Préalables
p. 297-306
Texte intégral
1En quoi une réflexion sur les frontières du politique peut-elle être heuristique et en quoi les contributions présentes dans cette thématique permettent-elles d’avancer dans l’analyse de ces frontières1 ? L’intérêt le plus fondamental d’un questionnement sur les frontières du politique tient en ce que celui-ci invite le chercheur à se distancier par rapport à deux postures susceptibles tout à la fois de le séduire et de l’enfermer dans une vision restreinte du politique.
L’intérêt d’une approche en termes de « frontières »
2Le premier danger qui guette le chercheur réside dans la tentation de l’expertise et du substantialisme. Tentant de cerner l’objet politique, le chercheur est volontiers amené à se substituer aux acteurs pour tenter de distinguer ce qui est politique et ce qui ne l’est pas dans leurs actions, pratiques et/ou discours. En science politique, on observe de fait de nombreuses approches substantialistes du politique désirant élaborer des critères scientifiques, afin de définir un domaine de ce qui est politique ou ne l’est pas, au-delà des usages ordinaires, populaires, de la notion. La justification d’une définition scientifique face au flou des usages ordinaires apparaît tout à fait légitime d’un point de vue épistémologique, comme l’explique très bien Jacques Lagroye dans son manuel de sociologie politique :
« Ailleurs, en d’autres temps, en d’autres lieux, le “politique” (à savoir ce que nous appelons ainsi pour diverses raisons) a pris d’autres formes, et ne s’est pas distingué de la même manière des autres ordres d’activités : parfois même, il n’a pas été appelé ainsi. Il convient donc de définir assez précisément ce qu’on nomme “politique”. On qualifiera un gouvernement de politique lorsqu’il concerne l’ensemble des individus et des groupes (familles, clans, parentèles, etc.) qui forment une société organisée, disposant d’un territoire pour y exercer toutes sortes d’activités, et appliquant des règles de vie communes [...]. Bref, on peut parler d’activités politiques quand des membres de la société [...] parviennent à contraindre tous les autres à régler leurs différends selon des procédures imposées2. »
3Ce type d’approche est séduisant d’un point de vue académique et épistémologique, car il permet de mettre de l’ordre dans le flou attaché à la notion « politique » telle qu’elle est déclinée dans le sens commun. Mais il apparaît néanmoins relativement frustrant, en ce qu’il ne donne pas véritablement à voir l’extraordinaire complexité de l’objet considéré. Ce traitement du politique peut conduire à adopter une position de surplomb, à imposer « par le haut » (c’est-à-dire par le biais d’une communauté scientifique distanciée par rapport au sens commun) la définition d’un objet à des fins de classement. Cela permet certes de conceptualiser et de distinguer des types de pratiques, de discours, de comportements et de pouvoir s’accorder sur leur nature politique ou non (du moins si tous reconnaissent une seule et même définition scientifique de cet objet). Mais cette approche n’est pas entièrement satisfaisante car elle ne permet pas – et d’ailleurs, ce n’est justement pas son objectif – de rendre compte de ce flou conceptuel précisément à l’œuvre dans la société, de ces débats sociétaux sur ce qui est politique ou ne l’est pas, de ces doutes, de ces rivalités liées à la définition légitime de ce qu’est et ce que doit être la politique, de l’hétérogénéité, des évolutions et des enjeux caractérisant les représentations sociales de l’objet « politique ». Or, comme l’analyse lui-même Jacques Lagroye dans un autre ouvrage consacré à la politisation, il est certes utile de définir scientifiquement le/la « politique », mais cela ne doit pas empêcher d’analyser « la production sociale de la politique, de ses enjeux, de ses règles et de ses représentations3 ».
