Les associations d’anciens résistants et l’écriture de l’Histoire : Glières, une historiographie sous tutelle ?
p. 187-199
Texte intégral
1Glières, au même titre que Vercors, est un nom qui claque au vent de l’histoire. Il renvoie à la fois à un événement, le premier affrontement militaire direct entre la Résistance et l’occupant allemand sur le territoire métropolitain, à un symbole, celui de l’unité dans la diversité de cette Résistance, et à une légende, celle d’une bataille homérique conduite sous le mot d’ordre « vivre libre ou mourir ».
2Si les envolées lyriques de Maurice Schumann sur Radio-Londres avaient construit la dimension historique et mythique de Glières pendant les événements eux-mêmes, avec des expressions comme « ramener Bir Hakeim en France », ce sont des acteurs, à travers l’Association des rescapés des Glières qui ont pris en charge à la fois l’histoire des événements écrite « à chaud » et la construction et l’expression de la mémoire.
3En effet, Glières, première bataille de la Résistance, Haute-Savoie, 31 janvier-26 mars 1944, est le titre du premier ouvrage paru en 1946, écrit par des acteurs de la bataille, et édité par l’Association des rescapés des Glières. L’association, née aux heures mêmes de la libération de la Haute-Savoie, le 22 septembre 1944, a inscrit dans ses statuts ses raisons d’exister : « Le regroupement des Rescapés, le maintien de l’Esprit du plateau, la défense de ses membres, […] le maintien du culte des camarades tombés pour la France aux Glières… » En cela elle se fixait des missions typiques des associations de mémoire, c’est-à-dire des missions qui relèvent de la double fidélité à un groupe par une action d’entraide sociale, et à un vécu tragique et glorieux par sa valorisation publique, par l’organisation du souvenir. Mais si les premières actions publiques relèvent bien de la mémoire, par le regroupement et l’identification des corps, la construction de la nécropole de Morette, la protection officielle du site, une autre relève clairement d’une volonté d’écrire l’histoire, avec le recueil de témoignages et l’écriture par des acteurs de la bataille du premier livre qui paraît en avril 1946.
4Mais si l’initiative première était locale, la mémoire de Glières a été fortement fixée à l’échelle nationale, avec la visite du général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, en novembre 1944, et le discours d’André Malraux en 1973 lors de l’inauguration du monument de Giglioli. L’initiative récente du président de la République Nicolas Sarkozy de faire de Glières un rendez-vous mémoriel personnel, renforce cette dimension même si elle en complique l’interprétation.
5L’objet de cette communication sera d’interroger le rôle et l’influence de l’Association sur l’historiographie de Glières et son évolution, et de cerner les rapports entre pouvoirs publics, acteurs et historiens dans la gestion de la mémoire.
L’historiographie des Glières et ses formes narratives
Un livre fondateur
6La forte présence des rescapés de Glières dans les institutions départementales et les pouvoirs locaux à la Libération est un des signes de l’importance de l’événement et des hommes de Glières. L’association, née dans les semaines qui ont suivi l’auto-libération du département, est en quelque sorte institutionnelle, a pignon sur rue à Annecy, édite un bulletin de liaison, Messages et a un salarié, Julien Helfgott. Il sera le maître d’ouvrage du livre, collectant des témoignages à chaud en sténo, et des documents directs, notamment photographiques, Pierre Golliet en étant lui le rédacteur.
