Oppositions et tensions socialistes face au programme commun (1971-1977)
p. 223-238
Texte intégral
1Au sein du PS, dans l’année qui suit la signature du programme commun, aucune opposition interne à la ligne d’Épinay ne se manifeste : « La tendance antiunitaire et pro centriste […] dans la grande confusion du congrès d’Épinay, était devenue celle du silence », pouvait-on lire en mars 1972 dans La Bataille socialiste, organe de la tendance animée par Claude Fuzier et les amis de Guy Mollet. L’observation peut être prolongée jusqu’en 1977 au moins ; il y a eu tout au plus des tensions récurrentes, de nombreux conflits localisés, mais aucun mouvement collectif significatif de reflux ou de rejet. Or depuis 1947, au moins, la question du rapport aux communistes a été centrale dans les débats internes des socialistes et la « culture de guerre froide » a été un élément constitutif de leur identité pour la majorité des militants. Comment un tel débat peut-il d’un seul coup disparaître et une culture forgée dans la douleur sembler s’effacer ? C’est à partir de cette problématique que sera traitée ici la question posée des oppositions socialistes au programme commun.
Mais observons rapidement ce qui se passe du côté du parti communiste et des radicaux
2Du côté radical, la situation est simple car la scission s’est faite en 1972 sur l’acceptation de l’unité de la gauche, ce que François Loncle résumait ainsi : « Notre mouvement n’existe que par l’union de la gauche1. » Il ne pouvait y avoir des oppositions radicales de gauche au programme commun dans ces circonstances, même si François Loncle évoque Pierre Brousse, bâtissant l’éternel projet de réunification de la « famille radicale », et quelques pressions maçonniques allant dans ce même sens2, qui ne semblent guère significatives. Même le fameux épisode durant lequel, en septembre 1977, Robert Fabre coupe la parole à Georges Marchais en direct devant les petites lucarnes ne relève pas d’une opposition au PCG, il se situe au terme du processus de rupture dont il est clair que la responsabilité revient au PCF qui la cherchait par tous les moyens. Il est significatif que pratiquement personne ne suive le leader radical lorsque, au bout de son parcours personnel, il se place dans l’orbite giscardienne. Le MRG étant fondé sur l’acceptation par ses membres du programme commun, il ne peut donc y avoir opposition à celui-ci en théorie. Certes, dans la réalité, les choses sont toujours plus complexes. Une partie de ceux qui ont accepté le PCG sont liés de fait au PS, pour divers motifs – historiques, idéologiques et électoraux surtout –, et n’ont guère eu d’autre choix que de le suivre, même s’ils étaient anticommunistes ou méfiants vis-à-vis du PCF et de ses méthodes. Leur survie politique en dépendait. Cette logique n’était d’ailleurs pas nouvelle ; il suffit de se rappeler le cas de Maurice Faure en 1967, rejoignant la FGDS entre les deux tours des élections après avoir fait campagne pour Jean Lecanuet notamment. Nombreux étaient ceux qui, comme lui, devaient faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ainsi, en 1976, le préfet des Hautes-Pyrénées, département à forte tradition radicale, évoquait le cas de quelques conseillers généraux comme Robert Sabathier, maire et conseiller général depuis la Libération, au sujet duquel il écrivait : « Il fait partie des radicaux de gauche qui supportent malaisément la contraignante tutelle que le PCF s’efforce de faire peser sur les élus départementaux de l’union de la gauche3. » Bon gré mal gré, les opposants de principe à la Ve République ont été contraints par la bipolarisation renforcée à choisir leur camp, et donc leur partenaire. Et l’évolution des radicaux valoisiens s’intégrant à l’inverse dans la majorité giscardienne illustre la même logique. Il n’y a eu guère et il ne pouvait y avoir du côté du MRG d’opposition au PCG durant les cinq ans qui séparent la signature de la rupture, même si les positions politiques et les rapports de forces nationaux et locaux ont évolué. De toute façon, pour les radicaux, l’importance de l’organisation rendrait l’intérêt d’une étude limité : une minorité d’une petite fraction n’est guère significative. Lorsqu’il osera jouer un rôle dans la rupture de l’union de la gauche en 1977, Jean Daniel évoquera « l’audace du plus faible ». C’est tout dire.
3Du côté du PCF, parti centralisé et discipliné qui n’admet pas de contestation interne, la seule opposition possible au programme commun, à part les réserves individuelles, ne peut se situer que dans l’appareil. Pour le reste, cela a été évoqué dans les rapports départementaux, il y a eu des exclusions. Des militants et des cadres restaient hostiles à l’alliance avec la social-démocratie et cela a pesé à diverses reprises. Mais les oppositions devaient se cacher de l’extérieur et ne pouvaient s’exprimer que dans les étroites limites tolérées au sein de la direction. Elles n’ont guère laissé de traces archivistiques significatives, hors des témoignages postérieurs, et les notes de police nous en apprennent surtout sur la capacité d’interprétation de leurs auteurs. Plus intéressantes en fait, par-delà la réalité des débats internes du PCF, sont les représentations que ses partenaires, dont les socialistes, avaient du mode de fonctionnement interne de ce parti. Ils se posaient sans cesse des questions sur d’éventuelles oppositions cachées au sein du PCF et, tels les kremlinologues – science disparue depuis 1992 –, ils essayaient de déchiffrer les humeurs de leurs vis-à-vis, en fonction de cette vision qui, a posteriori, rappelait la fable du « bon » et du « méchant » flics dont on se demande toujours lequel joue un rôle de composition. « Dans l’appareil communiste l’orage commençait à gronder », jugeait ainsi François Loncle en évoquant la première crise majeure de la fin 1974. Le fameux rapport Marchais au comité central du PCF du 29 juin 1972, secret durant trois années, a dans les rangs socialistes été largement interprété lors de sa révélation en 1975 comme la preuve d’une volonté de répondre en interne à d’éventuels opposants et à ceux qui soulignaient les inconvénients de la stratégie unitaire4. Mais même ce texte ne permet pas de conclure à l’existence d’une ou plusieurs oppositions au sein du parti ou de la direction ; tout au plus peut-on parler de tensions. Ce rapport nous en apprend surtout sur la stratégie du PCF au moment où il est rendu public. De même, les incessantes critiques portées sur le PS, les pressions permanentes à son encontre durant ces années, bien avant que la rupture ne soit en route, relèvent certainement plus de la stratégie du parti, de sa nature, voire des traditions staliniennes du PCF, que d’une opposition au programme commun. Expliquer la rupture du PCG par un triomphe de l’opposition interne au programme commun serait nier son caractère stratégique.
