La catastrophe vécue
L’inondation de 1740-1741 à Paris
p. 43-60
Texte intégral
1Société du risque ou société de la catastrophe ? Pour l’époque contemporaine, au moins à partir du milieu du XIXe siècle, le terme de risque, lié à l’expertise et à l’industrialisation, s’impose au point de faire disparaître celui de catastrophe1. Pour les périodes plus anciennes, l’idée de sociétés sans risques, soumises à des menaces qu’elles ne sont pas capables d’anticiper ni de mesurer dans leur incertitude, a longtemps dominé2. Ce débat peut être abordé sous l’angle d’une histoire intellectuelle de la conceptualisation de l’incertitude, y compris dans des domaines non marchands, et ce, dès le Moyen Âge3. La succession des événements et les processus d’apprentissage qui peuvent se mettre en place, rendant un groupe humain capable de gérer les menaces à venir, constituent une autre entrée possible4. L’histoire de la codification des modes d’intervention administratifs après un aléa naturel destructeur indique un autre type de processus, s’éloignant du fatalisme et de la soumission à la nature5. Pourtant, de nombreux arguments existent pour montrer simultanément l’existence de figures catastrophiques : phénomènes de peur, interprétations religieuses, recherche de boucs émissaires, oubli6.
2Cette étude de l’inondation survenue pendant l’hiver de 1740-1741 à Paris souhaiterait poser le problème autrement, sans avoir l’ambition pour autant de régler un débat qui demanderait des analyses plus longues. L’hypothèse est que la société de l’époque moderne a géré, anticipé, codifié les événements désastreux d’une manière différente de la nôtre, et que cette gestion restée locale est peu visible dans un certain nombre de sources. L’inondation de l’hiver 1740-1741 à Paris est un cas particulièrement intéressant, car elle touche la plus grande ville du royaume et incarne un danger récurrent en France, même s’il l’est moins à Paris. Comment passe-t-on d’une menace, assez bien connue, à une catastrophe débordant les systèmes de contrôle, dans la société d’Ancien Régime ? Quels acteurs qualifient l’événement et lui donnent cette portée ? Cette inondation a la particularité de se dérouler dans un temps relativement long et lent, de décembre 1740 à mars 1741, ce qui permet d’observer finement l’intervention des différents groupes, sans une brisure du temps déterminant un avant et un après. Le temps de la catastrophe vécue permet ainsi d’articuler les différents registres de l’expérience et d’introduire la capacité d’action à l’intérieur même de la catastrophe, sans exclure d’autres répertoires. L’approche fine du terrain passe par la prise en compte de sources très diverses, en particulier cette face cachée qu’il faut saisir par les archives administratives et judiciaires.
L’inondation menaçante (1er-22 décembre 1740)
3Le temps de l’inondation s’étire du début de la montée des eaux jusqu’à leur évacuation à peu près totale, soit du début du mois de décembre 1740 jusqu’en février, voire en mars 1741. Cette crue d’étalement, très différente des crues éclair des régions méditerranéennes, progresse lentement, avec une accélération brutale autour de Noël 1740, puis tend à s’éterniser, les eaux stagnantes alternant reflux et remontées. Elle est en fait formée de deux types d’inondations : celle qui est directement causée par le débordement de la Seine et qui inonde les quartiers les plus proches du fleuve, et celle, souterraine, qui découle du débordement et du reflux des égouts, et qui affecte, pour sa part, des quartiers plus lointains.
4La surface couverte par les eaux est vaste, moins toutefois que lors de la grande crue de 1658. Elle aurait touché une superficie de 720 hectares, se limitant aux quartiers les plus proches du fleuve, auxquels il faut ajouter ceux qui ont été touchés par les inondations souterraines7. Si de nombreux bâtiments ont été endommagés par l’eau, il est difficile de connaître avec précision l’intensité des dommages matériels. Quelques bâtiments se sont effondrés, deux ou trois au maximum, mais ce phénomène demeure très marginal. Les dommages sont dus essentiellement à l’infiltration d’humidité et à la stagnation des eaux pendant plusieurs semaines. Cette chronologie longue et lente a pu entraîner la désaffection des chercheurs alors qu’elle fait tout l’intérêt de l’inondation de 1740 : face à une catastrophe brutale, l’historien est souvent réduit à s’intéresser à l’avant et à l’après de la catastrophe et trop rarement à la cohabitation des individus et des sociétés humaines avec l’événement naturel.