7Universitaire, il affiche dans la préface une ambition et des scrupules d’historien :
« Cet album prétend donc être un livre d’histoire […] Toutes les précautions ont été prises pour que chaque affirmation soit moralement certaine : ce fut un travail plus difficile qu’on ne l’imaginerait au premier abord, malgré la proximité des événements… »
8Mais Pierre Golliet montre aussi une belle lucidité sur la construction de la mémoire et du mythe, et en tire des précautions méthodologiques : « Hâtons-nous de fixer les faits et les attitudes avant que leur force de symbole ne les ait élargis jusqu’à leur faire illustrer la vérité de toute vraie résistance. Bientôt il sera trop tard. L’épopée du maquis des Glières aura émergé de la trame ordinaire de l’Histoire ; elle s’étirera vers les hauteurs et se transfigurera en légende. On ne pourra plus en réajuster les traits. »
9Mais derrière le souci d’établir les faits, les auteurs proposent également la première interprétation historique, et poursuivent la construction du mythe comme l’indique le titre même de la préface, « le sens de Glières » :
« Une cause placée si haut méritait l’unanimité ; elle l’obtint… Mais surtout une soixantaine de FTP savoyards rejoignirent sur le plateau les hommes de l’Armée Secrète et demandèrent à combattre pour la cause commune sous les chefs qu’on leur donnerait. Glières fut ainsi une image synthétique de la France, parce que ce fut une œuvre d’unité. »
10Ce discours unanimiste visait à prévenir d’éventuelles polémiques, mais aussi à faire de Glières un maquis emblématique : « Le sens de Glières, conclut Pierre Golliet, c’est d’avoir donné une définitive manière d’être à la figure du maquisard idéal, tenace, obstiné, épris de liberté et de sacrifice. » Plus encore, « l’esprit de Glières, c’était la mystique de la libération en vue d’une France fraternelle qui serait comme une vaste extension de la communauté du Plateau ».
11Que peut-on dire du contenu, plus de soixante ans et quelques dizaines de livres plus tard ?
12Le livre apparaît en fait essentiel, fondateur, maintes fois utilisé, pour ne pas dire pillé. Les faits décrits ont été établis et confirmés dans leur grande majorité, les documents originaux, notamment les photos de M. Périllat, ont été souvent réutilisés dans d’autres publications. Derrière le style dont le lyrisme s’explique évidemment par les circonstances, on découvre une écriture remarquable, une construction cohérente et des analyses fortes et lucides que l’on peut un peu abruptement résumer ainsi : les maquisards sont montés pour se protéger de l’État de siège décrété par Vichy et recevoir des armes. Là-haut, ils se sont sentis en sécurité, forts, armés, reconnus, pour une mission et un sens qui les dépassaient (Maurice Schumann à Radio-Londres…). À la fin tragique d’un combat disproportionné on doit observer le culte des morts, des héros et du sacrifice (Tom Morel, le capitaine Anjot…), et donner du sens à ces sacrifices.
13Ces cultes sont dans l’air du temps de 1945, et Pierre Golliet, le catholique et Louis Jourdan, le militaire, signataires du livre avec Julien Helfgott participent évidemment de cette atmosphère qui prévaut au plus haut sommet de l’État, à travers les visites du général de Gaulle dans les principaux lieux de lutte du pays. Il se rend d’ailleurs dès le 4 novembre 1944 au cimetière de Morette qui va devenir nécropole nationale, autour de laquelle s’organisent encore aujourd’hui les cérémonies commémoratives.
Des controverses finalement peu durables
14Glières est donc un livre d’histoire-mémoire, dont on peut regretter toutefois le caractère trop local. Les circonstances du recueil des témoignages l’expliquent : au moment où ils ont été recueillis, entre l’automne 1944 et l’été 1945, de nombreux acteurs étaient absents, déportés, repartis dans leur région d’origine, engagés ailleurs dans la guerre qui continuait. Il ne restait que les témoins « locaux », dont on constatera qu’ils ne constituaient qu’une partie des maquisards de Glières.
15Par ailleurs, on peut constater que le livre a aussi une fonction de tir de barrage mémoriel face à une analyse « FTP » de l’aventure de Glières, elle aussi parue en 1946. Dans cet ouvrage qui sent déjà la guerre froide, Marcel Prenant, universitaire lui aussi, et ancien chef d’état-major FTP considère la « triste aventure du plateau des Glières […] trois cents braves […] victimes d’une conception militaire surannée ». Plus loin, le livre met en cause « le mot d’ordre venu de Londres, servant mieux les intérêts de l’impérialisme anglo-saxon que ceux de la libération du territoire national » ou « l’abcès de fixation criminellement prémédité par les cercles de Londres ». Cette polémique sur les responsabilités de Londres qui aurait abandonné, voire trahi les maquis, resurgira régulièrement, davantage à propos du Vercors que des Glières.
16Les deux livres sont parus presque en même temps, mais sur le moment, la polémique n’a pas vraiment pris. La forte présence de combattants FTP français et de républicains espagnols à Glières, clairement reconnue et soulignée dans le livre de Pierre Golliet, mais aussi l’adhésion d’anciens FTP à l’association des rescapés ont sans doute éteint cette polémique naissante.