4S’interroger sur les frontières du politique permet précisément de ne pas présupposer une essence du politique (interrogations classiques du type « qu’est-ce que le politique ? »), mais de se pencher sur ces moments où la société semble produire du politique : soit en incluant dans l’univers de la politique institutionnelle des acteurs, des objets ou des domaines qui en étaient initialement exclus ; soit en étiquetant comme étant « politiques » des éléments n’étant pas en rapport immédiat avec cette politique institutionnelle. Loin de n’être qu’une notion abstraite et figée, le politique est également un univers en construction constitué de pratiques, de valeurs, de règles et de relations variables entre une pluralité d’acteurs. Ses contours se dessinent le plus souvent dans l’action, dans l’interaction entre acteurs, voire dans des rapports de force et des luttes entre acteurs ou groupes sociaux. Il nous semble par conséquent essentiel de chercher à l’appréhender davantage comme un processus que comme « une chose en soi4 » structurellement donnée. Le politique est d’abord le produit de rencontres, d’interactions, de moments ; il se « construit » en permanence (pratiques, catégories légitimantes, ressources, savoir-faire, rhétoriques, représentations, relations internes et externes à l’univers politique) dans cette dynamique relationnelle et positionnelle.
5Partant de ce type de considération, on conçoit désormais mieux en quoi réside la seconde tentation du chercheur : celle du relativisme, qui consisterait à estimer qu’est politique uniquement ce que les acteurs directement concernés considèrent et décrivent comme tel. Or cet aspect de la question, qui est certes passionnant en lui-même, doit moins constituer un point d’aboutissement qu’un point de départ heuristique pour complexifier le questionnement. En effet, le politique ne se résume pas au discours des acteurs sur leur propre pratique (même si, encore une fois, celui-ci en fait bien sûr partie), que ce discours soit stratégique ou non : malgré toutes leurs dénégations (qui sont à analyser comme telles), ces mêmes acteurs peuvent être pris dans un contexte social ou institutionnel qui, aux yeux de leurs partenaires d’abord, mais également selon le point de vue d’un observateur extérieur ou de médias, les met en relation avec l’espace politique institutionnel. Ce qui est intéressant, c’est donc aussi de voir comment s’articulent les discours des acteurs et leur positionnement par rapport au jeu politique institutionnel.
6On le voit donc, l’identification du politique ne peut se limiter ni à une position surplombante imposant une appréhension objectiviste figée du politique, ni à un empirisme naïf ne prêtant attention qu’aux seuls dires des acteurs. Elle gagne au contraire à être observée à travers l’interaction entre ces deux dimensions, dans une optique plus constructiviste que substantialiste. La trame de l’interrogation sur l’objet politique peut alors consister à observer la construction sociale des frontières du politique, entre politique institutionnelle et politique informelle. Il s’agit alors d’ajouter aux interrogations classiques sur le politique comme champ institutionnel (critères sociaux d’éligibilité, détention du pouvoir, participation citoyenne, etc.) un nouveau type de questionnement plus attentif à ce qui se trame aux marges du jeu politique institutionnel, du côté de la politique que l’on pourrait qualifier d’« informelle » au sens où elle ne s’inscrit pas dans la sphère des activités en lien immédiat avec le fonctionnement des institutions démocratiques, ces activités que l’on décrit généralement sans hésitation comme étant « politiques » (selon Max Weber5, les activités correspondant à l’exercice du pouvoir, mais également, comme le suggère Daniel Gaxie6, les tentatives de conquête du pouvoir et les activités qui y ont trait : exercice d’un mandat, campagne électorale, élection, fonctionnement d’une assemblée élue, etc.). Il convient en premier lieu d’observer la manière dont certains acteurs labellisés comme non politiques par les établis du jeu institutionnel ou se présentant eux-mêmes comme extérieurs à ce dernier à travers une identité stratégique d’outsiders (pouvant consister à se présenter soit comme un « apolitique », soit comme un profane désirant subvertir les règles du jeu politique traditionnel et faire de « la politique autrement ») peuvent contribuer de facto à perturber le fonctionnement du jeu politique, voire à modeler certaines règles du jeu politique ou à repousser les frontières de la définition légitime du politique. Il importe en outre de saisir la manière dont le jeu et les acteurs politiques institutionnels (les élus) peuvent réagir face à des démarches et acteurs politiques informels, et participer à la stigmatisation ou à la légitimation de ces outsiders, contribuant alors à leur tour à redéfinir les frontières entre politique institutionnelle et politique informelle. L’articulation entre ces deux dimensions du politique peut être saisie à la fois à travers les discours des différents types d’acteurs (établis et outsiders, profanes) et à travers les pratiques des uns et des autres, celles-ci générant parfois des effets concrets et des positionnements dépassant les projets et discours initialement formulés par les acteurs.