5L’inondation de l’hiver 1740-1741 s’inscrit dans un contexte climatique défavorable8. Après un hiver 1739-1740 particulièrement long et dur, le printemps se révèle très froid. L’été qui suit est frais et surtout très humide : un courant océanique d’ouest, inhabituel en cette saison, provoque un été exécrable sur l’Europe occidentale, comme l’attestent les chiffres de l’Observatoire royal9. Ces pluies océaniques, régulières et abondantes, contribuent à la saturation des sous-sols et des nappes phréatiques. Les chutes de neige, dès le début du mois d’octobre, viennent ensuite se conjuguer aux pluies d’automne fréquentes et considérables sans être exceptionnelles, comme le remarque très tôt Bonamy :
« Les vents qui avoient soufflé constamment de la partie du sud ou de l’ouest pendant près de six semaines, depuis la fin du mois d’octobre jusqu’au mois de décembre, avoient causé dans l’air une température qui avoit occasionné la fonte des neiges ; elles étoient tombées en grande quantité dès le commencement du mois d’octobre, dans les pays traversés par la Seine et par les autres rivières qui s’y déchargent : c’est à ces fontes et aux pluies fréquentes qu’il faut attribuer l’inondation que nous avons vüe10. »
6Les sources ecclésiastiques soulignent cette succession de conditions climatiques difficiles depuis l’hiver 1739-174011. Le même constat apparaît dans les sources laïques, qu’il s’agisse de journaux privés (Barbier, duc de Croÿ), de mémoires de police ou encore des observations botanico-météorologiques de Duhamel du Monceau12.
7La pluviosité excessive et quasi continue de l’année 1740 a créé les conditions d’une inondation de grande ampleur, en portant à un haut niveau les cours d’eau d’Île-de-France et en saturant les sous-sols et les nappes phréatiques. Mais ce sont incontestablement les conditions climatiques du mois de décembre qui ont déclenché la catastrophe et précipité les événements, du fait de pluies exceptionnellement abondantes que les cours d’eau et les nappes ne sont plus en capacité de recevoir, combinées à une température douce qui fait fondre les neiges et aggrave une situation déjà précaire. Cette crue extraordinaire tient donc essentiellement à la conjugaison malheureuse de phénomènes en soi plutôt ordinaires dans le climat tempéré du bassin parisien13.
8L’inondation de 1740 présente un cas d’étude particulièrement intéressant par sa temporalité complexe, faite de lenteur et de progressivité, que l’on peut suivre avec les variations du niveau de la Seine à partir de décembre 1740. Les premières réactions à la montée des eaux viennent des gens de métiers installés le long de la Seine14. Les marchandises, et particulièrement le bois, sont embarquées et débarquées, notamment par la méthode du flottage, dans les ports aménagés à divers endroits le long de la Seine15. Lors de la crue de l’hiver 1740-1741, des quantités considérables de bois, stockées sur les bords du fleuve, sont emportées par les flots et se retrouvent dispersées en aval. Pour récupérer leurs biens, les marchands de bois font appel au Bureau de la Ville de Paris, chargé de la surveillance et de la juridiction des particuliers exerçant un métier sur les quais, les ponts ou les ports de la Seine. Entre le 12 décembre 1740 et le 8 février 1741, quatorze requêtes sont adressées au Bureau de la Ville par des propriétaires de bois installés en divers endroits de la Seine et de ses affluents (Bourgogne, Picardie, etc.)16. La requête déposée par Paul Girardot de Chancourt, jugée le 14 décembre, est immédiatement suivie, le jour même, de la publication d’une ordonnance, complétée par une autre à caractère plus général le 11 janvier 174117.
9Quel est le problème des marchands de bois ? Il est double : d’une part, éviter que les bois emportés par l’inondation soient accaparés par ceux qui les trouvent, d’autre part ne pas être rendus responsables des dommages éventuels causés par ces troncs aux biens d’autrui. La requête en appelle donc à une notion classique du droit, celle de cas fortuit ou de force majeure dont relèverait l’inondation18.