17Les polémiques ou controverses seront finalement assez rares : on citera le livre de l’abbé Truffy, curé du Petit Bornand, qui publie en 1949 un témoignage utile pour comprendre l’atmosphère de « l’avant-Glières », apporte des documents allemands inédits, mais déclenche une polémique vaine sur l’action du groupe FTP « Lamouille ». Poursuivi et condamné pour diffamation, l’abbé Truffy verra son livre interdit de réédition en 1979.
Une historiographie en sommeil ?
18Dans les années cinquante et soixante, période où acteurs et témoins sortent de la lumière et reprennent une vie professionnelle, l’historiographie de Glières entre en sommeil. Seul le livre de François Musard en 1965 réveille le mythe sous la forme d’un livre-épopée largement inspiré du livre fondateur de 1946, où l’on évoque plume au vent l’attaque de 20 000 (au moins trois fois le nombre réel) Allemands comme « une marée humaine qui déferle inexorablement, sans se soucier de ses propres pertes […] avec une lenteur calculée de machine ». Le livre ne suscite pas de polémique. Glières est évoqué plus sérieusement dans d’autres ouvrages, comme l’Histoire de la Milice de Jacques Delperrié de Bayac en 1969, ou La nuit sans ombre d’Alban Vistel en 1970, mais, tout comme le Vercors d’ailleurs, n’a pas fait l’objet de recherches historiques scientifiques : ni les universités trop lointaines de Grenoble ou Lyon, ni les correspondants haut-savoyards du Comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale n’ont mis l’ouvrage sur le métier, comme si le sujet trop chargé de symboles s’avérait impossible à questionner scientifiquement. L’association, elle-même en sommeil, va reprendre l’initiative sur le terrain mémoriel à l’occasion du trentième anniversaire des combats. Cette primauté de la mémoire sur l’histoire se traduit par un monument marquant, qu’Émile Giglioli a été chargé d’ériger sur le plateau, tout près du lieu de la première sépulture de Tom Morel. Le monument est une commande de l’association des rescapés, et a fait l’objet d’un concours international. L’œuvre remarquable, imposante à tous points de vue, raconte symboliquement l’épopée, la mort, l’enthousiasme, le souffle de la liberté qu’André Malraux va exalter dans son discours d’inauguration, le 2 septembre 1973. Si le monument inscrit la mémoire dans son cadre local, le discours, forcément lyrique, de l’ancien résistant et ministre d’État Malraux, presque dix ans après celui qui a accompagné les cendres de Jean Moulin au Panthéon, fixe Glières dans la mémoire nationale1.
Le tournant de 1975 : Glières en perspective
19Sur le plan historiographique, nul doute que l’article que Jean-Louis Crémieux-Brilhac donne à la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale en juillet 1975 a fait date : acteur et témoin majeur des relations entre Londres et la Résistance intérieure, devenu historien rigoureux, il met en perspective et insère l’aventure des Glières dans l’histoire politique et militaire de la France Libre. En soulignant le rôle des représentants de la France Libre, ceux de la mission « Musc », dans l’évaluation des forces et du potentiel militaire des maquis et dans l’organisation d’une aide éventuelle du Haut commandement allié, Crémieux-Brilhac donne à comprendre les enjeux stratégiques et politiques de l’action des maquis des Glières. Intitulé fort judicieusement « la bataille des Glières et la guerre psychologique », l’article exhume les émissions de radio de Maurice Schumann et la bataille des ondes qu’il livrait à Philippe Henriot. Pour les anciens de Glières, regroupés à nouveau lors des commémorations du trentième anniversaire, l’article est une révélation, qui insère leur histoire presque intime dans la « grande » histoire nationale. Ainsi la phrase du général de Gaulle prononcée en novembre 1944 à Morette n’apparaît plus comme un compliment de circonstance, mais comme une reconnaissance concrète2.
20Curieusement, l’article n’a pas relancé la polémique de 1946 sur les responsabilités de Londres dans ce qu’on appellerait aujourd’hui la médiatisation excessive du maquis. Pourtant, l’auteur montre, documents à l’appui comment « entre Glières, Annecy et Londres, on dirait que chacun a surestimé la capacité d’action des autres ».
