La politisation des classes populaires par le « maintien des distances ». Distanciation et appropriation d’une fête « municipale » à Limoges
p. 51-67
Texte intégral
1Les activités festives, comme d’autres moments d’« effervescence collective1 », constituent pour le personnel politique un moyen privilégié pour afficher sa proximité avec les classes populaires. La Fête des Ponts qui se déroule chaque année à Limoges ne fait, à ce sujet, pas exception à la règle. Réunissant près de 10 000 personnes pendant trois jours le long des bords de Vienne et proposant une multitude d’activités (fête foraine, feu d’artifice, feu de la Saint-Jean, foire artisanale, « bal populaire »), celle-ci apparaît pour la mairie socialiste de la ville comme une vitrine de son ancrage « populaire ».
2Mettant à l’honneur une zone géographique toujours présentée comme un quartier populaire, en dépit de l’évolution sociologique de sa population depuis les années 19602, cet événement peut être perçu comme l’application locale d’une dynamique nationale de « ré-invention de la tradition » dans les années 19703, notamment en termes de folklorisation des pratiques populaires. L’affirmation de la dimension « populaire » de la Fête permet ainsi à l’équipe municipale de réaffirmer sa « proximité » au sein d’un quartier où elle a bâti son implantation locale : création d’une section du Parti socialiste au sein de l’Université Populaire du Pont Saint-Étienne suite au redécoupage des cantons de 1976, implication du futur maire, Alain Rodet, lors des assemblées générales des associations du quartier, etc. De même, la présence au sein du comité chargé de son organisation de différentes personnalités politiques mais aussi de membres de la section socialiste du maire, sur laquelle nous reviendrons en détail, témoigne d’une certaine mainmise de la mairie sur cet événement.
3Si on a pu montrer par ailleurs4 tout l’intérêt pour des acteurs politiques locaux de ressusciter une fête ancienne et de mettre en avant son caractère populaire, on voudrait ici insister sur les formes de réception et d’appropriation par les personnes impliquées au sein de cette institution à la finalité politique peu dissimulée. L’usage politique de cette manifestation semble en effet tellement explicite au premier abord qu’il serait tentant de ne voir l’implication de membres des classes populaires dans le comité des fêtes que sous l’angle d’une adhésion « aveugle » à une équipe municipale elle-même uniquement guidée par une logique utilitariste. On voudrait pourtant montrer ici que les choses s’avèrent beaucoup plus complexes. Si la prise en compte des dispositions sociales du personnel politique local, relativement « dominé » vis-à-vis des compétences les plus valorisées dans le champ politique, permet de comprendre les raisons pour lesquelles la référence au populaire a pu constituer une de leurs principales ressources, nous insisterons surtout ici sur le rôle joué par les membres des classes populaires dans ce type d’échanges.
4Au croisement d’une multitude de logiques d’appartenance, le comité des fêtes constitue un espace d’« engagement » particulièrement important pour ces enquêtés. La prise en compte des modalités en fonction desquelles s’opère cette implication, du fonctionnement du comité lui-même ainsi que des formes d’appropriation à l’institution qui s’y développent nous permettront de mettre en évidence la façon dont se joue pour ces enquêtés une forme de politisation où se négocie en permanence leur « distance » au politique, incarné par la mairie. L’ambiguïté des relations à l’institution municipale, entre minimalisation de la portée politique de la Fête et reconnaissance de ses implications politiques, donne en effet à voir la façon dont la politisation des classes populaires s’effectue y compris par une mise à distance sans cesse réévaluée de l’engagement « politique » dans ses formes les plus « affirmées ».
Le rapport à la mairie entre relation indispensable et maintien de la distance
5Nous voudrions montrer ici comment l’investissement des membres du comité dans les activités autour de la Fête repose sur des formes multiples d’identification en lien étroit avec le Parti Socialiste. À première vue en effet, le comité apparaît en quelque sorte comme une émanation du PS local et de la mairie socialiste de Limoges. Ainsi, au-delà des personnalités politiques présentes en son sein5, près de la moitié des membres du comité sont par ailleurs adhérents au PS pour la période 1995-2009. La composition du bureau s’avère encore plus marquée politiquement puisqu’en 2009, pas moins de six membres sur neuf étaient titulaires d’une carte de l’organisation socialiste. Cela ne signifie pas, comme nous le verrons plus loin, qu’il existe une transposition exacte des modes de fonctionnement et des logiques internes du PS au sein du comité. Néanmoins, les passerelles existant entre le comité des fêtes, la Fête et cette organisation politique soulignent toutefois les relations privilégiées entre ces deux institutions. En atteste notamment le cas de Francis Parot, militant dans sa jeunesse au Parti Communiste, qui entre au PS au début des années 2000 après avoir pris la présidence du comité quelques années plus tôt. Il en va de même pour Jean-Claude Croizier, membre du bureau du comité depuis une dizaine d’années, qui, suite aux élections présidentielles de 2002, prend sa carte chez les socialistes. Il serait certainement abusif de ne voir le comité que comme un « sas d’entrée » vers le PS, un certain nombre des personnes impliquées dans l’organisation de la Fête ne franchissant notamment pas le pas de l’engagement partisan. Toutefois, le rôle joué par la mairie dans l’organisation de la Fête souligne bien le rapport de collusion entre les deux institutions. S’intéresser à la façon dont les membres du comité perçoivent cette proximité permet d’éclairer la nature de cette relation. On voudrait montrer ici comment l’entremêlement des réseaux de sociabilité au sein du comité contribue, de façon indirecte, à des formes de politisation de ses membres, en particulier du fait de la nature des rapports entretenus avec la mairie de Limoges. Cette question apparaît d’autant plus centrale que plus de la moitié des membres du comité sont eux-mêmes des employés municipaux.
