La noblesse petite et pauvre au début du XVIIIe siècle
p. 199-245
Texte intégral
« Les bans des cinq éveschés de Bretagne (...) sont tous faicts les uns comme les autres (...) les uns à pied par impuissance d'estre mieux et les autres à cheval sur roussins, cavalles, chevaux de charette et bidets, ce qui, joint au peu de subordination, fait (...) les plus méchantes troupes du monde (...) ; quant aux hommes (...) quelques-uns ont du bien, mais en petite quantité ; la plupart sont pauvres et très mal montés, procureurs, notaires et avocats qui ont de petits fiefs et plusieurs autres de profession au-dessous de celles-là qui ne dérogent point en ce pays-ci. Il y a encore parmy cela quantité de pauvres gentilshommes qui n'ont rien et qui se présentent à pied aux revues et demandent le lendemain congé comme gens qui n'ont point de quay vivre hors de chez eux. »
Vauban, lettre du 15 juillet 1695, citée par Bourde De La Rogerie, Inventaire... Finistère, p. XXIX
1. Revenus fonciers et capitation au début du XVIIIe siècle
1La guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697) fut la dernière occasion de convocation régulière du ban et de l'arrière-ban, auxquels des missions défensives furent encore confiées : c'est ainsi qu'à l'été 1694 des gentilshommes de l'arrière-ban de l'évêché de Chartres étaient cantonnés dans la région de Carhaix (Tigier no 281). Dans beaucoup de provinces, les revues donnèrent aux commissaires le spectacle de nobles pauvres, surtout en Anjou, en Normandie et en Nivernais, et d'autres très dépourvus de motivation, dans le Maine, en Gascogne et en Languedoc1. La gueuserie sous laquelle le ban et l'arrière-ban sont décrits n’est donc pas spécifiquement bretonne. L'excellent observateur qu'était Vauban a vu une majorité d'hommes à pied ou mal équipés, indisciplinés, dénués de toute efficacité militaire. Et il ne put voir les petits gentilshommes qui n'avaient même pas à venir aux revues parce qu'ils ne tenaient plus aucune terre noble. A l’en croire, ce serait la majorité de l'ordre qui en Bretagne n’avait plus la capacité d'assumer sa vocation militaire.
1.1. Les sources : analyse des cotes de capitation
2C'est sensiblement à la même date qu'il est possible de prendre une mesure de la noblesse, de ses effectifs et de la hiérarchie de ses revenus grâce d'abord à la capitation, puisque l'originalité de ce nouvel impôt direct, institué en 1695, était d'être payable aussi par les privilégiés. Les nobles furent inscrits sur des rôles séparés. En Bretagne, ce sont les plus anciens rôles conservés, ceux de 1710, qui sont aussi les plus précis et les moins incomplets2. Ces rôles sont d'un usage plus délicat que les montres de 1480, d'une part parce qu'ils ne fournissent pas un chiffre de revenu mais un cote fiscale ; d'autre part, parce qu'ils ne mentionnent pas les gentilshommes exhaustivement. Aussi faut-il commencer par trouver une signification concrète aux cotes. La première capitation, en 1695, était un impôt de quotité : selon leur dignité, leur fonction et leur revenu, les chefs de famille étaient répartis en vingtdeux classes. En Bretagne, dès 1696 l'abonnement en a fait un impôt de répartition tout en lui laissant le caractère d'un impôt de quotité3. Des tarifs particuliers rangèrent des Bretons exerçant la même profession et tenant le même rang, non dans une seule classe, comme le prévoyait le tarif général, mais dans deux, trois ou quatre classes, ce qui permettait de proportionner les taxes individuelles aux revenus réels. Nous allons voir que les rôles de 1710 ont été dressés selon le tarif de 1703, dans lequel l'imposition de chaque classe était augmentée de moitié par rapport au tarif de 1696 ; puisqu'il n'est pas conservé de rôles antérieurs, nous ne citerons que les classes prévues par le tarif de 1703. Mais les rôles de 1710 attribuent aux familles nobles des cotes beaucoup plus diverses que ne le prévoyait le tarif, et si celui-ci est un guide utile pour l’analyse des rôles, la confrontation de ceux-ci à un échantillon de familles connues par ailleurs permet de dresser une hiérarchie plus fine de la noblesse et de ses revenus. Le tableau no 17 met en regard la capitation et les totaux des rentes possédées par des contribuables. Celles-ci nous sont fournies par deux grandes sources propres au XVIIIe siècle, les déclarations de 1751 en vue du vingtième et surtout le contrôle des actes et le centième denier4. La plupart des chiffres de rentes du tableau no 17 sont fondés sur des données de la première moitié du XVIIIe siècle et ne sont guère encore affectés par la hausse des baux qui devint forte dans les deux ou trois dernières décennies de l'Ancien Régime. Bien sûr la capitation d'un chef de famille ne dépendait pas que de son patrimoine foncier, mais aussi notamment des revenus d'une éventuelle activité et du nombre de personnes à charge, si bien qu'il n'est pas question de chercher une corrélation étroite entre les deux séries. Du moins la comparaison présentée par le tableau no 17 est-elle aussi significative que possible, car aucun des chefs de famille cités ne semble exercer, à la date de la capitation, une activité autre que le travail de la terre.
3Parcourons rapidement les classes supérieures de la noblesse. Selon le tarif de 1703, les marquis, comtes, vicomtes et barons devaient être imposés dans la quatrième classe, soit 375 livres. Les conseillers, procureurs et avocats généraux au parlement devaient l'être dans la sixième classe, 225 livres ; c'est le cas d'Anne-Nicolas de Caradeuc (no 2.1), conseiller à la cour, capité 225 livres, plus 16 livres pour ses domestiques. Le reste de la noblesse riche et moyenne devait être classé en fonction de ses fiefs ou du niveau de ses revenus. Le tarif situait dans la septième classe, imposée 180 livres, les seigneurs de paroisse5 ; dans la neuvième, à 120 livres, les gentilshommes ayant plus de 4 000 livres de rente ; dans la dixième, à 90 livres, les seigneurs ayant fief de haute-justice et les nobles ayant de 3 000 à 4 000 livres de rente6 ; dans la douzième, à 60 livres, les seigneurs ayant de 2 000 à 3 000 livres de rente. Dans l'ensemble, au niveau des classes supérieures, les rôles de la noblesse en 1710 paraissent sensiblement conformes au tarif de 1703 ; la capitation gardait encore partiellement pour quelques années un caractère d'impôt de quotité.
4La quatorzième classe, imposée 30 livres, devait comprendre les gentilshommes ayant un manoir noble sans justice, ou 1 000 à 2 000 livres de rente. Effectivement le chef de nom Dubouays (no 4.1), quoique ses seigneuries de Couësbouc et Langouët lui donnassent une moyenne justice, n'était capité que 36 livres parce qu'il possédait environ 1 200 livres de rente7 ; le critère de la dignité de la seigneurie et celui du niveau de revenu n'indiquant pas la même classe, les commissaires ont opté dans le sens favorable au contribuable. De même le chef de nom du Rocher (no 12.1), qui prétendait avoir basse justice avec sa terre du Quengo, était capité 21 livres seulement8 A ce niveau les rôles de 1710 commencent à différer quelque peu du tarif de 1703, puisque de petits seigneurs étaient classés bien au-dessous des 60 livres de la douzième classe. Aussi garderons-nous l'expression de « moyenne noblesse » pour les capités à partir de 21 jusqu'à 50 livres, et celle de « riche noblesse » au-dessus9. C'est à ce niveau de moyenne noblesse que se situait la branche cadette d'un des lignages les plus fameux du royaume : écuyer Jean de Rohan, seigneur du Poulduc, capité en Saint-André-des-Eaux, dans l'évêché de Nantes, 30 livres (plus 3 livres pour ses domestiques).
Tableau 17. Capitation et rente foncière en 1710


(1) Le numéro permet l'identification du chef de famille dans la pièce justificative no 1. Chef : chef de nom : aîné de la branche aînée. A : aîné ; C : cadet.
(2) 1710: Arch dép. Loire-Atlantique, B 3 484; 1720: Arch. dép. Loire-Atlantique, B 3 486. — : omission du foyer dans le rôle decapitation.
(3) Communauté : rentes des biens propres de l'époux, des propres de l'épouse, et rentes totales de la communauté.
1.2. La petite noblesse
5Tous les autres gentilshommes étaient rangés par le tarif dans la dix-septième classe, qui comprenait aussi par exemple les artisans et les aubergistes des villes de second ordre, et ils auraient dû payer 9 livres de capitation. Mais les rôles de 1710 attribuaient aux nobles dépourvus de seigneurie des cotes d'imposition beaucoup plus diverses. Les échelles de la capitation et des revenus fonciers dans le tableau no 17 restent assez cohérentes pour distinguer au moins deux niveaux inférieurs. Capités de 3 ou 4 livres jusqu'à 18 livres environ, se situaient des couples dont la communauté avait un patrimoine allant de 300 à 900 livres de rentes ; 19,5 liv. était la capitation du chef de nom Ginguené de la Chauvrais (no 6.1) qui possédait 508 livres de rente en propre, son épouse en ayant sans doute autant. De tels patrimoines étaient analogues à ceux des plus riches roturiers des campagnes, payant, eux, plus de 20 livres de capitation et constituant une élite très peu nombreuse. Ces familles pouvaient avoir deux ou trois domestiques : François Le Bouteiller, sieur de la Morinais (no 10.1), était capité 9 livres, plus 3 pour un valet et une servante. Il y avait là, de 4 à 20 livres de capitation, une petite noblesse qui, par rapport au voisinage rural, jouissait encore d'une aisance petite mais réelle. Ces familles ne tenaient plus de seigneuries mais généralement possédaient encore une ou deux sieuries, c'est-à-dire une maison noble que jouxtait une métairie dont les parcelles de terre étaient souvent encore assez bien rassemblées. Le Prémorel en Plesder, qui comprenait 200 journaux répartis en trois métairies d'un seul tenant (plan no 13) et dont Louis Guezille (no 7.1) donna la ferme générale en 1711 pour 600 livres, était une sieurie remarquablement étendue. Beaucoup étaient moins grandes et ne comportaient qu'une métairie. Quelques-unes avaient un colombier, comme le Prémorel, mais pas toutes10. Elles n'avaient généralement pas de moulin et il ne leur était pas attaché de rentes seigneuriales.