7Pour explorer toute la portée heuristique d’une problématique centrée sur l’articulation entre politique institutionnelle et politique informelle, sur les frontières du politique, plusieurs séries d’interrogations peuvent plus particulièrement être déclinées.
Quelques pistes à suivre pour explorer les frontières
8Parmi les pistes privilégiées pour explorer les frontières entre politique institutionnelle et politique informelle, on peut, en premier lieu, se demander « qu’est-ce que “le politique” » pour les individus ou groupes sociaux, si ce n’est pas seulement ce qui se rapporte aux acteurs (État, électeurs, représentants, partis politiques...), pratiques (vote, décision politique, gouvernement du pays...) et objets (politiques publiques) définis par rapport aux institutions d’un pays et au champ de la compétition organisée pour conquérir les rôles institutionnels ? Autrement dit, comment et à travers quels vecteurs, selon les lieux et les époques, les individus tracent-ils ou remettent-ils en cause, consciemment ou non, les frontières entre les « activités politiques », les « activités politiquement orientées » (c’est-à-dire visant à influencer l’activité du gouvernement) et les autres activités ?
9La communication de Pascal Marichalar s’inscrit tout particulièrement dans ce type de questionnement. En s’interrogeant sur « les frontières du politique dans l’exercice de la médecine du travail en France », l’auteur montre en effet avec force combien les délimitations entre les différents types d’activités sont parfois ténues, difficiles à tracer, et combien cette caractéristique des médecins du travail occasionne pour eux des difficultés de positionnement et de relations évidentes. À travers la biographie d’un individu notamment (Alain Carré), l’auteur analyse comment s’est progressivement imposée l’idée de frontières ténues, d’un rôle dépassant celui du scientifique, impliquant une action engagée (rédaction d’un ouvrage commun, constitution de regroupements de médecins, configuration spécifique à certaines entreprises, etc.). Pris dans un jeu compliqué entre trois pôles (l’administration, les employeurs, les salariés), le médecin a parfois appréhendé avec douleur le caractère ambigu de son positionnement. Plus largement, on voit bien aussi comment, selon les individus et selon le contexte spécifique à chaque lieu de travail, les médecins peuvent être amenés à afficher ou au contraire à dissimuler leur engagement, l’affichage d’une action militante pouvant constituer une source de discrédit redoutable. De la même façon, la contribution de Camille Hamidi propose d’observer comment l’on peut ou non « franchir les frontières du politique » dans certains domaines associatifs et ce que cela peut impliquer pour des jeunes des quartiers populaires (en banlieue lyonnaise) peu motivés par la politique institutionnelle. Le texte proposé par l’auteur illustre avec force les limites d’une définition « objective » du domaine du « politique » reléguant trop rapidement du côté de l’« apolitique » des activités considérées comme étant sans rapport direct avec la sphère politique institutionnelle. L’appréhension du politique à travers la notion de « conflictualité » lui permet de montrer combien ces oppositions duales sont souvent factices, y compris aux yeux des acteurs : des formes de politisation peuvent intervenir à travers des pratiques inscrites en dehors de la sphère politique institutionnelle (celle des partis politiques, des élections, etc.), dans des associations de jeunes de quartiers défavorisés destinées à une pratique de couture, de danse et de musique, ou encore d’aides aux personnes en difficulté. À travers une enquête de terrain très étayée, Camille Hamidi montre comment la cause plus ou moins politique d’une organisation ne peut suffire à rendre compte des processus de politisation des discussions qui s’y déroulent, combien les processus de politisation ne découlent pas nécessairement de l’exposition à des discours explicitement politisés (l’acquisition d’un sentiment de compétence citoyenne pouvant, par exemple, se réaliser à travers des pratiques non labellisées comme « politiques »).