6Le rôle essentiel joué par la mairie dans l’organisation de la Fête est un élément sur lequel l’ensemble des membres du comité rencontrés s’accorde. Plus que des moyens financiers, celle-ci met en effet à leur disposition tout un ensemble de moyens techniques et matériels considérables et indispensables à son déroulement, que ce soit en fournissant un certain nombre de chapiteaux, en assurant le nettoyage du site et plus globalement par la présence d’une trentaine d’employés municipaux dans la préparation de la Fête (montage des chapiteaux, installation des branchements électriques, etc.). De la même manière, du fait des facilités administratives dont il bénéficie de par ses fonctions politiques et professionnelles, le rôle de Serge Brenot est salué par les autres membres du comité. Conseiller municipal et général et délégué départemental de la Caisse des artisans, c’est notamment lui qui s’occupe de la gestion des différentes autorisations préfectorales et de l’organisation de la foire artisanale de la journée du dimanche. La façon dont les membres du comité perçoivent ces relations avec la mairie renseigne par ailleurs sur les formes de politisation en jeu, entre minimalisation du caractère politique de la Fête et reconnaissance de cette dimension.
7L’implication de la mairie dans l’organisation de la Fête pose notamment la question de la frontière entre l’institution municipale et le comité des fêtes, ce dont témoignent les interrogations de Jean-Claude Croizier :
« Voilà, si on n’était pas aidé par la mairie, ça serait pas fait. Donc, c’est pas une fête municipale, si on veut, mais la municipalité est tellement ancrée dedans que... en partie souterraine, un peu, c’est elle, voilà. Mais on n’est pas des suppôts de la mairie, on fait ce qu’on veut, on demande rien à personne. Les décisions sont prises chez nous, les autorisations sont demandées à la mairie6... »
8On voit bien ici comment se renégocie en permanence chez les membres du comité la distance à la mairie, entre reconnaissance du caractère indispensable de son implication mais aussi volonté de ne pas apparaître comme placé sous sa tutelle. Pour certains, telle Christiane Thévenet, pourtant membre du PS, ce rôle joué par la mairie pose la question de la liberté d’action des membres du comité qu’elle compare à l’autonomie dont elle bénéficie davantage au sein de l’association sportive dans laquelle elle est également impliquée, l’Alouette Foyer Club Rive Gauche :
« On est plus libre parce que... Il faut donner une image quand même de Limoges, hein, en faisant la Fête des Ponts, y’a quand même... tu vois. Que nous [...], c’est le club, on est comme on est... Mais y’a quand même une aide très importante de la ville de Limoges, donc obligatoirement... Le maire est là pour ouvrir... il vient... pour ouvrir la Fête des Ponts, tu vois, donc y’a quand même un côté très politique, hein, de participation. Il aide beaucoup, hein, la ville de Limoges aide beaucoup, pour la mise en place, pour toutes les structures, hein, c’est vrai, donc... Que nous, on n’a pas ça et... c’est bien. C’est très bien comme ça7. »
9Cette question de la distance plus ou moins entretenue à la mairie peut se comprendre de différentes façons. On peut tout d’abord y voir une manière, pour les enquêtés, de ne pas être dépossédés de la rétribution symbolique liée au fait d’être à l’origine d’un événement de cette ampleur. Les rétributions symboliques dont ils bénéficient du fait de leur implication perdraient en quelque sorte de leur valeur s’ils percevaient leurs activités comme un simple prolongement de l’action municipale. Cette attitude renvoie par ailleurs à l’idée développée par Jacques Lagroye d’une différenciation des secteurs d’activité8. En effet, on peut supposer que pour une partie des enquêtés, la reconnaissance d’une dimension politique de la Fête pourrait remettre en cause la légitimité sur laquelle repose leur action, à savoir une volonté « désintéressée » de valoriser le quartier. On sent d’ailleurs chez certains, et en premier lieu chez Francis Parot, le président du comité, une volonté très forte de se montrer irréprochable sur ce point, en affirmant notamment que ce n’est « pas la fête de la Ville ».
10Cette différenciation des activités est cependant sans cesse retravaillée du fait, en particulier, de la confrontation entre les acteurs des différents secteurs. Ici, le fort soutien municipal dont bénéficie le comité des fêtes, ajouté à la proportion très importante de membres du PS en son sein, rend difficile la négation de la dimension politique de cet événement. Ce sont désormais les modalités de mise à distance de cette dimension politique que nous souhaiterions analyser.
Une mise en récit dépolitisée d’un engagement partisan
11Si l’on retrouve une relative unanimité des enquêtés sur le fait que celle-ci n’a, selon eux, rien de politique, tous semblent avoir conscience de l’ambiguïté liée à l’entremêlement des réseaux. En témoigne cet extrait d’un entretien de Jean-Claude Croizier lorsque je l’interroge sur la dimension politique de la Fête :
« Y’a pas de meeting politique, y’a rien du tout. C’est le bureau, de fait, il est... composé de gens de gauche, mais c’est un pur hasard, on va dire. C’est absolument pas... [en montrant le dictaphone] [...] Non, non, non c’est pas une fête politique, et loin de là, hein... C’est une fête de quartier qui a grandi et qui a eu du succès parce qu’elle a eu l’oreille de la mairie9. »
12Ce type de tentative de minimisation du caractère politique de la Fête se retrouve y compris dans la façon dont les membres du comité font le récit de leur engagement au sein du PS à travers l’évocation d’autres types d’engagement.
