Quand la politique se (dé)masque : le carnaval de Limoux (Aude)
p. 69-86
Texte intégral
« Malgré leur hétérogénéité essentielle, la vie culturelle [...] et la politique ne peuvent s’étudier séparément puisqu’en un même temps, en un même lieu, en de mêmes esprits, leurs rencontres contingentes peuvent créer des inter-influences durables. »
Maurice Agulhon, La République au village,
Paris, Plon, 1970, p. 17.
1« Le carnaval de Limoux : le plus long du monde ! » : voici l’un des slogans les plus courants qui vante, outre l’A.O.C. à bulles Blanquette, la capitale du Razès comme destination touristique. Le carnaval constitue un motif de fierté locale qui semble réunir toute la ville durant les trois mois que durent ses défilés. À partir de cet objet, apparemment apolitique – et relevant a priori plus de l’anthropologie ou de la sociologie des loisirs –, cette contribution se propose de nourrir autant que faire se peut l’étude des usages politiques d’événements musicaux et festifs populaires1. On s’interrogera alors dans ce cadre sur ce qui se joue de l’ordre social et politique à travers une variante audoise du carnaval (le fecos). L’article cherchera aussi à questionner les rapports réciproques qu’entretiennent l’institution municipale et l’institution carnavalesque. Autrement dit, on cherchera aussi bien à dénouer ce que l’ordre politique au sens large (les élus et les acteurs adjacents) a progressivement imposé à un ordre festif censé pourtant s’en affranchir et le renverser symboliquement (fête des fous, inversion identitaire...) qu’à dévoiler ce que l’institution du carnaval à Limoux implique pour ses gouvernants, en particulier municipaux. Il s’agira de montrer ce faisant comment le fecos participe à la production, la légitimation et la reproduction d’un ordre politique spécifique.
2Depuis environ une trentaine d’années, ce spectacle de rue musical et costumé a été vidé de sa substance critique et paré par les « notables » et les élus locaux des attributs d’une authenticité véritablement limouxine. Le carnaval est présenté aujourd’hui comme une activité collective d’autant plus dépolitisée que les acteurs qui l’investissent s’attachent à en occulter tous les liens avec une quelconque critique de l’ordre politique établi, en prescrivent une définition et en monopolisent ses moindres aspects. Pour autant, cela ne signifie nullement que les rapports sociaux et politiques de domination soient annulés au travers de ces sorties déguisées et ritualisées. Au contraire, ce mouvement de dépolitisation apparente s’accompagne d’un mouvement d’imposition du/des pouvoirs(s) en place. Par la spectacularisation, la sanctuarisation – mais aussi la politique de subvention – du carnaval, le pouvoir municipal (entendu au sens plus large que le seul conseil et son maire) impose en réalité un ordre qui lui sied. Une pratique ludique, incarnation présente d’une sociabilité populaire ancienne, prend alors les habits d’une pratique politique informelle qui garantit aux détenteurs du pouvoir local, pour peu qu’ils s’y plient, les ressources nécessaires à la conservation de ce même pouvoir. Contrôler le jeu carnavalesque revient ainsi, à Limoux, à participer au pouvoir local en tant que le carnaval constitue une institution incontournable. Mais l’exercice du politique par l’intermédiaire du carnaval appartient à l’ordre de l’informel : c’est-à-dire non pas tant parce qu’il n’est pas organisé de manière officielle (cela peut même être l’inverse), mais parce que le carnaval à Limoux constitue, au sens propre comme au sens figuré, une manière déguisée et masquée de « faire de la politique sans en avoir l’air2 ». De ce fait, le fecos limouxin constitue un moyen d’interroger de biais les pratiques de domination sociopolitique et de filer sociologiquement les métaphores carnavalesques du pouvoir : « Qui mène la danse ? » ou « Qui se cache derrière le masque du pouvoir ? ».
3Cette contribution cherche à illustrer ce que des pratiques informelles font aux pratiques politiques institutionnalisées. Pour cela, elle s’appuie sur l’hypothèse que, loin d’être étanche, le carnaval à Limoux relève du « fait social total3 ». Au-delà de sa dimension théorique, cette hypothèse suppose de tenir ensemble la pratique elle-même, le sens que les acteurs accordent à cette pratique, les luttes pour son contrôle et sa définition légitime ainsi que les inscriptions sociographiques des acteurs. Elle repose également sur un choix méthodologique4 fondé sur l’extensivité et la multiplicité des sources, lieux et supports d’enquête (archives municipales et associatives, entretiens auprès de carnavaliers et de responsables associatifs, dépouillement de la presse quotidienne locale, observation directe).
Les formes élémentaires de la pratique carnavalière limouxine. De début janvier à fin mars environ (de l’Épiphanie au mercredi des Cendres), des bandes costumées en pierrots (les fecos) défilent chacune une fois, soit le samedi soit le dimanche5. Ces bandes dansent devant une fanfare (composée d’une dizaine de cuivres, bois, caisse claire et grosse caisse) sur des airs spécialement créés pour le carnaval de Limoux ou sur des adaptations d’opérettes. Derrière la fanfare (appelée la musique), en ordre dispersé, s’agrègent les goudils qui se déguisent comme bon leur semble, en groupe ou seuls. Chaque jour de carnaval se compose de trois sorties : celle de 11 heures qui propose un mini-spectacle autour d’un thème, la sortie classique de 17 heures où tout le groupe est en pierrot dit « limouxin » et la sortie de 22 heures qui a pour particularité de se dérouler la nuit entre les entorches (flambeaux portés par quatre jeunes gens fabriqués à partir d’un mélange de cartons et de résine). Préparées pendant des mois, les sorties se déroulent sur la place centrale de la ville, en partie sous les arcades, vestiges de la place d’armes de l’ancienne bastide. La place est bordée de cinq cafés qui constituent autant de haltes obligatoires. Seuls les fecos et les musiciens ont le droit de pénétrer dans les établissements : ils sont souvent reçus dans une salle annexe, à l’abri des regards et où ils peuvent consommer alcool et autres boissons sans leur masque. Les fecos et les goudils sont cagoulés, masqués et gantés et jouent avec un accessoire : tout objet lié au déguisement pour les goudils, carabènes en osier souple et décoré de papier brillant pour les fecos. Les bandes sont organisées par quartiers (Pont-Vieux, Aragou, Monte-Cristo, Tivoli), par affinités sociales objectives (jeunes, vieux, femmes) ou encore par groupes professionnels (les Blanquetiers). Longtemps, les bandes n’ont comporté que des hommes jusqu’à la création en 1966 de la bande des « Jouves » (les jeunes) mais surtout depuis la création (controversée) de la bande féminine « Las Femnas » en 1972. La fondation de ce groupe s’explique par la réaction d’un certain nombre de femmes contre la bande des « Arcadiens », exclusivement masculine, dont les membres – qui se considèrent les Académiciens du Carnaval – développent une rhétorique misogyne. Les bandes qui sortent le dimanche6 sont subventionnées par le Comité de Carnaval tandis que celles du samedi7 s’autogèrent. À chaque sortie, des centaines de spectateurs viennent regarder défiler les masques. Au milieu de la place, on trouve un carrousel, une baraque à churros, une boutique ambulante de masques et confettis. L’affluence tend à augmenter à mesure que les semaines passent grâce à l’allongement des journées et au réchauffement des températures. Chaque sortie fait l’objet d’une annonce et d’un compte rendu sur le mode burlesque dans les quotidiens locaux : L’Indépendant, Midi Libre et La Dépêche du Midi.