10Renoncer à une simple vision surplombante, et admettre l’hypothèse selon laquelle le politique peut correspondre à des dimensions variables d’un individu à un autre (à chacun sa construction propre de ce qu’est la chose politique, consciemment ou inconsciemment) peut mener à un second type d’interrogations, relatif cette fois-ci aux enjeux afférents aux labellisations sociales. Ces questions sont particulièrement incontournables quand on sait combien le champ politique s’est construit comme un espace autonome de légitimité, la légitimité politique (« légale-rationnelle », dirait Max Weber7) s’affirmant avec force comme une ressource distincte des ressources socio-économiques traditionnellement mobilisées par les notables, distincte des types de légitimité liés à des domaines non politiques (telle la légitimité charismatique d’un grand aristocrate ou encore la légitimité traditionnelle du clergé ou d’une riche famille dirigeant les affaires du pays depuis plusieurs générations). L’autonomisation du politique a eu pour corollaire l’affirmation d’une grandeur spécifiquement politique, indépendante, voire en rupture avec les univers de grandeur religieux ou socio-économiques8. L’ordre politique s’est élaboré comme un gisement de grandeurs, de légitimités démocratiques et de justifications spécifiques (la volonté populaire, la figure de l’élu du peuple, la sacralité de la loi, de la constitution, l’idéal du service public, etc.). On comprend mieux, dès lors, pourquoi de nombreux acteurs sont tentés de s’inscrire dans cet univers spécifique de légitimation ou sont du moins poussés à se positionner par rapport à celui-ci. Se présenter ou être présenté comme étant « politique » peut constituer un atout, une ressource susceptible d’accroître sa légitimité aux yeux d’adversaires ou d’acteurs sociaux. Mais, dans un contexte de crise politique, à une époque où l’on évoque volontiers le sentiment de mal représentation politique des citoyens face à une classe politique présentée comme trop professionnalisée, se poser en outsider, en marginal désirant subvertir les règles du jeu politique et « faire de la politique autrement » peut tout aussi bien constituer une ressource puissante. En bref, selon les contextes et les acteurs considérés, la politisation peut servir de légitimation (en attestant, par exemple, sa capacité à dépasser les intérêts particuliers pour se placer au niveau supérieur de l’intérêt général et du projet de société), la dépolitisation peut susciter une forme de délégitimation (impossibilité à dépasser les querelles de personnes, les intérêts spécifiques, à monter à un niveau de désintéressement, d’abstraction et de généralisation au service du plus grand nombre) et la présentation de soi comme étant apolitique (donc la dépolitisation) peut servir a contrario de légitimation (on peut penser au discours des Motivés ou encore des femmes candidates aux municipales de 2001 affirmant être différentes et faire de la politique « autrement », en profitant d’un contexte de crise de la politique pour retourner des stigmates en ressources politiques9). On mesure alors l’extrême nécessité de se pencher sur les contextes spécifiques, les identités propres à chaque acteur ou chaque groupe d’individus pour examiner les multiples processus de politisation ou de dépolitisation visant à légitimer ou à stigmatiser les uns ou les autres. Selon quels processus les acteurs, objets ou pratiques se trouvent-ils classés dans une rubrique plutôt que dans une autre ? Quel est le rôle de la conflictualité dans ces divers processus d’énonciation et de production du politique et quelles sont les propriétés sociales et les positionnements identitaires des acteurs engagés dans ces dynamiques ? Dans sa contribution, Pascal Marichalar met clairement en évidence la nécessité d’une approche en termes de positionnements réciproques et de luttes d’influence pour retracer l’appréhension et la construction sociale des frontières du politique. Le « schéma carcéral » constitué par le triangle administration-employeurs-salariés constitue un contexte particulier au sein duquel se tissent et se détissent jour après jour les frontières entre les différentes dimensions de l’activité « médecine du travail » et son appréhension comme étant une activité politique ou non. De la même façon, Cédric Passard souligne le caractère tout à fait heuristique de ce type de problématique lorsqu’il décrypte les relations conflictuelles entre pamphlétaires et classe politique : les premiers aspirent à railler les établis et ces derniers stigmatisent, disqualifient les paroles peu respectueuses, peu nobles, profanes des seconds (au point de les faire disparaître).