13Pour Francis Parot, par exemple, plus qu’une adhésion « totale » aux valeurs de l’organisation socialiste, c’est davantage son activisme associatif et ses relations avec les élus qui l’auraient amené à prendre sa carte :
« De par mes responsabilités ici et autres, bon, j’avais l’occasion de fréquenter les élus... avec qui j’ai des relations amicales, sympathisantes. Et puis j’étais un petit peu dans la démarche, même si j’avais pas fait le pas de prendre la carte... Bon, j’étais sympathisant socialo, quoi. Et puis, au bout d’un moment, bon, [...] “Jouons le jeu, quoi”10. »
14De même, Jean-Claude Croizier présente sa propre adhésion partisane comme une réaction à la présence du Front National au deuxième tour des élections présidentielles de 2002 et renvoie ainsi son engagement à une forme d’« honnêteté personnelle ». En mobilisant un élément explicatif « personnel », c’est bien là encore à une forme d’euphémisation du caractère politique de son engagement partisan auquel il nous convie. Notons par ailleurs que ces deux enquêtés ont effectué les démarches pour pouvoir spécifiquement militer au sein de la section du quartier des Ponts alors qu’ils n’en étaient pas eux-mêmes résidents, ce qui souligne bien la porosité des réseaux de sociabilité à l’œuvre11. Là encore, le fait d’appartenir à la même section que le maire de Limoges est tourné à la dérision par Jean-Claude Croizier, comme pour mieux souligner que cela ne confère pas, selon lui, de poids politique particulier :
« Il se trouve que le maire y est, le maire y est, bon... Et puis ça nous donne le... l’illusion d’être une section puissante, tu m’étonnes... [rires] On dit “tu” à ce bon Alain, oh... [rires]12. »
15Au-delà de ces trajectoires militantes, l’investissement au sein du comité lui-même est généralement présenté sous l’angle de formes d’appartenance a priori « non politiques. » En effet, parmi les personnes présentes lors de la création du comité en 1986, c’est généralement, outre les relations amicales avec Serge Brenot, acteur central de ce processus, l’appartenance aux associations du quartier (du club omnisport des Jeunesses Coopératives à l’Université Populaire du Pont Saint-Étienne, en passant par la société de pêche du quartier « Les Ponticauds ») qui est utilisée pour expliquer cet investissement. De même, ce sont parfois les compétences professionnelles de certains enquêtés qui les auraient amenés à rentrer au comité. Jean-Claude Croizier a fréquenté en premier lieu la Fête des Ponts du fait de son activité d’artisan-traiteur. Sur les recommandations de Serge Brenot, rencontré semble-t-il dans la sphère professionnelle, c’est chez lui que le comité achetait les entrées servies au restaurant de la Fête pendant une dizaine d’années. Il est ensuite lui-même rentré dans le comité en tant que bénévole avant d’abandonner la gestion des repas. Pour certains autres, l’investissement dans la Fête s’expliquerait avant tout par la présence au sein du comité d’amis proches et par une « attirance » pour les activités bénévoles. Les modalités d’entrée dans le bureau du comité évoquées par les enquêtés eux-mêmes – réseaux associatifs, professionnels ou encore amicaux – apparaissent là encore comme une façon d’euphémiser la dimension politique de la Fête.
16De même, lorsque je l’interroge sur le caractère politique de l’événement, Francis Parot souligne que si l’appartenance de bon nombre de membres du comité au PS se reflète dans certaines modalités du fonctionnement de la Fête, c’est en particulier son caractère « populaire », symbolisé notamment par la gratuité de l’événement, ou encore les valeurs de solidarité, de fraternité, qui sont mis en avant. La mobilisation de telles valeurs permet alors à la fois de souligner une certaine empreinte politique tout en insistant avant tout sur des valeurs suffisamment larges pour permettre une adhésion « apolitique », ou en tout cas non partisane. L’autre référence au politique, plus rarement évoquée par les enquêtés, renvoie quant à elle directement aux usages pouvant être faits de la Fête. Interrogé sur les origines du comité et l’idée parfois véhiculée que celles-ci viendraient d’une réaction face à des projets de destruction du quartier, Alain Reilhac souligne plutôt le rôle joué par la Fête dans l’ascension politique de Serge Brenot :
« Non, je... Enfin, moi, je l’ai pas ressenti, mais j’étais pas non plus à l’origine du... Après, je pense que la volonté, elle était plutôt... peut-être politique aussi... [sourires] Puisque Serge s’est présenté après aux élections de conseiller général du quartier13... »
17Jean Mourier, un proche de Serge Brenot, confirmera par ailleurs l’importance revêtue par la Fête dans l’ascension au sein du PS local de ce dernier. On comprend qu’une reconnaissance plus affichée par les membres du comité de tels usages de la Fête des Ponts remettrait profondément en cause la segmentation des activités évoquée plus haut. Il convient dès lors de noter que cette euphémisation du caractère politique de la Fête se retrouve à la fois dans les modalités dans lesquelles celle-ci se déroule mais aussi de la part des acteurs politiques eux-mêmes.
18À la différence d’autres événements mêlant de façon explicite dimensions festive et politique – on pense notamment à la Fête de l’Humanité où les animations culturelles (concerts, expositions, etc.) cohabitent avec les activités politiques (discours, tables-rondes, etc.) et un véritable affichage partisan (profusion de drapeaux du PCF, stands de chaque fédération, etc.) –, le marquage politique de la Fête des Ponts s’établit de façon beaucoup plus informelle. Ainsi, lors de la Fête, si la présence d’autres élus que Serge Brenot, dont le maire lui-même, semble obéir à un rituel immuable, cela ne s’effectue pas de façon particulièrement ostensible. Alain Rodet, présent chaque année, limite sa participation à la manifestation à l’inauguration de celle-ci où il prend généralement la parole à la suite du président du comité. Cette cérémonie à laquelle assistent la plupart des bénévoles mais aussi les principaux partenaires de l’événement ne se déroule d’ailleurs pas à la vue de tout le monde. Elle a lieu sous le chapiteau qui sert le lendemain de restaurant en contrebas du reste de la Fête. Cette visibilité, relativement faible et « cantonnée » de la participation de l’équipe municipale, se retrouve par ailleurs dans le fait que le président du comité, Francis Parot, ne fait pas figure de personnalité politique à proprement parler14. Si Serge Brenot, pourtant à l’initiative du renouveau de la Fête et acteur central de son organisation, n’a jamais occupé cette fonction, il semble que ce soit une volonté de sa part de ne pas rendre trop visibles les liens entre le comité et la mairie. Au-delà des sorties médiatiques où il rappelle fréquemment l’autonomie du comité vis-à-vis de la municipalité, cette relative discrétion apparaît également lors de la cérémonie d’inauguration comme lors de l’édition 2007 où, alors que Francis Parot lui demande s’il souhaite « dire un mot », celui-ci refuse d’un mouvement de tête. On comprend dès lors que la non-reconnaissance d’une dimension politique de la Fête constitue un enjeu central, à la fois pour les membres du comité qui cherchent à se démarquer de la mairie, mais aussi pour cette dernière pour qui une dimension trop explicitement politique pourrait avoir des effets néfastes en termes de dénonciation d’une « récupération ». Pour autant, et malgré cette volonté réciproque de maintien de la distance, nous voudrions désormais montrer que ce travail commun d’invisibilisation du politique produit malgré tout des formes de politisation.