Du mythe subversif à la réalité policée
4Après la Seconde Guerre mondiale, des manifestations relativement spontanées de liesse se mettent en place et certains estiment qu’il convient de les organiser à travers la constitution d’un Comité de Carnaval. Outre l’organisation en bandes pérennes, la codification des sorties, des costumes, des règles carnavalières et la recherche de subsides, ce Comité tend à spectaculariser le folklore et à réduire la satire sociale dont il pouvait être auparavant parfois porteur. Ainsi, contrairement à un certain sens commun savant qui voit dans les carnavals des moments d’inversion identitaire ou des règles8, les fecos de Limoux s’apparentent progressivement plutôt à une pratique sociale notabilisée, reflétant plus que ne contestant un ordre sociopolitique établi.
Le carnaval comme subversion, entre litanie locale et invariant universel
5La plupart des travaux portant sur les différents types de défilés déguisés et masqués (carnavals, cavalcades, fête des fous...), et ce sur tous les continents, s’appuient sur une interprétation désormais dominante du carnaval entendu comme moment de régénération, de purification durant la période hivernale9 et comme rite collectif du désordre, de l’inversion parodique10. Le carnaval serait ce spectacle festif d’une société à l’envers11, d’un monde où les frontières sont déstabilisées (jeunes/vieux, hommes/femmes, riches/pauvres), où les grands sont moqués et où les fous prennent le pouvoir. De là découleraient des liens étroits entre le politique et le carnaval à la faveur surtout des groupes minoritaires ou marginalisés qui se saisissent de l’événement comme dispositif d’expression de leur cause12.
6Les (re)présentations savantes et profanes du carnaval de Limoux n’échappent évidemment pas au cadre interprétatif de l’inversion ni à son potentiel supposément subversif13. Les règles de la pratique carnavalesque semblent en effet autoriser ce désordre social et politique : ne juge-t-on pas en occitan, langue de l’opposition au centralisme jacobin, « Sa Majesté Carnaval » après l’avoir honorée pendant des semaines ? Ne retournait-on pas sa veste autrefois autant pour se déguiser que pour stigmatiser certains choix politiques ? La mythologie carnavalesque limouxine compte également quelques faits d’armes contre des élus ou des candidats locaux. Il en est ainsi de la chanson Paouré Prayéra (Pauvre Pereire) évoquant l’annulation de l’élection d’Isaac Pereire, riche banquier d’origine parisienne, au Corps législatif le 24 mai 1869 (avec 10 293 voix)14 et battu l’année suivante, après que le scrutin eut été invalidé pour des motifs confus par son principal rival, le propriétaire terrien, notable local et légitimiste Léonce de Guiraud15. Même chose pour celle intitulée Entre deux... tours qui fut imprimée et distribuée entre les deux tours des élections législatives de mars 1967 par 23 carnavaliers portant veste à l’envers afin de blâmer le radicalisme mou du député-maire François Clamens (maire de Limoux de 1952 à 1971). Ses paroles faisaient référence aux inconstances de ce dernier ainsi qu’à un projet jamais réalisé de toilettes publiques souterraines qui permit d’intégrer le registre scatologique – classique dans les pratiques carnavalières16 – dans la critique à l’encontre des puissants. Ce sont surtout les compromissions supposées des notables qui auraient été démasquées par les masques des fecos, comme en 1970, année de grandes mobilisations viticoles, où un gros propriétaire aurait été battu aux élections cantonales « à cause » d’une chanson, Le Pissa-vin, (courson de vigne laissé à la taille et qui détermine la productivité de la souche ; il est réglementé voire interdit pour certains vins comme la Blanquette de Limoux), qui avait dénoncé des collusions entre notables terriens et élus locaux tendant à précariser les petits producteurs et les coopératives17.
Un carnaval dépolitisé et nationalisé
7Depuis cette date, le carnaval de Limoux paraît s’être policé : plus aucune critique forte à l’encontre de tel ou tel élu local ne semble avoir été prononcée. À l’abandon de toute controverse politique locale s’ajoute la nationalisation de la parodie carnavalesque puisque, désormais, ce sont les acteurs du jeu politique national ainsi que les politiques publiques qu’ils mettent en œuvre ou les événements qui marquent l’actualité supralocale qui sont raillés ou tournés en dérision. À partir des années 1990, on a ainsi vu fleurir des masques de François Mitterrand, Jacques Chirac et plus récemment ceux de Nicolas Sarkozy ou de Ségolène Royal en complément de ceux, plus classiques, de bébés geignards ou de vieillards fripés. C’est le permis à points, la grippe aviaire, la guerre en Afghanistan ou le dopage dans le sport qui ont été moqués depuis plusieurs années. La bande des Limouxins, en 2007, a choisi pour la sortie de 11 heures de défiler derrière des masques d’hommes et de femmes politiques d’envergure nationale : François Mitterrand, Nicolas Sarkozy (matraque de CRS à la main), Ségolène Royal, José Bové, Charles Pasqua, Laurent Fabius (une rose à la main en guise de carabène), Jacques et Bernadette Chirac.
8Parallèlement à cette nationalisation des thématiques politiques s’est progressivement développé un processus d’anonymisation des interactions entre carnavaliers et spectateurs. Jusqu’à l’arrivée massive de néo-résidents attirés par le climat, les paysages et le coût de l’immobilier de la vallée de l’Aude (suite au boom immobilier qu’a connu le littoral narbonnais), les « chinés » dont on se moquait étaient des voisins, des collègues, des parents. Désormais, les pierrots, les goudils et le public ne forment plus un ensemble unitaire d’interconnaissance. La mixité des publics présents lors des sorties modifie le sens même d’une pratique carnavalière plus ostentatoire, plus orientée vers le spectacle, et dont les règles sont devenues un enjeu et le motif d’entreprises de sanctuarisation pour les uns, de dépassement pour les autres, en fonction d’intérêts distincts mais qui reposent tous sur le sentiment d’être légitimes pour les mener. C’est là l’un des principaux motifs qui explique qu’en dépit de discours faisant du carnaval de Limoux le fruit d’une pratique populaire, ce dernier repose en fait sur la revendication d’une identité locale mais aussi sociale qui exclut de la fête ceux dont la participation n’est pas reconnue comme légitime.