« On appelle cas fortuits, les événements que la prudence humaine ne saurait prévoir. […] On appelle force majeure, vis major, celle à laquelle on ne peut résister […]. Ces deux points se confondent. On entend par cas fortuit une force majeure qu’on ne peut prévoir, & à laquelle on ne peut pas résister […]. Il suit de cette définition, que tout cas qu’on a pu prévoir & éviter, n’est pas fortuit. […] Il y a une grande différence à faire entre cas fortuit, & cas imprévu. La perte qui arrive par l’imprudence ou l’impéritie du Capitaine, est imprévue, mais elle n’est pas fortuite. […] En un mot, on ne met dans la catégorie des cas fortuits que ceux qui arrivent malgré toute la prudence humaine19. »
10Le détail des jugements rendus montre le peu de pertinence d’une lecture dualiste opposant sociétés de la catastrophe et sociétés du risque, soumission et prévention, événements subis et anticipation par probabilité. Considérons le jugement rendu le 14 décembre 1740 sur la requête présentée par Paul Girardot de Chancourt :
« Et comme ce débordement aussi inopiné est l’effet d’une force majeure dont les marchands ne peuvent être garants, qu’ils ont apporté pour le jet et flottage des bois tout ce que la prudence humaine pouvoit leur suggérer en faisant armer les écluses et faire les arrets nécessaires pour la conservation des mêmes bois, que néanmoins il seroit à craindre que des gens mal intentionnés ne voulussent prétendre contre le suppliant et les autres marchands des dommages et intérêts prétendus causés par les bois que la violence de l’eau a emporté, quoi que suivant les procès verbaux desdits jours cinq et six du présent mois il soit clairement prouvé que la rivière a débordé et l’inondation, portée au-delà de la connoissance humaine, qu’il est de l’interest du suppliant et des autres marchands de faire ramasser le bois répandu et épanché sans être tenus d’aucuns dommages et intérêts20. »
11La notion de force majeure, invoquée ici, suppose d’être capable de prouver que tout a été fait pour se prémunir, c’est-à-dire « en faisant armer les écluses et faire les arrets nécessaires pour la conservation des mêmes bois ». Ces mesures reviennent dans toutes les requêtes : « il a pris toutes les précautions nécessaires pour les assurer » pour Joseph Gaudolph (17 décembre), « quelque soin que le suppliant ait pu prendre » pour Jean Marais (25 janvier), etc. La deuxième condition est de ne pas se trouver face à un cas prévisible ou dû à l’imprudence des marchands, en prouvant que l’inondation était « au-delà de la connoissance humaine ». Pour cette raison, les requêtes font état de « quantités prodigieuses de neige qui sont tombées dans les premiers jours de ce mois dans la province de Bourgogne dont la campagne étoit couverte et particulièrement le Morvan, et les pluies considérables survenues presque à l’instant qui ont occasionné la fonte des mêmes neiges21 » ou, de la même manière, de la « quantité prodigieuse des pluies tombées dans les mois d’octobre, novembre, décembre derniers22 ». L’ordonnance du Bureau de la ville fait exactement le même constat de « quantité prodigieuse de neiges » et de « pluies considérables23 ».
12La figure de la catastrophe mobilisée par les requêtes ne relève ni du fatalisme, ni du manque d’anticipation. Les marchands de bois témoignent d’une réelle capacité à repérer les signes avant-coureurs d’un danger familier et d’une certaine rapidité à prendre des mesures de protection. Cette gestion ne suppose pas la notion de risque comme un danger dont on pourrait estimer la probabilité et contre lequel il serait toujours possible de se prémunir. Loin de réduire ce qui est à venir en certitude, le système juridique intègre l’incertitude, l’événement qui dépasse les capacités d’absorption du système. Le terme de « culture du risque » paraît trop rigide et peu satisfaisant pour qualifier des acteurs qui acceptent la possibilité de la catastrophe, tout en ayant une connaissance du danger et une certaine capacité d’action. Ils appliquent des mesures habituelles qui ont sans doute prouvé leur efficacité lors des débordements hivernaux ordinaires, justifiant de ne pas recourir à des mesures exceptionnelles et très coûteuses. Décider de s’exposer au danger est une forme de gestion de celui-ci. François Duchêne et Thierry Coanus ont montré les limites de la notion de « culture du risque24 » : un savoir technique, en particulier empirique, suffit-il à définir une culture qui est un système de pensée, un ensemble de relations complexes ? L’opposition entre fatalisme et culture du risque ne rejoue-t-elle pas un débat anachronique entre populations locales et experts ?