La figure du « Ponticaud » comme adhésion informelle et comme « protection » face au politique
19En dépit du travail permanent d’euphémisation de toute dimension politique, la Fête génère bel et bien une forme de politisation des agents engagés dans son organisation. Nous voudrions insister ici sur les formes d’appropriation développées par ces derniers à l’égard de l’institution que constitue cet événement afin de comprendre notamment comment se développe chez eux une politisation d’autant plus efficace qu’elle s’effectue de façon diffuse. Il convient pour cela de revenir sur la figure du populaire mise en avant par la Fête, à savoir celle des habitants « traditionnels » du quartier : les « Ponticauds15 ». Historiquement, la Fête des Ponts, au-delà des usages politiques dont elle a pu faire l’objet par la mairie, s’est toujours présentée comme porteuse d’un certain caractère identitaire. En effet, lorsque la presse locale titre à propos de la Fête, « Les Ponts, un quartier, un esprit16 », c’est bel et bien l’idée d’un sentiment d’appartenance au quartier qui est suggérée. Cela pose dès lors la question des formes d’identification que celle-ci génère chez les membres du comité17 et plus généralement l’usage qu’ils font de cette figure.
20Renvoyant en premier lieu à un marquage territorial – « être des Ponts » –, la mobilisation de l’image du « Ponticaud » pose la question du rapport des membres du comité au quartier. Or, comme nous allons le voir, si cette appartenance se joue sur des modes plus ou moins distants, on peut toutefois noter que la plupart des enquêtés entretiennent un rapport spécifique en en étant soit originaires, soit résidents actuels. De même, les trajectoires sociales des membres du comité expliquent en partie l’appropriation et l’usage qu’ils font de la figure « populaire » du « Ponticaud ». En célébrant une forme enchantée du populaire, la Fête permet aux membres du comité – souvent originaires de milieux populaires et en situation de relative ascension sociale18 – une valorisation de leurs origines sociales et de leur « fidélité » à celles-ci, et ce d’autant plus que cette forme de reconnaissance permet là encore de tenir à distance la dimension politique – ce qui est souvent formulé ainsi : « C’est pas politique, c’est populaire. » Toutefois, plus que ces dimensions spatiale et sociale, c’est l’ensemble des valeurs et comportements attribués aux « Ponticauds » qui va nous intéresser ici, en particulier la capacité de cette figure à jouer à la fois le rôle de marqueur politique tout en tenant à distance l’idée d’affiliation partisane.
21Les discours véhiculés, au sein du comité mais aussi dans les discussions ordinaires, au sujet de ce qui caractériserait les « Ponticauds » renvoient à une multitude de caractéristiques : d’un accent spécifique à une description de personnages « bons vivants », que ce soit à propos des formes d’humour pratiquées, de la consommation d’alcool ou encore des fréquentes disputes qui émaillent les discussions du comité et qui sont alors mises sur le compte d’un caractère au « sang chaud ». De même, les sites Internet consacrés à l’histoire du quartier où encore les conférences portant sur ce dernier mettent largement en avant l’idée de populations « rebelles ». Une de ces conférences, tenue en mars 2010, à l’initiative du Cercle Gramsci, reprendra par exemple différents témoignages soutenant que la police n’intervenait pas ou peu dans le quartier au début du siècle et que les habitants eux-mêmes faisaient régner l’ordre19. De la même manière, nombreux sont les discours sur le braconnage, apparemment très important, auquel se livraient ces populations et qui apparaît là encore comme une forme de défiance aux lois et aux institutions de régulation de la pêche. L’on notera enfin que plusieurs ouvrages d’historiens locaux rappellent le rôle important joué par les habitants des Ponts dans les différents épisodes insurrectionnels qui ont émaillé l’histoire de la ville à partir de la moitié du XIXe siècle tout en soulignant la présence de sources lacunaires qui ne permettent pas d’établir précisément l’importance de cette implication20. S’il semble difficile d’évaluer la réalité de ces différentes affirmations, on comprend toutefois que la mobilisation d’une telle figure inscrit les personnes qui s’en revendiquent à la fois dans un système de valeurs suffisamment larges et hétéroclites pour permettre une identification à cette figure du populaire « chaleureux », « bon vivant », tout en conservant une distance par rapport aux formes les plus formelles de politique : « réfractaires à l’autorité », usage de la violence, etc. En cela, elle permet que l’on participe à une fête « populaire » fortement marquée par l’empreinte de la municipalité tout en se démarquant de cette affiliation.
22La façon dont certains « jeunes » âgés d’une vingtaine d’années, enfants pour la plupart de membres du comité, habitant le quartier et participant à la Fête depuis les dernières éditions, justifient un certain nombre de leurs pratiques est à ce titre particulièrement édifiante. Ils témoignent en effet d’une volonté d’inscrire leurs pratiques au cours de la Fête (notamment une consommation importante d’alcool) dans les modes de sociabilité locaux puisqu’ils relient ce type de comportement, fréquent pour des personnes de leur âge, à leur « appartenance » aux Ponts, sur le mode : « On est comme ça, les Ponticauds... » Si ce type de comportement renvoie avant tout à la convivialité attribuée aux « Ponticauds », la façon de le justifier semble également s’inscrire dans l’idée de défiance véhiculée par cette figure. Défiance qui en l’occurrence sera adressée en partie aux membres du comité eux-mêmes dont un certain nombre feront, lors de l’édition 2008, des remontrances à ces « jeunes » à propos de l’image que leur attitude aura donnée de la Fête.
