Un cinéma de déviance ‘écartelé entre deux extrémités’ : Cronenberg, Egoyan, Rozema et les autres
p. 83-95
Texte intégral
1Cube, le premier long-métrage du jeune Vincenzo Natali, storyboarder de Johnny Mnemnomic, remporta les premiers prix au Festival Fantastic’Arts à Gérardmer en janvier 1999, et devint le deuxième film le plus vu sur les écrans français. Ce théorème gore et métaphysique découpe en rondelles le premier personnage qu’il met en scène. Dans un décor épuré (une salle composée de panneaux géométriques de couleur variable), à huis clos, il s’adresse aux préoccupations d’une génération pour qui les ondes, les écrans, et le zapping sont devenus les principaux points de repère, tout comme ils le sont pour les personnages d’Atom Egoyan1 et de David Cronenberg (ce dernier ayant même créé avec une certaine auto-dérision, un Secours cathodique pour les personnes en manque de petit écran [Videodrome]). Les préoccupations de Cube, typiques de la génération X et de la génération ‘écho’ (celle issue du ‘baby boom’), mêle le noble et le trivial dans un cocktail épicé de violence délibérément gratuite, signe de l’arbitraire universel. Parmi les ingrédients qu’il contient se trouvent : la nature et l’origine du mal et les multinationales, Descartes et les jeux de rôle, le libre arbitre/la prédestination et les jeux vidéo, la Cause première d’Aristote, la signification des nombres premiers, et les mariages ratés.
2On peut considérer que Cube est représentatif d’un certain courant actuel du cinéma canadien anglophone : un cinéma de résistance et de déviance par rapport aux normes de la société nord-américaine en général, et aux normes de l’industrie cinématographique hollywoodienne en particulier. Le cinéaste qui incarne le mieux cet écart est justement celui que Natali cite comme référence : David Cronenberg. Celui-ci revendique une place paradoxale à la fois pour son œuvre et pour son pays. Le Canada est l’entre-deux par excellence, le lieu où s’entrechoquent les mondes anglophone et francophone, et où l’influence politique et historique de la Grande Bretagne croise la domination économique et culturelle des Etats-Unis et lui cède le pas. D’où le paradoxe du cinéma canadien, et plus précisément, du cinéma de David ( Cronenberg. Dans un entretien avec Serge Grûnberg, Cronenberg cite un critique de San Diego qui lui dit :
Pour un Américain vos films sont une sorte de rêve étrange. Vos rues sont américaines sans l’être. Les gens sont américains sans l’être. Leur parler est américain sans l’être2.
3De même, dans un entretien avec Samuel Blumenfeld, critique du Monde, Cronenberg souligne le parallèle qui existe entre un pays qui vit à la marge de la plus grande puissance internationale, et sa propre production cinématographique :
Je crois que le Canada ressemble à une Amérique qui serait plongée dans un rêve très étrange. Je me sens en cela profondément canadien, et ma spécificité est d’être quelque part entre l’Europe et les États-Unis3.
4Cette étude s’intéressera à cette tension de l’entre-deux qui sous-tend les œuvres de Cronenberg, ainsi qu’à l’esthétique de l’occulté, de l’étrange, à la stratégie de résistance, voire de déviance, qui caractérisent sa production et celle de certains de ses homologues canadiens, tels qu’Egoyan, Rozema, et Stopkewich. Sous le goût de l’ordre et de la stabilité caractéristique de la société canadienne depuis ses origines, sous la culture officielle qui prône la modération et le consensus, Douglas Cooper fait remarquer qu’il y a toujours eu « an extremely coherent subversive streak » (une strate subversive), une sorte de « Northern grotesque » (grotesque nordique), qu’il attribue à la position périphérique que le Canada a toujours occupée par rapport aux centres de pouvoir :
As an educated culture on the margins of empire, we really have something to contribute, because we can gaze at the brutality of empire with a cold eye4.
5De même, le critique Brian Johnson fait remarquer que le nom d’Atom Egoyan est devenu synonyme de la nature insolite du cinéma canadien, qui a acquis une réputation d’introversion et de ‘pathologie sexuelle’5. Et selon les termes de Blumenfeld, le cinéma de David Cronenberg
est définitivement écartelé entre deux extrémités : le sublime et l’abject, la science et l’esthétique, l’âme et le corps, le réel et le virtuel, l’Amérique et l’Europe6.
