aucune ironie dans la phrase qui conclut son paragraphe : « Mais en voilà trop pour établir ce que j’ai avancé et ce qu’au fait personne jamais ne m’a disputé. » C’est seulement une fois cette ascendance prestigieuse évoquée que nous aurons droit à l’histoire du mémorialiste lui-même :
« Je suis né le 3 juin 1763 au château de la Maisonfort, province de Nivernais, évêché d’Auxerre, à l’heure, au moment où l’on allumait les feux de la paix, après cette malheureuse guerre de Sept Ans qui commença à déconsidérer le règne de Louis XV et à préparer les malheurs de son petit-fils18. »
14Château, roi, guerre, les éléments caractéristiques sont convoqués pour dire la naissance de l’enfant d’une maison illustre.
15Traditionnellement, l’auteur de mémoires est un homme qui a vécu des événements exceptionnels et livre son témoignage au public. C’est le cas, par exemple, du duc de Saint-Simon ou du cardinal de Bernis. Cette tradition croise, chez les auteurs que nous évoquons, la mode nouvelle de l’autobiographie, dont Les Confessions de Rousseau ont été l’acte de naissance. Nous sommes ainsi à la conjonction entre la narration d’événements historiques et l’évocation d’un itinéraire personnel à une époque à laquelle, ainsi que le rappellent les souvenirs d’une jeune femme, l’appartenance à une classe privilégiée constituait un tort en soi. Sophie de Bohm raconte en effet l’arrivée chez elle, le 15 août 1793, du ci-devant marquis d’Hérouville, maire de Senlis, accompagné de fonctionnaires locaux, qui lui donne lecture d’un arrêté du conseil général du département de l’Oise. Elle réclame contre le texte : « Vous le savez, citoyen, nul Français ne peut être appréhendé qu’en vertu d’un jugement. » L’un des officiers lui rétorque alors : « N’êtes-vous pas noble ? » La question est rhétorique : « Que fallait-il répondre à Collot d’Herbois19 ? », demande le texte. En constituant en ennemis de la patrie les nobles, la république a renforcé leur identité et créé peut-être une solidarité là où, auparavant, il y avait surtout des divisions.
16Si les collections de mémoires, de ceux de la Révolution recueillis par Barrère au XIXe siècle, à l’actuelle série publiée par le Mercure de France, accordent, pour la période qui nous intéresse, une part si considérable aux auteurs nobles, ce n’est pas simplement parce qu’ils disposaient d’une éducation supérieure à celle de personnages issus d’autres états – d’autant que les femmes nobles avaient, pour la plupart d’entre elles, reçu une éducation bien inférieure à celle des hommes bourgeois –, mais bien parce qu’il s’agit de ce que l’on pourrait appeler, de manière un peu anachronique, un phénomène de classe.
« L’honorable mémoire »
17Même s’ils écrivent parfois au moment de la Restauration, donc lorsque les affaires sont plus ou moins rétablies, les mémorialistes nobles sont conscients qu’un monde a disparu. Nombre d’entre eux tiennent à pérenniser la conscience de cet univers. Il s’agit parfois d’immortaliser un individu mémorable ou une action héroïque. Mme d’Oberkirch prend la plume au moment de la Révolution car elle entend justement préserver par l’écriture et le souvenir ce qui ne sera plus à l’avenir. Ses souvenirs finissent d’ailleurs avec les événements de 1789. Sa conscience d’appartenir à la noblesse se double d’une évocation des gloires passées de sa famille. Elle évoque un aïeul guerrier qui l’a toujours impressionnée : « Ce comte de Waldner fut le héros de ma jeunesse ; mon imagination s’enflammait de ses faits d’armes, de ses vertus et de sa bonté. Je l’aimais profondément et souhaite que ma fille, héritant de ce sentiment, sache de quelle source il a jailli20. » Faire revivre un passé lointain, celui de l’ancêtre héroïque, c’est aussi, pour la baronne, rappeler un temps plus proche, celui de son enfance, et tisser un lien avec le futur, celui représenté par Marie d’Oberkirch, sa fille.