23Toutefois, plutôt que de savoir si ces comportements sont réellement à relier ou non à l’attachement au quartier, c’est le fait que les agents étudiés en fassent un usage, y compris décalé, qui nous intéresse plus particulièrement. On pense notamment à une anecdote rapportée par Alain Reilhac qui, bien que président de la société de pêche locale, ne possède pas de liens autres qu’associatifs avec le quartier. Il n’y a jamais vécu, habite depuis plusieurs années à l’extérieur de Limoges et se définit lui-même comme un « Ponticaud d’adoption ». S’il considère qu’une partie des discussions au sujet de ce qui définit les « vrais Ponticauds » relève plus du « folklore » que de réelles préoccupations, il évoque néanmoins comment un certain nombre de représentations autour de cette figure peuvent être encore utilisées, y compris par lui. Il évoque ainsi l’usage qu’il compte faire d’un proverbe véhiculé au sujet des Ponticauds21 auprès d’une personne qui s’est attribué l’initiative d’une action que lui-même avait entreprise :
« “Traîne pas trop sur le pont, parce que on va remettre au goût du jour l’ancien adage...” [sourires] Y’en a un à qui je vais le dire, d’ailleurs. [il me raconte l’anecdote] “Faites attention en traversant le pont Saint-Étienne”, je vais lui dire, “sinon c’est dans l’eau”. [sourires] Ce sera sur le ton de l’humour, mais il le mérite22. »
24On voit bien ici comment l’affiliation à la figure du Ponticaud peut être utilisée par certains membres du comité, de façon certes humoristique, mais aussi tout à fait explicite.
25On notera toutefois que rares sont les membres qui se considèrent à proprement parler comme de « véritables Ponticauds ». Beaucoup, y compris des « figures » des Ponts, ont ainsi tendance en entretien ou dans les discussions à relativiser cette appartenance au profit d’autres personnes. Patrice Lavenet, conducteur du petit train touristique de la ville, habite le quartier depuis près de vingt-cinq ans ; son inscription géographique n’en fait pas pour autant, à ses yeux, un « véritable Ponticaud » : « C’est pour ça, je te dis, moi je suis pas vraiment Ponticaud, c’est pas comme les gens de mon âge qui ont été élevés ici23. » Ce type de précaution pris par plusieurs enquêtés témoigne du fait que l’affiliation à cette figure du populaire limougeaud n’est pas faite sur un mode totalement enchanté ou dénué d’une certaine distance. Comme souvent lorsqu’il est question de processus d’identification24, c’est davantage dans la confrontation avec des groupements associés – à tort ou à raison – à d’autres formes d’affiliation que le discours sur l’appartenance aux Ponts est le plus fort. C’est notamment le cas vis-à-vis d’autres associations et de populations présentes à proximité du territoire qui nous occupe.
26En dépassant les discours des membres du comité au sujet de la délimitation du quartier et en m’intéressant aux rues surplombant les Ponts ainsi qu’à la cité du Sablard (construite dans les années 1960 à quelques centaines de mètres de là), je me suis aperçu qu’une prise en compte plus large du quartier faisait apparaître une forte diversité – tant sur le plan social, ethnique ou culturel – des populations qui y habitent. Si cette diversité m’est rapidement apparue, c’est aussi qu’à travers les différents discours entendus sur le quartier s’est dessinée une véritable hiérarchie entre ces groupes, et ce dans des domaines extrêmement variés : appartenance politique, affiliation religieuse, modes de vie, etc. C’est tout d’abord le cas pour ce qui touche à l’importance de l’ancienneté de résidence dans les rapports de domination entre groupes. Bien que le Sablard ne soit situé qu’à quelques centaines de mètres du quartier des Ponts, le caractère « récent » de cette construction ainsi que les caractéristiques socioculturelles d’une partie de sa population font que les membres du comité n’évoquent jamais cette cité comme appartenant audit quartier. Pour Serge Brenot, par exemple :
« C’est un quartier relativement récent, c’est pas un quartier qui a de la mémoire. Peut pas y avoir tellement de liens profonds [avec eux] parce qu’il y a pas de mémoire25... »
27Le fait que la cité du Sablard organise sa propre fête de quartier, parfois le même jour que celle des Ponts, accentue d’ailleurs cette mise à distance symbolique. Le cas du club de football de l’Alouette est plus complexe dans le sens où son foyer, situé à quelques rues seulement des bords de la Vienne, représente une institution « traditionnelle » du quartier (ses activités ont débuté en 1922). Son héritage lié à la tradition des patronages catholiques le place toutefois – malgré une importante « laïcisation » de ses pratiques – dans une situation particulière. Avec quelques autres institutions voisines, il constitue, en effet, une sorte d’« îlot catholique26 » dans un quartier traditionnellement marqué par un anticléricalisme virulent. En dépit de la proximité d’une partie des modes de sociabilité en vigueur au sein du foyer (dans la façon de s’exprimer, les formes d’humour ou le rapport à l’alcool) avec ceux du comité et d’un recrutement social à peu près similaire, la capacité de ces derniers à apparaître comme la figure légitime du « populaire » à l’échelle des Ponts place les membres de l’Alouette dans une position symboliquement dominée. Dans de telles conditions, on comprend que les « Ponticauds » et leurs porte-parole bénéficient d’un « potentiel de cohésion27 » important, cohésion dont Norbert Elias et John L. Scotson ont montré qu’elle débouche de façon quasi mécanique sur la dépréciation des autres groupes.