11En analysant la manière dont cette politique informelle des pamphlets a pu affecter l’élaboration de l’ordre démocratique moderne, Cédric Passard attire également notre attention sur un autre type de questionnement indissociable des précédents : quels sont les effets sur le champ politique institutionnel (règles du jeu, objectifs et enjeux, pratiques et rôles) de ces opérations, conscientes ou non, de déplacement des frontières, de luttes symboliques pour la définition d’un ordre politique plus ou moins clos, différencié par rapport aux autres univers d’activité ? On aurait tort de considérer que les positionnements des acteurs des deux côtés de la frontière ne génèrent que des effets en termes de légitimation/délégitimation réciproques. Ils peuvent également générer des effets concrets et contribuer à modifier le fonctionnement du jeu politique, y compris quand les établis paraissent l’emporter. Lorsque les femmes sont entrées massivement en politique, à l’occasion des élections municipales de 2001 (première application de la loi sur la parité), elles ont souvent usé de la rhétorique d’un art féminin de la politique. Un art fait de compétences spécifiques pour l’empathie, la proximité, le pragmatisme, le moindre attrait pour les divisions partisanes et le cumul des mandats ; un art lié à leur identité de femme, de mère de famille et assez fréquemment de militante associative. Ce discours, mis en avant par les candidates, mais également largement relayé par les médias et par les têtes de liste à la recherche d’opportunités pour redorer leur blason d’établis trop professionnalisés, a généré des effets non négligeables par rapport au fonctionnement du jeu politique. Des effets escomptés, bien entendu, en permettant notamment aux femmes de rencontrer un écho bienveillant auprès d’une part non négligeable de l’électorat. Mais des effets également parfois imprévus pouvant éventuellement se retourner contre les promotrices de ce discours. Les têtes de liste ont recruté des militantes associatives jusqu’alors extérieures au jeu politique afin de mettre en exergue leur ancrage social et de jouer du discours de la proximité ; or, moins expérimentées, moins dotées en ressources politiques propres, ces femmes, une fois élues, ont été d’autant plus facilement cantonnées à des positions subalternes et soumises aux leaders locaux10. Pour s’imposer réellement dans le jeu politique, elles ont dû le plus souvent jongler entre injonctions liées à l’idée courante de la politique au féminin (par exemple, ne pas paraître trop ambitieuses, affirmer ne pas vouloir cumuler les mandats, etc.) et nécessités comportementales pour s’imposer dans le jeu politique (être efficaces et donc pas nécessairement douces, altruistes et détachées des jeux partisans, etc.)11. Autre effet pervers réel, la mise en avant de la rhétorique de la proximité et de la « politique autrement » a d’autant plus permis aux femmes de légitimer leur prétention à entrer en politique que les établis avaient besoin de présenter leurs listes sous cet angle. Et l’écho favorable rencontré par cette présentation de soi dans la population et les médias a largement contribué à convaincre les hommes politiques de la nécessité de se réapproprier la rhétorique de la proximité, de la concrétude... Autant de caractéristiques qui, cessant d’être appréhendées comme des stigmates (la proximité étant initialement opposée à la noblesse de l’intérêt général, la concrétude à l’incapacité de conceptualiser une vision globale et un projet sociétal général, le retrait par rapport aux considérations partisanes étant perçu comme un manque d’ancrage et de soutien partisan, etc.) pour devenir de plus en plus légitimes, cessent désormais de constituer des ressources particulièrement distinctives pour les femmes... Une belle ruse de l’histoire, attestant du grand bénéfice que peut avoir l’historien ou le politiste à examiner les effets concrets de jeu sur les frontières du politique pour observer notamment comment certains traits de la politique informelle, certaines pratiques initialement considérées comme peu légitimes sont phagocytés par le jeu politique institutionnel.