18L’impartialité que revendiquent les auteurs de mémoires, proches des individus et des événements qu’ils narrent, leur permet d’assumer un rôle. Un propos dédicatoire intitulé « À mes enfants » trace, chez Mme de La Rochejaquelein, un lien entre l’Histoire et les lecteurs, entre les personnages héroïques dont il va être question et leurs descendants :
« C’est à cause de vous, mes chers enfants, que j’ai eu le courage d’achever ces Mémoires, commencés longtemps avant votre naissance, et vingt fois abandonnés. Je me suis fait un triste plaisir de vous raconter les détails glorieux de la vie et de la mort de vos parents. D’autres livres auraient pu vous faire connaître les principales actions par lesquelles ils se sont distingués ; mais j’ai pensé qu’un récit simple, écrit par votre mère, vous inspirerait un sentiment plus tendre et plus filial pour leur honorable mémoire. J’ai regardé aussi comme un devoir de rendre hommage à leurs braves compagnons d’armes. Mais combien de traits m’ont échappé ! Je n’ai eu aucune note. L’impression vive que tant d’événements ont faite sur moi a été ma seule ressource21. »
19À une époque où l’on ne peut plus espérer recevoir les titres et terres qui récompensaient le guerrier courageux en des époques plus anciennes, l’écriture se charge de dire l’illustration familiale. L’on peut être ruiné ou exilé, mais l’on garde conscience d’appartenir à une lignée, et cette conscience se double d’un devoir, celui de faire mémoire de l’héroïsme des ancêtres, surtout qu’en l’occurrence il s’agit d’un héroïsme proche et observé par l’auteur des souvenirs. La marquise explique s’être occupée elle-même de l’impression de son ouvrage pour éviter une version « volée » : « J’avais revu mes Mémoires avec soin, j’abrégeai ou je retranchai plusieurs passages des premiers chapitres, qui contenaient des détails relatifs au temps de ma première jeunesse et sans aucun rapport à la Vendée22. » Nous comprenons que c’est bien là le sujet de son ouvrage. Elle n’est qu’un instrument pour raconter des événements exceptionnels et terribles lors desquels certains de ses proches ont accompli des actions sublimes. L’ouverture de son livre à proprement parler, une fois passées les pages liminaires, lève toute ambiguïté :
« Témoin et victime de l’immortelle guerre de la Vendée, ma vie a été un tissu d’événements si affreux et si extraordinaires, qu’il me sera difficile d’en rapporter la triste suite. Je regrette de n’avoir pas le talent de peindre les faits héroïques que j’ai vus. C’est pour jeter des fleurs sur la tombe de tant de généreux guerriers, que je me décide à écrire ces Mémoires, qui ne verront jamais le jour, mais qui seront peut-être utiles à ceux qui voudront faire une histoire impartiale de la Vendée. Je préviens que j’ai le seul avantage d’avoir une grande mémoire. J’en profiterai pour n’oublier aucune anecdote ; beaucoup peut-être ne seront intéressantes que pour moi ; mais que m’importe, puisque j’écris pour moi seule, et, si ces lignes peuvent servir à celui qui racontera les exploits des Vendéens, il retranchera les choses inutiles. D’ailleurs la plupart de mes anecdotes tiennent à mon histoire et je me plais à me les rappeler. Les vicissitudes de ma vie sont aussi cruelles qu’inouïes. Je n’ai que vingt-six ans, il me semble que j’ai vécu déjà plusieurs siècles, et la révolution n’est pas finie23… »
20Au-delà des individus proches, les souvenirs des princes prolifèrent. Il est question des enfants royaux dans les mémoires de Mme de Tourzel, qui fut leur gouvernante, mais aussi chez Mme de La Rochejaquelein, très amie, à la fin de l’Ancien Régime, des filles du gouverneur du premier Dauphin. Nombre d’auteurs y vont de leurs anecdotes sur Marie-Antoinette et Louis XVI. Certains, comme La Maisonfort, tiennent à redresser la balance. S’il évoque la reine, c’est en passant, dans le cadre de la narration de son propre vécu. Il apprend l’affreuse nouvelle de sa mort en octobre 1793 sur la route de Bâle :
« Tout ce qui pensait bien encore pleura la reine, mais que nous étions loin encore de lui rendre la justice qu’elle méritait. Depuis vingt ans, cette princesse était calomniée et nous nourrissions tous des préjugés faux contre elle. On plaignait ses malheurs, sa fin tragique, sa chute sans exemple dans les annales de l’histoire. Mais on la croyait coupable de beaucoup d’erreurs et on l’accusait de presque toutes les fautes de Louis XVI24. »
21Seul le recul permet d’évaluer la place qui devrait revenir à Marie-Antoinette. L’histoire s’écrit, œuvre de témoins directs ou par le truchement de documents. Elle montre combien les années de la fin de l’Ancien Régime et de la Révolution sont inextricablement liées à la personne de celle qui mourut sur l’échafaud le 16 octobre 1793.