6Cet écartèlement est mis en scène avant tout par le biais d’un leitmotiv qui parcourt tous ses films : la transformation, voire la mutilation ou la déformation du corps, la mutation organique ou technologique qui annonce et brouille à la fois les frontières entre le moi et l’Autre7. Blumenfeld déclare :
David Cronenberg préfère le registre métaphysique de la science fiction et les effets gore du cinéma d’horreur de série Z. La peur panique de soi, l’intérieur du corps humain perçu comme une source de fascination et d’horreur, le principe d’une séparation du corps et de l’esprit (au centre du Festin nu et d’eXistenZ, son treizième film)... sont autant d’axes de réflexion du cinéaste8.
7Frisson, son tout premier film (1974), raconte l’invasion du corps humain par des parasites, et explore déjà les clairs-obscurs de l’animalité. Dans les suivants, on transforme un homme en insecte (La Mouche) ou en médium clairvoyant (Dead Zone, d’après le roman de Stephen King), on invente de nouvelles sexualités (on creuse un trou dans la colonne vertébrale pour faire de la place au plaisir dans eXistenZ)). Se trouvent transformés en objets de désir : les organes internes (Faux-Semblants), des écrans de télévision (Videodrome, 1982), des avions, des voitures (surtout accidentées), ou bien des corps mutilés, déchiquetés, ou équipés de prothèses, qui témoignent d’une fusion entre homme et machine (fusion en effet totale quand il faut extirper des fragments de corps mêlés à la tôle froissée d’une épave). Crash (1996), le film adapté du roman de James Graham Ballard, et qui produisit sur l’écran de telles scènes d’horreur gore avec un esthétisme pur et froid, voire glacial, eut un succès à la fois critique et commercial en France. Mais sa beauté plastique ne l’empêcha pas d’avoir beaucoup de problèmes avec la censure. Le Westminster Council réclama l’interdiction du film sur les écrans britanniques, déclarant que c’était ‘quasiment de la nécrophilie’. Aux Etats-Unis, Ted Turner tenta de bloquer sa distribution, puis voulait interdire le film à la télévision de peur que les adolescents ne singent les personnages et provoquent des accidents de voitures pour une titillation érotique.
8L’œuvre insolite de Cronenberg représente une variante moderne et extrêmement simplifiée de la métaphysique : les idées néo-platoniciennes en quelque sorte mises au goût du jour. Ces films proposent de remplacer le vieux débat entre l’idéalisme et le matérialisme, par la confrontation du virtuel et du réel. Il sera utile de jeter un regard sur eXistenz, qui obtint l’Ours d’argent au Festival de Berlin en 1999. L’approche cérébrale du film va à l’encontre de l’impact essentiellement physique de son homologue américain The Matrix, le plus grand succès commercial de 1999. Mais il est à remarquer aussi que les accessoires du virtuel, les objets qui produisent ce monde parallèle qui n’existe pas mais qui rivalise avec la réalité, sont de façon intéressante éminemment ‘physiques’, étrangement organiques. De nature concrète, tactile, ils vont d’une dureté primitive (une mâchoire transformée en pistolet, et les molaires en projectiles, le tout trouvé dans une bouillabaisse spécialité de la maison), à la viscosité, voire la liquéfaction de la pourriture des organes en décomposition (domaine du naturel). La console de jeu, par exemple, qui tombe ‘malade’ et nécessite une intervention ‘chirurgicale’, est attachée par une sorte de cordon ombilical à la colonne vertébrale forée pour lui faire place, et ressemble à un croisement de seins, de fesses, et d’abats. Dans ce monde de cybernautes, la technologie est néanmoins chair : métaphore, métachair. Cronenberg avoue être obsédé par le processus métaphorique, un des fondements de la littérature. Il s’interroge sur les manières de faire de la métaphore sur l’écran, constatant que « les idées pures sont invisibles. Rien à filmer ». Il conclut qu’il doit donner chair au verbe, puis filmer la chair, faute de filmer le verbe9.
9eXistenZ, ce film sur un concepteur de jeu qui devient la cible d’une fatwa fut inspiré par un entretien que Salman Rushdie accorda en 1995 à Cronenberg pour un article dans la revue Shift. « Mes métamorphoses seraient des métaphores de la maladie et de la mort », dit le réalisateur dans son entretien avec Samuel Blumenfeld, mais cet aveu est presque une évidence. Plus intéressante, car plus révélatrice du processus d’auto-désignation de ses films, est sa déclaration que ses personnages seraient « des métaphores du statut de l’artiste ». eXistenZ est en effet essentiellement une réflexion sur l’art. Le jeu peut-il devenir une nouvelle forme d’art, une forme selon ses propres termes, ‘radicalement démocratique’ ?10 En même temps, le film est auto-référentiel, car l’industrie du jeu sert de métaphore satirique pour l’industrie cinématographique et ses stratégies de commercialisation et de distribution. Même son approche de réalisme magique – peindre un ordinaire dans lequel surgit l’extra-ordinaire – s’insère dans le courant postmoderne, qui veut que l’œuvre d’art soit auto-réflexive.