La notabilisation d’un loisir populaire
9Dans un décor urbain immuable, le carnaval de Limoux donne lieu à des entreprises de conservation et d’imposition d’un ordre local notabilisé.
Un loisir prétendument populaire
10Dans les travaux d’érudits locaux qui se penchent sur les origines des fecos, deux thèses s’affrontent sans que le débat ne soit tranché. D’un côté, il s’agirait d’une pratique populaire, de l’autre, d’un mode de divertissement des familles riches de la ville. Le premier argument sert un discours identitaire nécessitant de prouver l’ampleur et l’ancrage social de la pratique carnavalière tandis que l’autre confère des profits symboliques liés au statut des acteurs censés le pratiquer. L’indétermination des racines sociohistoriques du carnaval limouxin est intimement liée à la production d’hypothèses divergentes. Une thèse « noble » (celle dite « des meuniers ») s’oppose ainsi à une autre plus proche de la population ouvrière agricole (thèse « des fouleurs »). La première veut que les riches meuniers de la vallée de l’Aude remerciaient leurs chalands une fois l’an, le mercredi des Cendres, en lançant des dragées et en dansant au son du hautbois et du tambour18. Dans un article d’une revue ethnographique grand public paru en 1978, un journaliste rapporte qu’« avant et jusqu’en 1944 environ, les Fecos f[aisaie]nt partie pour ainsi dire du secteur privé ; c’[étai]t le luxe rituel de la riche bourgeoisie de Limoux et Carnaval [étai]t chaperonné par des mécènes. Pourvu qu’il ait assez d’argent pour s’offrir une musique, un particulier pouvait de son seul gré, se payer un tour de Fecos à la date de son choix : fecos de dabant ou menaïre, il achetait en même temps l’honneur de conduire la musique et de guider, à son rythme, le tour des couverts. Un honneur, une marque de standing social19 ».
11Opposé à cette conception qu’il qualifie d’« aristocratique », l’agent immobilier et historiographe du carnaval André Boyer indique qu’« une entreprise de relation publique due à la reconnaissance de mercantis nous satisfait moins qu’une réjouissance agricole et populaire quand on restitue le Carnaval de Limoux dans son contexte social d’origine, à savoir une société paysanne20 ». Il défend plutôt l’idée d’un carnaval « véritablement » populaire :
« Nous pensons donc que le carnaval de Limoux est une danse à “mouster”. Les vendanges sont finies. Il faut fouler le raisin. Les jeunes sautent allègrement dans les fouloirs et piétinent les grappes. Le travail est fatigant, il faut se donner du cœur à l’ouvrage : on chante... on chante des airs folkloriques, des chansons à la mode et peu à peu la mélodie se dissocie pour scander le martellement des pieds et le mouvement du corps dont les bras font office de balanciers. C’est là l’origine du pas et des airs du carnaval de Limoux. [...] Il semble que le Baron Trouvé n’a découvert notre région que comme Préfet Royal ; c’est-à-dire comme fonctionnaire étranger au Limouxin21. »
12Au-delà de cette controverse entre érudits locaux, l’invention de la tradition carnavalière à Limoux a des répercussions sur la pratique actuelle qui tend à se parer de la légitimité populaire pour, en fait, receler des processus d’exclusion sociale et de domination d’une élite notabilisée22.
Une pratique réservée à l’élite notabilisée locale
13Dans son étude de la sociabilité dans une commune en périphérie de Lorient, Jean-Noël Retière distingue l’existence d’un mode de sociabilité collective extrafamiliale qui repose sur la détention par ses membres d’un ensemble de ressources indigènes. Cette « sociabilité-souche » repose sur la propriété du logement individuel, la colonisation des instances associatives, le cumul des positions électives. Au fil du temps, elle tend à devenir « un conservatoire culturel dans lequel l’ethos populaire des seuls [résidents] enracinés trouve à s’épanouir23 ». À Limoux, l’intransigeance à l’égard des règles supposément immuables du carnaval est ainsi réclamée par des acteurs qui s’érigent en entrepreneurs autistiques24 de folklore et en défenseurs légitimes de l’identité locale. Leur registre argumentatif mêle alors fréquemment le « savoir bien faire carnaval » à « être un vrai Limouxin » et s’appuie sur l’évocation d’une ancienne injure faite aux mauvais danseurs de fecos : « Sios pas de Limos ! » (Tu n’es pas de Limoux). Comme l’explique Jean Garrigue, musicien carnavalier et membre actif du tissu associatif local (ancien président d’Aragou Environnement, des Amis de l’Assomption...) : « Nous faisons fecos pour nous, pour le plaisir de tous ceux qui communient avec cet esprit très localisé25. » Les acteurs dotés de fortes ressources localisées accordent ainsi une grande importance à l’ancrage car ce dernier fonde en grande partie leur notoriété ainsi que leur légitimité à pratiquer carnaval. Pratique privilégiée par ceux qui se revendiquent comme de « purs autochtones », reposant sur la cooptation, la pratique carnavalière limouxine s’adosse à une sociabilité homenetness26 qui s’appuie sur une adhésion entre pairs et le contrôle des moyens légitimes d’expression de l’identité locale27.
14L’appartenance à l’une des bandes du carnaval, en particulier celles financées par le Comité, résulte de l’acceptation préalable par les membres du groupe d’un nouvel impétrant. Les règles de la cooptation reposent sur un ensemble de critères non formalisés qui convergent vers le « capital d’autochtonie28 », ensemble composite d’ancrage territorial familial, d’interconnexion avec des réseaux fortement implantés, d’exercice de professions situées au cœur du système socioéconomique local, d’ancienneté résidentielle, de port d’un nom patronymique (re)connu ou fréquent dans la zone. Comme le souligne Patrice De Luycker, « de l’extérieur, nous ne pouvons imaginer la difficulté “à adhérer” et à être sociétaire d’une bande. Le critère principal et primordial retenu, c’est de pouvoir apporter la preuve qu’on appartient à une famille de souche limouxine. Il n’y a guère de discussion lorsqu’un membre sérieux et ayant déjà fait ses preuves, propose un proche de sa famille. Il y en a davantage pour celui qui suggère un ami, surtout si ce dernier est relativement peu connu. [...] Toutes les mesures prises doivent être bien réfléchies pour ne pas gêner l’unité des membres de la bande29 ».