22Le même Tilly, qui affirmait n’avoir pris pour sujet que lui-même, ne se limite guère à son propos :
« Je me tiens même assuré que j’aurais rejeté la plume si je n’avais eu à parler que de moi-même. On peut m’en croire : n’ayant plus aucune illusion sur rien, ayant observé les hommes et les faits, je pense que cette esquisse des mœurs de mon siècle, que je veux présenter au public, peut être faite à la manière d’un peintre qui a vu, analysé, réfléchi, et qui a tenu lui-même une place dans l’ordonnance de ses tableaux25. »
23Il estime avoir une plus-value essentielle mais aussi un devoir envers le passé, comme l’avenir :
« J’écris pour redresser des erreurs généralement reçues, pour venger des personnes dont la mémoire a été calomniée, et pour rétablir des faits ; je vais articuler des choses que je suis sûr de savoir et dont n’ont parlé que ceux qui les ignoraient ; j’écris enfin pour ceux à qui le développement du cœur humain et le spectacle des passions offrent, même encore aujourd’hui, non seulement des leçons utiles, mais des tableaux du plus grand intérêt26. »
24De tels tableaux permettent en particulier de fixer les us et coutumes d’un monde en voie de disparition.
« La marquise dînait à trois heures »
25Le passé est celui d’individus comme tel aïeul guerrier, mais aussi celui d’institutions désormais supprimées, de lieux oubliés ou dévolus à d’autres fonctions. Le comte de France d’Hézecques évoque ainsi la vie des pages, dont il fut, ainsi qu’un certain nombre de lieux et de rituels de la cour. Parmi les châteaux dont il se souvient, il y a Marly dont il salue les jardins « où la pluie ne mouillait pas, selon le mot d’un courtisan de Louis XIV », remplis de fontaines et de statues, « ouvrage du génie de Mansart et du crayon de Lebrun ». Il immortalise ainsi un parc qu’il a connu :
« Tous ces bosquets enchantés sont détruits. Ils ont disparu en peu de temps ; mais leur souvenir en sera immortel, car ils sont consacrés par ces beaux vers du Virgile français :
… Ce riant Marly,
Que Louis, la nature et l’art ont embelli. […]27. »
26Suivent une vingtaine de vers de Delille. La plume peut donc combattre à sa façon et reconstruire ce qui n’est plus. Le monument littéraire est doué d’une valeur égale à celui de l’architecte paysagiste, ou même d’une valeur supérieure : il survit alors que les jardins ont disparu. Même le duc de Lauzun, mort sur l’échafaud, dans des mémoires, peut-être mis en forme par un éditeur inconnu après sa disparition, insiste sur la vie qui fut sienne à Versailles : « Ce fut donc à la cour, et pour ainsi dire, sur les genoux de la maîtresse du roi, que se passèrent les premières années de mon enfance28. » Il s’agit d’un détail d’existence personnelle, mais qui est métonymique de tout un système, de tout un monde qui s’écroule.