4À l’opposé de ses deux partenaires de l’union de la gauche, la nature et l’histoire du PS, héritier plus ou moins direct de la SFIO, se prête à la manifestation d’oppositions internes organisées. La réalité du socialisme français depuis ses origines, c’est le pluralisme et la liberté d’expression pratiquement totale, voire, au pire, une forme d’anarchie interne, source éventuelle de cacophonie. Le rétablissement des courants organisés depuis 1969 permet l’expression interne officielle des sensibilités. À l’inverse, l’union de la gauche suppose une discipline, imposant des limites très strictes aux pratiques, la règle du désistement étant appliquée avec rigueur, la cohabitation s’installant dans la plupart des mairies et exécutifs départementaux. Cette contradiction entre la liberté de parole et la discipline dans l’action conduit très vite, une partie des opposants à l’union de la gauche à quitter le parti. Ce qui va à contre-courant de cette phase historique marquée par le rassemblement des socialistes. Mais, s’il y a eu des départs, ce qui est surtout notable, c’est leur caractère limité, très minoritaire.
5Trois points seront développés ici. Tout d’abord, après que sera brièvement rappelé comment les affrontements passés ont marqué la culture socialiste, seront traitées les différentes formes prises par le refus socialiste du programme commun ou les tensions générées par celui-ci entre 1971 et 1977. Puis les différentes tentatives de créer des organisations socialistes « hors du programme commun » seront rappelées. Enfin, on se demandera pourquoi toutes formes de résistance au programme commun et à la politique de François Mitterrand ont échoué.
Le poids des héritages et des circonstances
6Dans les années 1960, deux partis socialistes se sont côtoyés de fait dans la SFIO. Sur le terrain, les alliances nouées et la définition de l’adversaire principal incarnent ces deux socialismes. Dans la Seine, sur les terres de Guy Mollet dans le Pas-de-Calais, dans le grand Ouest et dans nombre de fédérations du sud de la Loire, la logique est celle de l’unité de la gauche face au gaullisme, pouvant s’accommoder par ailleurs d’accords avec la droite non gaulliste5. Mais, dans les Bouches-du-Rhône, la Haute-Vienne, en Picardie, ou dans le Nord par exemple, dominent les alliances héritées du temps de la Troisième force, où le communisme reste l’adversaire premier ou – s’il est second – se trouve mis pratiquement à égalité avec le gaullisme. Depuis 1962, dans le fragile équilibre du parti, la tendance unitaire l’emporte légèrement sur la durée, ce qui a permis de faire naître la FGDS, au prix toutefois d’une tolérance des accords de Troisième force existants afin de maintenir l’unité formelle du parti6. Mais l’équilibre reste fragile, comme l’ont montré les débats idéologiques de 1963-1964 sur la Grande fédération, puis celui de 1969 : par deux fois le parti s’est divisé en fractions pratiquement égales, l’une menée par Guy Mollet et l’autre par Gaston Defferre.
7Mais la question de l’unité de la gauche dépasse le simple héritage historique de situations stratégiques. L’intérêt et la passion se mêlent étroitement à l’affaire. D’une part, certes, la rupture de 1947 a conduit les socialistes dans beaucoup de municipalités à des alliances avec le centre ou avec la droite pour faire barrage aux communistes. Des élus nationaux ou locaux – et faut-il rappeler que ceux-ci sont sans conteste la colonne vertébrale du parti représentant plus d’un adhérent sur deux entre 1969 et 1972 – se sont assimilés à cette politique et craignent qu’un changement d’alliance soit incompris par leurs électeurs. D’autre part, et surtout, l’intensité de l’hostilité à l’accord avec le PCF, par-delà les questions stratégiques et les considérations idéologiques d’opposition fondamentale du socialisme démocratique au totalitarisme stalinien, ne peut se comprendre sans faire référence à la violence des luttes locales et personnalisées qui ont vu s’affronter par tous les moyens socialistes et communistes depuis la guerre froide et même, déjà, parfois depuis la Résistance. Ces luttes ont profondément marqué les individus et les cultures locales. Plus particulièrement dans les régions déjà évoquées (Limousin, Picardie, Nord…), où socialistes et communistes dominent la vie politique locale, la droite faisant souvent appoint aux socialistes.
8En dehors des anciens de la SFIO, parmi les autres composantes socialistes qui participent à Épinay, les réticences envers le rapprochement socialo-communiste et la signature d’un programme commun existent aussi. Ceci est moins connu, mais nombre des autres adhérents socialistes n’étaient pas de chauds partisans de l’union de la gauche. Ainsi, chez les anciens de la CIR, les « jacobins », Charles Hernu, Guy Penne et Marc Paillet ont, peu avant Épinay, manifesté leur préférence pour un accord avec les anciens partenaires de la FGDS et avec les réformateurs, et continuent à manifester des réserves après la signature du PCG7. Certains animateurs des clubs, notamment du club Jean-Moulin, ou des militants d’autres provenances, avaient été favorables à un accord au centre8.