13Ces remarques invitent à relire la question de la mémoire. En 1740, les références ne remontent pas très loin, essentiellement à l’inondation de 1711, par exemple chez Vigneron, un responsable de l’Hôtel-Dieu25. Le même événement est invoqué par Dudéré de Graville, un responsable de la Conciergerie, qui se demande s’il faut envoyer les prisonniers de la Tournelle à Bicêtre ou s’il faut se contenter d’ordonner à une escouade du Guet de se tenir prête à intervenir si l’eau entre dans les salles où sont attachés les galériens, comme en 171126. Les limites de la mémoire humaine en termes de générations vont dans le sens de notion de force majeure, qui serait affaiblie si la mémoire portait jusqu’à l’inondation de 1658, plus proche par son envergure et ses caractéristiques de celle de 1740 que celle de 1711. Le relevé de la hauteur des inondations par des marques est une pratique ancienne, mais elle semble prendre une nouvelle ampleur en 1740. Une échelle a été installée en 1732 au pont de la Tournelle, faisant de la crue de 1740-1741 la première dont la cote quotidienne soit connue. Les marques commémoratives sont antérieures à cette date et toujours présentes en 1740, par exemple cette plaque gravée par Bousquet et encastrée dans le mur de l’hospice des Quinze-Vingt27. En 1741, et cela semble plus nouveau, les savants appellent à multiplier le relevé exact des hauteurs pour se protéger contre les inondations à venir. Comme le souligne Buache, rejoint sur ce point par Bonamy, « soit en plaçant des inscriptions, soit en gravant de simples traits aux différents endroits des places, quais et autres lieux jusques auxquels l’eau s’est élevée, on fournirait un moyen de se précautionner à l’avenir contre les suites d’un semblable événement28 ».
Paroxysmes et bouleversements : l’inondation envahissante (23 au 30 décembre 1740)
14À partir du 23 décembre, le niveau de la Seine, jusqu’alors aux alentours de 18 pouces, se met à s’élever rapidement de un à deux pieds par jour : 21 pieds le 23, presque 23 le 24, 24 pieds le 25. Le paroxysme est atteint le matin du 26 décembre 1740 avec une hauteur de 24 pieds et 4 pouces mesurée à l’échelle du pont de la Tournelle. Si certaines sources divergent quant à la hauteur maximale de l’inondation et à la date où celle-ci est atteinte, nos deux sources principales sont en total accord. Au terme de calculs précis et argumentés, Egault confirme la hauteur avancée par Buache, soit 24 pieds 4 pouces le 26 décembre à l’échelle du pont de la Tournelle, ce qui équivaut à 7,90 mètres29. L’eau couvre une superficie considérable à l’ouest et à l’est de Paris : les quartiers de Bercy, de Grenelle, des Invalides ou encore des Champs-Élysées sont à peu près totalement engloutis30. Dans le centre de la capitale, l’inondation semble un peu plus limitée. L’île Louviers et, dans une moindre mesure, l’île Notre-Dame sont évidemment les premières touchées, de même que l’ensemble des quais. Plus loin, la Halle au Vin, la place Maubert, le faubourg Saint-Germain, la place de Grève et le couvent des Célestins disparaissent sous plusieurs mètres d’eau. La Conciergerie et l’Hôtel-Dieu sont également envahis par les eaux31. Au cours de cette période, la crue change de nature et acquiert son caractère extraordinaire. Par la hauteur atteinte, cette inondation est une des plus fortes de l’histoire de Paris, après celle de 1658 mais nettement devant celle de 1711. La rapidité de la montée des eaux enregistrée entre le 23 et le 26 décembre ajoute encore à ce caractère extraordinaire. Les trois jours qui suivent ce pic du 26 décembre, le niveau de la Seine ne décroît guère et reste proche des 24 pieds. Cinq jours durant, les Parisiens affrontent donc une crue exceptionnelle : c’est le temps de la peur, de l’affolement, de l’urgence.