27Les mémoires deviennent pour certains le conservatoire de ce qui n’est plus. Mme d’Oberkirch répertorie une série de personnages avant d’ajouter : « Je crois que cette liste et ces noms sont à leur place dans ces Mémoires ; ils serviront de mémorandum pour ceux qui oublieront les anciens rangs29. » Mme de La Tour du Pin a conscience que des précisions peuvent lui échapper désormais : « Les mœurs et la société ont tellement changé depuis la Révolution que je veux retracer avec détail ce que je me rappelle de la manière de vivre de mes parents30. » Écrire, c’est aussi convoquer des souvenirs qui sont enfouis, les retrouver, se retrouver. La marquise dresse une sorte d’emploi du temps comme pour fixer la réalité de ce qui n’est plus :
« Il n’y avait jamais à cette époque de grands dîners [déjeuners], parce que l’on dînait de bonne heure, à 2 heures et demie ou à 3 heures au plus tard. Les femmes étaient quelquefois coiffées, mais jamais habillées pour dîner. Les hommes au contraire l’étaient presque toujours et jamais en frac ni en uniforme, mais en habits habillés, brodés ou unis, selon leur âge ou leur goût. Ceux qui n’allaient pas dans le monde, le soir, ou le maître de la maison étaient en frac et en négligé, car la nécessité de mettre son chapeau dérangeait le fragile édifice du toupet frisé et poudré à frimas. Après le dîner on causait ; quelquefois on faisait une partie de trictrac. Les femmes allaient s’habiller, les hommes les attendaient pour aller au spectacle, s’ils devaient y assister dans la même loge. Restait-on chez soi, on avait des visites tout l’après-dîner et à 9 heures et demie seulement arrivaient les personnes qui venaient souper31. »
28Mme d’Oberkirch, qui s’évertue à soigner son lecteur, à lui épargner certains détails qu’elle juge fastidieux, n’en légitime pas moins son inclusion de faits parfois un peu secs : « Je m’étends un peu trop peut-être sur toutes ces vieilles choses, racines de notre histoire ; c’est que, s’il faut en croire les prévisions générales, elles vont bientôt disparaître, et j’en veux au moins conserver le souvenir pour moi et les miens32. » Ces éléments, autrefois connus de tous, et peu dignes par là d’être répertoriés et notés, acquièrent une valeur nouvelle par leur disparition : « […] Je retrouve dans mes papiers une liste de ducs et pairs […] J’ai envie de les mettre ici. Ces choses-là seront curieuses pour nos descendants. D’après l’esprit de destruction qui court, elles deviennent des documents33. » La conscience est ici celle d’une lutte contre le temps. Il faut éviter de laisser engloutir complètement ce qui est déjà au bord de l’abîme. La mémoire le retient encore, mais lorsque les gens disparaîtront, si de tels détails ne sont pas formalisés par l’écriture, il n’en restera rien. Il faut donc écrire pour se battre contre l’oubli. L’existence même des nobles dans ce qu’ils ont été passe par cette rédaction :
« Je dois rappeler que j’ai promis de rassembler dans ces mémoires tous les détails possibles sur nos anciennes institutions. Je souhaiterais que la mémoire des choses du passé se garde mieux que par la tradition orale. Mes petits-enfants me seront reconnaissants de ma peine34. »
29La mémorialiste rappelle encore une soirée de sa jeunesse lors de laquelle la duchesse de Chartres raconta « une anecdote assez drôle qui peint bien les mœurs de la cour35 ». Elle ajoute un plaidoyer pour le type d’écriture qu’elle s’est choisi : « J’aime à me rappeler tout cela, et je regarde les anecdotes comme le complément de l’histoire ; elles sont souvent plus véridiques et plus significatives que de longues pages36. » En les racontant, on les fait revivre. En disant le monde disparu, on l’édifie à nouveau, avec les paroles au moins. On refuse ainsi sa disparition. C’est ce qui ressort de cette affirmation paradoxale de Mme d’Oberkirch, posant la plume en arrivant à 1789, époque qui l’a motivée à écrire, mais dont elle n’écrit rien : « Je n’en veux, je n’en puis dire davantage […]. Tout ce que je vénère succombe ; ce que j’aime est menacé ; il ne me reste plus de force que pour souffrir, et pour rien dans le monde je ne voudrais éterniser le souvenir de ces affreux jours37. » Au-delà de l’individu, le mémorialiste entend fixer une époque. Tilly en est conscient. Ses souvenirs sont imprimés sous le titre Mémoires du comte Alexandre de Tilly pour servir à l’histoire des mœurs de la fin du XVIIIe siècle. Il s’explique :