9Pourtant, l’opposition à l’union de la gauche et les courants pro-centristes semblent disparaître à partir de juin 1971. À Épinay, aucune des grandes voix du parti, ni aucune voix plus modeste significative, ne s’est opposée au principe d’une entente avec les communistes. Dans les votes internes au parti, la rupture avec 1969 est frappante puisque les trois quarts des mandats d’Épinay sont favorables officiellement à l’union de la gauche : se prononcent pour les partisans de François Mitterrand, mais aussi bien sûr le CERES, les amis de Jean Poperen et les mollétistes. Puis, dans l’année qui court entre Épinay et la signature du programme commun, aucune opposition à l’union ne se manifeste.
10Certes, à la faveur du référendum pompidolien sur l’Europe au printemps 1972, la tentation centriste s’est brièvement manifestée, renforcée par le choix communiste de ne pas rechercher une position commune à la gauche en appelant les électeurs du PCF à voter « non », et par celui des radicaux de voter « oui ». Mais ce recul provisoire de la marche à l’unité n’a guère redonné de la voix aux hommes réticents envers le programme commun et lorgnant vers le centre gauche. D’ailleurs, la rapidité avec laquelle les discussions ont été menées au lendemain du référendum, les concessions communistes et l’espoir soulevé dans le parti par le succès de la négociation puis par l’accord, ont bousculé les opposants virtuels, ne leur laissant pas le temps d’organiser une résistance ou une riposte.
11La préparation des élections législatives de 1973 est l’occasion de la première clarification, avec des départs individuels de ceux qui refusent la traduction électorale de l’union de la gauche, dont la figure emblématique est Max Lejeune, indéboulonnable élu de la Somme et anticommuniste virulent, précédé par Charles Baur, futur président du conseil régional de Picardie. Mais, au total, la perte est très restreinte, notamment chez les élus. Puis, en 1975, un petit groupe quitte le PS autour d’Éric Hintermann, nous y reviendrons. De fait, dans le nouveau PS organisé en courants, contrairement à l’ancienne SFIO, aucun de ceux-ci ne se dit hostile à l’union de la gauche : ni le courant majoritaire, ni bien sûr le CERES, le courant Poperen et La Bataille socialiste. Officiellement, il n’y a entre eux que des nuances. En fait, c’est dans le courant majoritaire, animé par François Mitterrand, que se rencontrent le plus d’hommes réticents ou opposants au PCG.
12Cette absence d’opposition ouverte ne veut pas dire naturellement que les vieux réflexes et la culture de guerre froide ont disparu. Les nouvelles générations étaient sensibles à ces attitudes et cela, avec l’étiquette négative d’anciens SFIO, voire de mollétistes, pouvait conduire à disqualifier les vétérans. Citons un exemple, parmi d’autres. Dans un entretien récent, un ancien conventionnel très unitaire – il avait hésité lui-même à rejoindre le PCF au début des années 1960 – nous comptait le fait que ses amis et lui s’interrogeaient chaque fois qu’ils voyaient un ancien de la SFIO et surveillaient notamment les marqueurs forts comme le vocabulaire employé, les expressions comme les « staliniens », les « cocos » ou les « cosaques », qu’ils analysaient comme typiques du maintien de cette culture anticommuniste héritée de la Troisième force, voire des années 1920-19309.
13Dans les faits, cette culture continuait à bien se porter, tout comme l’antisocialisme dans le PCF. Elle était régulièrement ravivée par la rudesse de certains rapports locaux, surtout lorsque les communistes étaient dominateurs, en dépit des discours unitaires. Elle alimentait en permanence des grognes et des réticences dans le PS bien après la signature du programme commun, ravivant les vieux réflexes anticommunistes. Parmi d’autres exemples, on pourra rappeler ainsi la situation à Neuilly-sur-Marne où le responsable de la section PS, animateur de la troupe théâtrale de l’Association de l’amicale du Val-de-Marne, se vit accuser par la cellule communiste d’organiser dans la municipalité des représentations jugées « trop bourgeoises et insuffisamment orientées à gauche ». En 1972, il fut remplacé à la direction de la section par une ancienne conventionnelle. Les élections de 1973 n’allaient pas, au contraire, arranger les choses dans cette ville. Une des habiletés de François Mitterrand et des siens fut de limiter les rapports à la base, en interdisant les réunions communes à ce niveau, source de débauchages bien sûr – la volaille socialiste restait bonne à plumer –, mais surtout de conflits.
14L’union est restée, jusqu’au bout, un combat, plus encore à la base. Mais ici, c’est probablement avec les radicaux que les difficultés ont été les plus dures à régler. Toutes les études régionales montrent que les conflits, les résistances aux désistements pour les candidats du MRG et plus encore pour leur céder des sièges éligibles, sont nombreux à la base et se traduisent par nombre d’exclusions du parti. L’étude systématique de ce phénomène serait probablement instructive. Elle reste à faire. Sont plus particulièrement concernées les fédérations socialistes des vieux bastions radicaux (Lot, Lot-et-Garonne, Hautes-Pyrénées, Tarn, Tarn-et-Garonne, etc.) et plus généralement du sud du pays. Ces fédérations demandent des garanties qu’elles n’obtiennent généralement pas. Et elles vivent mal la volonté de la direction socialiste d’aider leur partenaire à exister. Ainsi, le secrétaire fédéral du Tarn écrit-il le 13 décembre 1974 pour proposer un ajout à la motion majoritaire. Celle-ci prévoyait que les investitures aux législatives ne pourraient être données qu’à des hommes ayant adhéré au PCG. Il demandait qu’il en soit de même aux cantonales, s’il y avait candidature unique au premier tour, puis ajoutait :
« Cependant étant donné la progression constante et importante de notre parti, il serait indispensable d’envisager dans tous les cas des primaires avec les autres formations de l’union de la gauche afin d’obtenir une manifestation complète de nos militants qui comprennent mal dans la majorité des cas de ne pas avoir à soutenir au premier tour un candidat du parti10. »
15Mais, en dépit de ces résistances locales nombreuses, il n’y a eu que des oppositions limitées. C’est en fait en dehors du PS que s’est exprimée l’opposition socialiste au programme commun, sans pouvoir véritablement déboucher.