6Ces petits nobles faisaient souvent exploiter leurs terres par des fermiers. Cela n'allait pas sans risques ni frais. Une métairie éloignée du domicile, un bien propre de l'épouse par exemple, devait être affermée ; la veuve de François de Chateaubriand, grand-mère de l'écrivain, devait voyager pendant six jours avec un domestique et deux chevaux pour aller se faire payer ses fermages en Izé, à 6 liv. par jour, fait 30 liv. (pièce justificative no 25) ; cas extrême il est vrai. La difficulté la plus fréquente était de trouver un paysan ayant un capital mobilier suffisant pour faire face à l'exploitation de métairies qui, affermées souvent entre 100 et 250 livres, n'étaient pourtant pas encore considérables. De là les soucis de Jeanne-Suzanne Guezille du Frescheclos, vieille fille très aisée qui, à la succession de son père, un cadet (no 7.3), a ajouté l'héritage de son oncle (no 7.2). Elle a donné le bail de Launay-Quenoual pour 160 livres à un notable (un maître), mais celui-ci est mort peu après et en 1751, à cinq mois de l'échéance, elle n'a pas encore pu trouver à affermer sur le même pied11. C'est bien pis pour François Ginguené qui, procureur au parlement et inspecteur des fermes (A 4), doit bien affermer les deux petites métairies de sa femme, de 110 et 65 livres (pièce justificative no 31). Les fermages rentrent mal ; les fermiers entrés en 1742 ont disparu sans avoir payé la jouissance, les uns en déguerpissant, les autres en mourant insolvables. De 1743 à 1750, par la mauvaise qualité des terres de ce pays, et l'indigence commune des paysans, le propriétaire n'a pas... touché 400 liv....de ces deux fermes, soit déduction faite des frais normaux, réparations et fouage (tableau no 20), moins de 40 % de ce qu'il était en droit d'attendre. Ce type de difficulté pouvait devenir catastrophique pour une famille moins aisée ne disposant pas d'autre revenu. Pour le propriétaire baillant sa terre à ferme, le chiffre de rente stipulé par le bail était plus un maximum idéal qu'une réalité.
7Il n'en était pas de même du propriétaire qui baillait à moitié fruit ou qui exploitait lui-même. C'est sans doute à cause de cette rareté des paysans aisés que souvent encore au XVIIIe siècle les baux consentis par des nobles moyens et petits étaient à moitié fruit ; le propriétaire, en fournissant la moitié des semences et du bétail, palliait l'insuffisance du capital du preneur. D'autres enfin préféraient exploiter leurs terres eux-mêmes. Pour ceux qui choisissaient l'un de ces deux derniers types de faire-valoir, la possibilité de spéculer en vendant ses grains allait devenir de plus en plus profitable grâce au mouvement séculaire de hausse des prix qui allait recommencer vers 1735.
a) Les trois métairies

b) Qualité des terres. Seigneuries dont elles relevaient

13 — Le domaine de Prémorel en Plesder en 1724
1.3. La plèbe nobiliaire
8La catégorie inférieure est composée de foyers qui, dès 1710, ne paient plus de capitation. Dans les rôles de Saint-Malo et Saint-Brieuc certains sont encore inscrits pour mémoire, quoique ne payant rien, mais beaucoup ont déjà été éliminés des rôles parce que leur pauvreté les faisait considérer comme insolvables. Nous en retrouvons certains dans les comptes de capitation des années précédentes : en 1705 Elye Guezille (no 7.5) était imposé 9 livres, c'est-à-dire au taux prescrit par le tarif de 1703, dont le comptable n'a pu faire le recouvrement attendu la pauvreté notoire du dit sieur... recognié par les sieurs les commissaires même dans le roole de 1702 où il est employé sans bien12.
9De même son frère aîné Julien, sieur du Chênais, a été déchargé par pauvreté. Le tableau no 17 montre qu'en fait ces familles exemptes de capitation avaient des patrimoines allant de 75 à 250 livres de rente foncière. De telles propriétés étaient du même ordre que celles du tiers supérieur des roturiers ruraux, capités, eux, au moins de 6 à 12 livres. Ces nobles pauvres n'étaient pas plus insolvables que les paysans, si bien que leur élimination du rôle de capitation pour seule raison de pauvreté était une exemption fiscale, un privilège nobiliaire de fait, sinon de droit.
10Que le rôle de capitation de 1710 permette de situer une famille dans la hiérarchie des revenus de la noblesse bretonne, c'est ce que montre par exemple la critique du chiffre de 5 000 livres de rente que les Mémoires d'Outre-Tombe (Livre I, chap. 1) attribuent aux grands-parents paternels de Chateaubriand. Ces 5 000 livres sont invraisemblables car ils auraient situé la famille vers le haut de la moyenne noblesse. Le grand-père, François de Chateaubriand (no 3.4), ne figure ni dans le rôle de capitation de 1710 alors qu'il avait déjà 27 ans, ni dans ceux de 1719-1720, parce qu'il dérogeait, étant sénéchal d’une juridiction seigneuriale (S 22). Il succédait dans cette charge à son oncle maternel Gabriel du Rocher (S 21, no 12.2) capité en 1710 10 livres 10 sols. Par ailleurs, François de Chateaubriand n'était qu'un cadet issu de cadet ; en 1710, le chef de nom Chateaubriand (no 3.1) était capité 21 livres et le représentant de la branche cadette 9 livres. Si François de Chateaubriand avait été capité dans la noblesse, on le trouverait à ce niveau d'une dizaine de livres. Il ne devait posséder en communauté avec sa femme qu'un revenu foncier de l'ordre de 700 livres ; de ce total hypothétique nous connaissons d'ailleurs les 314 livres que déclarait sa veuve en 1751 et qui sont le total des fermes de trois petites métairies (pièce justificative no 25).
2. Signes honorifiques et éléments de confort
11La noblesse ne prétendait pas qu'à des privilèges, elle se réclamait aussi d'une « qualité » supérieure ; ce qui est en cause à propos de la petite noblesse et surtout de la plèbe nobiliaire, c’est la mesure dans laquelle le reste de la population leur reconnaissait effectivement une éminence particulière. Le degré d'honneur auquel se situait une famille était manifesté surtout par des relations sociales et des signes matériels. Relations, les alliances matrimoniales ou le choix de compères et commères en vue des baptêmes des enfants, nous y reviendrons. Signes matériels, à propos desquels la question est de savoir si les familles des catégories inférieures de la noblesse étaient capables d'en exhiber. Les prééminences d'église étaient de nature réelle puisque c'étaient les fiefs qui y donnaient droit ; leur hiérarchie était définie de façon immémoriale par les aveux. En revanche les éléments de prestige de l'habitation (portail, tourelle, bois de décoration) résultaient aussi des initiatives du gentilhomme et de ses moyens. Son rang était symbolisé aussi par des signes extérieurs mobiliers, le costume, et, chez lui, par la table et le couvert. Enfin celui qui avait un cheval et un pistolet ou un mousquet pouvait parader de temps à autre, voire intimider son voisinage. Rappelons que l'équipement militaire des nobles est redevenu un problème d'actualité lors des dernières convocations du ban et de l'arrière-ban en 1674 et dans les années 1690-1696.
2.1. Les prééminences dans l'église paroissiale
12La plupart des petites seigneuries donnaient droit à des prééminences honorifiques dans l'église paroissiale, dans la hiérarchie desquelles il y avait matière à bien des querelles et procès pour les membres de la moyenne noblesse. Aux simples sieuries, maisons nobles dépourvues de justice, était le plus souvent attachée une pierre tombale dans l'église paroissiale. Le Prémorel, dont la ferme générale était de 600 livres en 1711, donnait droit à une pierre tombale et un banc, et même une terre noble réduite à une seule métairie, comme la Chapelais, affermée 150 livres seulement, donnait droit de pierre tombale13. En revanche les aveux du Rocher, dont la métairie était affermée 320 livres en 1744, ne citent aucune prééminence honorifique14. De petits nobles comme les sieurs du Rocher (no 4.3) et du Frescheclos (no 7.2) pouvaient donc ne pas bénéficier de telles prééminences, alors qu'un noble pauvre comme celui qui avait la Chapelais et l'habitait (no 7.3) en jouissait. Au niveau de la petite noblesse et des sieuries, les prééminences d'église étaient donc relativement aléatoires.
13Quant aux nobles pauvres, ils ne tenaient plus guère que des terres roturières (tableau no 33), qui n'octroyaient pas de dignité particulière. Ils ne pouvaient raisonnablement pas acquérir une terre noble même petite, parce qu'il aurait fallu acheter en une fois un logis avec sa métairie annexée, alors que leur épargne ne leur permettait que d'acquérir parcelle après parcelle. Aussi étaient-ils généralement privés de signes honorifiques dans l'église.
2.2. L'habitat
14Comme toujours ce sont les maisons tenues du roi que les sources écrites nous font le mieux connaître, grâce aux aveux que complètent les déclarations de 1678-1680 pour la réformation du domaine royal. Les petits nobles vivant à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle habitaient souvent des maisons construites dans la deuxième moitié du XVIe ou au début du XVIIe siècle, par leur ancêtres ou par des nobles d'un niveau analogue (tableau no 18). Ces maisons nobles étaient bien plus petites que les manoirs de la moyenne noblesse, mais se distinguaient aussi de l'habitat paysan. Par leurs matériaux d'abord : des murs en pierres ou, dans le pays de Hédé, partie en terre surmontant un fondement plus ou moins haut en pierre. Les couvertures étaient de tuiles ou d'ardoises, parfois de pierres plates. Par leurs dimensions : leur longueur varie de 40 à 80 pieds, 13 à 25 mètres. Aussi avaient-elles deux ou trois pièces au rez-de-chaussée, généralement une salle et une cuisine, et une ou plusieurs chambres à l'étage ; la spécialisation fonctionnelle des pièces subsistait donc. Souvent encore une métairie, généralement une chaumière, jouxtait le logis et abritait une étable, souvent une grange, parfois une écurie. Il y avait donc encore disjonction entre le logis et les bâtiments agricoles, quoique cela ne constituât pas une règle absolue, comme nous l'avons vu au grand corps de logis du lieu noble du Rocher en La Chapelle-Chaussée (tableau no 15). L'habitat des petits nobles présentait encore parfois des éléments spécifiques de prestige, un portail et une rabine, une allée bordée d'arbres, un petit bois de haute futaie, voire un vivier. Dans la salle, la cheminée était souvent assez grande et en pierre, le manteau parfois sculpté. En revanche il n'y avait généralement pas de tourelle, aucune des maisons du tableau no 18 n'en exhibait15 ; le prestige architectural trouve vite ses limites.