« Ceci est d’ailleurs beaucoup plus l’histoire de mon temps que la mienne. Il s’agit d’une période de vingt-quatre années. D’un autre côté, je ne crois pas m’abuser en croyant avoir mieux retenu et mieux contemplé, souvent de près, que beaucoup de gens qui ont entendu si mal, et vu de si loin, qui n’ont eu d’autres moyens d’information que des gazettes, des brochures fabuleuses, des préventions, des préjugés, des récits tronqués, subalternes et haineux ; qui n’ont puisé qu’à des sources d’antichambre, et qu’à celles du mensonge, qu’ils ont trouvé un charme secret à propager. D’autres peuvent être de meilleure foi, mais souvent leur style est fait pour dégoûter de la vérité même38. »
« Victime et témoin »
30Plus qu’historiens, les mémorialistes sont témoins – martyrs, au sens étymologique. Ils multiplient les affirmations de sincérité, rappellent qu’ils ne racontent que ce qu’ils ont eux-mêmes vu, ou ce dont des proches leur ont parlé à l’époque. Tilly affirme ainsi : « Je n’ai point parlé de ce que je ne connaissais pas39. » Cette idée de témoignage se retrouve chez différents auteurs, même ceux que leur histoire personnelle range du côté de la Révolution, plutôt que de l’Ancien Régime. C’est le cas de Sophie de Bohm, fille du marquis de Girardin, protecteur de Rousseau : elle est, au moment de la Terreur, vicomtesse de Vassy. Elle commence ainsi sa narration de l’incarcération qu’elle subit :
« Échappée comme par miracle à la tourmente révolutionnaire, je veux sans animosité, sans désir de vengeance, sans aucune vue de récrimination, mais par amour pour la vérité, lorsque ma mémoire est récente, la plaie vive encore, publier les événements qui précédèrent les nombreuses arrestations qui eurent lieu en 1793 ; j’en fus victime et témoin ; j’y joindrai ceux que j’appris dans les diverses prisons d’état où je séjournai pendant quatorze mois. »
31« Sans posture littéraire assumée, il s’agit de témoigner face au Tribunal de l’Histoire, pas de faire œuvre d’écrivain.
32Mme de La Rochejaquelein, elle, assure : « Je n’écris que ce que j’ai vu ou ai su de la bouche des témoins oculaires, sans parler des faits que d’autres mieux instruits que moi feront passer à la postérité. » Comme Mme d’Oberkirch, esquive les événements de 1789, mais n’offre pas les mêmes raisons : « Je n’écris pas l’histoire, c’est bien assez de raconter la mienne ; aussi je ne m’attache qu’à ce qui m’est personnel, ou que j’ai vu40. » Elle a pourtant conscience, d’autres passages de ses souvenirs l’indiquent, d’avoir croisé l’Histoire avec un H majuscule, et d’accomplir, envers les disparus et leurs actions, un devoir de mémoire qui seul légitime véritablement son entreprise41. Elle écrit à une époque proche des événements narrés, et a accès à des détails qui échappent à l’historien donc, par voie de conséquence, à l’histoire officielle. Tous peuvent espérer la compléter, voire l’infléchir.
33Le comte de France d’Hézecques, qui a été page à la cour de Louis XVI, est de ceux qui évoquent les événements survenus à Versailles le 5 octobre 1789. Son souci d’impartialité est clair : « Sans vouloir diminuer l’horreur de cette journée, ni la bravoure et la fidélité des gardes, on doit reconnaître que le carnage ne fut pas si considérable. Il est important pour l’histoire que les mémoires particuliers soient toujours écrits avec vérité42. » Redresser la balance de l’Histoire implique parfois de donner raison aux adversaires, parfois aussi de donner du poids à des événements mineurs.
34Lorsque l’on combat, l’on n’a guère le temps de faire autre chose. Les nobles désœuvrés en émigration ou alors revenant, pendant leur vieillesse, sur le cours de leur vie, se donnent une occupation sans déroger, pansent leurs plaies à l’âme, s’offrent une raison d’être entre fidélité à soi et à sa lignée, entre plaidoyer pour un avenir meilleur et reconnaissance d’un monde disparu. En recréant cet univers, ils se retrouvent tels qu’ils furent à un moment où leur naissance leur permettait d’occuper, sur la scène publique, une place plus importante que celle qui, désormais, leur est dévolue. Ils se donnent, en tant que membres d’une classe menacée, une forme de survie individuelle, mais aussi de groupe, à l’issue d’une Révolution qui a prétendu les détruire. Ils participent implicitement à une volonté de rétablissement monarchique en souhaitant modeler un avenir plus heureux. Eux qui se sont définis par leur passé, ils luttent contre un monde au présent. Personne ne le dit mieux que Mme d’Oberkirch qui termine ainsi son ouvrage :
« Je n’ai plus que quelques mots à dire. Les événements de cette année, ceux que l’on prévoit dans l’avenir m’arrachent la plume des mains. Le 14 juillet, jour de la prise de la Bastille, a vu tomber l’ancienne monarchie. La nouvelle que l’on veut fonder n’a point de racines et ne prendra jamais en France. À la suite de cet événement déplorable des désordres ont eu lieu partout […].