12L’analyse de Cédric Passard s’inscrit totalement dans cette optique en proposant d’examiner l’ambiguïté de l’identité marginale en politique, les effets de positionnement complexes, les effets paradoxaux qu’elle génère parfois. Comme pour les militants de la gauche radicale et libertaire, le pamphlétaire tire sa légitimité de sa marginalité par rapport aux établis du champ politique : ils sont des outsiders et entendent en tant que tels poser un regard critique et distancié par rapport à ceux-ci. Leur légitimité (celle qu’ils s’attribuent) tient précisément à cette illégitimité que stigmatisent les établis. Or, cette attitude spécifique se double de conséquences fortes, car elle fait peser sur la classe politique la menace du scandale, du dévoilement, et elle introduit dans l’espace public raisonné et policé des élites le bruit dérangeant des émotions politiques et des passions sociales. Au total, le pamphlet permet l’expression et l’organisation d’une opinion populaire non véritablement « politisée » ; il offre une fonction tribunitienne particulièrement décisive pour le maintien du jeu politique.
13Que nous apprend finalement l’étude de la construction sociale du politique sur les relations et les échanges entre différents ordres d’activités, et sur la plus ou moins forte spécificité d’un univers politique que l’on ne supposera pas autonome a priori ? Dans une précédente recherche sur les frontières du politique12, nous avons souligné combien les règles et pratiques du jeu politique, les ressources qui y sont mobilisées s’édifient souvent à partir de nombreuses interpénétrations avec d’autres univers sociaux (littérature, carnaval). La distance entre certains champs politiques, notamment locaux, et d’autres univers sociétaux (fonctions municipales/poésie) paraît alors parfois moins importante que celle différenciant certains sous-univers politiques (politique locale/nationale). C’est aussi ce que suggère Céline Braconnier en explorant « les dispositifs informels de mobilisation électorale. » L’auteur montre en effet combien les comportements politiques ne peuvent être analysés de façon hermétique, mais appellent au contraire la prise en compte de relations établies dans l’univers sociétal : les relations de couple, de famille, les réseaux de sociabilité de quartier. La mobilisation de la majorité qui ne s’intéresse que de loin à la politique se produit en France en dehors du cadre partisan (contrairement à ce qu’on peut constater aux États-Unis notamment), à travers la conversion conjoncturelle de groupes sociaux primaires et secondaires en stimuli de la participation. La variable socio-économique, ainsi que le niveau de diplôme viennent toutefois interférer avec ces constats : la participation dans un bureau électoral bourgeois du Marais à Paris paraît davantage prolonger les prédispositions individuelles incorporées à voter (intérêt pour la politique, niveau de diplôme...), tandis que le bureau populaire des Cosmonautes donne davantage à voir l’importance des facteurs environnementaux (l’entraînement y jouant un rôle souvent central). Au final, « les dispositifs informels de mobilisation jouent un rôle essentiel dans le maintien des moins politisés d’entre les citoyens au cœur de la civilisation électorale. » L’intégration locale constitue un facteur décisif dans le processus de mobilisation électorale et « le maintien des moins politisés du côté du vote dépend tout autant de facteurs politiques et conjoncturels – l’intensité de la campagne – que de la manière dont s’organise la vie sociale dans les quartiers déshérités ».