15De nombreux carnavaliers sont ainsi ce que l’on pourrait qualifier des « notables » car, au-delà des positions de pouvoir (économique, social, associatif ou politique) qu’ils sont en mesure de revendiquer, ils peuvent aussi subvenir aux coûts induits par la pratique du carnaval qui se révèlent être en augmentation constante à cause de l’ostentation qui accompagne la revendication d’appartenance à telle ou telle bande (costumes modifiés parfois tous les ans, débauche de confettis, accessoires et décor de la sortie du matin...). Dans une revue ethnographique grand public de 1978, il est indiqué que « chaque membre de la bande doit verser à son association et pour un jour de Carnaval, un pot (autour de 500 F[rancs]) qui servira à couvrir les frais des costumes, les repas pris en commun, des coupes innombrables de blanquette bues aux cafés et des kilos de confettis et bonbons répandus à profusion30 ». En 1985, l’alors vice-président du Comité de Carnaval, Vincent Pérez, précise qu’une tenue coûte environ 1 000 francs par an. Le 17 janvier 2002, La Dépêche publiait un texte intitulé « Combien leur coûte carnaval ? » où l’on apprenait que chaque membre déboursait en moyenne entre 300 et 400 euros par an pour payer une sortie (ce qui couvre les frais liés au costume, aux fraises, aux confettis, aux repas et boissons consommés, à la fanfare31). À ces frais, il faut ajouter la cotisation au Comité de Carnaval (cette dernière se situant aux alentours de 700 euros par an et par bande) et, dans les bandes masculines, les libations (dans les bandes féminines, chacune paie ce qu’elle consomme). Pour faire face à cette augmentation permanente des coûts et ne pas risquer la défection, la plupart des bandes ont été ainsi obligées de mensualiser les cotisations. Cet accroissement des coûts prend d’autant plus d’importance compte tenu de l’évolution de la morphologie sociale locale. Depuis une trentaine d’années en effet, la sous-préfecture audoise connaît, à l’instar de toute la Haute vallée et du département, un important mouvement de désindustrialisation32 (plans sociaux massifs puis dépôt de bilan en 1996 des usines de chaussures Myris) et de précarisation généralisée de l’emploi33. Désormais, la part de l’emploi public représente 19 % de l’emploi total (24 % à l’échelle de la Région Languedoc-Roussillon). À l’échelle du bassin d’emploi de Limoux (149 communes, 41 500 habitants en 2007) le diagnostic territorial fait état d’un revenu imposable mensuel d’environ 1 000 euros, une forte présence de personnes dépendant des minima sociaux (CAF, RMI) et un taux de chômage très élevé (15,5 % à Limoux en 2006)34. Au regard des conditions générales du tissu économique et social du Limouxin, on perçoit combien la pratique carnavalière s’adresse à un public restreint et relativement favorisé du point de vue économique.
16Inscrites dans les lignées limouxines et renouvelées par changement générationnel, les bandes de carnaval sont ainsi réservées à une microsociété endocratique locale qui colonise aussi les instances et les lieux de pouvoir de la ville : associations des commerçants, blanquetiers, associations importantes et comités des fêtes, municipalité. Les membres des bandes du dimanche se caractérisent en effet souvent par leur multi-positionnalité : commerçants, enseignants ou médecins et responsables d’unions professionnelles, de comités de promotion du centre-ville, présidents d’associations laïques ou culturelles, élus pour certains. Faire partie d’une bande, en particulier celles du dimanche, résulte donc d’un processus de sélection et d’adoubement aux règles informelles mais indépassables. C’est parce que les agents sont connus et reconnus dans le système local d’interactions qu’ils peuvent espérer « en être ». Le poids de l’institution et des critères qui président à la sélection des impétrants se lit aussi en creux chez ceux qui ne peuvent ou ne veulent prétendre en faire partie. Face à l’assourdissant consensus autour des fecos, ceux-là expriment toujours à demi-mot ou à mots couverts leur désintérêt voire leur dédain pour un tel loisir35. Au-delà, les plus démunis en ressources autochtones légitimes (immigrés nord-africains, personnes handicapées mentales36, populations précaires et sans domicile fixe) cumulent disqualification sociale et quasi-absence de participation à l’événement carnavalesque. Au surplus, la période la plus récente aura été marquée par la mise en place d’un système complexe d’échanges entre l’institution carnavalière et les institutions politiques locales, en particulier la municipalité limouxine, qui accordent – ou se trouvent contraintes d’accorder – de la valeur aux ressources fondant le capital d’autochtonie37.
Régime de réciprocité et échange négocié : ce que le politique fait au carnaval et vice versa
17La commensalité constitue un moyen, pour les potentats et les notables locaux, de conserver l’ordre établi en réaffirmant les hiérarchies sociales – et le prestige qui leur est lié38. Le carnaval est l’occasion pour les représentants du pouvoir d’étaler une certaine prodigalité chargée de conforter leur légitimité mais aussi de s’assurer des soutiens. En effet, les pratiques d’évergétisme ne fonctionnent pas à sens unique. À l’image des relations de clientèle, elles supposent un échange, une réciprocité qui engage tout autant le client que le patron.
De la municipalisation du carnaval...
18Prendre la mesure de la générosité municipale en matière de carnaval suppose de pouvoir consulter les budgets municipaux... Une opération qui se heurte à plusieurs types de problèmes méthodologiques. Bien qu’en principe consultables par le public, les budgets de la ville sont en pratique difficiles à obtenir et une certaine méfiance entoure toute demande de ce type de document. Par ailleurs, la comparaison longitudinale doit tenir compte des divers changements de comptabilité publique. Le principal problème réside dans la ventilation des dépenses liées au carnaval entre plusieurs postes budgétaires (services généraux, culture ou subventions) qui rend toute lecture et interprétation sujette à caution. Toutefois, en s’en tenant à quelques postes fixes, on parvient quand même à observer la mesure du financement par la mairie d’une partie de carnaval. La subvention allouée au Comité des Fêtes de Carnaval apparaît ainsi en progression constante du début des années 1990 jusqu’à 2001, puis de 2002 à 2009. Entre 2005 et 2009, le montant de la subvention a même pratiquement doublé (de 11 052 à 19 050 euros). Une fois tenu compte de l’inflation, les montants octroyés montrent explicitement la volonté de la municipalité, et en particulier le député-maire Jean-Paul Dupré, de soutenir ostensiblement cette manifestation. On supposera de surcroît qu’une partie des sommes de la ligne « Réceptions et Cérémonies39 » est utilisée pour financer les réceptions de certaines bandes (notamment la première à défiler, celle des Meuniers). Par ailleurs, il convient d’ajouter les dépenses liées à l’utilisation du matériel sono de la mairie lors de certaines sorties de 11 heures et des salles de l’édifice municipal pour entreposer vêtements, costumes, confettis. En outre, la municipalité supporte le coût (en matériel et en heures ouvrées) de nettoyage de la ville, en particulier le lundi matin afin de débarrasser trottoirs et caniveaux des tonnes de morceaux de papier qui jonchent la voie publique. L’implication de la mairie dans le contrôle du carnaval est également perceptible dans le financement d’« œuvres » artistiques ou urbanistiques ayant pour thème les fecos : fresque en céramique dite de Camberoque (15 mètres x 2,5) à l’entrée de la ville, pierrot mécanique fleuri sur un rondpoint, masque géant devant le stade municipal de rugby, fresque peinte et sculpture installée dans l’hôtel de ville. La municipalité a également aidé à la publication d’ouvrages sur le thème des fecos40 et utilise différents supports de communication (site web de la ville, brochures du Service Tourisme, bulletin du maire) qui évoquent le carnaval.