L’échec des courants et dissidences socialistes en dehors du programme commun de gouvernement
16Le mouvement socialiste subit entre 1969 et 1972 quatre « chocs » politiques : la défaite humiliante de Gaston Defferre en 1969, la disparition de la SFIO, remplacée par le PS dirigé par Alain Savary, la prise du PS par François Mitterrand en 1971, enfin, la signature du programme commun de gouvernement en juin 1972. Ces bouleversements ne sont pas facilement acceptés par une partie des cadres et dirigeants du parti, attachés à la vieille SFIO, à ses pratiques et ses principes, intégrés dans des alliances plus larges et marqués par une opposition fondamentale au communisme. Chacun de ces chocs se traduit par des départs. Pour l’essentiel, ces hommes ne se reconnaissent pas dans la nouvelle formation : les nouveaux adhérents ne partagent pas la même expérience qu’eux et elle est dirigée par François Mitterrand et les siens, dont les pratiques et l’ambition les heurtent. Trois solutions s’offrent à eux. Premièrement, cesser de militer ; on peut citer le cas bien connu d’hommes comme Georges Guille, qui n’a pas accepté la fin de la vieille maison par patriotisme de parti11. Deuxièmement, se rallier à François Mitterrand pour poursuivre leur carrière malgré tout. Troisièmement, tenter de créer de nouvelles formations plus conformes à leurs conceptions et à leur culture, et tenter de fédérer les socialistes hostiles à l’unité de la gauche et à François Mitterrand. Durant cette séquence, trois formations se constituent ainsi : Présence socialiste, animé par Léon Boutbien, le MDSF, dont la figure principale est Max Lejeune, et enfin la Fédération des socialistes démocrates animée par Éric Hintermann, issue de la scission opérée en 1975 par le Centre d’études socialiste qui s’efforçait de constituer un courant anticommuniste et réformiste au sein du PS12.
17La profusion de groupes et de comportements opposants pose problème. N’indique-t-elle pas que le refus de l’accord avec les communistes n’est pas seul en cause ? Sans mettre de côté les rivalités et inimitiés personnelles, la question du rapport au gaullisme et aux institutions de la Ve République n’est-elle pas aussi importante ? Rappelons tout d’abord la genèse de ces mouvements.
Présence socialiste
18L’antériorité de l’opposition revient certainement à Léon Boutbien, vieux militant parisien qui a été député de l’Indre sous la IVe République et membre du bureau national de la SFIO. Il rompt avec la direction mollétiste dès les lendemains du tournant des législatives de 1962 où Guy Mollet a préféré faire élire des communistes plutôt que des « godillots ». Au congrès de juin 1963, à Issy-les-Moulineaux, l’ancien député développe trois thèmes qui l’opposent à la direction du parti, dont il dénonce désormais l’« opportunisme ». Le rapprochement avec les communistes est premier. Il déclare à ce propos : « Le communisme n’appartient pas à l’avenir mais au passé. Quels que soient les calculs que vous pouvez faire, le PCF reste à l’Est. Aussi, je vous mets en garde contre les compromissions dont nous serions les victimes. » Ensuite, Léon Boutbien approuve des initiatives gaullistes, la ratification du traité franco-allemand, qu’il estime être un « devoir pour les socialistes français » et la force de frappe. Enfin, il dénonce la présence de Guy Mollet au secrétariat général qui « explique la sclérose du parti, l’impossibilité de faire le large regroupement qui lui est offert ». Après s’être alors interrogé à haute voix sur sa propre appartenance au parti, en février 1971, Léon Boutbien lance une revue, Présence socialiste, et un groupe éponyme, avec deux personnalités discutées, Guy Vinatrel et André Weil-Curiel (ce dernier a été exclu de la SFIO depuis 1962 pour gaullisme). Il n’est pas étonnant que ce groupe rassemble aussi des hommes personnellement hostiles à François Mitterrand, comme le docteur Léon Bondoux, ancien député SFIO de la Nièvre. Leur courant, bien introduit dans une fraction de la maçonnerie, entend aussi pratiquer une « ouverture sur la vie moderne ».
19Cette première rupture est antérieure à Épinay, mais ses animateurs ne profiteront guère du congrès d’Épinay, ni de la signature du PCG. Déjà marginaux, ils s’isolent en se rapprochant de la majorité, mais surtout de sa branche gaulliste. Se disant réformiste conséquent, ce courant prétend regrouper
« sans se renier, tous ceux des [siens] qui ont leur place dans cette politique d’ouverture et de progrès que le président Pompidou, dont la jeunesse fut bercée des mêmes chants et des mêmes espoirs que la [sienne], offre à la France, pour sauver son indépendance et ses libertés ».
20Léon Boutbien deviendra par la suite membre du comité central du RPR.
Le Mouvement démocrate socialiste de France
21Le MDSF est créé en 1973. Il réunit en fait plusieurs groupes issus de scissions et des vagues anciennes de dissidents. Il ne parvient pas pourtant à rassembler tous ceux sur lesquels il comptait.