10Nous avons déjà vu que Cronenberg, par le biais de ses personnages qui se muent sous nos yeux, tout comme avec la stylisation du jeu d’acteurs, dévie de la tradition selon laquelle les personnages sont une figuration du réel11. De même, sauf pour quelques scènes d’effets spéciaux, il a toujours rejeté le recours au storyboard. Il est vrai que le réalisateur a recours aux techniques optiques, notamment les courtes focales et la fermeture du diaphragme qui produisent une profondeur de champ et un cadre entièrement net. Il est vrai aussi qu’il pratique le montage de la ‘transparence’ qui a habituellement pour fonction de faire du film un déroulement d’actions et de faits qui s’articulent logiquement dans le temps et l’espace. Cependant, Cronenberg détourne la linéarité temporelle ou spatiale de manière à atteindre le domaine de l’abstraction. Le spectateur ignore la durée du temps diégétique, et le rapport de celui-ci avec le temps réel passé à visionner la séquence. Et les récits se déroulent dans une succession apparemment arbitraire de lieux qui sont à la fois identifiables et anonymes, quelque part et nulle part à la fois : parkings, autoroutes, couloirs d’hôpital, magasins, entrepôts, hangars, terrains vagues. En fin de compte, selon ses propres termes, un film, même dit ‘réaliste’, n’est qu’une ‘réalité virtuelle’12. Et le cinéaste se plaît à démontrer le pouvoir de l’auteur, du créateur, en brouillant à l’extrême les délimitations entre l’événement et la représentation, entre le factuel et le fictionnel.
11Ce brouillage s’effectue grâce à un mouvement aller-retour entre original, copie, re-prise, re-production, re-présentation. Pour ne prendre qu’une illustration, la fin de Videodrome (1982) est bien double. Le spectateur regarde le protagoniste qui regarde une vidéocassette qui met en scène la mort de celui-ci. Cette (re)présentation de son suicide censée lui servir de guide, sera suivie par la reprise fidèle en direct de chaque plan, chaque image, et chaque geste de « l’original » : simulation ou prolepse, production ou reproduction ? Ce travail de brouillage se trouve souvent mis en scène dans l’oeuvre de Cronenberg grâce au processus plus général du jeu. Dans Crash, par exemple, un personnage (pseudo)réalisateur organise des séances de ‘living theatre’, des reproductions d’accidents célèbres. Il procède notamment à une simulation du légendaire accident de voiture qui tua James Dean, mais ici présenté de façon à parodier la scène de ‘chicken’ (Qui est le poltron ?) du célèbre film centré sur James Dean, La Fureur de vivre. Dans un processus de mise en abyme, on mêle déjà réalisateur ‘vrai’ et ‘faux’, acteur et personnage, ainsi que film et événement, voire film et mythe. Puis, apparemment pour produire un maximum d’authenticité, les voitures du ‘tournage’ ne sont pas équipées de ceintures, les personnages-cascadeurs ne portent pas de casques. Dans la collision qui s’ensuit, ni les spectateurs internes (les autres personnages), ni les spectateurs externes (le public dans la salle) ne savent si les blessures font partie du ‘spectacle’ ou sont ‘réelles’. Ce brouillage de niveaux de réel, effectué grâce au jeu de récit encadrant/récit encadré, reflète le brouillage qui existe entre les deux James Dean : la figure historique qui mourut le cou brisé, et la figure légendaire qui à travers cette mort violente, fut projetée dans le mythe et devint immortelle.
12Dans Videodrome, Max Renn est directeur d’une chaîne de télévision ‘trash’, à la recherche de programmes sado-masochistes, mais il est surtout l’homme dont le corps se métamorphose en magnétoscope alors que les téléviseurs et autre matériel vidéo deviennent organiques, vivent, respirent, saignent et meurent. Il s’agit du même brouillage réalité/fiction qui sera mis en scène dans eXistenZ, mais le protagoniste qui se mue en magnétoscope ambulant est une figure aporétique qui incarne à l’extrême les idées de Marshall McLuhan et celles de Merleau-Ponty. Lors d’une pause dans la diégèse, le professeur Oblivion13 donne lors d’une émission télévisée une synthèse simplifiée des théories de McLuhan, une version vulgarisée selon laquelle le tube cathodique est une extension de notre système nerveux. Il pousse la logique pour avancer que, par conséquent, la chose que contient l’écran fait partie des ‘matières premières’ du corps du spectateur. McLuhan se trouve de façon insolite marié à une position idéaliste à la résonance néo-platonicienne. L’image du professeur est perçue sur l’écran de télévision contenu dans l’écran de cinéma. Double distance donc, et double, voire triple regard, car moi, spectateur réel, perçois l’image à travers les yeux du spectateur imaginaire qui est censé regarder l’émission, mais entre les deux il y a le regard interposé des autres invités sur le plateau de télévision, qui assistent dans toute leur corporalité à la participation électronique de leur co-invité présent/absent. Le professeur parle, ou plutôt son image pré-enregistrée. Cette image qui remplit la fonction de médiateur, déclare ce qui semble être le manifeste du film, voire de l’œuvre de Cronenberg : « il n’y rien de réel en dehors de notre perception de la réalité ».