15Quant à la plèbe nobiliaire, il en est de l'aspect extérieur de ses logis comme des droits honorifiques dans l'église. Certaines lignées appauvries ont pu conserver tardivement quelques parcelles d'une sieurie, dont parfois la maison. C'est ainsi que le logis noble du Chênais en La Chapelle-Chaussée est resté jusqu'au XIXe siècle dans la lignée Guezille du Chênais, omise dès avant 1710 dans le rôle de la capitation de la noblesse. La terre du Chênais était limitrophe de celle du Rocher (plan no 12) dont elle a été démembrée par un partage en 1629, mais le logis a dû être édifié par le fils cadet de Regnaud dès l'époque de son mariage en 1609. C'est très probablement la maison qui fut jugée noble en 1743, et celle aussi qui subsiste sur les lieux16. Orientée au sud, elle est construite en moellons de granit. En 1743 elle était longue de 40 pieds et comportait deux aistres, deux pièces habitables, comme l'édifice actuel dont la façade présente deux portes cintrées jumelles et une paire de fenêtres disposées de part et d'autre des portes, correspondant à deux pièces au rez-de-chaussée. Les fenêtres de l'étage indiquent deux chambres, conformément à d'autres maisons décrites par des aveux du XVIIe siècle. Ce logis était prolongé vers l'ouest par une construction abritant un four et la grange, et se dressaient aussi un portail et un autre corps de logis batty de pierre et terre, couvert de pailles et genêts qui avait pu servir de métairie17. Or les maisons sont utilisées diversement en fonction des dimensions que prend la famille. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, quatre frères et deux sœurs Guezille du Chênais ont atteint l'âge adulte (tableau généalogique no 15). Les parents n'ont laissé que 146,5 livres de rente, et c'est sans doute pourquoi seuls l'aîné et une sœur se sont mariés18 ; le patrimoine ne permettant pas non plus de laisser l'exploitation des terres à un fermier, le second corps de logis restait disponible. Une fois précisé le statut noble ou roturier des maisons et des terres par la sentence de 1743, le patrimoine fut partagé. L'aîné, Alexis, avait droit à titre de préciput à la maison noble consistant en deux aistres. Les cadets célibataires se sont partagés le logis couvert de paille ; l'un d'eux a eu en propre, au Chênais, une étable et la moitié d'une salle, ce qui montre que les pièces elles-mêmes étaient partagées et que les frères et sœurs y cohabitaient19. La noblesse du XVIe siècle nous avait déjà montré un tel partage d'un logis. D'autres nobles pauvres ont eu l'occasion d'hériter d'une maison noble ancienne et relativement spacieuse. Jean-François Guezille, sieur de la Villefily (no 7.3), habitait en 1712 à la Chapelais dont la maison, couverte de tuiles et longue de 55 pieds, comprenait une salle et une chambre au rez-de-chaussée, deux chambres et un cabinet à l'étage et des greniers ; deux bâtiments agricoles délimitaient la cour : à l'est, un fournil et une écurie ; à l'ouest deux étables20.
Tableau 18. L'habitat

16Ces exemples sont sans doute minoritaires au sein de la plèbe nobiliaire. Des lignées appauvries n'ont pu conserver leur maison patrimoniale, comme les La Motte qui possédaient la Garde depuis la fin du XVIe siècle, une maison en pierre dont la façade présentait leurs armoiries sculptées. Leur dernier représentant (no 9.1) est omis dans le rôle de capitation de 1710, après la vente par son père de la Garde en 1694 à une homme de moyenne noblesse21. Enfin, le plus fréquemment, les nobles pauvres étaient des cadets ou issus de lignées cadettes auxquels le partage noble n'avait pas attribué le logis noble ancestral, si bien qu'ils habitaient des maisons que rien ne distinguait de celles des paysans. L'inventaire après le décès de la veuve de Michel de Caradeuc en 1701 (no 2.3, et tableau no 19) cite une étable, un débarras et un grenier ; l'absence du mot salle et les deux lits énumérés avant les objets de la cheminée suggèrent qu'il n'y avait qu'une seule pièce habitable. Une modeste maison paysanne pouvait provenir d'une alliance, ou être un acquêt. Julien Guezille, sieur des Touches (no 7.7), a hérité de ses parents une petite terre de 87 livres de rente, située à la Touche-Geffroy en Gévezé ; après son mariage en 1713 avec Marie Riché, fille d'un laboureur-marchand, il habita d'abord une maison isolée non loin de là, puis s'installa à la Touche-Geffroy avant 1718. Il fallut dix ans pour qu'il put y acheter deux aîtres de maison — deux pièces habitables — et une parcelle pour 306 livres de capital. C'est son fils cadet (tableau généalogique no 18) qui y resta vivre et y acquit un troisième aître pour 61 livres cinquante ans plus tard22. Peut-être y avait-il déjà à la Touche-Geffroy le four, le pressoir et l'aire à battre que mentionne le cadastre de 1818. Des prix aussi bas désignent des maisons petites et modestes, probablement de murs de terre. La même Marie Riché possédait en propre une petite métairie au Champaugy en La Chapelle-Chaussée qu'elle donnait à ferme (puisqu'elle même habitait à la Touche-Geffroy) : une maison, étable, jardin et deux pièces de terre affermés 30 livres en 1733. En 1758 son fils aîné Jean Guezille, sieur des Touches, y acheta un autre aître... nommé comble... divisé en deux par un colombage et situé dans une longère, en fait un lot d'un ancien partage dans la famille Riché ; l'acquêt comprend une cour où il y a un puits commun. Après avoir habité trente ans successivement dans deux maisons de sa femme, issue elle aussi d'une famille paysanne, c'est dans cette maison du Champaugy que devenu veuf, Jean Guezille s'installa à l'automne 1774 après y avoir fait faire une vingtaine de journées de réparations par son fermier des Aubiers qui était aussi charpentier. A partir de 1777, le Champaugy fut habité par son fils Olivier, sieur des Touches ; l'inventaire de 1780 (tableau no 19) suggère là encore une seule pièce habitable. Enfin le dernier fils de Jean, François-Thomas, s'installa vers 1779 dans la petite métairie des Aubiers achetée par son père : elle comprend trois aîtres s’entre aboutans... appelés bouge, étable et bas côté... refuge à porcs, jardin au derrière23. Ces maisons devaient former des longères, c'est-à-dire que les unités d'habitation étaient juxtaposées linéairement. Toutes ces maisons que nous venons de citer étaient roturières ; les partages égalitaires les morcelaient, pièce par pièce. Au Champaugy, à la Touche-Geffroy, il a fallu une génération pour racheter l'aître mitoyen ou le bâtiment voisin. Cela contribuait à faire habiter les familles nucléaires dans une pièce unique, dans la noblesse pauvre comme dans la paysannerie.

Le Chênais en La Chapelle-Chaussée
2.3. La table, le coucher, le costume
2.3.1. Sources et méthodes
17Ce sont les inventaires après décès qui permettent l'observation de l'environnement matériel. En Bretagne ils n'étaient pas dressés par les notaires mais par les officiers de juridiction. Or généralement, les archives des petites juridictions seigneuriales rurales ne nous sont conservées que pour les toutes dernières décennies de l'Ancien Régime ; celles des juridictions royales remontent parfois au XVIIe siècle. Ces restrictions font que les inventaires dont nous disposons ne sont pas assez nombreux pour une étude sérielle. Leur comparaison est affectée par une hétérogénéité non négligeable, l'âge des décédés : toutes choses égales par ailleurs, un homme de cinquante-cinq ans a pu accumuler plus d'objets qu'un homme de trente. D'autre part, une leçon est à retenir du cas d'Olivier Guezille qui tout à fait exceptionnellement a fait dresser un premier inventaire alors qu'il était alité ; la comparaison avec l'inventaire après décès révèle une grande variation : 506 livres 11 sols le 10 mars 1780, 42 % en plus le 8 juillet suivant. Ainsi le total des inventaires ruraux est affecté d'importantes variations saisonnières à cause du poste des produits agricoles. A l'automne le grenier est encore plein des grains de la récolte ; à partir du1er mai les grains ensemencés seront prisez pour ce qu'ils peuvent apporter de grain & paille à l'Aoust... les frais de la semence & labourage déduits et rabbatus, au terme de la Coutume (art. CCLII). Les totaux des inventaires ruraux sont donc réduits de la fin de l'automne au début du printemps. Par ailleurs d'autres inventaires sont gonflés par la présence exceptionnelle d'objets particuliers comme des matériaux de construction. L'intérêt que gardent les chiffres totaux d'inventaires, c'est que leur série au XVIIIe siècle peut être complétée par les chiffres enregistrés dans le contrôle des actes. Mais la richesse de ce type de documents exige une analyse que les remarques précédentes amènent à conduire selon les trois postes suivants. Poste I : objets servant durablement à la consommation de la famille ; poste II : capital d'exploitation formé de l'outillage et du cheptel ; poste III : ensemble des produits, lesquels présentent les plus grandes variations saisonnières. C'est le premier poste qui est significatif du degré de confort de l'habitation et qui peut être comparé avec des inventaires de personnages n'étant pas agriculteurs, en particulier des citadins (pièce justificative no 46 et tableau no 19).
Tableau 19. Objets de consommation durables (d'après les inventaires après décès. Valeur en livre tournois)

(1) Pierre Dubouays, sgr de Couësbouc.
(2) Pierre Dubouays, sr du Bois-Couësbouc, à la Chaigne enGévezé.
(3) Jean de Caradeuc, sr de Launay enGuipel.
(4) Pierre Guezille, sr du Chênais, au Bignon enRomillé.
(5) La veuve de Michel de Caradeuc, fils cadet de Jean (supra note 3) en Bazouges-sous Hédé.
(6) Olivier Guezille sr des Touches, au Champaugy en LaChapelle-Chaussée.
(7) Alexandre Beschard, sr du Mottay, avocat à la cour, demeurant àQuimper.
(8) Mathurin Riché, laboureur et marchand, en La Chapelle-Chaussée, dont la fille Marie Riché épouse en 1713 Julien Guezille, sr des Touches, grand-père d'Olivier Guezille, note 6 supra.
(9) Jean des Landes, au Margat, paroisse des Iffs, mari de Jeanne Guezille, sœur de Pierre, supra note 4.
18La valeur totale des biens meubles variait considérablement selon le niveau social, au tout début du XVIIIe siècle, depuis 4 000 livres dans la moyenne noblesse jusqu'à 300, parfois 200 dans la plèbe nobiliaire. La valeur des objets de consommation durable variait tout autant, de plusieurs milliers de livres jusqu'à une centaine chez les nobles pauvres, qui, de ce point de vue, s'avèrent plus pauvres que des paysans aisés. La part de ces objets de consommation était très variable, même parmi les exploitants agricoles, de 35 à 43 % seulement chez des nobles pauvres à plus de 60 % dans des familles plus aisées.
2.3.2. Le foyer et l'alimentation
19Les ustensiles à préparer le blé noir étaient communs à la noblesse et à la paysannerie. Une des commodités du blé noir était qu'on le moulait à la maison avec une meule à bras, valant d'ailleurs assez cher (8 livres en 1673). Depuis la fin du XVIe siècle, dans toutes les maisons, de la noblesse moyenne à la paysannerie, il y avait dans l'âtre un galtier, un trois pieds et une tournette pour cuire les galettes24. C'est sans doute à préparer et servir la bouillie de blé noir que servait la poëlle d’arain, sorte de grande bassine en bronze. Tous les ustensiles d'airain coûtaient très cher, le bronze valant plus cher que l'étain à cause de la relative rareté du cuivre. Une poëlle d’arain valait au moins 8 livres en 1701, 13 en 1780, les deux tiers ou la moitié du prix d'une vache ; nos nobles pauvres en avaient une néanmoins, et les foyers de moyenne noblesse, plusieurs valant plus cher (24 livres l'une en 1663). Néanmoins les familles de petite noblesse mangeaient aussi du pain de seigle ; en 1780, un noble très pauvre a un petit stock de mesléard, mélange de seigle et de froment. Nous avons vu l'habitat de la noblesse petite et pauvre pourvu d'un four, et l'on cuisait le pain à la maison. Galettes et pain étaient facilement accompagnés de lait et de beurre et il n'était pas de petit ou pauvre noble qui n'ait la baratte avec sa rouelle et son ribot. Rare en revanche est la harassoire, poêlle à griller les châtaignes, comme si la consommation de ce fruit, que les arbres des talus séparant les parcelles procuraient pourtant abondamment à l'automne, restait marginale dans le pays de Rennes (non dans celui de Redon)25. Les marmittes et chaudron d'arain servaient à faire bouillir surtout sans doute des soupes, au choux par exemple, mangées avec un peu de beurre ou de viande. Les ustensiles servant à frire d'une part, à rôtir d'autre part, en fer, étaient d'un prix modique : poêles à fricasser ou à frire, à la graisse de porc, valant de une à trois livres ; une broche et deux landiers pour rôtir la viande, dans les foyers de noblesse moyenne et petite, mais pas chez nos représentants de la plèbe nobilaire. De même c'est seulement dans la petite noblesse que nos inventaires citent parfois des réserves de viande de bœuf ou de lard salé26. Toutes les familles bretonnes avaient ce privilège que les salaisons n'étaient pas enchéries par la gabelle, mais elles ne mangeaient du lard que si elles n'étaient pas contraintes de vendre le porc de leur élevage. Enfin les familles de noblesse petite et pauvre, ne tenant plus de seigneurie, n'avaient plus les gélines, les poules que procuraient certaines rentes seigneuriales, et ne goûtaient au gibier que si le hobereau se permettait de chasser malgré la Coutume qui réservait le droit de chasse aux seigneurs27. Il est vrai que si son traquenart de fer était destiné à prendre les animaux nuisibles, Jean de Caradeuc pouvait aussi y trouver quelque lièvre ?