15L’attitude des autorités change radicalement, en particulier celle de la Lieutenance générale de police qui fait publier le 23 décembre 1740 une ordonnance destinée à faire évacuer sur-le-champ tous les habitants des ponts et quais menacés par la violence des flots32. La correspondance de Feydeau de Marville nous apprend que la première version imprimée contenait une erreur, révélatrice du climat parisien :
« I. Vous trouverez dans l’intitulé une très belle ânerie de la part de l’imprimeur, puisqu’à la lire il paroitroit qu’à l’exception des voitures nécessaires pour enlever les effets des personnes qui demeurent sur les ponts, toutes les autres peuvent y passer, cette faute vient de ne m’être point fait apporter la première épreuve pour la corriger, mais je me flatte que vous la trouveriez excusable vu la précipitation avec laquelle on est obligé d’en user en pareille occasion33. »
16Au-delà d’un affichage classique, Feydeau de Marville préconise de la distribuer « dans chacune des maisons situées sur les dits ponts et quays ». Enfin, si cela ne suffisait pas, l’envoi de commissaires « pour en prévenir ceux qui doivent déloger et les engager à prendre leur parti » devrait décider les plus récalcitrants. L’angoisse face à la montée rapide et conséquente des eaux pousse les autorités, jusque-là peu présentes, à intervenir directement.
17L’atmosphère de panique transparaît aussi à travers la situation des hôpitaux et des prisons. Le 23 décembre, Vigneron, administrateur de l’Hôtel-Dieu, est encore confiant, malgré les inconvénients du déménagement, mais dès le 26 décembre l’inquiétude monte, les malades sont déplacés, les étuves pour le linge et les réserves de bois deviennent inutilisables34. Le 24 décembre, la Conciergerie propose le transfert de plusieurs dizaines de prisonniers à Bicêtre et évoque même 33 morts parmi les malades de la prison à cause de l’humidité des salles35. Au total, d’après le fonds Joly de Fleury, 57 transferts de prisonniers ont été décidés. Cette période s’avère en réalité extrêmement courte, car après les 24, 25 et 26 décembre l’eau commence à refluer et les premières demandes de rapatriement de prisonniers sont enregistrées dès le 28 décembre36.
18Au regard de cette chronologie, l’intervention des autorités religieuses est assez tardive. La grande procession de la châsse de sainte Geneviève est organisée dans les rues de Paris le 30 décembre 1740, au moment où l’eau commence à décroître légèrement. Aucune preuve ne permet de souscrire à l’interprétation de W. de Fonvielle, selon laquelle l’Église aurait attendu la baisse des eaux pour être certaine du succès de la procession et ne pas laisser prise aux sarcasmes des philosophes37. De telles processions, dont l’origine remonterait au IXe siècle, sont réservées aux fléaux exceptionnels38. Dans son mandement, l’archevêque de Paris parle ainsi d’une « inondation, dont on a vû jusqu’à présent peu d’exemple, caus[ant] des pertes immenses à une infinité de Particuliers, & fai[sant] t appréhender au Public de plus tristes accidents39 ». L’inventaire dressé par Ravot d’Ombreval fait état de 73 processions entre 1206 et 1725, soit environ une tous les sept ans, mais seulement sept pour le XVIIe siècle40.
19La lettre du lieutenant général de police Feydeau de Marville en date du 26 décembre est le premier document à évoquer la possibilité d’une intervention religieuse : « M. le Cardinal [Fleury, principal ministre en 1740-1741] demande des prières et je pense que réellement ce seroit le cas de faire découvrir la chasse de Ste Genevieve ; je verrai demain M. le S. et M. l’archevêque, et j’en préviens M. le Prévost des Marchands afin de le mettre en estat de prendre les mesures convenables41. » Ce souhait du cardinal est confirmé par une autre source, affirmant que « [l] e Cardinal paroit penser, tant la frayeur gagnoit, qu’il faut découvrir la chasse de Sainte Genevieve42 ». Après la demande du cardinal au lieutenant général de police, celui-ci est chargé d’encourager les prévôts des marchands et les échevins à adresser une demande solennelle à la Cour du Parlement43. Une fois l’arrêt du Parlement publié, un secrétaire du roi est chargé d’avertir les abbés et les religieux de Sainte-Geneviève, qui décident en dernier lieu, souvent méfiants devant les superstitions populaires44. De son côté, l’archevêque de Paris donne un mandement enjoignant de faire des prières dans toutes les églises, en particulier celles de Notre-Dame et de Sainte-Geneviève, où seront découvertes les châsses de saint Marcel et sainte Geneviève. Le déroulement des processions, s’étalant sur plusieurs jours, peut être reconstitué de manière assez fidèle à partir de la description de la procession de 172545.