Adieu donc à ce passe-temps si doux ! Adieu donc à ces heures écoulées à faire revivre le passé. Il faut songer au présent. Quant à l’avenir, que Dieu le garde ! qu’il éloigne le mal et qu’il nous sauve ! Qu’il ait pitié de l’humanité et qu’il lui pardonne : c’est mon vœu le plus cher. Nos enfants sont venus au monde dans un triste moment. »
35L’histoire rattrape ceux qui ont cru l’incarner par leur patrimoine. De son côté, l’ancien courtisan Tilly, élevé dans l’insouciance de la jeunesse dorée, paraît tout surpris de ce qu’il constate :
« J’ai fait mention d’événements contemporains avec l’impartialité et le calme que j’aurais mis à retracer des faits arrivés depuis mille ans, parce que mille ans ont passé sur nous, et que nous sommes déjà l’Histoire.
L’Histoire ! Cette compilation incertaine de notre fugitive apparition sur ce globe de sang et de boue ! L’Histoire ! que nous pouvons à peine écrire quand nous en sommes les contemporains ; nous qui voulons citer les siècles dans nos pages mensongères ; nous qui voulons deviner les mystères de la nature, et le dernier secret de celui qui l’a créée ! ! ! Et nous mettrions de l’importance à quelque chose, nous qui sommes nés d’hier, qui mourrons demain, nous qui foulons une terre qui périra comme nous ? et nous écrivons quelques pages de notre histoire, tandis que toutes les pages de la vie sont déchirées, que le grand livre de l’univers sera lui-même effacé, et qu’il ne restera plus que l’immensité du néant !
Comment expliquer l’attrait qui nous pousse à laisser un souvenir sur des débris et parmi les ruines ? L’homme a donc un penchant à disputer quelques dépouilles à la mort, à déposer quelques traces de lui-même, à propager des pensées qui furent contemporaines de son passage dans la vie ? Il espère que ses écrits lui survivront de quelques jours : il aime à lutter avec le néant.
Voilà l’explication de ce livre. Il aura, au moins, deux grands caractères : LA VÉRITÉ ET L’IMPARTIALITÉ43. »
36Bien des mémorialistes évoquent des temps forts de la période révolutionnaire comme les États généraux ou le 10 Août. Ils tiennent à laisser leur témoignage à une époque à laquelle ils peuvent craindre voir l’histoire écrite du point de vue des vainqueurs, et non des vaincus, au nombre desquels ils se comptent. Écrire le passé, c’est aussi tendre une mise en demeure à l’avenir. Mme d’Oberkirch s’adresse par le texte, mais aussi au-delà du texte, à son enfant, l’enjoignant à être digne des maisons nobles dont elle est issue : « Les souvenirs sont sacrés et l’ingratitude est un vice dégradant. J’espère que ma fille saura toujours être reconnaissante44. » Son autre destinataire, plus large, ce sont ses contemporains, ceux qui doivent, dit-elle, « me succéder ». Elle répercute pour eux des faits délétères, répète « un écho de ce monde dangereux et coupable, afin de parler de tout45 ». Elle les met implicitement en garde contre ce qui peut leur nuire.
37Pour certains de ces nobles qui ont tout perdu – on songe à Chateaubriand exilé en Angleterre, mourant de faim dans un galetas –, la parole est tout ce qui reste. Elle devient directement pour eux arme de combat pour écrire dans la presse royaliste au côté d’un Peltier ; pour se donner une épaisseur, une consistance, un but ; pour immortaliser le souvenir des époques disparues et des héros tombés au champ d’honneur. Comme leur noblesse, elle ne peut leur être ôtée. Désormais, c’est sur le papier seul qu’existeront leurs demeures ancestrales et le souvenir du prestige passé. Paradoxalement, souvenir et oubli se conjuguent dans leurs œuvres. Elles permettent de faire un temps table rase d’un présent difficile, ou du moins de le reléguer à un arrière-plan devant lequel triomphe un passé glorieux pour les nobles. L’œuvre de mémoire entend occulter autant que faire revivre, permettre d’oublier un présent souvent douloureux par le souvenir du passé.
Notes de bas de page
1 Henriette-Lucie Dillon, marquise de La Tour du Pin, Journal d’une femme de 50 ans, Paris, Éditions Berger-Levrault, 1951, p. 64.