13Videodrome contient les tensions de Le Festin nu (1991), adaptation du roman culte de William Burroughs, où les hallucinations, les délires, le fantasme et la folie se mêlent à la ‘réalité’ objective. Mais un glissement s’opère vers la forme d’aporie mise en scène dans eXistenZ, une aporie où en une variante contemporaine et sauvage de la métaphysique, la confrontation réelle/virtuelle se substitue au débat idéalisme/matérialisme, ou objectivité/subjectivité. La méta-phore/méta-chair qui s’incarne en Max rejoint l’entrelacs de philosophes tels que Berkeley (qui liait déjà la vue et le toucher) et Merleau-Ponty : celui qui regarde ne possède le monde que parce qu’il en est, parce qu’il fait partie de la chair du monde :
l’épaisseur de chair entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa corporéité à lui ; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de communication14.
14Pour Cronenberg, faire un film implique un processus organique, plastique, presque sculptural15, qui va au-delà du regard, de la vision. Comme la pensée, loin d’être désincarnée, serait sensuelle, il en découle que le cinéma est quelque chose de « tactile », de « sensuel ». Les images insolites, souvent monstrueuses de Cronenberg, seraient « l’incarnation physique » de la métaphore, et l’on revient toujours à l’idée du corps comme réalité première.
15Les fondements du cinéma reposent sur la construction formelle qui inscrit ce qui est vu dans un champ qui nécessairement implique un hors-champ. Cette construction établit une place respective à celui qui voit et celui qui est vu, et parallèlement, sépare le spectateur du spectacle. Cronenberg, ainsi qu’Egoyan et Stopkewich, et tout comme certains jeunes cinéastes britanniques de la nouvelle génération, met en question ces fondements16. La séparation entre voir et être vu est sans cesse effacée, brouillée, ou déplacée. On nous rappelle que le film ne peut ni décrire ni signifier le réel, mais seulement des processus de perception et de conception. Retournons au plateau de télévision de Vidéodrome. L’un des invités de l’émission propose une cigarette à une invitée qui se trouve hors champ, puis c’est une image du petit écran qui décline l’offre. Les plans champ-contrechamp font affronter le ‘réel’ et ce même réel filtré par un double regard : humain et technologique. Ces plans montrent alternativement le premier interlocuteur en ‘réel’, et ‘l’image’ de son interlocutrice, ‘vue’ et encadrée par la caméra de l’émission télévisée. De la même manière, le professeur Oblivion ne paraît jamais à l’écran qu’à l’écran : c’est-à-dire, il ne paraît jamais ‘live’, mais seulement en forme d’entretien pré/auto/enregistré et envoyé en vidéocassette au studio. Le trouble du spectateur s’amplifie par la suite, quand il apprend que le professeur est mort depuis longtemps, et que ces ondes représentent une vie après la mort.
16Si les films de Cronenberg explorent les processus de perception et de conception, il en est de même pour l’œuvre d’Atom Egoyan. Le plan initial de Next of Kin (1984), filmé par une caméra posée sur le tapis de bagages d’un aéroport, ou bien la narration à plusieurs voix de Russell Banks qu’Egoyan a choisi de transformer en points de vue multiples pour son adaptation De beaux lendemains, qui lui aussi confronte différentes versions et vérités, illustrent à quel point ces films sont une réflexion sur nos façons de faire sens, ainsi qu’une représentation de leur propre processus de signification17. Les films d’Egoyan manifestent une préoccupation constante pour la question des images et du souvenir18. Selon Blumenfeld, jusqu’à Exotica, Egoyan utilisait la vidéo
comme un exutoire où des hommes désarçonnés cherchaient à se reconstruire une mémoire qu’ils avaient perdue ou délaissée19.