19Depuis 2000, les élus participent aussi à l’organisation et au financement d’expositions en coopération avec le Musée International du Carnaval et du Masque de Binche (Belgique). En parallèle des fecos ont ainsi lieu diverses expositions de peintures ou de masques dans une salle prêtée par la mairie. Le Service municipal du Tourisme de la ville s’occupe de publiciser ces différentes manifestations. L’objectif du maire ne semble pas être tant la conservation de règles festives que la mise en valeur de sa ville (en créant l’événement autour du carnaval) et la possibilité de garantir à ses soutiens (en particulier les commerçants du centre ville) le bénéfice lié à la tenue du festival tous les week-ends pendant les trois mois habituellement creux sur le plan de la fréquentation (de la mi-janvier à la fin mars).
20À la tête de la mairie depuis 1989, Jean-Paul Dupré montre donc une volonté ferme d’imprimer sa marque au carnaval ; il est même devenu un véritable entrepreneur de folklore. Il appuie ainsi depuis 1996 le Festival international de folklore en Pyrénées audoises qui se tient tous les étés dans plusieurs communes et où les fecos ne manquent pas de se montrer. Il assiste personnellement aux soirées-spectacles qui se tiennent sur la place principale et ne rechigne pas à remettre des paniers gourmands aux chefs de troupe. Au moment du changement de siècle, Jean-Paul Dupré et son équipe municipale ont demandé au Comité de Carnaval d’effectuer une sortie exceptionnelle de toutes les bandes (soit 24 au total) accompagnées de trois fanfares payées par la mairie afin de fêter la dernière sortie du XXe siècle. La demande a été réitérée l’année suivante mais pour le 2 janvier cette fois-ci. Un tel changement de calendrier, interprété comme un changement de sens de la sortie des fecos, avait à l’époque entraîné des critiques de la part des « puristes » (défection lors de ces deux sorties extraordinaires, interventions dans les médias locaux...). Ces derniers se sont à nouveau manifestés en 2008 lorsque le maire – sur une initiative individuelle, semble-t-il – a proposé de créer une nouvelle sortie au calendrier déjà bien rempli des fecos dans le cadre de la semaine folklorique (sortie de toutes les bandes, sortie des écoles, concours des travestis enfantins)41. Toutes les occasions semblent donc bonnes pour évoquer le carnaval : des panégyriques bulletins municipaux aux nombreuses fêtes organisées le reste de l’année par la ville, rien n’est laissé au hasard.
21En fait, depuis le milieu des années 1980, la politique culturelle des collectivités locales, en particulier la Région, consiste à donner la priorité aux activités qu’elles estiment en faveur de la promotion identitaire locale42.
Jean-Paul Dupré est né en février 1944 à Davejean, village (116 habitants aujourd’hui) des Corbières centrales, dans le canton de Mouthoumet (18 communes, actuellement 1 400 habitants). Petit-fils d’agriculteurs, il débute sa carrière professionnelle comme cadre de banque à Limoux (groupe CIC). Il y rencontre sa future épouse. Il s’engage d’abord au sein de Force Ouvrière. En 1969, il entre au Parti Socialiste (section de Limoux). Huit ans plus tard, à la faveur de l’Union de la Gauche, il est élu conseiller municipal sous la mandature de Robert Badoc, socialiste lui aussi. Il devient adjoint au maire en 1983 et succède à Robert Badoc en mars 1989. Il est depuis réélu à chaque élection municipale et au premier tour en 1995, 2001 et 2007 (cette dernière élection a également été marquée par l’absence de listes concurrentes). En 1994, il est élu au premier tour conseiller général du canton de Limoux et devient vice-président du Conseil général, mais il abandonne son mandat le 18 mars 2001 après avoir été élu député de la troisième circonscription de l’Aude suite à la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 1997. Il est réélu député en 2002 (59 %) et 2007 (58,36 %). Il se signale par son implication en faveur de la viticulture (il est cofondateur de l’Association nationale des Élus de la Vigne et du Vin), des services publics dans les zones rurales (il a présidé l’association audoise « Défendre et Promouvoir les Services Publics »), les activités sportives (il est membre du groupe d’études « Sport et Éducation sportive » à l’Assemblée). Il est également membre de la Commission des affaires étrangères depuis sa première élection. De décembre 1998 à mars 2008, il préside la Communauté de communes du Limouxin et du Saint-Hilairois, mandat qu’il cède à partir de cette date à son premier adjoint à la mairie, Pierre Durand, patron de l’un des cafés de la place de la République où se sustentent les carnavaliers.
22Cette tendance s’est renforcée sous la présidence du Languedoc-Roussillon de Georges Frêche de 2004 à 201043. Le promoteur de la Septimanie a en effet mis l’accent sur les initiatives culturelles à connotation régionaliste (catalanistes ou occitanistes). La Région et la municipalité marchent donc de concert pour accentuer les initiatives et les discours autour de la « tradition » carnavalesque afin d’en faire un symbole de l’identité culturelle régionale, d’où leur participation au financement de la Semaine du Folklore durant laquelle sont organisées diverses sorties d’enfants. Inversement, le carnaval permet à diverses manifestations et associations d’obtenir davantage d’attention et de subventions de la part de la mairie en figurant au cœur des animations ou activités proposées. De ce point de vue-là, le carnaval à Limoux fonctionne comme un sas des institutions politiques vers la « société civile » et inversement. L’ensemble constitue un système de soutiens mutuels fait de réciprocités politiques et d’« amitiés clientélaires44 » qui assurent l’assise des uns et des autres45.