22Au sein du PS d’Alain Savary a été lancé en décembre 1969 Démocratie socialiste, qui se présente comme l’organe d’un club de pensée, d’investigation et d’études13. Ses deux animateurs principaux sont Max Lejeune, député de la Somme, et André Chandernagor, député et ancien président du groupe socialiste au Palais-Bourbon. La tendance se constitue précisément au moment où est constitué entre le PS et le PCF un groupe de travail paritaire, après la signature d’une déclaration commune entre les deux partis. Ce courant a une véritable surface politique puisqu’il rassemble à son apogée dix députés sur quarante-huit, trois sénateurs, le président du conseil général du Gard, des maires de grandes villes (Avignon, Arles, Cambrai, Clichy, Issy-les-Moulineaux, Limoges, Mâcon, Perpignan), quelques dizaines de conseillers généraux, et trois premiers secrétaires fédéraux (Alpes-Maritimes, Jura, Haute-Vienne). Démocratie socialiste paraît de façon assez régulière. Sa première manifestation, au conseil national des 18-19 juin 1970, consiste significativement en la publication d’une « motion sur les rapports avec le PCF », exprimant son refus de l’alliance choisie par le PS. Alors que le congrès d’Issy-les-Moulineaux a subordonné un accord à la clarification des positions communistes sur les libertés et l’indépendance des peuples, ils estiment que « les conditions d’un accord politique ne sont pas actuellement réunies ». Trois arguments appuient ce refus : l’attitude du PCF sur la Tchécoslovaquie, l’affaire Garaudy et la construction de l’Europe. Mais, à Épinay, ses animateurs se divisent, certains appuyant Mollet, d’autres ralliant François Mitterrand, comme André Chandernagor. Surtout, une partie des leaders « de droite » de l’ancienne SFIO se retire de la vie publique, sur la pointe des pieds ou bruyamment, mais sans participer à aucun rassemblement, comme Jules Moch.
23Les premiers à partir le font avant Épinay. Émile Muller quitte le PS en mars 1970 et fonde le parti de la démocratie socialiste, devenu ensuite en 1971 le PSD. Maire de Mulhouse, secrétaire de la fédération SFIO du Haut-Rhin, membre du comité directeur de la SFIO durant douze ans, ancien député, Muller et les siens réunissent en novembre 1970 un congrès. Ils publient une charte de Mulhouse qui sert longtemps de référence à son groupe. Ils reçoivent le renfort de maires d’importantes municipalités de la Région parisienne, très impliqués dans la lutte contre le communisme, Marius Faïsse (Villeneuve-Saint-Georges), le docteur Antoine Lacroix (Kremlin-Bicêtre), Bonaventure Leca, ancien maire SFIO d’Issy-les-Moulineaux, et ses adjoints et amis, exclus pour avoir refusé les désistements avec les communistes depuis 1965, et d’autres élus de la Région parisienne les rejoignent à la fin 1972 avec quelques provinciaux14. L’ancien dirigeant communiste Auguste Lecœur qui, après avoir adhéré à la SFIO en 1958 et quitté le PS en 1969, est secrétaire général du mouvement. Son journal, La Nation socialiste, ouvre ses colonnes à ce groupe, jusqu’à leur rupture en mars 1972. En juin suivant, Émile Muller lance Le Social-Démocrate. Le PSD dénonce dans le PCG « l’alliance contre-nature » qui ne peut « que renforcer l’UDR ». Les critiques de leurs camarades restés dans le PS se résument dans cette formule : « On ne peut à la fois se faire élire sur le plan municipal avec les voix social-démocrates et centristes et sur le plan législatif avec les voix communistes », écrit Serge Huguerre. Le même reconnaît toutefois que « comme toute jeune formation, les débuts ont été difficiles, parfois pénibles15 ».
24La signature du programme commun de gouvernement et les échéances des législatives de mars 1973 – où la question du désistement sera posée – imposent des choix et accélèrent les recompositions. Fin 1972 sont fondés, au niveau départemental, mais en Picardie essentiellement, les MDS, animés par Max Lejeune et Charles Baur16.
25Le PSD, appuyé par les réformateurs, présente sept candidats aux élections législatives de mars 1973 et, avec d’autres groupuscules, comme « socialisme et liberté », de Georges Donnez avocat à Valenciennes, maire de Saint-Laurent-des-Eaux (Nord), exclu en 1967, mais aussi Socialisme et démocratie d’Étienne Gagnaire, maire de Villeurbanne, exclu la même année, une vingtaine de candidats en tout. À l’issue des élections, Émile Muller, Georges Donnez et Étienne Gagnaire sont élus députés et siègent aux côtés de Max Lejeune, André Martin, conseiller général de Clères (Seine-Maritime), Jean Bégault (Maine-et-Loire), Maurice Brun (Allier, non inscrit), Lazare Goujon (Rhône). Cinq candidats se maintiennent et obtiennent un bon score au second tour, Charles Fenain, maire de Douai, et Jacques Boutard, ancien député SFIO de la Haute-Vienne (48 %), Maurice Vast, ancien maire d’Amiens (45 %), Antoine Lacroix (40 %), Georges Mouly, maire de Tulle (22 % au premier tour, 24,6 au second). Au total, 17 des 21 candidats dépassèrent le score des socialistes officiels. Outre Antoine Lacroix, on trouve Charles Lamarque-Cando, ancien secrétaire fédéral et député des Landes (20 %), Louis Boisson, maire du Tréport (22 %) Serge Huguerre, ancien secrétaire fédéral de la Seine-Maritime (18,3 %), ainsi qu’un dissident du PS, qui, lui, refusait de se retirer en faveur du MRG, Robert Huwart (17,9 %).
26C’est au lendemain des élections que PSD et MDS forment, le 29 mai 1973, le MDSF. Au congrès constitutif, le 9 décembre 1973, Max Lejeune est élu président, Georges Donnez, devient porte-parole, et vice-président, comme Étienne Gagnaire et Émile Muller. Charles Baur est secrétaire général. Mais ce nouveau parti a du mal à dégager une ligne propre. Dans un premier temps, ses députés siègent sur les bancs réformateurs (qui comptent 17 députés) et se démarquent de la majorité au pouvoir en ne votant pas la confiance au gouvernement Messmer. Après la mort de Georges Pompidou, Max Lejeune refusant de se présenter à la présidence de la République, Émile Muller est candidat du mouvement en 1974 (il obtient 0,69 % des suffrages). Au second tour, obligés de se déterminer entre François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing, ils soutiennent ce dernier17. Puis, après l’élection de Max Lejeune à la présidence du groupe réformateur en mai 1974, ils intègrent l’UDF dont ils deviennent une composante avant l’élection législative de 1978. Le temps de leur autonomie entre la majorité et l’opposition a été très bref.