20Il n'était pas nécessaire d'aller chercher l'eau bien loin. Le soussol breton, généralement imperméable, la dispensait avec une fréquence qui a favorisé la dispersion de l'habitat. Nous avons vu des puits dans la cour de maisons nobles (tableau no 18) ; dans la cour du hameau du Champaugy en La Chapelle-Chaussée, le puits était commun. L'importance du cidre tient à ce que c'est une boisson relativement stérile. On en produisait sur des terres nobles près de Rennes dès la deuxième moitié du XVIe siècle, mais la production domestique ne s'est peut-être diffusée que lentement au cours du XVIIe siècle28. Nous ne trouvons les premiers pressoirs dans des maisons nobles que dans la décennie 1670. En 1673, Jean de Caradeuc a un preçoir avec son couteau et une inept a piller et ses autres ustancilles ; en 1724, la grande sieurie du Prémorel comporte un pressoir, vermins, utanciles, auge et pille de pierre29 ; il s'agit d'une auge circulaire en granit, dans laquelle les pommes étaient écrasées par une meule, actionnée par un cheval par l'intermédiaire d'une poutre reliée à un pivot central par un mécanisme à double rotation. La valeur d'un pressoir était pour le moins celle d'une vache (12 livres en 1673, 30 en 1780). Pour qui n'était pas producteur il n'était certes pas difficile d'acheter du cidre mais les inventaires n'en citent guère30. Au XVIIe siècle dans les campagnes de Haute-Bretagne, on consommait peut-être moins de cidre à la maison qu'à la taverne. Un siècle plus tard en revanche, un noble pauvre et un paysan aisé ont leur propre pressoir, et la consommation domestique s'est sans doute développée.
2.3.3. La table et le couvert
21La vaiselle, le linge et les armes constituent les principales composantes de la rubrique « luxe » du tableau no 19. Seule la moyenne noblesse pouvait les exhiber en abondance. A Couësbouc, nappes et serviettes de toile s'empilaient toujours par douzaines dans les coffres ; en 1710, la vaisselle d'étain et les couverts d'argent y étaient même armoriés. En revanche la petite noblesse n'avait guère de quoi honorer d'éventuels hôtes de marque. Pierre Dubouays (d'un rameau cadet) en 1663 avait encore de nombreuses nappes et serviettes de toile (l'ensemble de son linge valant 142 livres), mais Jean de Caradeuc n'avait que six plats, six assiettes, deux pots et une salière d'étain (le tout valant 20,6 livres en 1673) et seulement cinq vielles serviettes de tailles de lin, prisées ensemble 20 sols ! Dans la plèbe nobiliaire, son fils cadet utilisait surtout écuelles et cuillères de bois et ne pouvait poser que deux assiettes d'étain sur une nappe ; en 1780, Olivier Guezille n'avait ni linge de table ni étain !
22Les manières de table, que raffinait entre autres l'usage récent de la fourchette, étaient devenues un signe de bonne éducation. Nous ne trouvons les premières fourchettes qu'en 1710 chez les Dubouays de Couesbouc, de moyenne noblesse : elles étaient en argent et on devait les réserver aux grandes circonstances. A la fin du siècle, de petits nobles et des paysans aisés avaient des fourchettes en fer. Quelques objets de verre, très simples, restaient rarissimes. C'est la faïence surtout qui s'est répandue ; en 1710 Dubouays de Couesbouc n'en avait pas encore, alors qu'en 1790 un petit noble comme Pierre Guezille pouvait choisir entre un service en étain (valant 18 livres) et un autre en faïence (6 livres). Dans le même temps la petite noblesse rurale avait adopté d'autres plaisirs, comme en témoigne une cafetière en 1790.
2.3.4. L'ameublement
23L'éclairage était partout très déficient : un noble pauvre en 1701 avait deux chandelliers de cuivre et un petit falot de fer blanc ; les foyers de noblesse petite et moyenne n'avaient pas davantage, du moins l'aisance permettait-elle d'utiliser les chandelles sans parcimonie. Le nombre des lits, lorsque la famille comprenait plusieurs enfants, ne permettait pas un couchage séparé pour chacun ; en 1673, un petit noble disposait de trois lits pour le couple parental et au moins quatre enfants vivants, âgés de 20 à 6 ans ; chez son fils cadet, en 1701 il n'y avait que deux lits pour la veuve, deux fils et une fille de 18 à 11 ans. Signalons un seul lit spécifiquement à enfant, d’ailleurs tardif (1790). Les enfants dormaient collectivement. Le modèle des lits en Haute-Bretagne était, depuis la fin du XVIe siècle au moins, le châlit à quenouilles, c'est-à-dire à quatre piliers supportant un tour de lit et deux rideaux en serge ou plus modestement en toile. Les étapes de l'évolution de la mode furent l'apparition du venellier, troisième rideau du côté de la ruelle (cité en 1673), et celle au XVIIIe siècle des « vergettes », tringles de fer permettant de faire coulisser les rideaux. Ces lits ouverts conféraient au couchage de meilleures conditions d'hygiène que les lits clos bas bretons et l'on peut se demander si cela s'est traduit par des différences en matière de pathologie et de mortalité. Le couchage comprenait une couette de plumes, d'oies le plus souvent, deux draps et, pendant longtemps, une seule couverture. La couette de plumes, qui tenait chaud, était l'élément le plus cher et celui dont le confort variait le plus ; sa valeur était estimée au poids. Du XVIe au XVIIIe siècle, dans toutes les classes rurales, c'est cet ensemble de la literie qui avait le plus de valeur dans l'ameublement, de 51 % à 57 % chez nos nobles ruraux entre 1627 et 178031. Le lit était ainsi l'endroit où le confort donnait lieu à la plus grande différenciation sociale : le couchage de notre noble pauvre en 1701 était d'une valeur (23 livres) peu supérieure à celui de Mathurin Riché, paysan aisé (17 livres), et trois fois moindre que celui d'une famille de moyenne noblesse (60 livres en 1710).
24Dans tous nos foyers nobles, les chaires étaient d'une valeur très modique et les sièges les plus employés devaient être les bancs à coffre. La principale composante de l'ameublement après le couchage est restée longtemps l'ensemble des coffres et tables, que nous avons dû regrouper parce que les maies tiennent des uns et des autres ; l'armoire a fait reculer les coffres au XVIIe siècle dans la moyenne et la petite noblesse, et s'est imposée au XVIIIe dans la plèbe nobiliaire et la paysannerie aisée. En 1560 une famille de petite noblesse n'avait pas moins de six coffres et trois buffets32 ; ces derniers comprenaient un ou deux tiroirs et deux armoaires, c'est-à-dire deux compartiments fermés chacun par une porte. Dès 1627 les Dubouays avaient à Couësbouc huit coffres encore, mais déjà une véritable armoire, désignée par le mot presse (une peres de presses fermant de clef, sans doute une armoire à deux portes). Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle des familles de petite noblesse ont une ou deux pere d'armoire de conceptions variées33. Vers 1700 un paysan aisé et un noble pauvre n'en avaient pas encore, alors que, dans la décennie 1780, deux foyers dans ces deux catégories en présentaient chacun une grande ; tout en devenant plus fréquent ce meuble s'est quelque peu normalisé et il s'agit dorénavant de grande armoire fermante à deux batans à clef, prisée de 24 à 36 livres dans la décennie 1780. Dans les maisons de noblesse pauvre où la famille vivait dans une seule petite pièce, la juxtaposition de ces meubles, les lits près de la cheminée servant à la cuisine, l'armoire près des lits, devait composer un aspect fort proche des intérieurs paysans comme il est encore possible d'en voir de nos jours ; le XIXe siècle n'y a ajouté que l'horloge.
2.3.5. Le costume
25Le costume était peut-être le signe extérieur exprimant avec le plus d'évidence les différences au sein de la noblesse rurale. Les vêtements du seul sieur de Couësbouc en 1710 avaient dix fois la valeur de ceux cités pour le couple de Caradeuc en 1673, et se distinguaient en quantité et en qualité. Seule la moyenne noblesse bretonne pouvait se présenter conformément à l'image traditionnelle du gentilhomme : le sieur de Couësbouc avait une perruque, trois habits et un manteau garnis de boutons et de fils d'or, sans compter des vêtements ordinaires pour tous les jours. Jean de Caradeuc au contraire, n'ayant qu'un seul habit très simple (prisé 5,4 livres) et un manteau, ne faisait pas meilleure figure qu'un paysan aisé qui avait deux habits et deux manteaux. La différence avec les paysans fut réduite au cours du XVIIIe siècle du fait que se répandit dans les campagnes l'ensemble trois pièces veste-culotte-habit imitant le costume des élites. Un petit noble en 1790 avait deux habits (15 et 8 livres) ; un noble pauvre en 1780 n'avait qu'une veste en plus d'un habit (3 et 12 livres). Ces trois derniers personnages avaient chacun un seul chapeau et une seule paire de souliers. Vers 1780, les nobles pauvres et même certains petits nobles paraissaient moins élégants que des paysans aisés.
26A la ville un petit noble avocat à la cour, messire Alexandre Beschard, chevalier, seigneur du Mottay (A 5), n'avait pas tellement plus d'allure, mais il est vrai que l'ensemble de ses objets ne dépassait pas ceux des petits hobereaux. Parti à Quimper il habitait un petit appartement, abritant peu de mobilier dont ne se distinguait qu'un bon lit (60 livres). Un jeu de trictrac contribuait à la convivialité. Les vêtements constituaient la moitié du total de l'inventaire, mais valaient surtout par les cinq robes de sa défunte femme, issue d'une famille d'officiers royaux roturiers34 ; le veuf n'avait, lui, que deux mauvais habits et trois paires de culottes, prisés 24 livres en tout. Il ne pouvait être fier que de sa riche épée à poignée d'argent, estimée 30 livres.