14Une réflexion multidimensionnelle sur la thématique des frontières entre politique institutionnelle et politique informelle conduit donc à souligner la complexité des processus à l’œuvre dans le tracé des délimitations entre ce qui est tenu comme étant politique ou apolitique, la variabilité extrême des tracés privilégiés par les uns ou les autres en fonction de leur positionnement dans la sphère sociale et par rapport à la sphère politique institutionnelle, mais également en fonction du contexte social et historique au sein duquel ils agissent. Les réflexions qui suivent permettent de mesurer combien le politiste ou l’historien perdraient en finesse d’analyse à n’explorer que la sphère de la politique conventionnelle, institutionnelle, combien ils passeraient à côté de nombreux discours, de multiples activités ou acteurs qui, bien que considérés comme marginaux par rapport aux pratiques et aux acteurs légitimes, peuvent néanmoins jouer un rôle fondamental dans la constitution et le fonctionnement du jeu politique institutionnel. On voit alors se confirmer l’hypothèse selon laquelle le détour par la petite porte, par les pratiques hors normes, marginales, informelles et/ou illégitimes, nous renseigne parfois plus sur le fonctionnement du cœur d’un système que l’analyse immédiate des individus et des pratiques occupant les positions les plus centrales...
Notes de bas de page
1 Notre réflexion s’inspire ici en grande partie de nos travaux antérieurs, notamment d’une recherche collective menée en 2005 au CRAPE (UMR CNRS 6051) qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif que nous avons codirigé avec Lionel Arnaud, Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus sociaux de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2005. Pour un prolongement, le lecteur pourra notamment se reporter à l’introduction de l’ouvrage, coécrite avec Lionel Arnaud, ainsi qu’à l’article coécrit avec Christian Le Bart, « Conflit et politisation. Des conflits politiques aux conflits de politisation », dans Bourquin L., Hamon P. (dir.), La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2010, p. 67-90.
2 Lagroye J. (dir.), Sociologie politique, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Dalloz, Paris, 2002, p. 23-24.
3 Lagroye J. (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll. Socio-Histoires, 2003, p. 4.
4 Voir Durkheim É., Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1988 [1894].
5 Weber W., Économie et société, Paris, Pocket, 1995 [1922], p. 58.
6 Gaxie D., Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, coll. Sociologie politique, 1978, p. 43.
7 Weber M., Économie et société, op. cit.
8 Voir à ce propos Guionnet C., Le Bart C., « Conflit et politisation. Des conflits politiques aux conflits de politisation », dans Bourquin L., Hamon P. (dir.), La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, op. cit.
9 Voir Guionnet C., « La “politique autrement” à Rennes entre récurrences et réinvention », dans Lagroye J., Lehingue P., Sawicki F. (dir.), Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales de 2001, Paris, PUF, 2005, p. 117-143, et « Marginalité en politique et processus d’institutionnalisation. Les mouvements Motivé-e-s et citoyens (2001-2003) », dans Arnaud L., Guionnet C. (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus sociaux de politisation et de dépolitisation, op. cit., p. 263-291.
10 Voir Achin C., Paoletti M., « Le salto avant du stigmate. Genre et construction des listes aux municipales de 2001 », Politix, no 60, 2002, p. 33-54 ; Dulong D., Lévèque S., « Les conditions de reconversion du genre en ressource politique », Politix, no 60, 2002, p. 81-112. ; Latté S., « Cuisine et dépendance. Les logiques pratiques du recrutement politique », Politix, no 60, 2002, p. 55-80 ; Achin C. et al., Sexes, genre et politique, Paris, Economica, 2007.
11 Neveu N., « Ni tout à fait semblables, ni vraiment différentes. Les (non)-usages du genre par les candidates en campagne dans le 10e arrondissement », dans Agrikoliansky É., Heurtaux J., Le Grignou B. (dir.), Paris en campagne. Les élections municipales de mars 2008 dans deux arrondissements parisiens, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2011, chap. 9.
12 Voir Arnaud L., Guionnet C., (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus sociaux de politisation et de dépolitisation, op. cit.
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