27La troisième formation est la FSD, animée par Éric Hintermann. Ancien responsable des Jeunesses socialistes, proche de Gaston Defferre, membre du comité directeur du nouveau PS à partir de 1969, après Épinay, Éric Hintermann tente de constituer un courant anticommuniste, mais surtout réformiste dans le PS, voulant faire évoluer le parti de l’intérieur. Et cela alors que le PS se trouve emporté par un fort mouvement à gauche. Le courant d’Éric Hintermann est de fait utile à la direction mitterrandienne, jouant le rôle de « droite » officielle du parti, contrepoint politique commode face à la contestation montante du CERES. En 1974, il crée une tendance explicitement sociale-démocrate. Puis, début 1975, Éric Hintermann et ses amis fondent un Centre d’études socialistes, qui publie Socialisme 2000 en vue du congrès de Pau. Le premier numéro paraît en février 1975. Mais ils se voient interdire de publication et quittent le PS. Le 1er juin 1975, ils fondent la FSD, avec 4 députés, Maurice Brun (Allier), Christian Chauvel (Loire-Atlantique), Robert Drapier (Meurthe-et-Moselle) et Paul Alduy (Pyrénées-Orientales). Ils revendiquent dans les années suivantes 75 fédérations18, avec quelques autres figures historiques du parti, comme Thérèse Roméo à Nice ou les anciens secrétaires SFIO, André Routier-Preuvost, de Loire-Atlantique ou René Henry, fédéral du Cher durant 18 ans19.
28En mai 1976, MDSF et FSD annoncent la création d’un Comité de coordination des socialistes hors du programme commun, mais le rapprochement tourne rapidement court. Aussi, aux élections législatives de 1978, le MDSF présente une trentaine de candidats, bénéficiant des votes « réformateurs », alors que la FSD présente de son côté 73 personnalités. C’est un échec car seuls deux députés sont réélus, Paul Alduy et Émile Muller20.
29À l’occasion des cantonales de 1979, puis des européennes, où le MDSF obtient une place sur la liste UDF, une polémique par presse interposée oppose les deux formations (la FDS reprenant à son compte le sigle de PSD, ce qui n’a pas arrangé leurs relations avec leurs anciens camarades dissidents). Les désaccords sont politiques – entre partisans de l’alliance avec l’UDF et ceux qui prônent une « troisième voie » – et générationnels et identitaires – entre vieilles barbes anticommunistes de l’ex-SFIO, gestionnaires classiques d’un socialisme municipal hors programme commun, et « modernistes » soucieux d’autres pratiques politiques.
30En 1981, la « vague rose » va balayer les derniers députés « socialistes hors programme commun ». Les deux sénateurs UDF Max Lejeune (élu en 1977) et Georges Mouly (élu en Corrèze en 1980) sont seuls à résister.
31Prônant le rapprochement des socialistes et des réformateurs de l’UDF derrière Valéry Giscard d’Estaing, Éric Hintermann voit ensuite le PSD se diviser, avec le départ des Nantais Chauvel et Routier-Prevost, en 1978 puis se désagréger. Adepte d’une « social-démocratie française21 », il flirte avec l’UDF, puis, à la recherche permanente d’une troisième voie, fait des allers-retours entre le PS, qu’il réintègre à deux reprises en 1981 et 1994, et le centre. Il anime toujours un petit groupe radical et européiste en Haute-Savoie fin 2010.
32C’est aussi à l’ampleur de cette défaite des « socialistes hors programme commun » que se mesure le succès de François Mitterrand : alors qu’en 1972 les RG évoquaient des « pressions » des réformateurs et du PDS d’Éric Muller sur « la droite du PS22 », trois ans plus tard, il n’en reste pratiquement plus rien, ils se sont intégrés à la majorité giscardienne. Leur seule cohérence était l’anticommunisme et la recherche d’une troisième voie que la plupart ont vite abandonnée. Mais la structure confédérale de l’UFD permet de conserver une étiquette « socialiste ».
33Les départs les plus significatifs l’ont été en ordre dispersé et n’ont guère permis les regroupements. On a vu que la formation de Max Lejeune a essayé de fédérer des hommes partis de la SFIO, soit en 1962, 1965 et 1967 pour les élections législatives et municipales, soit en 1969 à la disparition du parti, puis en 1971 à la naissance du PS, enfin en 1972 ou après, dans le cadre de la préparation des élections législatives, voire après pour les amis d’Éric Hintermann. Mais le caractère dispersé de ces départs révèle plus les difficultés de cette mouvance plutôt qu’il n’explique son échec. C’est celui-ci qu’il nous faut interroger.
Les fondements de l’échec des socialistes hostiles au programme commun de gouvernement
34Entre la SFIO de 1969 et le PS de 1973 s’est très vite creusé un fossé qui a profondément bouleversé le monde socialiste en dépit de continuités réelles, notamment au plan du personnel politique. Cela conduit à poser une double question : pourquoi l’échec des socialistes hostiles au programme commun a-t-il été si flagrant ? Comment le PS a-t-il pu aussi facilement assimiler les bouleversements qui ont été rappelés précédemment ? Comme toujours, les réponses sont complexes, mais il est possible de dégager quelques facteurs explicatifs principaux.