21Quelques formules développent : « Après avoir mérité une profusion d’armes grâce à six semaines de siège et aux rapports publicitaires destinés à la BBC, ils [les maquisards des Glières] se trouvaient prisonniers de ces armes » ou encore « […] mythe développé jour après jour par la radio de Londres3 ».
22Au fond, en confondant soutien à la Résistance et propagande, Londres – et singulièrement Cantinier et Maurice Schumann – n’ont-ils pas mis en péril les maquisards des Glières, les condamnant à « se montrer dignes » du mythe construit ? En montrant comment tous les acteurs (Glières, Annecy, Londres) ont participé à la montée en puissance du mythe, Crémieux-Brilhac l’a décrypté, expliqué, sans le faire exploser. Aussi l’association des rescapés a-t-elle accueilli et diffusé l’article avec enthousiasme, le considérant comme « l’analyse la plus rigoureuse, la plus juste, étayée par des faits et des documents puisés aux sources les plus sûres4 ». L’association a édité un tiré à part et diffusé largement cet article. Proposant une vraie problématique, celle de l’articulation entre Glières et Londres, une mise en perspective des événements des Glières dans un cadre élargi, une prise de recul et de hauteur, l’analyse de Crémieux-Brilhac s’impose aux yeux de l’association comme une synthèse explicative, le deuxième pilier qui complète le livre d’histoire-mémoire de 1946, une sorte de norme, reprise dans les articles de la revue de l’association, Messages.
Le retour au local ? 1980-2007
23En effet, avec les années quatre-vingt vient le temps de la remontée de la mémoire, en Haute-Savoie comme ailleurs. Les nouveaux axes historiographiques ouverts par Paxton puis poursuivis par les historiens français de l’Institut d’histoire du temps présent, la judiciarisation des débats avec notamment les procès Barbie et Touvier, ont remis la période 1940-1944 au premier plan et poussé les témoins à venir ou revenir sur la scène médiatique ou éditoriale. Sur Glières, on peut considérer deux types d’ouvrages, les biographies et les chroniques. Michel Germain a écrit en plusieurs volumes une chronique des années de guerre en Haute-Savoie qui intègre l’histoire des Glières5. Beau succès de librairie, son travail colossal de collecte de témoignages, de photographies et d’étude des archives départementales et locales a sauvé de l’oubli quantité de faits précis, d’épisodes de la vie quotidienne sous l’occupation. Complétée par son étude sur la Milice en Haute-Savoie, son œuvre, qui ne prétend pas être une synthèse problématique, a satisfait la curiosité et fait œuvre de reconnaissance pour nombre de résistants de l’ombre et constituera au-delà un instrument de travail pour de jeunes chercheurs.
24Les autres livres parus pendant ces années ont souvent été des biographies comme celle du capitaine Anjot par Claude Antoine en 1993, publiée par l’association des Glières réunifiée, ou celle de Tom Morel par son professeur-confesseur André Ravier, parue en 1990, hagiographie assez décevante sur le plan historique, car elle le présente comme un moine-soldat mystique, exalté, décrit le plus souvent hors du temps et de l’espace. On y apprend très peu sur Tom Morel « dans son siècle ».
25Avec l’autobiographie de Constant Paisant parue en 1995, titrée Combattant des Glières et sous-titrée J’étais franc-tireur et partisan6, on pouvait s’attendre à une lecture « FTP » de Glières qui détonnerait dans le consensus mémoriel général. Mais son livre ne reprend pas la polémique de 1946, et s’inscrit dans l’unanimisme de l’association, dans la fidélité. Ancien FTP, mais aussi membre de l’Association des rescapés, aujourd’hui Association des Glières, il écrit au contraire que les circonstances et l’idée qu’ils se faisaient de leur combat ont conduit les FTP montés le 3 mars à rester sur le plateau et à s’intégrer sous les ordres de Tom Morel, puis plus tard à ne pas suivre les ordres de leur direction de quitter le plateau le 23 mars et à rester sous les ordres du capitaine Anjot, successeur de Tom Morel. Il souligne même que les FTP ont été les derniers à quitter les Glières. Les mémoires de Constant Paisant participent d’une double fidélité : en racontant son parcours avant et après Glières, il met en valeur le rôle et l’action des FTP, mais ce qu’il décrit de Glières s’inscrit dans un consensus et ne redonne pas vie à la polémique de 1946.