17La vidéo s’inscrit dans une démarche qui affronte le vide et le plein dans Family Viewing (1987) par exemple, où un jeune homme apprend que son père est en train d’effacer les scènes familiales filmées autrefois, en recyclant les cassettes pour filmer ses rapports sexuels avec sa nouvelle femme. Mais dans Le Voyage de Felicia, Egoyan inverse cette démarche et la pousse à l’extrême. Il choisit de s’écarter du roman de William Trevor (1994), et met en scène un tueur tendre qui fait revivre sa mère en repassant sans cesse les vidéocassettes de l’émission de cuisine qu’elle animait pendant les années cinquante. Ces cassettes incarnent l’aporie de la présence/absence, car elles rendent immortel le modèle qui a disparu à jamais, et gardent éternellement jeune le fils (à la fois sujet et objet) qui y faisait des parutions d’aide-cuisinier. Même tension vie/mort, présence/absence, lorsque le protagoniste garde en vie les victimes qu’il tue en les enregistrant. Les vies humaines s’éteignent, les archives de cassettes vidéo se remplissent. La vie fixée en vidéo est le reflet inversé de la démarche du vide et du plein de Family Viewing.
18Si Egoyan et Cronenberg méditent sur les rapports du réel et du représenté, sur la surabondance des images et la fascination qu’exercent celles-ci, il est évident qu’ils poursuivent leur exploration à travers la sexualité et le désir, domaine de l’incontrôlé. L’image chez ces cinéastes constitue déjà ainsi une transgression de l’interdit qui touche à la sexualité parce qu’elle ose la mettre en scène. De plus, Cronenberg met en scène des comportements sexuels dits pathologiques, qui dévient des ‘normes’ sociales pour mieux estomper les frontières entre nature et culture, ou entre biologie et technologie, ou encore Eros et Thanatos, ou bien pour brouiller tout simplement les distinctions entre le beau et le laid. Dans le même esprit de tension, une jeune réalisatrice de Vancouver, n’hésite pas à marier cadavres et sexe. Kissed, le premier long-métrage de Lynne Stopkewich, est basé sur une nouvelle de l’écrivain canadien Barbara Gowdy, dont les œuvres néo-gothiques, grotesques, fourmillent de personnages monstrueux qui sont à l’écart de la communauté, et résistent à toute normalisation (sexuelle). Selon l’écrivain, la nouvelle « We So Seldom Look On Love » fut inspirée à son tour par l’histoire vraie d’une nécrophile californienne jeune et belle, qui avait une préférence pour les hommes fraîchement morts. Pour un film à petit budget, Kissed eut un succès critique inespéré aux États-Unis et au Canada. En France, les critiques furent séduits par le traitement stylisé de ce sujet insolite et, par définition, difficile à filmer.
19L’amour nécrophile est présenté comme un acte de communication avec l’au-delà, une sorte de « crossing over » (traversée), « like looking into the sun without going blind » (comme si on regardait droit dans le soleil sans s’aveugler), ou encore « like diving into a lake, silent and cold » (comme lorsqu’on plonge dans un lac silencieux et glacé). La cinéaste relève le défi de la représentation en surdramatisant. Elle utilise notamment de longues focales pour écraser et aplatir l’image. L’écrasement de la perspective lui permet d’accentuer ou de mettre en valeur certains éléments par le biais même du flou qui les entoure. Le choix esthétique tend vers une construction qui souligne sa propre composition, et signe son propre artifice20. Le recours systématique à des travellings optiques, artificiels dans la mesure où l’axe de la caméra reste le même, contribue à souligner l’artifice de sa composition. Tout cela se rejoint à l’emploi d’un éclairage expressioniste dans le but de subvertir la vraisemblance diégétique et refuser l’émotion qui accompagnerait le naturel ou le spontané. Stopkewich travaille avec une lumière tout en clairs-obscurs, emploie une gamme de blancs violents débordant de luminosité. Les scènes ‘d’amour’ nécrophile échappent ainsi à l’obscénité grâce à de multiples stratégies de distanciation : des éclairages bleutés, le recours à des objectifs donnant une image ‘soft’, des surimpressions, des fondus et de la musique, tantôt new age, tantôt chansons pop, ou encore des jeux d’interaction entre la protagoniste et le public, tout comme entre les membres du public eux-mêmes. Ainsi lorsque l’héroïne Sandra atteint l’orgasme, elle regarde la caméra, et donc le spectateur, droit dans les yeux. A ce moment, l’arrière-plan est inondé de lumière, ‘brûlé’ ; l’écran remplit la salle de lumière blanche et les spectateurs peuvent regarder autour d’eux, et voir comment réagissent les autres. Par le biais de telles stratégies de distanciation, le sujet du regard en devient l’objet parmi d’autres, et le processus d’identification, s’il a été entamé, est brisé.