35Le premier élément est lié à des facteurs générationnels, pour ne pas dire biologiques. Les cadres de la vieille SFIO de 1969 étaient dans leur très grande majorité nés dans les vingt premières années du siècle, et souvent avant la Grande guerre – à l’instar de Guy Mollet né en 1905 et mort en 1975 –, formés dans les années du Front populaire et de la Résistance, nous l’avons amplement montré avec Noëlline Castagnez23. L’inventaire des décès de ces années 1972-1975 est impressionnant pour les cadres socialistes. Tous ne meurent pas en ces années, mais nombre de survivants ne peuvent s’adapter car mai 1968 a radicalisé la société, accentuant la bipolarisation, à l’encontre de l’expérience d’hommes formés durant la IIIe ou la IVe République. Certains se retirent tout simplement, beaucoup d’autres sont trop âgés pour poursuivre un combat fractionnel et se soumettent aux tendances en cours pour conserver encore une place ou une attache identitaire qu’ils jugent fondamentale.
36Mais, autant que l’épuisement d’une génération, le renouvellement militant est fondamental. Deux ans après Épinay, on estimait qu’un adhérent sur deux avait rejoint le PS depuis ce congrès. Les anciens sont submergés numériquement et en ont conscience. Mais, surtout, l’équilibre politique interne est bouleversé par ces adhésions. Avant 1971, une poignée de fédérations faisait la loi dans le parti par son poids militant propre. Trois fédérations disposaient d’environ 10 % des mandats chacune et on sait l’influence de l’alliance des « Bouches-du-Nord » (Mauroy-Defferre) à Épinay. La nationalisation du parti, qui se développe dans des terres où la SFIO avait pratiquement disparu, ou ne s’était jamais développée, et l’arrivée massive de nouveaux adhérents réduisent l’importance des vieux bastions et de leurs patrons au plan national et au plan local. Les circonstances étaient donc défavorables à l’organisation d’une résistance aux partisans de l’union de la gauche.
37Sur un plan purement politique, l’espace pour une troisième voie se rétrécit puis se ferme en ces années, privant d’éventuels opposants d’une alternative crédible : les radicaux hors programme commun, comme les centristes, rejoignent la majorité en 1974 ; les projets de « grande fédération » sont définitivement obsolètes. De plus les opposants au programme commun n’ont pas d’alternative idéologique à proposer, l’anticommunisme ne constitue pas un programme suffisant.
38Mais, surtout, les enjeux d’appareil ont été premiers pour limiter l’ampleur de la contestation. Une note des RG du début 1972, s’intéressant aux anciens SFIO adversaires de l’union de la gauche, oppose aux tenants de La Bataille socialiste et à Guy Mollet des réformistes, qui seraient hostiles à l’alliance avec les communistes. Ils citent alors Pierre Mauroy, Gaston Defferre et son fidèle second Charles-Émile Loo, Max Lejeune et André Chandernagor24. Cette liste correspondant à la vision commune à l’époque des positions idéologiques internes au parti, héritée des clivages classiques avant 1969 et qui perdure au nouveau PS et après Épinay. Or, on le sait, un des enjeux principaux du congrès d’Épinay était bien la conquête de la direction du parti. Les enjeux d’appareil et de pouvoir interne au PS se sont croisés avec la question de l’opposition à l’union de la gauche. Une fraction de ceux que l’on présentait comme réformistes et hostiles à l’union de la gauche se sont ralliés à cette dernière car ils ont accepté le pari de François Mitterrand – rééquilibrer la gauche et rassembler les socialistes pour cela – mais surtout parce qu’ils vivaient en interne dans une logique d’appareil, celle de l’opposition aux mollétistes. Ces derniers ont aussi été vaincus parce que François Mitterrand a repris à son compte l’union de la gauche, point essentiel de leur programme depuis 1965 et parce qu’ils étaient concurrencés pour incarner l’espace symbolique de la gauche par les amis de Jean Poperen et par le CERES. Dans l’évolution des rapports de forces internes au PS, la question de l’unité était seconde, celle de la direction et de son renouvellement l’a emporté, mais les enjeux idéologiques n’étaient pas absents.
39Une fraction de la « droite » de l’ancienne SFIO, avec Gaston Defferre et André Chandernagor par exemple, intègre d’autant plus facilement la nouvelle direction que François Mitterrand montre une grande habilité tactique en faisant preuve de souplesse envers ceux qui continuent à pratiquer une politique d’accord avec le centre, voire avec la droite, contre les communistes dès lors que l’équilibre des forces internes est en jeu. Ce qui limite les motifs de départs. Enfin, les succès électoraux de la gauche, et surtout ceux du PS, désarment les potentiels opposants, même chez les adversaires farouches du communisme et ceux qui se méfient de François Mitterrand, comme Arthur Notebart. Jusqu’en mars 1978, le succès même du pari du premier secrétaire – rééquilibrer la gauche d’une part, mener le parti sur le chemin de la victoire d’autre part – réduit au silence toute opposition interne au programme commun.
40Naturellement, ce n’est pas simplement la somme de ses facteurs, mais aussi leur combinaison qui joue. Le cas de la Somme est emblématique de ce point de vue, Max Lejeune, exclu fin 1972, attire une partie des cadres et élus du département, mais sans freiner totalement pour autant la progression socialiste au plan local. Par exemple, même dans l’assemblée départementale qui constitue le bastion de l’ancien ministre SFIO, deux élus de 1967 meurent avant la fin de leur mandat, et n’ont donc pu le suivre, trois conseillers généraux sont restés au PS, un ex-mollétiste, Jacques Fleury, est élu en 1973 à Roye, puis le PS obtient deux nouveaux élus en 1976 et trois en 1979, ce qui porte alors le groupe socialiste à neuf conseillers généraux, autant qu’il en comptait à la veille de l’exclusion de Max Lejeune.