2.3.6. Les armes
27Aussi n'y a-t-il plus que le port de l'épée qui pût exprimer la noblesse de ces gentilshommes. Pierre Dubouays en avait une à poignée d'argent (prisée 6 livres en 1663) et celle de Dubouays de Couësbouc était plus belle encore (8 livres). En 1790, l'épée à poignée de cuivre du petit noble Pierre Guezille ne valait que 3 livres. Jean de Caradeuc n'en avait même pas, ni nos deux représentants de la plèbe nobiliaire, qui avaient pourtant des ustensiles de cuisine bien plus chers, comme s'ils renonçaient à afficher leur noblesse. Dubouays de Couësbouc avait, outre son épée, un bon fusil (20 livres), une paire de pistolets (30 livres) et trois chevaux dont un bon (90 livres) ; en 1663, son parent, Pierre Dubouays, avait même un excellent cheval (120 livres). Vers 1710 un bon équipement valait donc 150 livres, sensiblement la rente foncière annuelle d'une famille de la plèbe nobiliaire, ce qui ne diffère pas fondamentalement des coûts de la fin du XVe siècle. Un petit noble comme Jean de Caradeuc en 1673 avait encore pistolets et fuzil, mais son meilleur cheval ne valait que 30 livres : c'était une Rossinante. Son fils cadet, pauvre, n'avait ni cheval ni arme ; lors de la convocation du ban et de l'arrière-ban au printemps 1690, il demanda à en être exempté, estant cadet sans aucun de biens et toujours malade35. A la fin du XVIIIe siècle, Olivier et Pierre Guezille avaient chacun un fusil (6 à 7 livres), mais les paysans aisés aussi.
28Ainsi donc, lors des dernières revues de l'arrière-ban, convoquées de 1690 à 1697, seuls les hommes de moyenne noblesse avaient les moyens de servir, ou de parader à leur avantage dans les rues de Dinan ou Dol. Ceux que nous avons définis comme des petits nobles se montraient sur les bidets décrits par Vauban ; ceux que ce dernier présente comme une quantité de pauvres gentilshommes qui n'ont rien... qui se présentent à pied... qui n'ont point de quoy vivre hors de chez, eux correspondent trait pour trait à la plèbe nobiliaire dont nous avons mesuré les patrimoines. Vauban, esprit précis, n'a rien exagéré.
Conclusion
29Les nobles pauvres avaient donc perdu toute marque honorifique exprimant leur noblesse : ne possédant plus de sieurie, ils n'avaient plus droit à des prééminences honorifiques dans l'église paroissiale, la masure de certains ne se distinguait pas des chaumières des paysans. On les voyait toujours revêtus du même habit mi-usé et sans épée. Leur mise était plutôt moins flatteuse que celle des paysans aisés dont nous allons bientôt les voir courtiser les filles.
3. Esquisse de budget
30Les très faibles revenus fonciers de la plèbe nobiliaire et de la petite noblesse étaient grevés de frais non négligeables, dont les déclarations de 1751 en vue de l'impôt du vingtième citent deux sortes (tableau no 20). Ces maisons que nous venons de voir nécessitent un entretien régulier et onéreux. La maison de Luraigne, batie en murs de pierres et terre masçonnaie, est sur fondement peu solide, si bien que l'entretien des murs y coûterait 15 livres par an, non compris 7 livres pour la réparation des sols, charpente, etc... Les bâtiments de la métairie noble de la Chapelais sont caducs et les réparations annuelles y coûtent aussi 15 livres. A la Suzenais dans la décennie 1760, les bâtiments tombent... de vétusté à tel point que le coin du pignon de la maison s'écroule effectivement36. En 1787 la veuve Rahier de Beausoleil loge dans une maison tombante et à moitié détruite37. D'après les déclarations de 1751, ces réparations coûtaient à la noblesse petite et pauvre en moyenne 8,5 % de sa rente foncière.
31Ces propriétés étaient assujetties aussi à des rentes seigneuriales. Nous avons vu que les cens en deniers étaient devenus symboliques ; lorsqu'aucune autre obligation ne pesait sur la tenure, ce qui n'était pas rare, les rentes seigneuriales à payer étaient de l'ordre de 1 ou 2 % seulement de la rente foncière. Mais souvent les cens en grains étaient assez nombreux pour que ces rentes fussent assez lourdes. Selon Henri Sée38, les redevances dues sur les terres nobles sont « beaucoup plus faibles que celles qui pèsent sur les tenures roturières », mais cette impression souffre de nombreux contre-exemples : les cens sur la maison noble de la Chapelais s'élevaient à 12 % de la rente foncière, et au Prémorel pesaient moins lourd sur la métairie roturière que sur la retenue noble, elle-même pourtant peu grevée. La règle était l'extrême diversité et il faudrait réunir un grand nombre de données pour mesurer d’une façon statistiquement représentative le poids des rentes seigneuriales à payer par rapport à la rente foncière du propriétaire ; le résultat de 7,5 % issu du tableau no 20 ne vaut que pour fixer grossièrement les idées.
32Esquissons brièvement un bilan au niveau de la plèbe nobiliaire. Les patrimoines des couples les plus pauvres, que nous avons établis sur des données surtout de la période 1720-1760, n'étaient pas inférieurs à 145 livres de rente foncière (tableau no 17). Or c'est sensiblement ce qu'aurait coûté au milieu du XVIIIe siècle une très modeste ration annuelle de pain de seigle pour une famille de deux ou trois enfants ; il est vrai que le coût réel était moindre puisque la petite noblesse rurale consommait aussi des galettes de blé noir. La famille d'un noble dans l'incapacité de travailler ou une veuve chargée d'enfants pouvaient donc encore, tout juste, subsister. Mais il fallait payer les rentes seigneuriales et, tôt ou tard, réparer les maisons, ce qui en tout diminuait la rente foncière d'environ 16 %. Les nobles pauvres ne pouvaient donc pratiquement pas éviter de travailler. Le plus souvent ils cultivaient leur terre. Nous verrons qu'il s'agissait fréquemment de terres roturières, pour lesquelles le noble exploitant avait le privilège de ne pas payer de fouage. Par rapport à un foyer de paysans petits propriétaires, le privilège fiscal, de droit ou de fait, faisait économiser environ 7 livres pour le fouage, et une dizaine de livres de capitation : de l'ordre de 14 % de la rente foncière nette. Comme la rente du petit patrimoine pouvait à la limite faire subsister la famille, l'exploitation agricole ou un petit commerce, a fortiori un petit office de juridiction pouvaient procurer un minimum d'aisance ; Elye Guezille (no 7.5) dont nous avons vu citer la pauvreté notoire, et son frère Bonnabes, sieur de la Rivière, avaient chacun une servante domestique39.
Tableau 20. Rente foncière brute et frais du propriétaire

Cf. pièces justificatives no 23, 26, 31, 32 et 33.
4. Les activités : essai d'approche quantitative
33Le rôle de capitation de la noblesse en 1710 comprend 3 325 familles nucléaires. Dans celui de 1696, l'intendant Béchameil de Nointel en a compté près de 4 000, non compris les gentilhommes engagés dans l'Église et dans les charges de judicature ou de finance40. Il y a là un décalage non négligeable, dont l'une des causes, Jean Meyer l'a déjà vue, est le problème de la noblesse pauvre : nombre de nobles ont été éliminés des rôles de capitation dès avant 1710, ce qu'il ne faut surtout pas confondre avec une exclusion de l'ordre. Pour essayer de mesurer la proportion des nobles qui ne figurent pas dans ces rôles, il faut comparer ceux-ci à une liste exhaustive des foyers nobles ; aussi avons-nous recensé ces derniers en 1710 à partir des registres paroissiaux dans le cadre de notre sondage de douze lignages (pièce justificative no 1)41. Ceux-ci comprennent en tout 62 foyers en 1710, dont 89 % payaient moins de 20 livres de capitation, ce qui vérifie que l'échantillon comprend bien des familles de noblesse petite et pauvre. Or ce sont 55 % de ces ménages qui ne sont pas inscrits dans les rôles. Le nombre des familles omises n'est donc pas négligeable, mais comment l'estimer pour l'ensemble du groupe ? Notre échantillon ne permet pas d'extrapoler directement un coefficient parce que les densités des populations nobles et nobles pauvres étaient très variables ; mais il permet d'abord de faire apparaître et de distinguer trois causes d'élimination des rôles : les activités dérogeantes, la pauvreté notoire et les situations familiales difficiles dues à la mortalité.
34La première cause nous oblige donc à tenter un bilan des activités. Le premier secteur d'activité de la petite noblesse était sans doute l'agriculture. Certains hobereaux exploitaient leurs terres eux-mêmes, nous y reviendrons. Ce qui nous importe ici, ce sont ceux qui prenaient une exploitation à ferme (pièce justificative no 17), qui les mettait en noblesse dormante et devait en principe les faire exclure du rôle de capitation de la noblesse. Mais il n'y a pas de source permettant d'identifier systématiquement ces fermiers de terre, et encore moins les petits marchands. Il faut une affaire en justice pour apprendre que le sieur des Chapelles Bréal fit usage de bourse commune ; en 1710 sa veuve payait 36 livres de capitation et ses enfants autant, ce qui situait la famille dans la riche noblesse42. Mais de toutes manières, depuis environ les deux dernières décennies du XVIIe siècle, la conjoncture était devenue beaucoup moins propice à l'un des principaux commerces, celui des produits textiles. L'interdiction en 1665 de l'exportation vers la Hollande des toiles noyales, servant à faire de grandes voiles, amena les Hollandais à en créer chez eux la fabrication qui parvint à une telle qualité que leurs noyales concurrencèrent celles de Rennes sur les marchés étrangers, notamment l'Espagne ; en 1698, l'intendant estimait que le chiffre d'affaire des noyales était quatre à cinq fois inférieur à ce qu'il était vingt ans plus tôt. En outre la rupture de la France avec l'Angleterre interrompit à peu près tout le commerce avec ce pays ; à terme, le protectionnisme des arrêts du Conseil de 1687 suscita des mesures anglaises de rétorsion qui mirent un terme définitif aux exportations de toiles bretonnes outre-Manche. Les habiles et fructueuses reconversions du port de Saint-Malo, d'ailleurs éphémères, ne doivent pas faire oublier cette contraction de l'industrie et du commerce de certains pays ruraux. Toute activité commerciale n'était certes pas fermée à la noblesse petite et pauvre. Dans la décennie 1720, trois des fils de Regnauld Guezille, sieur des Préaux (no 7.6, tableau généalogique no 15), se firent marchands de fil de lin ; leur mère, veuve, voyait arriver à l'âge adulte deux filles et quatre fils qu'il était impossible de faire vivre avec les 146 livres de rente de la communauté43. Les frères Guezille se trouvaient à La Chapelle-Chaussée en plein dans le pays de culture et de filature du lin et avaient été introduits dans le métier par leurs oncles maternels roturiers, déjà marchands. Mais le fil de lin était l'une des rares manufactures textiles bretonnes en expansion44 ; dans l'ensemble, il est vraisemblable que la conjoncture plus difficile diminua le nombre des petits nobles marchands.