20Si le désir gomme la distinction qu’établit la convention entre la vie et la mort, il en est de même avec l’humour grave qui tire vers la satire sociale. Parmi les scènes mémorables de Kissed se trouvent les leçons que donne à Sandra le propriétaire des pompes funèbres. Héritier des traditions d’une société nord-américaine qui abhorre la mort et dissimule ses traces, celui-ci lui apprend à manipuler le trocard (engin semblable à une épée, conçu pour évacuer les fluides corporels), à passer l’aspirateur dans les cavités et à boucher ensuite les orifices. Le croque-mort embaume ses cadavres vidés et réinjectés de liquide conservateur, tout comme le boucher prépare et farcit ses bêtes. À la manière de Francis Bacon, le corps humain n’est que de la viande.
21En même temps, une fois préparés, les morts sont si nets, si propres, si rangés, à l’inverse des vivants qui sont la source de tant de désordre. En tant qu’étudiante, Sandra est fascinée par la dissection, qui lui permet de « pénétrer à l’intérieur pour voir l’ordre, et comprendre la perfection ». La jeune fille finit par se donner à un amant qui a un pouls, mais comme celui-ci lui dit de rester tranquille et de se laisser faire, elle ne semble pas apprécier être à la place du mort. Après l’amour, cette habituée des ‘lacs silencieux et froids’ n’aime pas s’attarder dans ce lit où il y trop de chaleur, avec ce jeune homme qui remue en dormant, dans cette chambre envahie par les bruits avoisinants. Elle préfère l’ordre au désordre, le silence et l’immobilité de la mort (stabilité suprême) au chaos fertile de la vie. En cela, le film de Stopkewich est aporétique, ‘écartelé entre deux extrêmes’, car, tout comme les films de Cronenberg, également imprégnés d’horreur gothique, il est ancré dans une philosophie romantique qui voudrait que le grotesque et le monstrueux soient libérateurs, associés au risque, à la transgression, et à la résistance aux carcans de la convention.
22D’un côté, certains cinéastes comme Cronenberg et Stopkewich explorent le clivage entre désir et identification. On désire l’Autre, mais jusqu’où peut-on pousser l’altérité ? Jusqu’à quel degré peut-on se dispenser du miroir ? Peut-on franchir les délimitations entre l’humain et le non-humain, l’organique et le non-organique ? Peut-on évacuer toute parcelle d’identification, et désirer des corps démembrés (l’humain réduit à de la viande), des mutants homme-mouche (l’humain réduit à ses chromosomes, qu’il partage avec le reste du règne animal), ou à des machines (le pôle extrême de notre axe : il s’agit du minéral, du domaine de l’inanimé, mais d’artefacts cependant - produits qui gardent l’empreinte de l’homme-créateur).
23Position opposée mais symétrique, d’autres cinéastes explorent les manières dont le narcissisme permet de réconcilier le clivage entre désir et identification. Des Romantiques comme Byron et Shelley prônaient déjà l’amour incestueux. Briser le tabou de l’inceste faisait partie, bien sûr, d’une stratégie de résistance à l’idéologie dominante et aux contraintes qu’elle imposait aux membres de la société, aussi bien qu’un défi aux lois divines qui depuis la nuit des temps interdisaient aux mortels ce privilège réservé aux dieux. Mais l’amour incestueux était également censé être la forme parfaite de l’amour absolu. Fusion totale, cet amour rassemble et contient en lui seul les formes variantes qui, par ailleurs, ne font que coexister : l’amour fraternel, filial, maternel/paternel, et passionnel. Atom Egoyan met en scène des figures paternelles fascinées jusqu’à l’obsession par de jeunes adolescentes (Exotica, De beaux lendemains21, Le Voyage de Felicia). Si Exotica trouble par son striptease d’écolière, dans De beaux lendemains, la scène de séduction qui dévoile l’inceste père-fille pousse le romantisme jusqu’à une mièvrerie que la caméra ne permet pas au public d’intérioriser, pour montrer un côté de l’amour incestueux occulté par la société. La mise en scène construite par le père, la pléthore de bougies qu’il allume, donnent à voir les rapports fondés non sur la violence mais sur l’illusion du romanesque. Le réalisateur déclara que dans ce film, il voulait explorer l’expérience de l’inceste sur la victime dans une autre dimension que celle de la représentation habituelle, quand ce n’est pas la simple violence du pouvoir, mais cette confusion de l’amour22 : Plus troublant, en effet, est ce brouillage, cette ambiguïté, cette tendresse qui transgresse en se muant en érotisme.