26Pour trouver un angle d’analyse différent, à défaut d’alternatif, il faut considérer l’ouvrage de Pierre Mouthon7, qui élargit enfin le cadre chronologique et géographique à la Haute-Savoie de 1940 à 1944. Acteur de l’époque, mais s’appuyant sur des archives et des études ponctuelles, notamment d’anciens correspondants du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, il y écrit deux chapitres synthétiques sur Glières ainsi qu’une réflexion sur la mémoire, sans toutefois l’insérer dans une problématique sur les lieux, milieux et actions de la résistance haut-savoyarde. Glières reste un objet historique particulier, mais Pierre Mouthon le met un peu « à distance », en mettant en cause assez clairement l’euphorie et l’activisme risqué de la mission du BCRA en la personne de Cantinier dans le contexte de février 1944. Son livre apporte des analyses sérieuses et documentées sur la Haute-Savoie « hors Glières », sur l’opinion publique, montrant une population globalement très pétainiste, sentiment encouragé par les craintes face à une éventuelle annexion par l’Italie, et décrivant une évolution vers des positions radicales, en direction des deux bords : la Haute-Savoie apparaît là comme une place forte de la Résistance et de la Milice, théâtre d’une guerre civile au printemps et l’été 1944.
27Mais les perspectives d’étude qu’ouvre ce livre, de même que l’étude d’Alain Delotel8 sur Glières, qui recadre la réalité des combats et de leur bilan, pèsent peu à côté de l’histoire-mémoire. Les deux écornent un peu la légende, soulignant que l’attaque allemande était davantage une reconnaissance poussée qu’une attaque massive, que les pertes allemandes ont été faibles et que la plupart des maquisards ont été tués après le 26 mars lors du décrochage. Parus au début des années quatre-vingt-dix, ces deux ouvrages auront une diffusion assez confidentielle face à l’ouvrage « officiel » du cinquantième anniversaire.
Le livre mémorial du cinquantième anniversaire
28Membre de l’Association du plateau, qui regroupait un temps les « non combattants », Michel Germain a été chargé de rédiger un livre-mémorial « officiel » pour le cinquantième anniversaire9, livre qu’il a écrit en utilisant le registre de l’épopée, racontant les combats minute par minute et reconstituant des dialogues grâce aux témoignages récoltés. Préfacé par Louis Jourdan, président fondateur de l’association, – et co-auteur du livre de 1946 – le livre est une autre manière d’écrire l’histoire-mémoire, moins problématisée que celle du livre de 1946, destinée plus clairement à l’édification des foules, comme en témoigne la reprise des formules de Malraux en sous-titre : « une grande et simple histoire », ou en page intérieure « l’Épopée héroïque et sublime ».
29Louis Jourdan donne ici la caution de l’association des Rescapés, félicitant l’auteur dans sa préface, reprise en 3e de couverture, « d’avoir bien voulu maintenir un dialogue permanent avec les Rescapés des Glières, moi-même et divers témoins de l’époque : il a tenu le plus grand compte de nos remarques et compléments d’information10 ». Il voit dans ce livre « un véritable document d’histoire qui peut être considéré comme l’ouvrage de référence pour ceux qui, loin des polémiques partisanes et du mauvais journalisme veulent véritablement connaître ce premier grand combat dans la France retrouvée ».
30Succès de librairie (trois éditions, plus de 10 000 exemplaires), il symbolise l’importance du rôle de l’Association des rescapés dans l’écriture de l’histoire de 1946 à 1994. En la personne de Louis Jourdan et Julien Helfgott, les acteurs de Glières qui en furent aussi les premiers historiens en 1946, l’association est à l’origine de la publication phare du cinquantième anniversaire et dix ans plus tard de la réédition commentée de l’article de Crémieux-Brilhac : gardienne sourcilleuse de la légende, ou principale source de connaissance ? Sans doute un peu des deux.