23Outre les collectivités territoriales, le carnaval a été investi par une autre « institution » locale : les viticulteurs producteurs de Blanquette. À côté de la première bulle de France (censée avoir été mentionnée dans les textes bien avant le champagne), le plus long carnaval du monde, en tant que référent culturel local, est instrumentalisé par les blanquetiers comme un moyen de promouvoir leur produit46. La collusion entre le monde viticole et le monde carnavalier s’est incarnée dans l’instauration en 1968 d’une soirée spéciale durant le carnaval, la « Nuèit de la Blanqueta47 ». Le diptyque Blanquette-carnaval est complété par un troisième élément, les élus, en très grande majorité socialistes48, qui défendent les producteurs viticoles. Tel est le cas du député-maire de Limoux mais aussi d’Éric Andrieu (secrétaire départemental du PS, président du Pays Corbières-Minervois, vice-président de la Région Languedoc-Roussillon) et de Jacques Bascou (député)49. Mais au-delà de l’investissement, aux sens propre et figuré, de la municipalité limouxine dans le carnaval, il convient d’étudier à présent ce que ce dernier confère, inversement et implicitement, à l’ordre politique limouxin.
... à la carnavalisation de l’ordre sociopolitique
24Dans certaines circonstances, les dispositifs festifs parviennent à exercer « sur les autorités en place une pression suffisante pour créer un lien d’obligation50 ». Le carnaval à Limoux ne constitue pas uniquement, en effet, un moyen pour les pouvoirs locaux en place de contrôler leurs soutiens via une politique de subventions généreuses ; il crée également des contraintes auxquelles peuvent difficilement se soustraire les élus51. En premier lieu, il convient de constater que le carnaval constitue un exercice quasiment imposé à tout prétendant aux responsabilités politiques d’importance à Limoux. Il ne suffit certes pas de faire partie d’une bande pour être élu maire mais vu la structuration des sociabilités, et en particulier des sociabilités notabilisantes dans la commune, s’affranchir de cette règle carnavalière tend à s’exposer sinon à une réprobation, du moins au risque d’une moindre pénétration du tissu sociopolitique local. Parmi les adjoints, seules de rares personnalités échappent à cette obligation sociale. Il s’agit en particulier de l’adjoint (le septième) à la santé et de la dernière adjointe (la huitième) à la culture : fortement dotés en ressources scolaires et professionnelles (médecin cardiologue pour l’un et psychiatre pour l’autre, dirigeants de structures médicosociales locales), ils représentent plutôt les couches sociales moyennes proches des canons de la culture savante (musées, théâtre, musique classique...), non originaires de la ville et donc moins liés au système d’obligations réciproques entre politique et carnaval. Pour le reste, nombreux sont les adjoints et conseillers qui font partie de bandes, en particulier celles subventionnées par la mairie52. Lors de la présentation de sa liste aux municipales de 2008, Jean-Paul Dupré évoque aussi les appartenances carnavalières de ses colistiers de façon à montrer combien sa liste accorde une place importante et représentative aux membres des bandes de fecos53.
25Le maire lui-même ne déroge pas à la règle. Il est membre à part entière de la bande des « Arcadiens » réputée pour son refus de voir entrer des femmes et son application à vouloir respecter et faire respecter « la tradition » des fecos. Certes, ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de la municipalité qu’un maire participe au carnaval en se déguisant. Parmi les récits plus ou moins légendés qui abondent sur cette fête à Limoux, on compte celle de Pierre Léon Édouard Constans, maire (et député) radical-socialiste de février 1919 à juillet 1943. Chaque dimanche de carnaval (l’année n’est jamais précisée, ce qui laisse penser qu’il s’agit sans doute plus d’une légende que d’un épisode avéré), un clochard venait mendier sur les marches de la cathédrale Saint-Martin, un litron de rouge et une miche de pain à la main, jusqu’à ce que le curé fasse appel aux gendarmes et qu’on découvre qu’il s’agissait en fait du maire de la ville. Toutefois, derrière l’anecdote au certificat de vérité douteux, Jean-Paul Dupré inaugure une manière relativement affichée de faire fecos. À l’hypothèse d’un surinvestissement de l’identité locale pour cet « étranger » de Limoux afin de multiplier les signes d’attachement et d’ancrage territorial s’ajoute celle de l’obligation (au sens d’être l’obligé de quelqu’un, c’est-à-dire se sentir redevable) à l’égard du carnaval par son principal magistrat qui lui garantissent le soutien d’un partie importante de la population et des réseaux influents dans la ville et la circonscription.
26En somme, le carnaval de Limoux confirme en milieu rural l’imbrication étroite entre ce qui relève des activités politiques et des autres activités sociales, et la domination des habitants dits « de souche », du moins ceux qui disposent des ressources leur permettant d’être perçus comme tels. Car les tenants de l’ordre (ici carnavalier) sont aussi ceux qui colonisent les lieux de représentation et de décision, associations, union des commerçants, coopérative viticole, structures psycho-médicales, municipalité et intercommunalité. Même dans une commune de plusieurs milliers d’habitants, l’interconnaissance personnelle entre électeurs et élus est essentielle pour le personnel politique local à la fois par le soutien électoral qu’elle est censée lui garantir mais aussi, plus profondément, parce qu’elle fonde une part essentielle de la légitimation politique locale. En effet, outre la victoire aux scrutins et les diverses fonctions attendues de la part des professionnels du politique54, le lien électoral se tisse et semble s’adosser à un contrôle réciproque entre gouvernants et gouvernés. Ce contrôle passe par la participation plus ou moins ostentatoire à ce que les « notables autochtones » considèrent comme un exercice obligé et qui constitue en retour la preuve que l’on peut revendiquer avec succès le contrôle politique légitime. La participation à une telle coutume (aussi construite soit-elle) contribue autant que le suffrage universel à faire l’élu en constituant à la fois un gage et un engagement réciproques, matériels et symboliques, entre le groupe et l’élu55.
27Si par politique informelle, on entend « les formes, les pratiques, les expressions politiques qui, faute de bénéficier d’une reconnaissance et d’une légitimité de la part des prescripteurs et des agents du champ politique, sont “rejetées” en dehors de ce champ quand bien même elles participent, pleinement ou accessoirement, à sa constitution56 », alors la pratique carnavalière à Limoux correspond à cette définition. En dépit de la volonté de ses promoteurs de restreindre ses origines à une pratique populaire, festive et identitaire, les signes de son institutionnalisation sont patents et tendent à cliver toujours plus d’un côté, les profanes, et de l’autre, les initiés qui, par recoupement, sont aussi ceux de la chose politique. Contrairement à d’autres manifestations informelles du politique, le carnaval de Limoux ne sert pas ou plus, en efet, la dissidence ou la résistance à un ordre formel. En s’inscrivant dans la tradition, il rend plus visible encore (malgré les masques et les cagoules) l’ordre légitime.