41L’échec des oppositions organisées, et leur intégration progressive à la majorité présidentielle de droite, les transformations subies par le parti, ses succès électoraux répétés dès 1973, aboutissent à un succès total au sein du PS de la stratégie d’union de la gauche voulue par François Mitterrand. Ce succès aurait pu être mis à mal par la suite, dès lors que le PCF a fait pression pour une renégociation du programme, puis s’est lancé dans une critique en règle des socialistes, contribuant à l’échec électoral de 1978. Apparaissent alors de nouvelles critiques, portées par Michel Rocard et Pierre Mauroy, qui conduisent trente cadres mitterrandistes à dénoncer ceux qui, selon eux, remettent en cause la stratégie et les principaux acquis d’Épinay, et à l’affrontement du congrès de Metz. Il est vrai que Michel Rocard, dans un argumentaire pour la motion « Redonner ses chances à la gauche » (décembre 1978) se montrait en effet critique sur l’union de la gauche. À tel point qu’il serait possible de se demander si Michel Rocard n’a-t-il pas été le plus sérieux opposant à la stratégie d’Épinay et à l’union de la gauche avant 1981. Mais cela nous mènerait vers d’autres débats.
42L’échec dans le projet de constitution d’un courant socialiste autonome, en dehors du PS, d’une « troisième voie », est tout d’abord celui d’une génération finissante au plan politique. L’autre cause profonde de cet échec est à rechercher dans la bipolarisation croissante, qui a condamné de la même façon les radicaux valoisiens à l’échec relatif, comme les centristes issus du MRP ou les divers « centre gauche », obligés de choisir entre gauche et droite. Ces minorités sont peu importantes sur le plan historique par leur marginalité et sur le plan idéologique par leur faible production ; même si elles se réclamaient bien avant la majorité actuelle du PS de la social-démocratie, elles n’ont rien légué au mouvement socialiste. Le principal intérêt de leur étude, outre son caractère conjoncturel, est d’aider à mieux comprendre les transformations du parti, les raisons du succès de la stratégie mitterrandiste et du développement du PS dans les années 1970.
Notes de bas de page
1 Loncle, Fr., Autopsie d’une rupture. La désunion de la gauche, Paris, Simoën, 1979, p. 18.
2 « La stratégie unitaire ne fait pas l’unanimité dans l’éloge... » aurait été un lapsus significatif de Robert Fabre à ce sujet, idem, p. 19.
3 CAC, 19900059/13.
4 Voir par exemple l’interprétation qui en est faite dans le rapport Jospin de 1975.
5 En continuité, en novembre 1972, La Bataille socialiste titrait son éditorial : « Un seul adversaire : la droite. »
6 À l’exception toutefois de la région parisienne, où « la discipline républicaine » est imposée dès les municipales de 1965 qui voient l’exclusion d’une série de maires de banlieue.
7 Voir, par exemple le courrier de Charles Hernu à Pierre Mendès France, du 2 novembre 1972. Il écrit notamment : « Je profite de cet envoi pour joindre le relevé de la délibération de la dernière séance du Club de Jacobins où il vous apparaîtra que le Club manifeste quelques réticences à l’égard du programme commun, ou plutôt de l’alliance avec le parti communiste. » Archives de l’institut Pierre-Mendès-France, correspondance de Charles Hernu. Déjà, lors de l’élection législative partielle de Bordeaux, à l’automne 1970, Charles Hernu, Marc Paillet et Michel Soulié avaient manifesté leur préférence pour JJSS publiquement.
8 CAC, 20040455/1, rapports de RG des 14 et 22 août et 12 septembre 1970.
9 Entretien avec Jean-Marcel Bichat.
10 Archives Fondation Jean-Jaurès, fonds Mauroy, no 81, correspondance du Tarn.
11 Fleury, J., Guille, G.. Le Socialisme au cœur, Paris, L’Encyclopédie du socialisme, coll. « Mémoire(s) du socialisme », 2009.
12 Pour plus de détails, voir Taris, Y., « Les courants socialistes dissidents opposés au programme commun d’union de la gauche. Une impossible troisième voie autonome (1970-1982) », TER d’histoire, université de Bordeaux-III, 1997-1998, 100 p.
13 Max Lejeune, éditorial, « Un Club ouvert », Démocratie socialiste, no 2, janvier 1970.
14 Victor Mazars (maire de Villenave-d’Ornon en Gironde), Serge Huguerre, adjoint de Jean Lecanuet à Rouen, quelques personnalités moins connues, comme l’avocat Henri Hazan ou Jean Otavy.
15 Le Social-Démocrate, janvier 1973.
16 Charles Baur, vice-président du conseil général de l’Aisne, a quitté le PS en octobre 1972, Max Lejeune à la fin de la même année.
17 Officialisée le 14 mai 1974 par un appel des cinq députés du MDSF, Émile Muller, Max Lejeune, Georges Donnez, Étienne Gagnaire et André Martin.
18 Le Monde, 7 janvier 1977.
19 Voir, Hintermann, É., Manifeste pour une social-démocratie française, Paris Michel 1979, 286 p.
20 Les chiffres de votants n’ont aucune signification car il est impossible de faire la part des voix de gauche, des voix qui suivent des notables, quelques soient leurs appartenances successives, celles qui sont dues à leur positionnement réformateur puis UDF, voire de leurs suffrages de meilleurs rassembleurs locaux des voix anticommunistes.
21 Hintermann, É., Pour une social-démocratie française, Paris, Albin Michel, 1979.
22 Note du 19 décembre 1972, CAC, 20040455/1.
23 Castagnez, N., Morin, G., « Le parti issu de la Résistance », inBerstein, S., Cépède, Fr., Morin G. et Prost, A., Le Parti socialiste entre Résistance et République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 37-60.
24 F/7/15575, Bulletin du 19 février 1972. Deux autres noms apparaissaient dans un bulletin ultérieur, ceux d’Arthur Notebart et Gérard Jaquet.
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