31Dix ans plus tard, quand le soixantième anniversaire se profile, l’association fait rééditer en 2004 l’article de Crémieux-Brilhac, encadré par une préface et une postface de son président Jacques Golliet, frère de Pierre, l’auteur du livre de 1946. Jacques Golliet, très fin connaisseur des lieux et des hommes, rend hommage au travail de Crémieux-Brilhac, mais livre aussi une lecture synthétique personnelle dans la même veine, cassant au passage quelques morceaux du mythe, lucide sur les capacités réelles des maquisards dont l’enthousiasme ne pouvait compenser l’absence de formation militaire, la méconnaissance du terrain montagnard (les trois-quarts d’entre eux étaient des citadins réfractaires au STO), les contraintes climatiques (comment récupérer et évacuer des containers parachutés dans deux mètres de neige fraîche ?) et le manque de moyens de liaison radio directe. Jacques Golliet intègre ainsi dans sa réflexion les remises en cause factuelles qu’ont pu faire Alain Delotel et Pierre Mouthon, sans pour autant démolir l’édifice du mythe et des valeurs qu’il porte depuis 1946.
32Ces deux textes de Crémieux-Brilhac et Golliet sont à notre avis les réflexions les plus fines sur l’enchaînement des événements de janvier à mars 1944. Ils proposent une synthèse consensuelle, qui se refuse à trancher sur les responsabilités ou imprudences stratégiques entre Londres, la mission Musc et les chefs locaux. De cette façon, ils répondent aussi d’une certaine manière à la profusion éditoriale des années 1980-1990. Ainsi, de 1946 jusqu’à aujourd’hui, l’association des Rescapés a bien été à l’origine du discours historique dominant, à la fois cohérent et consensuel. L’association est aussi à l’origine du film Vivre libre ou mourir, qui s’inscrit dans cette même veine11.
L’association, gardien du temple ?
33Un constat s’impose : l’Association des rescapés, par son poids moral, par sa capacité à porter à la fois la mémoire et l’histoire des Glières, a pesé et pèse encore sur la production éditoriale concernant les Glières. La force et l’autorité du message mémoriel se sont appuyées sur deux lieux de mémoire (le cimetière de Morette et le monument du Plateau), deux dates clé, (la visite de De Gaulle en novembre 1944 et le discours de Malraux de 1973) et deux publications (le premier livre de 1946 et l’article de Crémieux-Brihac). Ainsi, la quasi-totalité des écrits sur les Glières ont été soit commandés, soit recommandés par l’association. Ceux qui écrivent sur les Glières se réclament de l’association, demandent des préfaces ou des avant-propos aux membres les plus connus de l’association, c’est-à-dire ses fondateurs, ou Jacques Golliet12. D’autres font relire, corriger leurs écrits – souvent sans en tenir grand compte –13, mais en n’oubliant pas de souligner cet imprimatur. On pourrait penser qu’ils doivent passer sous les fourches caudines de l’association qui exercerait un contrôle. Ne nous leurrons pas, il s’agit sans doute le plus souvent d’en faire une sorte d’assurance contre d’éventuelles critiques, ou plus prosaïquement un argument de promotion.