28Ce carnaval ne constitue pas (plus) une alternative à l’ordre légitimé. Il en est, au contraire, l’un des piliers, l’un des fondements au principe de sa légitimation et de sa reproduction. Cet ordre tend alors à produire et reproduire les avantages du capital d’autochtonie tout en excluant du jeu ludique (et donc politique) local les éléments allogènes par diverses procédures de cooptation dont les efets convergent et se cumulent. Aussi, la situation géopolitique de Limoux au milieu d’un bastion socialiste (la mairie, la communauté de communes, le département, la Région, les circonscriptions législatives et européennes sont détenus par des représentants du PS rendelle toute entreprise de subversion de l’institution carnavalière vouée à l’échec ou à la stigmatisation.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier chaleureusement Christophe Traïni et Antoine Roger qui m’ont aidée à améliorer une version antérieure de ce texte. Les imperfections de ce dernier n’incombent évidemment qu’à leur auteure.
2 Voir l’appel à communication pour le colloque dont est issue cette publication.
3 Nous suivons en cela les travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Carnaval de Romans. De la Chandeleur au mercredi des Cendres, 1579-1580, Paris, Gallimard, 1979.
4 Martin D.-C., « Politics behind the Mask : Studying Contemporary Carnivals in Political Perspective. Theoretical and Methodological Suggestions », Questions de recherche-CERI, 2, 2001, p. 20 et suiv.
5 Folklore. Revue d’ethnographie méridionale, no 146, été 1972, et no 166, été 1977.
6 Le Paradou (création en 1948), Les Arcadiens (1956), Le Pont-Vieux (1959), L’Aragou (1965), Las Femnas (1972), Les Blanquetiers (1973), Monte-Cristo (1974), Les Meuniers (1966), Les Aïssables. La bande des Anciens sort uniquement pendant le Mardi Gras.
7 Actuellement, Las Piotos, Les Drôles, Los Encantados, Las Poupinetos, Les Jouves, Les Bronzinaïres, Les Rambaïures, Les Pebradous, Les Sieurs d’Arques, Les Pitchous, Les Taps, Les Estabousits, Las Coudenos, Les Menaïtches, Les Copins, Les Remenils, Les Infialurs d’Achille, Les Limouxins.
8 Hobsbawm E., Ranger T., L’invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006 [1983]. Sans pouvoir développer cette thématique ici, rappelons que, dans le processus de construction d’une tradition, divers ordres concurrentiels de la « bonne » pratique carnavalière coexistent et constituent des motifs réguliers de controverses localisées.
9 Van Gennep A., Le folklore français, vol. 1 : Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robert Lafont, 1998, p. 714.
10 Coulon C., « La félibrée du Périgord comme fête d’inversion identitaire », Revue française de science politique, vol. 38, no 1, 1988, p. 71-83 ; Martin D.-C., « Je est un autre, nous est un même. Culture populaire, identité et politique à propos du carnaval de Trinidad », Revue française de science politique, vol. 42, no 5, 1992, p. 747-764.
11 Fabre D., Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Gallimard, 1992.
12 Arnaud L., « Le “carnaval” comme événement politique ? Les expressions culturelles minoritaires à l’épreuve de la politisation dans le carnaval de Notting Hill et le défilé de la Biennale de la danse de Lyon », dans Arnaud L., Guionnet C. (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2005, p. 177-208.
13 Fabre D., Camberoque C., La fête en Languedoc, Toulouse, Privat, 1977.
14 Un important antisémitisme se manifesta à son encontre à cette occasion. Roger Price rapporte les propos de l’évêque avant les élections : « Monseigneur does not doubt the profound repulsion of his clergy for the candidature of the Jew whose election would be a disgrace for... Limoux. », The French Second Empire. An Anatomy of Political Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 288.
15 Lenoble J., « Une élection législative mouvementée à Limoux à la fin du Second Empire », Bulletin de la Société d’études scientifiques de l’Aude, no 102, 2002, p. 91-99.
16 L’étymologie du mot fecos n’est pas clairement établie mais l’une des hypothèses voudrait qu’il dérive de « fèces » (l’autre établissant plutôt un lien avec la lie de vin).
17 Le carnaval de Limoux a servi de dispositif de revendication ou de mobilisation pour d’autres causes. Ainsi, en juin 1975, c’est la chanson d’ouverture du carnaval « Carnaval es arribat » (« Carnaval est arrivé ») qui aurait été difusée par les haut-parleurs de plusieurs villages du Limouxin afin d’annoncer l’arrivée des contrôleurs des impôts menaçant en priorité l’activité des vignerons. Le 27 mars 1976, après une forte pollution de l’Aude, des carnavaliers déguisés en pêcheurs organisèrent une sortie surprise et brandirent des lignes, des sardines et des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Des poissons, pas du poison ! », « Les pêcheurs sont mécontents », « Le carnaval n’est pas mort. »
18 Description du Baron Trouvé (préfet de l’Aude du 22 juin 1803 au 5 octobre 1816) datant de 1818.
19 Durand J., « Limoux et ses fecos », Connaissance du pays d’oc, no 34, 1978, p. 43-45, p. 43.
20 Boyer A., Carnaval de Limoux, Les fecos, Chez l’auteur, 1975.
21 Ibid.
22 Collovald A. et Sawicki F., « Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise d’introduction », Politix, no 13, 1991, p. 7-20.
23 Retière J.-N., « La sociabilité communautaire, sanctuaire de l’identité communiste à Lanester », Politix, no 13, 1991, p. 87-93, p. 88.
24 Hastings M., « Le migrant, la fête et le bastion. Halluin la Rouge, 1919-1939 », dans Corbin A., Gérôme N., Tartakowsky D. (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 211-221, p. 220.
25 Feuillets manuscrits de l’auteur commentant l’exemplaire du mémoire de Philippe de Luycker, Le carnaval de Limoux : vers un théâtre musical, mémoire de maîtrise de musicologie, Université Toulouse Le Mirail, 1995, qui se trouve dans le fonds documentaire de l’association Mémoire historique de Limoux.
26 Par référence aux catégories catness et netness de Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading (Massachusetts), Addison-Wesley Publishing Co., 1978.
27 Retière J.-N., « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, no 63, 2003, p. 121-143, p. 132.
28 Ibid., p. 131.
29 De Luycker P., Le carnaval de Limoux : vers un théâtre musical, op. cit., p. 45.
30 Durand J., « Limoux et ses fecos », op. cit., p. 43.
31 Le prix de « la musique » semble avoir particulièrement augmenté consécutivement à la multiplication des bandes et des jours de sortie ainsi qu’à la professionnalisation généralisée des harmonies. En 2004, le coût total pour les douze jours de sortie des bandes officielles aurait été de 32 000 euros (« Le coût de la musique plombe le carnaval », La Dépêche, 18 juin 2004).
32 Selon les chiffres INSEE de juin 2009, la part des emplois dans l’industrie n’est plus que de 13,5 %.
33 Par contraste, Robert Cabanes, au début des années 1980, dépeignait une cité plutôt florissante : industrie de la chaussure en expansion, production viticole importante, secteur tertiaire très actif dans le commerce et les activités psycho-médicales, « Socialité publique et identité à Limoux », Cahiers OCS, vol. 8, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 9-362, et « Identités du territoire limouxin », Sociologie du travail, no 2, 1983, p. 160-178.