35Les tableaux no 21 et 22 dénombrent nos actifs recensés dans le secteur tertiaire en dehors du commerce. Sur 40 chefs de famille hommes vivant en 1710, 10 ont ou ont eu une activité connue : 4 militaires et 6 robins. Mais la moitié se situent dans la minorité de l'échantillon de noblesse moyenne ou riche ; ne restent dans la noblesse petite et pauvre qu'un ancien marin du roi (no 1.2), un capitaine de milice garde-côte (no 7.2) et trois officiers seigneuriaux (no 4.5, 12.2 et 12.3). Le nombre des militaires était donc très faible encore dans la petite noblesse bretonne. Celui des prêtres aussi, 8 % au XVIIe et 11 % au XVIIIe siècle, sans doute à cause de la très grande proportion, dans le diocèse de Saint-Malo et la partie orientale de celui de Saint-Brieuc, de cures pauvres dont le revenu brut était inférieur à 500 livres et qui très souvent étaient des cures à portion congrue, peu attractives pour des cadets déjà pauvres45.
Tableau 21. Nombre d'actifs tertiaires dans l'échantillon (commerce exclu ; cf pièces justificatives no 5 à 11)
XVIe | XVIIe | XVIIIe | |
Prêtres | 2 | 3 | 6 |
Officiers, notaires ou avocats : | |||
— de cours royales | 5 | 12 | 2 |
— de cours seigneuriales | 2 | 15 | 7 |
Employés des fermes | 0 | 0 | 5 |
Militaires : | |||
— dans l'armée de terre | 2 | 3 | 21 |
— dans la marine royale | 0 | 6 | 5 |
Employés dans la marine marchande | 0 | 0 | 10 |
Totaux | 11 | 39 | 56 |
Tableau 22. Nombre d’actifs tertiaires en 1710 (commerce exclu ; activités présentes ou passées ; cf. pièce justificative no 1)

36Ce sont les notaires et les officiers de juridiction que jusqu'à présent nous avions vus les plus nombreux : aux XVIe et XVIIe siècles, ils constituaient sensiblement les deux tiers de nos actifs tertiaires (tableau no 21) ; parmi eux, les notaires et officiers seigneuriaux, au XVIIe siècle, comptaient à eux seuls pour 38 % des actifs tertiaires recensés. Or au XVIIIe siècle, alors que les sources plus fournies ont dû nous en laisser échapper une proportion moindre, les robins n'étaient plus que 16 %. Apparaît donc ici une réorientation professionnelle : le notariat et les offices de juridiction ont été l'objet d'une désaffection. En 1710 (tableau no 22), notaires et officiers n'étaient que 5,4 % par rapport au nombre total de foyers de noblesse petite et pauvre de notre échantillon. Ce déclin de l'exercice du notariat et des offices ne paraît pas dû à un recul de l'instruction élémentaire : encore au XVIIIe siècle, tous les hommes (à une exception près46) et la plupart des femmes de notre échantillon, y compris de la plèbe nobiliaire, savaient signer et écrire, même si la rareté de leur pratique rendait leur orthographe et leur écriture plus ou moins maladroites47. Cette évolution a dû être causée partiellement par le fait que, comme les offices de juridiction, le notariat avait perdu en dignité et était devenu une charge dérogeante. C'est pourquoi lors du dénombrement réalisé à la suite de la première capitation, les nobles officiers de judicature et de finances ont été comptés avec les officiers et non avec les autres gentilshommes48. C'est sans doute parce qu'il était notaire que Pierre Dubouays (no 4.5) fut omis dans le rôle de la noblesse en 1710 alors qu'il figure pour 8 livres dans celui de 1720 (tableau no 17). Comme au XVe siècle, ce n'étaient pas particulièrement les nobles pauvres qui recouraient à la noblesse dormante. Amaury du Rocher de Beauregard (no 12.3) fut omis dans le rôle de la noblesse parce qu'il était sénéchal d'une grande juridiction, le comté de Porhoët ; sénéchal et subdélégué, il payait une capitation roturière de 30 livres et jouissait donc d'une aisance certaine49. Son cas montre bien qu'après son assoupissement, la noblesse se réveillait absolument sans tache, surtout quand elle était assez fortunée : son fils siégea aux États, y fut doyen de la noblesse et même président en l'absence du duc de Rohan50 ! Reste à expliquer la désaffection de la petite noblesse pour des charges qu'elle a exercées longtemps massivement. Tout d'abord depuis l'édit de 1665 s'est amorcée la décrue du prix des offices ; dans les décennies 1670-1680, nombre d'offices de petites cours royales, comme Hédé, ou seigneuriales, comme Couësbouc, sont passés à des roturiers. C'est un discrédit général et durable, jusqu'au XVIIIe siècle, qui a affecté les officiers inférieurs51. Du point de vue particulier des petits gentilshommes, ce n'est pas que la grande réformation royale de, 1668-1671 leur fît longtemps craindre que la dérogeance mît leur noblesse en péril. Les nombreux offices exercés par les Guezille, les Ginguené et d'autres à la veille de la réformation ne les ont pas empêchés d'être maintenus nobles, et certains maintenus ont exercé des offices seigneuriaux ou pris des greffes au lendemain même de la réformation (S 14 à S 17, S 23), comme la noblesse dormante le leur permettait. L'exercice d'offices dérogeants au lendemain de la réformation se présente dans les mêmes termes que l'alliance roturière : l'un et l'autre pouvaient moins que jamais nuire à une qualité noble qui venait d'être prouvée en justice et couchée sur parchemin. Mais ces offices dérogeants assujettissaient les gentilshommes à la fiscalité royale directe, dont le poids réel, nous l'avons vu, s'est aggravé pendant tout le règne de Louis XIV, du fait de la création des fouages extraordinaires, définitifs depuis 1661, dans une conjoncture de stagnation démographique et de stagnation des prix, puis à cause du poids particulier de la capitation roturière. L'alourdissement des charges pesant sur les roturiers a dû dissuader certains petits gentilshommes de se les imposer en exerçant une activité dérogeante. D'autant que les offices, dont l'exercice par définition était public, de toutes les activités dérogeantes étaient celles qu'il était le plus difficile de dissimuler.
37Ainsi donc, les premiers rôles de capitation de la noblesse, sur lesquels doit se fonder l'étude de l'effectif de l'ordre, ont été composés en une période où les petites nobles étaient moins nombreux à être officiers, et vraisemblablement à exercer des activités dérogeantes comme le commerce de détail.
5. L'effectif nobiliaire breton vers 1710
38Inversement ne dérogeaient pas nécessairement les nombreux nobles que leur pauvreté a fait éliminer du rôle de capitation. Car les comptes de capitation que nous avons cités précisent que c'est bien l'insolvabilité et non la dormition de leur noblesse qui a fait éliminer des rôles Elye Guezille (no 7.5) et Jean Rahier, sieur du Breil-Samin (no 11.1)52. Ce qui est fondamental pour l’évaluation de l'effectif de la noblesse bretonne, c'est que l'élimination des rôles de capitation de la noblesse ne signifiait absolument pas une exclusion de l'ordre. L'élimination pouvait être provisoire : de même qu'un ancien officier de juridiction (no 12.2) est capité dans la noblesse en 1710 et un ancien notaire (no 4.5) en 1720, de même la veuve d'Elye Guezille, dont nous avons vu l'insolvabilité avant 1710, est capitée dans la noblesse en 172053. Plus généralement, les enfants et les petits enfants des nobles omis dans les rôles de 1710 ont porté le titre d'écuyer jusqu'en 1790, et surtout ont siégé aux assises des États de Bretagne dont l'entrée allait devenir preuve de noblesse54.
39Une troisième circonstance pouvait provoquer l'élimination momentanée du rôle : la mort d'un ou des deux parents dans un ménage peu aisé. Considérons en effet la répartition des cotes fiscales en fonction de la composition des foyers (tableau no 23). La proportion des foyers de mineurs orphelins (des deux parents) par rapport au total des foyers n'est que de 3,5 % parmi les foyers inscrits dans le rôle, et monte à 14,7 % parmi les omis, quatre fois plus. Les commissaires ont donc omis nombre de foyers d'enfants orphelins peu fortunés : la mortalité adulte jointe à la médiocrité des revenus étaient une troisième cause d'exemption fiscale. Là encore ces foyers omis ne s'en maintenaient pas moins dans la noblesse, comme le fils de René Guitton (no 8.5), omis en 1710 mais capité 5 livres en 175255.
Tableau 23. Composition des foyers en 1710

(1) Dont petite noblesse : (nombre des foyers capités moins de 20 livres, ou omis).
(2) Pourcentage par rapport aux 55 foyers de petite noblesse.
40Ces observations permettent de mieux comprendre les différences entre les estimations de l'effectif nobiliaire breton. Il ne restait que 3 325 familles inscrites dans le rôle de 1710, mais elles étaient près de 4 000 en 1696, non compris les officiers. En revanche ce dernier nombre comprenait encore les foyers que nous avons vu éliminés pour insolvabilité dans la décennie 1700, de l'ordre donc de 530. En outre la troisième cause d'élimination décelée ci-dessus a pu jouer dès la confection du rôle de 1696 : le nombre des foyers d'orphelins a pu être augmenté par la récente et grave crise de mortalité de 1693. Or les décès de chefs de famille étaient connus puisqu'on avait pu les constater lors des revues du ban et de l'arrière-ban de 1690 à 1696. Comme la confection des rôles de 1696 a d'abord été faite à l'échelon local, les commissaires ont pu en tenir compte et omettre déjà des foyers d'orphelins, si bien que le nombre de près de 4 000 doit être augmenté d'autant.
41Il faut donc ajouter à ces 4 000 foyers au moins deux nombres qu'il n'est possible d'évaluer qu'à partir d'une reconstitution des familles. Sur 55 foyers capités moins de 20 livres, nous avons trouvé un minimum de 5,4 % d'actifs dérogeants et 10,9 % de foyers d'orphelins. Cette analyse est récapitulée par le tableau no 24 (en supposant que l'effectif n'ait pas sensiblement varié pendant ces quinze ans). Nous présentons deux hypothèses sur l'effectif de la noblesse bretonne vers 1696-1710 mais, pour les raisons que nous venons de citer, la première est tout à fait minimale et c'est la seconde la plus probable. Aussi la noblesse bretonne semble-t-elle avoir compté vers 1700 environ 4 640 familles, dont la noblesse petite et pauvre formait les deux tiers, la noblesse pauvre ou plèbe nobiliaire constituant à elle seule un cinquième de l'ordre.
Tableau 24. Effectif nobiliaire breton vers 1696-1710
Noblesse petite et pauvre | Effectif |
Nombre de foyers capités en 1710 | |
- de 11 à 20 liv. | 502 |
- de 1 à 10 liv. | 1 030 |
- 0 liv. | 308 |
Pauvres éliminés avant 1710 | 530 |
Foyers d'orphelins (0,15 x N) | 474 |
Noblesse dormante : | |
- hupothèse minimale (0,054 x N) | 150 |
- hypothèse probable (0,1 x N) | 316 |
Total | |
- hypothèse minimale | 2 294 |
- hypothèse probable | 316 |
Noblesse riche et moyenne | 1 479 |
Effectif total de la noblesse bretonne | 4 473 |
4 639 |
42Parmi les 2 180 000 habitants de Bretagne, dans l'hypothèse de 4,5 individus par foyer, la part de la noblesse n'était plus que de 0,96 %. La Bretagne prolongeait donc les relativement fortes densités nobiliaires de la côte normande où la part de la noblesse atteignait 1,2 % dans la généralité de Rouen et dépassait 2 % dans celle de Caen. Ces noblesses du bord de la Manche s'opposaient à celles du reste du royaume où, sauf exception comme le Languedoc (1,4 %), leur part dans l'ensemble de la population variait de 0,9 % à 0,3 %.