28Dans ce cadre, si les habitants du Sablard – considérés comme ne faisant pas partie du quartier – ne sont presque pas évoqués dans les discussions du comité, les plaisanteries au sujet des membres de l’Alouette sont quant à elles fréquentes. Ceux-ci sont notamment renvoyés à leur héritage catholique et leur club présenté comme « un truc de curés ». Si les échanges entre les deux structures commencent à être plus nombreux – l’Alouette prête notamment du matériel aux membres du comité depuis quelques années – du fait notamment de la présence de Christiane Thévenet au sein des deux groupements, une certaine méfiance continue d’exister du côté des « Ponticauds » où l’appartenance catholique est aussi renvoyée à des orientations politiques supposées : « Les patrons et les curés, ils sont culs et chemises... » – alors même que l’on trouve au sein de l’Alouette des membres du PS mais aussi un conseiller municipal communiste. Pour Jean-Claude Croizier, qui qualifie les relations avec l’Alouette de « coexistence pacifique mais pas fraternelle », la question de la laïcité apparaît comme un critère central dans la définition des Ponticauds : « Ah, le Ponticaud, il est laïc, hein, c’est obligatoire, là, y’a pas d’autres solutions, hein28. » Ce type d’affirmation, qui semble parfois relever davantage du « fantasme collectif29 » que de la réalité, que ce soit pour glorifier son propre groupe ou au contraire en stigmatiser un autre, témoigne donc bien de la façon dont la figure du « Ponticaud » agit à la fois comme un marqueur politique tout en ne la réduisant pas à une affiliation partisane spécifique. Nous voudrions désormais montrer que le fonctionnement même du comité permet à ses membres de conjuguer ce rapport constitutif de l’identification au « Ponticaud » tout en maintenant à distance un aspect politique plus formel.
Le mode de fonctionnement du comité ou la politisation par l’invisibilisation du politique
29L’entremêlement des sphères d’appartenance (associative, politique, professionnelle) et la multiplicité des formes d’identification (au quartier, au « populaire », etc.) fonctionnent comme autant de rétributions à l’engagement des enquêtés au sein du comité. L’étude des modalités de fonctionnement de ce dernier permet, par ailleurs, de comprendre comment s’effectue et se maintient ce passage des « dispositions à l’investissement » à l’« engagement » en lui-même. Celui-ci est en effet notamment marqué par un renouvellement très faible de ses membres30 et une importante spécialisation dans la répartition des tâches, elles aussi généralement attribuées à la même personne d’une année sur l’autre. Ce fonctionnement relativement fermé, reposant sur un système de cooptation, transparaît d’ailleurs dans le fait que beaucoup évoquent la difficulté à intégrer le comité et son bureau et à faire « bouger » son mode de fonctionnement. Plusieurs membres reconnaissent ainsi cette fermeture qui risque à terme de mettre en péril la pérennité de l’événement :
« Mais tout le monde est conscient qu’il faudra que ça change un jour, pas par volonté de changement, mais par rajeunissement de l’équipe, et ça ne se fait pas. [...] On va dans le mur. Mais ça va s’éteindre tout seul, hein. Une année, on dira “ben, c’est plus possible”31. »
30Le fatalisme de ces propos quant à l’avenir de la Fête amène à s’interroger sur les raisons du maintien d’un tel fonctionnement.
31La première explication donnée par les enquêtés concerne généralement l’idée que le comité fonctionne dans une certaine routine avec une spécialisation des tâches qui amène quasi automatiquement à reconduire les différents membres dans les mêmes rôles que précédemment. Afin de comprendre l’attachement de chaque membre du comité à ses attributions traditionnelles, il faut sans doute se poser la question des rétributions symboliques qui y sont attachées. La reconnaissance liée au succès de l’événement, les relations de proximité avec un certain nombre de personnalités politiques – dont Alain Rodet lui-même – de même que la valorisation des compétences spécifiques de chacun dans la répartition des rôles constituent autant de rétributions symboliques pour ces agents sociaux souvent issus de milieux populaires. Le cas de Gilbert Azema, non membre du PS, semble à ce sujet particulièrement parlant. C’est en effet à lui, employé au service maintenance de l’usine Legrand et aujourd’hui retraité, qu’est confiée la responsabilité du recrutement des groupes de musique animant la Fête eu égard à son capital social, notamment auprès de formations composées essentiellement d’ouvriers de son usine. C’est à lui aussi que sont confiées bon nombre des tâches de réparation, voire de fabrication du matériel du comité (il a notamment fabriqué certaines des buvettes ou encore le radeau sur lequel repose le feu de la Saint-Jean le soir de la Fête), activités qu’il oppose aux compétences plus « administratives » de Serge Brenot : « Lui, c’est pas un manuel, hein... [sourires]32. » Cette lucidité quant à la division des tâches au sein du comité montre bien comment le fonctionnement de ce dernier, s’il maintient en quelque sorte ses membres dans des attributions liées à leur propre statut social et reproduit en cela la division sociale du travail présente à l’extérieur du comité, leur permet aussi de bénéficier de marges d’autonomie, que ce soit vis-à-vis de la division sociale du travail – le fait de ne pas « être un manuel » est ici raillé – ou par rapport à l’affiliation partisane qu’impliquerait la participation à d’autres tâches plus directement militantes33. Autrement dit, le fonctionnement du comité, en permettant à ses membres de tirer un certain nombre de profits symboliques et de maintenir une certaine distance au politique, assure la pérennité de leur engagement. Celle-ci passe par ailleurs par des formes d’échanges clientélaires beaucoup plus explicites.
32Après avoir été partie prenante au moment de la création du comité, les membres de la société de pêche « Les Ponticauds » s’en sont désinvestis au début des années 1990 faute de moyens humains. Leur président actuel, Alain Reilhac, explique le retour des « pêcheurs » au sein du comité aux alentours de 2005 par une sorte d’échange de services entre les deux structures. Ne possédant plus de local au début des années 2000, les adhérents de la société de pêche se sont vu proposer par Serge Brenot une partie du local du comité fourni par la mairie. C’est ce service rendu par le comité qui a alors motivé, selon lui, le retour en son sein de la société de pêche :
« Donc, à partir de là, moi j’ai décidé que... un service en vaut un autre et qu’il y avait aucune raison qu’on... Qu’on vienne pas dire merci à ceux qui nous ont aidés, quoi. Donc, on est revenu... je suis revenu sur la fête, et puis, quand y’a besoin d’un coup de main, ben on est là, quoi34. »
33Ce type d’échange clientélaire apparaît donc comme un autre facteur d’explication de l’investissement au sein du comité puisque l’on comprend comment, sans qu’une quelconque demande explicite ne soit formulée, l’utilisation par les pêcheurs du local est en quelque sorte conditionnée à leur participation à l’organisation de la Fête. Là encore, ce fonctionnement, par l’existence de tels échanges où la dimension politique est à nouveau euphémisée voire clairement niée, permet à ses membres, tel Alain Reilhac, non adhérent au PS, de tirer un certain nombre de profits de leur investissement dans la Fête sans pour autant que cela se matérialise par une affiliation explicite à l’organisation socialiste.