34Il reste que, pour avoir des sources de première main, l’association a été et reste pour une large part incontournable, productrice d’un discours historique et d’archives, jusqu’à donner l’impression d’un monopole. En fait, c’est aussi l’absence de recherches universitaires qui a renforcé cette impression. On n’a pas de trace de maîtrises ou de mémoires d’institut d’études politiques sur la question, et l’éloignement des universités grenobloise et lyonnaise, puis chambérienne n’explique pas tout : le Vercors n’a pas été étudié par des universitaires avant Gilles Vergnon dans les années 1990. La charge du mythe a sans doute effrayé étudiants et enseignants, comme elle explique sans doute le peu d’intérêt des correspondants du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Pourtant Jacques Golliet regrette qu’aucun universitaire ne se soit attaqué à une synthèse problématisée. Des chantiers sont pourtant à ouvrir. Car si le mythe a pu intimider les étudiants, il a aussi fait de Glières un objet historique hors sol ou plutôt une île reliée par les ondes et les airs à Londres. Il serait du plus grand intérêt de réintégrer Glières dans une histoire de la Haute-Savoie pendant les années de guerre et au-delà. Sortir de l’histoire militaire, désormais largement connue et interprétée et travailler sur l’histoire sociale et culturelle plus longue : analyse sociologique des maquisards, éléments d’intégration des non-haut-savoyards dans les maquis, permanences ou non d’engagements sociaux, leaders d’opinion, impact des traditions religieuses sur les engagements… Des sujets prometteurs qui commencent à être explorés14…
35Le poids de Glières et de l’association dans la prise en charge de la mémoire et de l’histoire, son institutionnalisation, a peut-être étouffé l’historiographie. Après l’établissement par l’association des rescapés d’un musée à Morette en 1964, auquel s’est adjoint un mémorial de la Déportation en 1965, d’autres résistants et déportés ont considéré que Glières ne pouvait monopoliser l’expression de la mémoire de la guerre en Haute-Savoie. Ne pouvant pas rivaliser face à une mémoire devenue nationale et qui de surcroît englobait une partie de sa propre mémoire communiste à travers les FTP de Glières, la mouvance résistante communiste, via l’ANACR, a construit son propre lieu à Bonneville, avec l’aide de la municipalité en 1975. On assiste là à l’expression d’une concurrence des mémoires, assez classique au temps du monde bipolaire, avec l’Association des rescapés des Glières et l’UNADIF à Morette, et l’ANACR et la FNDIRP à Bonneville, Constant Paisant faisant, lui, partie des deux associations.
L’évolution récente : l’association et la mémoire institutionnalisées
36Plus rivales qu’ennemies, les associations de mémoire et leurs lieux respectifs ont fait face aux mêmes questions d’avenir dans les années 1990-2000. Les lieux de mémoire vivaient par l’action des acteurs bénévoles, qui recevaient des classes et les visiteurs. Ces piliers des associations vieillissants, préoccupés par l’avenir, ont recherché des relais de leur action auprès des collectivités locales. Après une tentative de créer une « association d’amis » à côté de l’Association des rescapés, ces derniers ont finalement fusionné en une « Association des Glières » dont le sous-titre est « Pour la mémoire de la Résistance », devenue partenaire du département. Ainsi le département de la Haute-Savoie a-t-il pris en charge la gestion du chalet-musée de Morette en 1997, ainsi que celle d’un chalet sur le plateau, point d’information. Là encore, l’association des Rescapés semble avoir eu une oreille attentive au Conseil général. La personnalité de Jacques Golliet, lui-même élu local, puis sénateur, n’y est évidemment pas étrangère. Mais la collectivité départementale, à travers sa direction des affaires culturelles et son service « mémoire et citoyenneté » cherche à donner une cohérence et une qualité scientifique à son action. En prenant en charge à la fois les sites de mémoire et muséographiques des Glières (plateau et Morette) et celui de Bonneville, les services départementaux préparent un projet scientifique et culturel qui vise à actualiser complètement le contenu et la muséographie de ces lieux, pour en faire des lieux complémentaires et non concurrents, et y inclure le centre de documentation, installé au conservatoire d’art et d’histoire d’Annecy. Ce centre reçoit depuis le début des années 2000 des archives de l’Association des Glières, qui seront rendues accessibles au public.
37Déjà les deux groupes de porteurs de mémoires se sont rencontrés ces dernières années pour élaborer un CD-Rom dans le cadre des projets de l’AERI15. « Ceux des Glières » ont travaillé, non sans mal au début avec « ceux de Bonneville » et les témoins ont travaillé avec des historiens. Premier projet, jugé perfectible par les auteurs eux-mêmes, mais première réalisation qui va sans doute rendre possible la poursuite de travaux scientifiques qui seront à la base du musée aux lieux multiples et justifier l’engagement du conseil général.
38La mémoire de Glières se fondrait-elle ainsi dans un discours historique et muséographique haut-savoyard ? C’est compter sans deux éléments-acteurs nouveaux : l’armée et le président de la République.
39En confiant sa présidence au général Jean-René Bachelet, et en signant une convention avec le 27e BCA où elle a désormais son siège, l’Association des Glières assure sa pérennité, mais la mémoire de Glières risque d’être de plus en plus insérée dans le calendrier des cérémonies militaires. L’exemple de Glières va certes « participer à la formation morale des chasseurs du 2716 » mais l’image donnée du souvenir de Glières risque – sans procès d’intention, mais par la force des choses – d’être figée dans le moule commémoratif, associée exclusivement à l’armée, qui comme l’association des rescapés, écrit sa mémoire et son histoire.