24Le narcissisme permet également de réconcilier le clivage entre désir et identification par le biais de l’amour homosexuel. A l’opposé de la passion hétérosexuelle qui garde ce clivage, on ne désire plus l’Autre mais le Même. On peut citer l’œuvre de Patricia Rozema, dont le premier long-métrage, Le Chant des sirènes (1987), qu’elle écrivit pendant qu’elle travaillait comme assistante au réalisateur sur le tournage de La Mouche, fut primé au Festival de Cannes. Avec son troisième film, Quand tombe la nuit (1995), Rozema, tout comme Cronenberg, avait rencontré des problèmes de censure. Mais les plans censurés, érotiques mais dépourvus de toute violence, n’auraient fait sourciller personne s’il ne s’était pas agi de passion lesbienne. Le film évolue entre les mondes de l’église calviniste, du cirque, et de la chambre à coucher. Le scénario truffé de clichés et les dialogues hyperboliques détournent ceux des romans à l’eau de rose, et la mièvrerie cède sans cesse au grincement. L’héroïne met son chien au refrigérateur quand il meurt pour ne pas avoir à affronter le douloureux événement. Le triangle amoureux conventionnel est constitué par la protagoniste et deux partenaires de sexe différent. Ayant promis d’épouser un professeur de théologie, traditionnaliste (et blanc), Camille tombe amoureuse de Petra, une acrobate sulfureuse (et noire) qui travaille dans un petit cirque ambulant.
25La composition esthétique du film tient en partie au recours à des plans à valeur fortement métaphorique. Il y a notamment une séquence où Camille, déchirée entre ses deux amours, regarde deux femmes répéter leur numéro de trapèze. Il s’agit d’un véritable ballet qui met en scène un effet de miroir grâce à des stratégies diverses. Les femmes sont non seulement sœurs mais jumelles, habillées de façon identique ; elles se balancent sur deux trapèzes et y éxécutent des figures de façon parfaitement symétrique. La danse de ces corps identiques suspendus dans les airs, et qui en se regardant voient une Autre qui est la Même, fond et confond image et reflet, voyant et visible, spectacle et spectateur. Ces plans constituent une stase descriptive qui provoque la réflexion, mais ils remplissent également une fonction dramatique. Ils permettent au spectateur d’anticiper la décision de Camille, qui choisira la forme d’amour qui, bien que jugée a-normale et a-morale par la société, permet la fusion et l’identification totales. Il semblerait que le désir impossible de Narcisse se réalise enfin, car l’amoureuse peut regarder la bien-aimée et dire, selon les termes d’Ovide, « Iste ego sum » (’L’autre, c’est moi’).
26Les films des cinéastes canadiens que nous avons examinés rapidement sont basés formellement sur des stratégies de l’écart, sur le bousculement de la perception, sur la déviation non seulement de l’idéologie dominante, mais aussi de toute représentation ‘fidèle’ de la réalité. Ils manifestent une préoccupation pour la présentation et mise en relief des supports de la représentation. Ces stratégies à leur tour reposent sur l’écart infranchissable qui existe entre mot et idée, original et représentation, voyant et visible. Elles semblent s’inscrire à l’intérieur de la réflexion de Merleau-Ponty, qui constate
ce certain écart, cette différenciation jamais achevée, cette ouverture toujours à refaire entre le signe et le signe, comme la chair (...) est la déhiscence du voyant et du visible en voyant23.
Bibliographie
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Bibliographie
Blumenfeld, Samuel. « Un mélodrame de l’absurde, sans émotion ni larme », Le Monde, le 9 octobre 1997.
« Les Obsessions d’un entomologiste nommé David Cronenberg », Le Monde, le 13 mai 1999.
Johnson, Brian. « Virtual Director », Maclean’s, 26 avril 1999.
« Atom’s Journey », Maclean’s, 13 September 1999.
La Rochelle, Réal. « Salut ! Je m’appelle David Cronenberg et je visionne Crash », 24 Images 91 : printemps 1998.
Labarthe, André (réalisateur). I Have to Make the Word Be Flesh, 1999.
10.14375/NP.9782070286256 :Merleau-Ponty, Maurice. Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1979.
Pearson, Patricia. « The Sweet here and now », Saturday Night, April 1998.
Notes de bas de page
1 Les rapports des personnages d’Egoyan passent toujours par le filtre de l’électronique : ils se regardent en vidéocassette ou par le biais d’une caméra ou d’un écran moniteur, se parlent par l’intermédiaire du téléphone ou du répondeur.
2 [You know, for an American your films are like some sort of strange dream. Because your streets are like American streets but they’re not. And the people are like Americans but they’re not. And the way they speak is like American speech but it’s not] in I Have to Make the Word Be Flesh, documentaire réalisé par André S. Labarthe, 1999.