43Le lecteur sait déjà que ce n'est pas sans un puissant motif que nous l'avons entrainé dans cette arithmétique indigeste : nos évaluations aussi précises que possible de l'effectif nobiliaire en 1480 et vers 1700 mettent en évidence un phénomène fondamental. Les familles de noblesse incontestée étaient en 1480 au nombre de 8 400 ; vers 1700, l'ordre ne comprenait plus qu'environ 4 640 familles. Il faut en outre tenir compte des anoblis : le nombre des lignages maintenus lors de la réformation de 1668-1671 et descendant d'anoblis des XVIe-XVIIe siècles est, d'après la meilleure source, de 354 (soit en 1710 un nombre de ménages un peu supérieur)56. Ainsi l'ordre a perdu en huit générations un minimum de 4 100 familles, soit 49 % ; si l'on prend en compte les familles dont la noblesse était en débat au XVe siècle, la chute est de 50 %. En particulier la noblesse petite et pauvre décrut d'environ 6 900 familles au moins en 1480 à 3 160 vers 1700, soit une chute de 54 % !
44Cette forte décroissance de l'effectif nobiliaire n'a pratiquement pas affecté la géographie du peuplement. Vers 1710, les régions de forte concentration nobiliaire restent principalement la bande littorale septentrionale, au nord d'une ligne Brest-Quintin-Dinan, et quelques îlots d'assez forte densité au nord-ouest et au sud-ouest de Rennes, autour de Dinan et de Guer-Carentoir. Cette permanence à trois siècles de distance, et malgré la coupe sombre que l'ordre a subie, est un remarquable exemple d'inertie dans la reproduction de la distribution d'un peuplement57. Reste que l'ordre privilégié a eu une évolution démographique en sens contraire du reste de la population, dont la croissance a été soutenue entre 1470 et 1670. Compte tenu de celle-ci, il est très improbable que la noblesse bretonne ait eu un solde naturel négatif. Sans s'aventurer dans une étude de la fécondité en un siècle, le XVIe, où l'on ne dispose pas encore de registres de mariages, signalons que les familles de petite noblesse que nous avons reconstituées ont eu alors des enfants en nombre aussi élevé qu'au XVIIe siècle58. Deux hypothèses dès lors sont possibles. La première consisterait en un célibat très élevé des nobles pauvres au XVIe siècle, provoquant l'extinction de leur lignée ; mais elle est contredite par le dynamisme des branches cadettes dans les lignages de notre échantillon : de presque chaque ancêtre en 1480 descendent plusieurs foyers en 1710, souvent quatre ou cinq, jusqu'à douze chez les Dubouays. En outre l'établissement des cadets a été favorisé par la Nouvelle Coutume rédigée en 1580, qui leur a garanti l'accès à l'héritage. La seconde hypothèse, c'est que des milliers de lignées sont tombées dans le tiers état. Un tel flux aurait été un phénomène important dans une société d'ordres, et il faudrait alors en préciser la chronologie et les modalités. A priori, on peut en envisager deux types : soit un déclin insensible des lignées sur plusieurs générations, dû aux réalités économiques et sociales et à la façon d'y faire face, donc aussi aux mentalités ; soit une exclusion massive et soudaine de nature institutionnelle. Bourde de la Rogerie (1922) et Du Halgouet pensaient que la chambre de la réformation de la noblesse, instituée en Bretagne en 1668 par Louis XIV dans le cadre de la grande recherche des usurpations de noblesse menée dans tout le royaume, avait arbitrairement et massivement exclu de l'ordre privilégié des familles de noblesse authentique mais trop pauvres pour soutenir leur condition. Jean Meyer a déjà pris des distances avec cette impression59. D'abord le nombre des personnages déboutés ou s'étant désistés en 1668-1671 ne fait pas notre compte, puisqu'il est de l'ordre d'un millier, environ le quart du nombre des lignées nobles disparues60. En fait, une vindicte particulière envers la noblesse petite et pauvre était tout simplement impossible. Étant donnée l'essence de la noblesse, ce que la chambre maintenait nobles, c'étaient des lignages ; dès qu'elle avait maintenu un quidam, il suffisait que des défendeurs homonymes prouvent qu'ils descendaient d'un ancêtre agnatique commun avec le maintenu, et déjà noble, pour bénéficier immédiatement des preuves de noblesse que celui-ci avait produites. Or les lignages étaient hétérogènes du point de vue de la fortune puisque le partage noble, nous y reviendrons, appauvrissait considérablement les branches cadettes. La chambre ne pouvait distinguer les branches pauvres des riches dès lors que la parenté était prouvée. C'est ainsi que toutes les familles du lignage Dubouays ont été maintenues, depuis le chef de nom que nous situons dans la moyenne noblesse, jusqu'aux cadets de la branche cadette dans la plèbe nobiliaire61. Ce raisonnement ne vaut pas pour les lignages relativement homogènes dans la pauvreté, notamment ceux dont la branche aînée, où s'était concentré le patrimoine originel, était tombée en quenouille. C'est le cas des Guezille, dont la petitesse était d'autant plus flagrante que nombre d'entre eux exerçaient au XVIIe siècle de petits offices de juridiction dérogeants, à commencer par le père (S 4) du chef de nom vivant en 1668. Cela ne les a nullement empêchés d'être maintenus nobles avec célérité, dès novembre 1668, pour la simple raison que leurs preuves était inattaquables (pièce justificative no 12). La chambre a naturellement favorisé quelques familles en vue (aurait-elle fait le contraire qu'elle aurait fait montre d'une vertu peu humaine) ; pour le reste, elle a jugé en droit.

14 — Les nobles en Bretagne au XVe siècle (J. Kerhervé, L'État breton, carte no 28)

15 — Les nobles en Bretagne en 1710 (J. Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle)
45Certes ont été déboutés ou ont dû se désister d'authentiques gentilshommes qui n'ont pu produire les preuves de leur noblesse ; les repérer est pratiquement impossible puisqu'il faudrait instruire à nouveau leur cause sans disposer des pièces qu'avait la chambre de réformation ! Qui donc pouvait manquer de preuves ? Les lignages où s'étaient succédé des familles peu nombreuses n'avaient pas eu l'occasion de contracter des partages nobles, une des preuves par excellence ; il leur restait la possibilité de prouver qu'ils descendaient d'un ancêtre cité dans une des réformations du XVe siècle. Des cadets n'ont pu prouver leur attache avec un lignage maintenu62. Certains avaient perdu leur titre, et il est vrai que pendant la guerre de la Ligue, des maisons nobles ont été attaquées par des soudards63. En revanche, de la négligence dans la conservation des titres est très peu probable ; les nobles ne s'attendaient pas à une réformation de la noblesse, mais ils savaient que leurs chartriers contenaient les preuves de leurs droits de propriété. Ils pouvaient d'autant plus y prêter attention que, dans leur très grande majorité, ils savaient lire et écrire. Les inventaires de papiers montrent que la conservation d'un chartrier remontant au milieu du XVe siècle n'était pas rare. Une circonstance lignagère a pu causer assez souvent des difficultés : lorsqu'une branche aînée tombait en quenouille, les plus vieux documents intéressant le lignage passaient dans un autre ; mais toutes les familles avaient intérêt à voir leurs parents et leurs alliés maintenus, car cela ne pouvait que renforcer leur propre honneur, et ces années 1668-1671 pourraient bien avoir été l'occasion d'une solidarité archivistique plus grande que ne le font croire les suppliques des plus démunis. Certes les longues recherches généalogiques, les extraits de la chambre des comptes et la comparution devant la chambre de réformation ont provoqué des frais qui étaient lourds pour les plus pauvres ; au moins ceux-ci ont-ils été aidés par les prix assez bas des années 1668-1671. Et s'il fallait s'endetter quelque peu pour faire face à ces frais, les fouages extraordinaires devenus permanents depuis 1661 encourageaient à le faire, pour conserver l'exemption de l'impôt direct. Il est vrai aussi que les travaux de la chambre n'ont duré que trois ans, et que les familles qui n'ont pas comparu n'ont pas bénéficié de la reconnaissance et de la garantie pour l'avenir qu'était le fait d'avoir été maintenue ; mais l'importance de ce fait — et finalement de tout contrôle juridique d'un groupe social — est relative car, on ne l'a jamais remarqué, des familles non maintenues ont pu trente ans plus tard se faire inscrire sur le rôle de capitation de la noblesse64.
Conclusion
46La réformation de 1668-1671 n'a pas été la principale cause de la très forte chute de l'effectif nobiliaire, de moitié, entre 1480 et 1710 et l'analyse doit remonter au-delà. Cette chute est dûe essentiellement à l’intégration définitive de milliers de lignées au tiers état avant 1668. Or notre échantillon montre que la plèbe nobiliaire de 1710 descendait surtout de petits nobles assez aisés en 1480, ce qui prouve que ceux-ci ont pu se reproduire à l'intérieur de la noblesse. Par conséquent, ce sont essentiellement les nobles déjà pauvres en 1480 dont la descendance est tombée dans le tiers état. Un tel phénomène paraîtra peut-être tout naturel... Mais, outre qu'il n'y a rien de « naturel »« naturel » dans l'histoire sociale, notre échantillon montre qu'au XVIIIe siècle au contraire, les membres de la plèbe nobiliaire se sont maintenus dans l'ordre privilégié jusqu'en 1790. Entre le XVIe et la fin du XVIIe siècle s'est donc profondément modifiée la façon dont ces familles pauvres ont réussi à se maintenir à l'intérieur du second ordre. Cela traduit sans doute un affermissement de leur volonté à s'y maintenir et une évolution de la représentation idéologique que les intéressés se faisaient de la noblesse.
Notes de bas de page
1 Nobles pauvres aux revues de l'arrière-ban aussi à Lyon, en Touraine, en Guyenne, Ile-de-France, Bourbonnais, Limousin, Angoumois (Tuetey, p. 4).
2 Arch. dép. Loire-Atlantique, B 3484.
3 Quessette, p. 99-111, Cf. le tarif de 1696, Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 3 405.
4 Nassiet, « Une méthode de reconstitution des patrimoines... ». Pour des analyses de rentes foncières, pièces justificatives no 22 à 33.
5 Cas à Romillé de la veuve de M. de Peronnay (lignage de Saint-Gilles) et ses enfants, seigneurs de la paroisse, effectivement capités 192 livres avec les domestiques (Arch, dép. Loire-Atlantique, B 3 484, év. Saint-Malo).
6 Cas du sieur de la Chevallerais Le Bel en Landehen, « à cause de ses fiefs en haute justice » ; de François Geslin, sgr de Coëtcouvran, « haut justicié », de la Ville Morel en Yvignac, effectivement capités 90 1.