34Du fait de son fonctionnement « en vase clos » et des formes de rétribution qu’elles permettent, les modalités d’organisation du comité entrent non seulement en adéquation avec les différentes formes d’appartenance de ses membres, mais elles permettent également de les réactiver. Le maintien à distance du politique s’avère alors d’autant plus efficace que la nature même des activités pratiquées au sein du comité apparaît particulièrement difficile à déterminer pour ses organisateurs à cause précisément de cet entrelacs. Responsable de l’élaboration de la plaquette de présentation de la Fête et notamment du collectage de fonds auprès des commerçants, Patrice Lavenet décrit par exemple très bien la façon dont se superposent dans cette activité les dimensions professionnelle, politique et clientélaire. Il souligne ainsi que, bien qu’il ait la responsabilité de cette tâche, la plupart des contacts mobilisés le sont par l’intermédiaire plus ou moins direct des personnalités politiques du comité, qu’il s’agisse de Serge Brenot ou de Jean Mourier – ce qui constitue à la fois une forme de mainmise de ces derniers sur son activité mais aussi une « facilité » pour lui. Plus globalement, les modalités d’intervention de l’Office de Tourisme, pour lequel il travaille en tant que conducteur du petit train touristique de Limoges, mettent particulièrement bien en évidence l’entremêlement voire la confusion des rôles de chacun dans l’organisation de la Fête. La présence de l’Office de Tourisme sur la plaquette ne dépend pas ainsi, d’après lui, du versement d’une somme d’argent, comme c’est le cas pour les autres encarts publicitaires, mais des « facilités » que lui accorde son employeur dans la récolte des fonds :
« Ils aident... sur mon... on va dire... c’est pas sur mon temps de travail, mais, rien que déjà, je vois, je fais mon travail, dès que j’ai une heure, hop, je vais voir [...] pour la Fête des Ponts, tu vois, c’est... Donc, l’Office est intégré, il participe quand même35. »
35On voit bien ici l’articulation complexe qui se joue entre bénévolat, sponsoring indirect de la manifestation par adaptation des conditions de travail et soutien municipal. De plus, cela lui permet de maintenir à distance la dimension politique de son activité puisqu’elle s’apparente à une attribution de sa profession « touristique ». Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que les membres du comité eux-mêmes éprouvent des difficultés à définir précisément la nature de leurs activités dans le cadre de la Fête. La façon dont le politique est parfois explicitement abordé témoigne alors de ce processus complexe de « politisation par invisibilisation du politique ». Les références à la vie politique lors des réunions du comité sont, par exemple, toujours faites sur des sujets permettant aux différents membres, adhérents ou non au PS, de se reconnaître dans un certain consensus sans pour autant qu’elles ne les engagent davantage dans une affiliation partisane. Les nombreuses évocations de Nicolas Sarkozy agissent alors tel un épouvantail qui génère l’unanimité contre lui sans qu’elles impliquent pour autant une critique plus précise de sa politique qui ferait potentiellement apparaître des dissensions au sein du comité, en reprenant par exemple les points de vue parfois divergents à l’intérieur même de l’organisation socialiste.
36Ces différents mécanismes autour de la Fête des Ponts, en jouant sur la multi-appartenance (politique, professionnelle, géographique, etc.)36 des membres du comité, entretiennent chez eux une forme d’identification à cette institution dont ils contribuent, en se l’appropriant, à en assurer la pérennité. Ce phénomène se traduit chez certains d’entre eux par l’idée d’une cohérence entre ces différentes appartenances perçues, en quelque sorte, comme inséparables les unes des autres. Pour Patrice Lavenet, pourtant non affilié au PS, il est difficile de mesurer la dimension politique ou non de la Fête du fait précisément que cette dimension semble à la fois constitutive des pratiques et des valeurs des membres du comité sans pour autant qu’elles ne trouvent à s’exprimer de façon explicite ; ce qu’il formule ainsi : « On a... tous l’âme socialiste, hein, quand même... [sourires]37. » La réactivation de l’ancrage politique de l’équipe municipale par le biais de la Fête apparaît donc ici d’autant plus efficace que cette dimension politique n’est pas nécessairement perçue par ses acteurs, et ce parce que le fonctionnement du comité, autour de la figure du « Ponticaud », leur permet de mettre en permanence à distance les éléments les plus formels du marquage partisan.
37Les modalités de maintien d’une institution telle que la Fête des Ponts ainsi que les effets sociaux qu’elle produit mettent au jour la diversité des formes d’implantation des partis politiques dans des réseaux de sociabilité. Loin des approches exagérément légitimistes ou au contraire relativistes38, la prise en compte des formes d’appropriation par les classes populaires de telles institutions permet de saisir les logiques à l’œuvre dans le maintien à distance entre ces catégories de population et le politique. L’entretien de cette frontière n’apparaît alors pas seulement comme un effet de clôture du champ politique sur lui-même mais semble, d’une certaine manière, « coproduit » par les membres des classes populaires qui trouvent dans certaines scènes sociales un intérêt à maintenir le politique – dans ses formes les plus explicitement partisanes – à distance. La politisation à l’œuvre s’opère alors sur des modes à la fois variés et diffus où cette mise à distance, loin de constituer un rejet pur et simple de celui-ci, constitue au contraire un des moyens les plus efficaces de sa diffusion.
Notes de bas de page
1 Sur la notion d’« effervescence », voir Mariot N., Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, coll. Socio-Histoires, 2006.