40En choisissant le monument des Glières comme lieu emblématique lors de sa campagne électorale, puis semble-t-il comme lieu de pélerinage annuel une fois élu, le président de la République a refait de Glières un lieu de mémoire à dimension nationale, comme de Gaulle en 1944 et Malraux en 1973. Dans un premier temps, l’usage – considéré par certains comme une instrumentalisation – du lieu pendant la campagne électorale a fait renaître des clivages qui avaient disparu, y compris au sein de l’association.
41Dans ce cadre, on peut penser que c’est plutôt par l’action des services de la collectivité départementale, qui vient d’ailleurs d’installer une commission scientifique pour travailler sur le projet de rénovation des musées, que pourra progresser la recherche et la diffusion de l’histoire de Glières et de la Haute-Savoie au public scolaire et au grand public. Jacques Golliet ne s’y était pas trompé en favorisant cette évolution. Il a d’ailleurs toujours plaidé pour la recherche historique, qui a un avenir dans la mise en perspective de Glières en Haute-Savoie. Car pour l’interprétation de la bataille des Glières, on peut retourner méditer sur les mots de Pierre Golliet en 1946 :
« Ainsi, la soudaineté et l’importance des opérations de police qui préparèrent une intervention foudroyante de la Wehrmacht se rencontrèrent avec la mission de garder un grand terrain de parachutage, puis de s’y accrocher comme à un lambeau de France libre pour sauver l’honneur de la Résistance armée17. »
Notes de bas de page
1 Malraux dans son discours proclame : « Glières, première bataille de la Résistance, est entrée dans la légende. »
2 « C’est grâce à Glières que j’ai pu obtenir des parachutages importants pour la Résistance » (phrase rapportée par Louis Jourdan à Marina Guichard-Croset).
3 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « La bataille des Glières et la guerre psychologique », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale no 99, juillet 1975, rééditée avec préface et postface par l’Association des Glières, 2004.
4 Jacques Golliet dans la réédition de 2004, p. 3.
5 Michel Germain, La nuit sera longue (1987, réédité par La Fontaine de Siloé, 1993), Le sang de la barbarie (1992), Le prix de la liberté (1993), éditions La Fontaine de Siloé.
6 Constant Paisant, Combattant des Glières, j’étais franc-tireur et partisan, Le Temps traversé, deuxième édition, 1995.
7 Pierre Mouthon, Haute-Savoie 1940-1945, Résistance, Occupation, Collaboration, éditions du Sapin d’or, 1993.
8 Alain Delotel, Le maquis des Glières, Plon, 1992.
9 Michel Germain, Glières mars 1944, une grande et simple histoire, éditions La Fontaine de Siloé, 1994.
10 Ibid, p. 7.
11 Vivre libre ou mourir, film de Denis Chégaray, version DVD, Élan production, 2004.
12 Par exemple le livre de Michel Reynaud et Véronique Olivares Salou, qui poursuit de nombreux objectifs d’étude dans ses nombreux sous-titres : La résistance des républicains espagnols au plateau des Glières, les maquis espagnols en Haute-Savoie 1941 [ ?]-1944 et est titré curieusement Le roman des Glières, éditions Tirésias, collection « les oubliés de l’histoire », 2007. La publication soutenue par le conseil général de la Haute-Savoie bénéficie d’un avant-propos de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, de témoignages d’Alphonse Metral et de Jacques Golliet.
13 Patrick de Gmeline, Tom Morel, héros des Glières, Presses de la Cité, 2008, remerciements p. 331.
14 Colloque Chrétiens en Haute-Savoie 1940-1944, ombres et lumières des 4 et 5 février 2005. Actes publiés par Alpes 74, 2006, 206 pages.
15 Association pour des études sur la Résistance intérieure. Le CD-Rom pour la Haute-Savoie a été publié en 2006.
16 Général Jean-René Bachelet, revue de l’association Messages, 2008, p. 11.
17 Glières, première bataille de la résistance, p. 43.
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