7 Confirmée lors de la réformation du domaine royal (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 1 556). Les deux seigneuries comprenaient les rentes seigneuriales de sept baillages, et deux métairies, la Porte de Couesbouc baillée à moitié et la maison de Saint-Gondran affermée 190 livres (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 1 547/2 ; supra, tableau no 11).
8 No 12.1 dans la pièce justificative no 1 et tableau généalogique no 4. La basse justice était revendiquée dans l'aveu au roi de 1684 (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 1 258), quoiqu'elle ait été déniée en 1678 lors de la réformation du domaine (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 1 329 fo 27). Le Quengo en Brusvily présentait tous les signes extérieurs nobiliaires désirables ; manoir, colombier, portail, chapelle, masure de moulin à eau, métairie environnée de murailles, 38 journaux de terre. Louis du Rocher II possédait aussi la métairie noble du Bas Quengo, de 100 journaux.
9 Meyer, La noblesse bretonne... p. 32.
10 Sur quatre terres nobles de sieurs capités entre 4 et 12 livres en 1710, il y avait : « deux fuyes et refuges à pigeon » au Fresche-Clos, appartenant au capité no 7.2 ; au Rocher en La Chapelle-Chaussée une « vieille masure et vestyge de colombier » encore debout en 1653 qui n'est plus citée en 1685 (no 4.3). Ni rente seigneuriale, ni colombier, ni moulin au Launay en Guipel (no 2.2,) ni à la Bonne-Denrée en La Chapelle-Chaussée du no 5.5.
11 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4581 et pièce justificative no 28.
12 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4284. Tableau généalogique no 15.
13 En Plesder (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 4 E 939, 20/5/1724, fo 5 v°) et Saint-Pierre-de-Plesguen (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4582).
14 Aveux du Rocher Guezille en La Chapelle-Chaussée, (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 2 Eg 41 ; cf. tableau no 15). Passée vers 1685 à Elye Dubouays, no 4.3, qui la possède en 1710 (cf. la ferme, supra tableau no 17). Pas de prééminence d'église non plus pour la « maison noble » du Frescheclos en Pommeret dans les déclarations de 1690-1753 (Arch. dép. Côtes-d'Armor, E 750 & 753).
15 Le Frescheclos, au centre du bourg de Pommeret, construit vers le début du XVIIe siècle, a une tourelle ronde accolée au derrière de l'aile principale. Il était habité par le petit noble no 7.2.
16 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 3 Bc 253, 23/9/1743. Tableau généalogique no 15.
17 Sans doute, sur le cadastre du début du XIXe siècle (plan no 12), le bâtiment orienté à l'est et situé fort près du premier. Les deux logis délimitaient donc la cour et la faible distance entre les deux édifices devait être enjambée par le portail. Tout ce second ensemble est jugé roturier en 1743
18 Nassiet, Les patrimoines d'un lignage de noblesse bretonne pauvre, 1981.
19 Succession collatérale, Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 2 C18 140, 7/2/1764. Les cadets demeuraient bien au Chênais, où ils sont décédés en 1757, 1767 et 1773.
20 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4 582.
21 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 2 F 25 p. 186 ; Janvier, « La famille du Rocher de Saint-Riveul », p. 108. La Garde se trouvait en Saint-Judoce. L'acquéreur était un lointain parent, Jacques du Rocher (no 12.4).
22 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 2 C22 85, 5/4/1727 ; 2 C22 71, 11/3/1776.
23 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 2 C18 23, 25/6/1733, 2 C18 53, 12/3/1758 (« le bout d’orient du lieu du Champaugy » ; les vendeurs sont Pierre Meniard et une autre Marie Riche ; cf. aussi, 2C22 63, 23/12/1768), 3 Bc 368, 2 C22 63, 18/2/1769.
24 Cf. l'inventaire de 1588 publié par Lemasson, Un coin de Poudouvre : la châtellenie du Plessis-Balisson, p. 174.
25 Deux mentions seulement en 1637 et 1790 (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 2 Ev 52 et 4 B 5206). Châtaignes et sarrasin devenaient prépondérants dans l'alimentation des paysans de l'intérieur de la péninsule, autour de Redon notamment (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 1651).
26 Viande dans deux charniers valant 12 livres, et « un pain de graisse » en 1663 ; 32 livres de lard salé (valant 3 1., 4 sols) et sept pièces de bœuf (14 sols) conservées dans des « cuveaux » en 1673 (supra tableau no 19, notes 2 et 3). Jamais de jambon.
27 Du Halgouet, « Notes et documents sur la chasse en Bretagne », M.S.H.A.B., t. 1, 1920, p. 177-189. Cela n'empêche pas Pierre Guezille d'avoir « un couteau de chasse » en 1790.
28 Croix, La Bretagne... p. 838
29 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 4 E 939, 20/5/1724, fo 2 r°. Une photographie dans Bruneau-Chotard, « L'habitat rural dans l'ancien diocèse de Saint-Malo », A.S.M., 1986, p. 145-155.
30 Une pipe à moitié pleine à Couësbouc à l'été 1627.
31 Le meilleur lit de la maison :
(Valeur en livres tournois, références dans le tableau no 19)
32 Arch. dép. Morbihan, E 627 ; Nassiet, « Un inventaire... »
33 En 1663, une haute armoire à une porte (valant 7 livres) et une en cerisier à trois portes (25 livres) ; en 1673, une en bois de cormier « fermant à quattres battans » et deux tiroirs (30 livres). En 1710, le sieur de Couësbouc en a trois grandes, dont une en noyer.
34 Bonne Félicité Raguideau, décédée à Quimper le 10/2/1762, héritière de Me Jean Raguideau, sénéchal de la juridiction royale de Carhaix (Arch. dép. Finistère, B 469). Alexandre Beschard demeurait à Carhaix en 1749 (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 1557), et était avocat en 1753.
35 Bibl. mun. Nantes, ms C 325/1 ; cette mauvaise santé était réelle : Michel de Caradeuc (no 2.3) est mort quelques semaines plus tard, le 16/6/1690, à 35 ans.
36 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4 544, C 4 582, C 4 878. La Suzenais appartient à Servais-Auguste Guezille (N 4), cf. pièce justificative no 29.
37 Arch, nat., H 491/304 ; veuve habitant en Irodouër où elle a épousé, en 1751, Julien Rahier sieur de Beausoleil, fils cadet du no 11.3. De même en 1789 la seule métairie de Jean-Marie du Rocher de Beauregard (M 37), de Josselin, « a totalement écroulée » (Arch, nat., H 492/206).
38 Sée, Les classes rurales..., p. 31.
39 B.M.S. La Chapelle-Chaussée, 4/7/1690 & Irodouër, 5/9/1680.
40 Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, p. 20. Berenger et Meyer, La Bretagne..., p. 155.
41 Était soumis à la capitation tout foyer réduit à un célibataire ou comprenant un couple et ses enfants non mariés ; le mariage d'un jeune homme créait un nouveau foyer imposable, alors que celui d'une fille la faisait sortir du lignage et de notre champ d'observation. Des enfants orphelins étaient capités ensemble, à moins que leurs résidences fussent déjà différentes. La seule incertitude dans notre reconstitution des foyers porte sur les veufs ou les veuves n'ayant que des enfants mariés : dans les rôles il arrive que l'ascendant veuf soit capité dans le même article que son fils (cas du chef de nom Chateaubriand no 3.1), sans doute parce qu'il habitait avec lui, mais il arrive aussi que l'ascendant soit capité et à part. Finalement dans notre reconstitution il n'en a résulté qu'un seul cas d'incertitude (no 6.6), et encore cette veuve semble-t-elle bien habiter dans une paroisse différente de celle de son fils.
42 Poullain du Parc, Journal des audiences... I, p. 101 ; capité à Châteauneuf dans l'évêché de Saint-Malo (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 3 484).
43 Nassiet, Les patrimoines d'un lignage..., p. 40-53.
44 Béchameil de Nointel l'estime à 300 000 livres en 1698, Gallois de la Tour à 1 200 000 en 1733 (Berenger et Meyer, p. 120 et 177).
45 Cf. les cartes de ces cures dans Croix, Les Bretons et Dieu.
46 Pierre de Caradeuc, âgé de dix-huit ans, fils aîné du noble pauvre no 2.3 (pièce justificative no 45).
47 Pièces justificatives no 25 (veuve de petite noblesse) et no 46.
48 Arch, nat., Archives Rosambo, fonds Vauban.
49 Plus une livre pour un valet, en 1720 à Josselin (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 3600).
50 Jean-Jacques du Rocher, sieur de Beauregard, né à Josselin en 1686, doyen en 1758, élu président en 1760, gratifié de 300 livres en 1764 (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 2688 et 2691).
51 « Dans les tribunaux inférieurs de ce royaume, un dégoût presque général pour les charges de judicature semble avoir succédé à cette avidité presqu'incroyable avec laquelle nous les avons vu rechercher pendant longtemps... Il y a trop d’offices et trop peu d’officiers... » (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 1935, lettre du chancelier d’Aguesseau à l’intendant, s.d., milieu XVIIIe siècle).
52 Jean Rahier « insolvable » en 1702 (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 4283).
53 Jeanne Baranger, capitée 8 liv. 10 s. en 1719, 9 liv. en 1720 (Arch. dép. LoireAtlantique, B 3485 & 3486, à Saint-Domineuc, évêché de Saint-Malo), décédée en 1722 « à sa maison de la Suzenais » (sur cette propriété roturière, cf. pièce justificative no 29).
54 Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, p. 75.
55 A Saint-Hélen, évêché de Dol (Arch. dép. Loire-Atlantique, B 3493).
56 Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, p. 57.
57 Dupaquier, Histoire de la population française, 2, 1988, p. 417.
58 Dupaquier, « Sans mariages ni sépultures, la reconstitution des familles est-elle possible ? », A.D.H., 1980, pp. 53-65.
59 Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, p. 47.
60 Bibl. mun. Rouen, Martainville 134 : deux registres des déboutés et désistés copiés en 1771 sur les registres des plumitifs de la Chambre ; 1105 noms, mais plusieurs reviennent plusieurs fois.
61 Rosmorduc, La noblesse... 2, p. 66.
62 Les Gaesdon des Cormiers n'ont pu prouver leur attache avec les Gaesdon de la Couplais qui seuls ont été maintenus (Rosmorduc, La noblesse... I, p. 130) ; la parenté n'en est pas moins certaine : les uns comme les autres étaient originaires de la paroisse de Romillé où ils figurent dès la réformation de 1513.
63 Du Cleuziou, « Journal de François Grignard... », p. 70 et 87-88 ; Guillotin de Corson, Petites seigneuries..., p. 140, etc...
64 Michel Gaesdon, sieur du Vaumarquer, fut capité dans la noblesse en 1710, quoique fils de René, sieur de Trégouet, habitant à Saint-Malo en 1668, qui n'a pas prouvé son attache avec les Gaesdon de la Couplais (supra note 62 ; Arch. dép. Loire-Atlantique, B 3484, év. Saint-Malo, à Saint-Brieuc-des-Iffs ; Paris-jallobert).
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