3 Samuel Blumenfeld, « Les Obsessions d’un entomologiste nommé David Cronenberg », Le Monde, 13 mai 1999, p. IX.
4 ‘en tant que société ayant un bon niveau d’éducation et se trouvant sur les marges d’empire, nous avons réellement une contribution à faire, car nous pouvons contempler la brutalité de l’appareil hégémonique avec un regard froid’ : in Patricia Pearson, « The Sweet here and now », Saturday Night, avril 1998, p. 72.
5 Brian Johnson, « Atom’s Journey », Maclean’s, 13 septembre 1999, p 54.
6 Blumenfeld, « Obsessions », Le Monde, 13 mai 1999, p. IX (je souligne).
7 Cronenberg revendique lui-même la ressemblance entre le ‘monstre’ Brundlefly et M. Butterfly : « ils se fondent tous les deux en quelque chose qu’ils ont eux-mêmes créé ». André S. Labarthe, I Have to Make the Word Be Flesh.
8 Blumenfeld, « Obsessions », Le Monde, 13 mai 1999, p. IX.
9 A. S. Labarthe, I Have to Make the Word Be Flesh.
10 Brian Johnson, « Virtual Director », Maclean’s, 26 avril 1999, p. 63.
11 Cronenberg explique que l’étrangeté de ses films et le malaise qu’ils produisent ne proviennent pas des paramètres habituels de la science fiction, mais de la psychologie bizarre et inhabituelle de ses personnages déconnectés. Ces propos qui sont rapportés par Réal La Rochelle, dans « Salut ! Je m’appelle David Cronenberg et je visionne Crash », 24 Images N° 91, printemps 1998, p. 26, furent tirés du vidéodisque Crash (Criterion, 1997), qui inclut un commentaire du cinéaste sur la bande audio numérique, de sorte que sur toute la longueur du long-métrage, la voix over de Cronenberg donne l’impression de faire partie intégrante du film.
12 Johnson, « Virtual Director », Maclean’s, 26 avril 1999, p. 63.
13 On l’appelle le professeur Oubli dans la version sous-titrée française, alors que ‘oblivion’ signifie non seulement l’oubli mais aussi le néant.
14 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1979, p. 178.
15 « On place chaque morceau d’argile, on le lisse, on le palpe », explique-t-il à Serge Grünberg dans I Have to Make the Word Be Flesh.
16 Deux des six films en compétition au 10e Festival du film britannique de Dinard (1999) avaient notamment l’auto-désignation comme stratégie centrale. Placer la caméra en tant qu’objet au coeur de la démarche dynamique, en faire prendre conscience au spectateur, sont les moteurs de la production pour Human Traffic (1998), et surtout pour Final Cut (1999), qui tourne autour de caméras cachées, et de leçons de montage.
17 Cronenberg livre à Serge Griinberg son sentiment qu’il y a trop d’images, que les images nous submergent, perdent toute signification, tout impact potentiel. Il constate que « la prolifération des images et de leurs modes de reproduction a été multiplié par mille » depuis ses débuts professionnels : caméras numériques, images de synthèse, images envoyées par Internet, DVD, laser discs... A.S. Labarthe, I Have to Make the Word Be Flesh.
18 Cronenberg explique l’allure « irréaliste, surréaliste » de ses propres films par le fait que ses personnages « n’ont pas d’histoire ni de mémoire, pas de parents, pas d’enfants » : propos rapportés par Réal La Rochelle, dans « Salut ! Je m’appelle David Cronenberg et je visionne Crash », 24 Images N° 91, printemps 1998, p. 27.
19 Samuel Blumenfeld, « Un mélodrame de l’absurde, sans émotion ni larme », Le Monde, le 9 octobre 1997, p. 27.
20 Les critiques de cinéma s’accordent à dire que la profondeur de champ, qui nécessite l’emploi des courtes focales, est éloignée de la vision de l’œil humain et impose au spectateur une construction ou une composition.
21 On peut constater un écart au niveau de la traduction du titre. En effet, l’expression anglaise ‘the sweet hereafter’ est un euphémisme qui renvoie à la vie après la mort, à l’au-delà (littéralement ‘après-ici’). Bien qu’en tant qu’euphémisme, elle présente l’idée de la mort de façon édulcorée, elle l’évoque toutefois bel et bien. Il n’en est rien dans le te titre français « De beaux lendemains », qui évoque au contraire un avenir terrestre.
22 « When it’s not the obvious exercise of violent power, but this blurring of love »Brian Johnson, « Atom’s Journey », p. 56 (je souligne).
23 Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1979, p. 201.
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