2 Bien que le quartier conserve une certaine stabilité de sa population ouvrière, il semble marqué à partir des années 1960 par l’augmentation de la proportion des « professions intermédiaires » qui représentaient, lors du recensement de 2006, 26,14 % de la population active du quartier – soit trois fois plus environ que dans les années 1960 où la consultation, par rue, des professions des habitants du quartier, permet d’estimer qu’environ 8 % des 1 259 personnes de notre échantillon appartenaient à cette catégorie.
3 Laferté G., « Le spectacle historique de Meaux (1982-2000) : l’invention locale d’un modèle national », Genèses, no 40, 2000, p. 81-107.
4 Rougier C., « Usages politiques et appropriation “populaire” d’une tradition “réinventée” : la Fête des Ponts à Limoges », Politix, vol. 23, no 92, 2010, p. 125-143.
5 À l’initiative de la création du comité, Serge Brenot est conseiller municipal depuis 1995 et conseiller général depuis 2001. Également présent dès 1986, Jean Mourier a quant à lui été l’attaché parlementaire du député-maire de Limoges pendant une vingtaine d’années et a été avec lui à l’origine de la création de la section socialiste du quartier en 1976.
6 Entretien du 27 avril 2010 avec Jean-Claude Croizier, membre du PS depuis 2002.
7 Entretien du 11 juin 2007 avec Christiane Thévenet, membre du bureau du comité des fêtes et coresponsable de l’organisation du tournoi annuel de l’Alouette.
8 Lagroye J., « Les processus de politisation », dans Lagroye J. (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll. Socio-Histoires, 2003, p. 359-372.
9 Entretien du 27 avril 2010 avec Jean-Claude Croizier, membre du PS depuis 2002.
10 Entretien du 20 mai 2010 avec Francis Parot, président du comité.
11 Le règlement interne du PS stipule que le choix de la section s’efectue en fonction du lieu de résidence des militants sauf en cas de dérogation. Francis Parot et Jean-Claude Croizier n’habitant pas le quartier, ils ont dû efectuer une telle démarche.
12 Entretien du 27 avril 2010 avec Jean-Claude Croizier, membre de la section André Boulloche.
13 Entretien du 28 avril 2010 avec Alain Reilhac, président de la société de pêche « Les Ponticauds ».
14 Bien que membre du PS, celui-ci n’a en efet jamais occupé de poste de responsabilité au niveau politique.
15 Le terme de « Ponticauds » renvoie aux populations, majoritairement ouvrières et journalières, qui habitaient le long des bords de Vienne à partir du XIXe siècle.
16 Le Populaire du Centre, 18 juin 2009.
17 En cela, nous nous inscrivons dans les préoccupations formulées par Gérard Noiriel au sujet des régions sur la nécessité d’analyser les conditions d’émergence de telles problématiques plutôt que de se concentrer sur l’existence réelle ou non de telles entités. Voir Noiriel G., État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 2005 [2001].
18 Plusieurs enquêtés ont en efet accédé à des emplois d’encadrement malgré un capital scolaire relativement faible, une forte proportion d’entre eux ayant pour seul diplôme un CAP ou un BEP.
19 « Mémoires ponticaudes », conférence de Jean-Pierre Cavaillé organisée par le Cercle Gramsci, Limoges, 25 mars 2010.
20 Danthieux D., Le département rouge. République, socialisme et communisme en Haute-Vienne (1895-1940), Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2005 ; Grandcoing P., La Baïonnette et le Lancis. Crise urbaine et révolution à Limoges sous la IIe République, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2002.
21 Parmi les récits au sujet des Ponticauds, l’un des plus récurrents consiste à rappeler la menace que ceux-ci faisaient planer sur les personnes traversant le Pont Saint-Étienne en fonction de leur appartenance ou non au quartier : « Tu ses daus ponts ? Passa ! De la vila ? Dins l’aiga ! », que l’on peut traduire par « Tu es des Ponts ? Passe ! De la ville ? À l’eau ! »
22 Entretien du 28 avril 2010 avec Alain Reilhac, président de la société de pêche « Les Ponticauds ».
23 Entretien du 16 juin 2009 avec Patrice Lavenet, membre du comité depuis une quinzaine d’années.
24 Avanza M., Laferté G., « Dépasser la “construction des identités” ? Identification, image sociale, appartenance », Genèses, no 61, 2005, p. 134-152 ; Hoggart R., La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1970 [1957].
25 Entretien du 10 juillet 2009 avec Serge Brenot, vice-président du comité.
26 On trouve en efet dans la même rue deux établissements scolaires privés (une école primaire et un lycée), une église ainsi que l’ancien grand séminaire de Limoges.
27 Elias N., Scotson J. L., Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, coll. Agora, 2001 [1965], p. 38.
28 Entretien du 27 avril 2010 avec Jean-Claude Croizier, membre du PS depuis 2002.
29 Elias N., Scotson J. L., Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, op. cit., p. 61.
30 Plus de la moitié des membres actuels du bureau étaient déjà présents lors de la fondation du comité.
31 Entretien du 27 avril 2010 avec Jean-Claude Croizier, membre du bureau du comité depuis une dizaine d’années.
32 Entretien du 30 avril 2010 avec Gilbert Azema, retraité, ancien employé de service de maintenance.
33 Sur la complexité des rapports de domination du point de vue des classes populaires, Willis P., L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, coll. L’ordre des choses, 2011 [1977].
34 Entretien du 28 avril 2010 avec Alain Reilhac, président de la société de pêche « Les Ponticauds ».
35 Entretien du 16 juin 2009 avec Patrice Lavenet, membre du comité depuis une quinzaine d’années.
36 Sur l’entremêlement des formes d’identification, voir Retière J.-N., Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier en Bretagne. 1909-1990, Paris, L’Harmattan, coll. Le Monde de la vie quotidienne, 1994.
37 Entretien du 16 juin 2009 avec Patrice Lavenet, membre du bureau du comité.
38 Arnaud L., Guionnet C. (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2005.
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