34 OREF-Languedoc-Roussillon, Socio-économies des bassins d’emploi de l’Aude, septembre 2008.
35 Une jeune femme d’une trentaine d’années a ainsi raconté comment, originaire de Carcassonne (25 kilomètres de Limoux), elle n’était pas invitée à faire carnaval à l’école élémentaire avec ses camarades car elle n’était pas une limouxine « de souche ».
36 De 1827 à 1978, le couvent de la ville a servi d’asile aux malades avant que ne soit créée une structure laïque sous l’impulsion notamment du Conseil général. Aujourd’hui l’ASM (Association audoise sociale et médicale) constitue le premier employeur de la ville avec ses vingt structures (hôpital de jour, clinique, unités de soin, services post-cure pour les publics adultes, enfants, âgés et handicapés) et environ 650 salariés. Voir Charuty G., Le Couvent des fous. L’internement et ses usages en Languedoc aux XIXe et XXe siècles, Paris, Flammarion, 1985.
37 Retière J.-N., 2003, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », op. cit., p. 139.
38 Heers J., Fêtes des fous et carnavals, Paris, Hachette, 1983 ; Ihl O., « Les territoires du politique. Sur les usages festifs de l’espace parisien à la fin du XIXe siècle », Politix, no 21, 1993, p. 15-32.
39 En 1993, les dépenses de la ligne « Fêtes et Cérémonies » étaient de 240 000 francs. En 2009, elles s’élevaient à 302 805 euros pour la partie fonctionnement (qui inclut les salaires) et à 8 100 euros pour l’investissement.
40 Chaluleau G., Le carnaval de Limoux, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1997, et Carnaval de Limoux au cœur, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 2003. L’auteur est un ancien journaliste de La Dépêche, organe de presse plus proche de la mairie que son concurrent L’Indépendant.
41 La première a eu lieu en mars 2009 avec des troupes venues du Brésil, de Pampelune, de Menton...
42 « Les collectivités territoriales privilégiant les fêtes culturelles traditionnelles bénéficient des crédits de la Région. », extrait d’entretien avec M. Pradeilles, alors chargé de mission des Langues et Cultures régionales à la Région Languedoc-Roussillon, cité dans Bouscatel C., Le carnaval en Languedoc : rituel populaire et enjeu culturel, mémoire de maîtrise (Bruno Étienne, dir.), Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, 2001.
43 Depuis 2005, le Conseil général donne 1 800 euros et le Conseil régional 13 000 pour financer la semaine folklorique ainsi que le festival international du folklore qui se déroule l’été.
44 Briquet J.-L., « Des amitiés paradoxales. Échanges intéressés et morale du désintéressement dans les relations de clientèle », Politix, no 45, 1999, p. 7-20.
45 À l’occasion de l’exclusion de Georges Frêche du PS et de l’investiture de listes socialistes concurrentes aux élections régionales de mars 2010, on a vu la très grande majorité des élus socialistes audois se ranger derrière le président du Languedoc-Roussillon et ses colistiers.
46 Cabanes R., « Identités du territoire limouxin », op. cit., p. 167.
47 Dans sa tentative de fixer (plus que d’inventer) la tradition carnavalesque limouxine, André Boyer écrit : « Par-delà la vérité historique, la grande chance de Limoux demeure : elle est la seule ville au monde susceptible d’associer deux originalités complémentaires : une fête carnavalesque propre (la zone de ce folklore ne dépasse pas une vallée de 25 km de long sur 3 km de large), le Fecos, et un vin de fête original (la zone d’appellation contrôlée épouse à peu de chose près la même surface), la pétillante naturelle de la Blanquette de Limoux. [...] la thèse de l’origine vinique de notre fête carnavalesque accréditait et justifiait la création de la “Nuit de la Blanquette”. Rien d’artificiel en cela, la Blanquette de Limoux, étant essentiellement la boisson consommée au cours de la “chine”, il n’a été fait que matérialiser un fait existant. », Carnaval de Limoux, Les fecos, op. cit.
48 Lenoble J., Le Parti Socialiste dans l’Aude, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 2005.
49 Roger A., « Faire parler les viticulteurs. La construction d’un “électorat” dans le département de l’Aude », dans Anquetin V., Freyermuth A. (dir.), La figure de l’habitant. Sociologie politique de la « demande sociale », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 95-114.
50 Hastings M., 1994, « Le migrant, la fête et le bastion. Halluin la Rouge, 1919-1939 », op. cit., p. 211-212.
51 Lefebvre R., « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et méprise institutionnelle : Roubaix (1892-1983) », Revue française de science politique, vol. 54, no 2, 2004, p. 237-260.
52 Selon les informations recueillies, le premier adjoint (hôtelier-restaurateur, commission Jeunesse-Sports-Loisirs-Animations et Police-Sécurité-Services concédés), le troisième (fonctionnaire hospitalier, commission Urbanisme-Travaux-Environnement-Cadre de vie), la quatrième (employée de banque retraitée, deuxième vice-présidente commission Éducation-Formation-Insertion et Santé), le cinquième (cadre comptable à l’ASM, commission Budget-Économie-Développement et Personnel-Services sociaux) seraient carnavaliers. Parmi les conseillers municipaux, feraient également partie d’une bande quatre autres personnes (un formateur, un pâtissier et un gérant de bar, un professeur des écoles) dont une femme de la bande « Las Femnas ».
53 L’article paru dans La Dépêche le lendemain (26 janvier 2008) rapporte qu’« il a beaucoup été question de bandes et notamment de celle des Femnas qui a deux représentantes dans la nouvelle liste intitulée “Limoux pour tous”. Il s’agit de Magalie Davy et d’Audrey Siret. En revanche, en présentant Fabien Coronas, le maire s’est mélangé les carabènes : il a annoncé qu’il était membre des Infialurs d’Achille et des Blanquetiers, alors que le jeune quinziste est membre des Encantados et des Aïssables. » On ajoutera que la directrice du Service municipal de Tourisme est également la présidente et cofondatrice de la première bande féminine Las Femnas.
54 Briquet J.-L., « Communiquer en actes. Prescriptions de rôle et exercice quotidien du métier politique », Politix, no 28, 1994, p. 16-26.
55 Mariot N., Weber F., « ”Honneur à notre élu”. Analyse ethnographique d’une coutume post-électorale en Dordogne », Politix, no 45, 1999, p. 21-37, p. 34.
56 Extrait de l’appel à communication du colloque « La politique informelle en France et en Europe (XIXe-XXIe siècles) » qui s’est tenu à l’Université de Bretagne-Sud (Lorient) les 16 et 17 décembre 2009.
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