20Sous l’Ancien Régime, l’intervention de l’Église est déterminante pour qualifier un événement de catastrophe dans l’espace public, en attendant le triomphe de la parole des experts46. Même légèrement tardive, elle sert de marqueur, affirmant publiquement qu’« après tant de coups affligeants, la main du Seigneur s’étend encore aujourd’hui sur nous, une nouvelle calamité jette la consternation dans tous les cœurs47 ». La gestion de la crise par les autorités civiles et ecclésiastiques se complète, les acteurs se mélangent dans le processus de décision, loin de l’idée de systèmes de référence opposés. L’inquiétude du cardinal, relayée par le lieutenant général de police, montre la nécessité d’assurer l’ordre public en donnant un sens à la crise et en annonçant le retour à la normale par des processions qui renforcent la cohésion sociale. Le discours providentialiste déplace la responsabilité des autorités civiles, qui craignent l’aggravation des dommages, aux Parisiens eux-mêmes et à leurs péchés.
« II. Quoi de plus convenable dans de pareilles circonstances, que de conjurer le Seigneur par nos larmes, nos gémissements & nos prieres, de nous accorder un secours, que tout le pouvoir des hommes ne sçauroit nous procurer ; que de demander à celui qui a dit à la mer, vous viendrez jusque-là, & vous ne passerez pas les barrieres que je vous ai marquées ; vous briserez contr’elles lorguëil de vos flots, qu’il arrete la violence & le débordement de ces rivieres, qui porteront la terreur & la désolation en tant de lieux48 ? »
21L’archevêque trouve ainsi l’occasion d’appeler à une plus grande intériorisation de la foi, à une conversion en temps de catastrophe, encouragée depuis les missions du XVIIe siècle49.
22La manière dont la presse de l’époque relate les événements tend à renforcer cette hypothèse, car l’enjeu médiatique devient de plus en plus fort dans ces années-là50. Ainsi, le Mercure de France consacre huit pages à l’inondation dans son numéro de décembre 1740. Bien que les causes météorologiques soient bien cernées, la religion occupe une place primordiale : plus des trois quarts de l’article lui sont consacrés, avec notamment la reproduction intégrale de trois mandements. La lecture providentialiste apparaît par là même très nettement privilégiée par le Mercure, qui insiste sur la notion de péché. Parallèlement à cette culpabilisation des Parisiens, le périodique vante l’action des autorités, en particulier celle du prévôt des marchands et du lieutenant général de police, leur sachant gré d’avoir évité tout problème d’approvisionnement et la pénurie :
« III. Le Prevôt des Marchands, & le Lieutenant Géneral de Police, trouverent a propos, quelques jours auparavant, de faire déloger tous les Habitans, qui avoient leurs domiciles dans les Maisons bâties sur les Ponts, pour prévenir les accidents qui pouvoient arriver, ce qui fut exécuté le même jour de la publication des Ordonnances de ces Magistrats, dont la vigilance & le zéle ne peuvent s’exprimer, cette Ville immense n’ayant manqué d’aucune des choses nécessaires à la vie, & les Marchés publics ayant toujours été abondamment fournis51. »
23Le message est ici très clair : les parisiens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour les malheurs dont ils sont victimes, tandis que les bienveillantes autorités monarchiques et municipales leur assurent les moyens du salut.