2 François-Auguste Fauveau de Frénilly, Baron de Frénilly. 1764-1848. Souvenirs d’un ultra-royaliste, Paris, Perrin, 1987, p. 13.
3 Antoine-Philippe de La Maisonfort, Mémoires d’un agent royaliste sous la Révolution, l’Empire et la Restauration 1763-1827, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1998, p. 9.
4 Ibid., p. 10.
5 Henriette-Lucie Dillon, marquise de La Tour du Pin, Journal […], op. cit., p. 1.
6 Henriette-Louise de Waldner-Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires [1869], Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1988, p. 220. Je remercie Stéphanie Otte, dont le travail de master m’a donné l’occasion de relire les Mémoires de Mme d’Oberkirch.
7 Armand-Louis de Gontaut, duc de Lauzun, Mémoires, préface de Michel Delon, Paris, Nouveau Monde, 2006, p. 15.
8 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1984, p. 43.
9 Ibid., p. 43 : « J’avais conduit mon récit jusqu’au passage de la Loire ; plusieurs années après, je le repris, sur les instances de M. de La Rochejaquelein. »
10 Ibid., p. 47.
11 Alexandre de Tilly, Mémoires du comte Alexandre de Tilly pour servir à l’histoire des mœurs de la fin du XVIIIe siècle, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2003, p. 58.
12 Ibid., p. 50.
13 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, Mémoires […], op. cit., p. 51.
14 Alexandre de Tilly, Mémoires […], op. cit., p. 58.
15 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, Mémoires […], op. cit., p. 53.
16 Antoine-Philippe de La Maisonfort, Mémoires […], op. cit., p. 10.
17 Ibid., p. 11.
18 Ibid.
19 Sophie de Bohm, Prisonnière sous la Terreur. Mémoires d’une captive en 1793, préface de Jean-Clément Martin, Paris, Cosmopole, 2001, p. 29.
20 Henriette-Louise de Waldner-Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires, op. cit., p. 73.
21 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, Mémoires […], op. cit., p. 41.
22 Ibid., p. 47.
23 Ibid., p. 52.
24 Antoine-Philippe de La Maisonfort, Mémoires […], op. cit., p. 197.
25 Alexandre de Tilly, Mémoires, op. cit., p. 50.
26 Ibid., p. 58.
27 François-Félix de France d’Hézecques, Page à la Cour de Louis XVI. Souvenirs du comte d’Hézecques, Paris, Tallandier, 1987, p. 118.
28 Armand-Louis de Gontaut, duc de Lauzun, Mémoires, op. cit., p. 16.
29 Henriette-Louise de Waldner-Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires, op. cit., p. 641.
30 Henriette-Lucie Dillon, marquise de La Tour du Pin, Journal […], op. cit., p. 4.
31 Ibid.
32 Henriette-Louise de Waldner-Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires, op. cit., p. 93-94.
33 Ibid., p. 637.
34 Ibid., p. 408.
35 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, Mémoires […], op. cit., p. 88.
36 Henriette-Louise de Waldner-Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires, op. cit., p. 473-474.
37 Ibid., p. 684.
38 Alexandre de Tilly, Mémoires […], op. cit., p. 51.
39 Ibid., p. 51.
40 Marie-Louise-Victoire de Donnissan, marquise de La Rochejaquelein, Mémoires […], op. cit., p. 173.
41 Ibid., p. 130, ch. VI : « On ne doit pas s’attendre à trouver dans ces Mémoires des détails de tout ce qui s’est passé dans la guerre de la Vendée ; je me suis fait une loi de n’écrire que ce que je sais d’une manière positive, et j’aime mieux passer sous silence des faits intéressants, ou les indiquer seulement, que d’altérer en rien la vérité. Je n’ai pas été dans les commencements de la révolte ; ainsi, jusqu’à l’époque où je m’y suis trouvée, je n’aurai que peu de choses à en dire, et je m’attacherai principalement à ce qui me concerne : ce sera beaucoup moins curieux, mais cela sera plus vrai. »
42 François-Félix de France d’Hézecques, Page à la Cour de Louis XVI. Souvenirs […], op. cit., p. 151.
43 Alexandre de Tilly, Mémoires […], op. cit., p. 51-52.
44 Henriette-Louise de Waldner-Freundstein, baronne d’Oberkirch, Mémoires, op. cit., p. 512.
45 Ibid., p. 243-244.
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