Ordonner le désordre : l’inondation intégrée dans la vie de la capitale (janvier-mars 1741)
24À partir du 30 décembre 1740, la décrue s’amorce mais l’eau, loin de disparaître, s’installe au quotidien dans la ville. Une baisse lente se fait à nouveau sentir à partir du 15 janvier et s’accélère le 22 janvier : pour la première fois depuis le 5 décembre 1740, le niveau de la Seine au pont de la Tournelle retombe sous les 10 pieds le 25 janvier. Accalmie temporaire, puisqu’une nouvelle hausse se produit à partir du 30 janvier. Au débordement des eaux du fleuve à la surface de la capitale s’ajoute un autre type d’inondation sensiblement différente : l’inondation souterraine qui se répand à travers les égouts et les caves de la capitale. La carte dressée par Buache montre très clairement que l’aire de l’inondation souterraine est nettement plus vaste que la superficie recouverte par les eaux de la Seine52. Certaines caves proches de la Seine ont été inondées très tôt, mais d’autres, plus éloignées, sont touchées plus tardivement par l’augmentation du volume des nappes souterraines53. Les Parisiens apprennent à vivre avec cette inondation protéiforme, capricieuse pendant de longues semaines. Elle présente des dangers nouveaux :
« Cette inondation souterraine pouvoit avoir des suites fâcheuses, non seulement par rapport aux maisons, dont les eaux auroient miné les fondements, mais encore par le mauvais air que des eaux croupies produisent ordinairement54. »
25Ce risque est perçu par les autorités, comme en témoigne l’ordonnance du Bureau des finances de la généralité de Paris du 10 janvier 1741 :
« IV. À ces causes, requeroit qu’il nous plust ordonner que les Commissaires de la Voyerie se transporteront incessament dans toutes les ruës, places & voyes publiques qui ont été sujettes à l’inondation, & sur lesquelles se sont respandues, tant par la proximité de la rivière que par le reflux des égouts, pour voir et visiter d’office, & sans frais, la face sur ruë de toutes les maisons qui y sont situées, & dresser procès-verbal de celles où il y aura du danger, à l’effet d’en faire cesser le peril, & de mettre en sûreté55. »
26Cette décision semble avoir été précipitée par l’écroulement d’une maison quai des Morfondus, plusieurs occupants ayant alors été « considérablement blessés en plusieurs endroits de leurs corps56 ». Le deuxième risque engendré par ces inondations souterraines est lié au croupissement des eaux stagnantes, qui fait peser de lourdes menaces sur l’hygiène de la ville. Deux ordonnances sont prises en ce sens par la Lieutenance générale de police de Paris le 28 janvier 1741. La première somme les habitants de vider au plus vite leurs caves, tant pour les risques liés à la fragilisation des fondations que pour ceux liés à l’hygiène57. Cette ordonnance confirme que l’inondation, souterraine notamment, est encore très largement présente à la fin du mois de janvier. Il semble même que cette situation perdure au moins jusqu’à la fin du mois de mars58. De janvier à mars, les Parisiens doivent s’adapter à cette inondation moins violente, moins spectaculaire et l’intégrer dans la vie de la capitale. Cette temporalité est une invitation pour l’historien à regarder le fonctionnement ordinaire de la cité au lieu de privilégier les sources les plus spectaculaires. Un visage peu connu, et pourtant habituel, de la catastrophe d’Ancien Régime se dessine. L’approvisionnement constitue le problème principal, avec une acuité particulière à Paris, pour une telle concentration de population qui dépend des importations des régions environnantes. L’inondation met à mal tous les flux de marchandises, par voie terrestre ou fluviale.
27Or l’année 1740 a été particulièrement défavorable, à la suite d’un hiver 1739-1740 très rigoureux et de mauvaises récoltes59. Le mécontentement est patent dans le pays, 29 émeutes de subsistance relatives au pain surviennent en 1740, presque toutes situées dans le quart nord-ouest du royaume. Après les mauvaises récoltes de l’été, la situation devient singulièrement tendue. En septembre 1740, le carrosse du cardinal-ministre Fleury lui-même est attaqué par 200 femmes en colère à Paris, place Maubert60. À la suite de ces incidents et en prévision de temps encore plus difficiles, les premières mesures sont prises pour restreindre au strict nécessaire l’utilisation des grains. Le 22 septembre, le Parlement de Paris publie deux arrêts en ce sens61. Le premier vise à réduire à deux espèces tout le pain qui se débite dans les marchés et les boulangeries. Le second défend de fabriquer de la bière pendant un an, tandis que les amidonniers et les tanneurs sont tenus de n’employer ni orge ni autre grain pour la fabrication de l’amidon et la préparation des cuirs. Parallèlement, les autorités commencent à faire venir des blés d’autres provinces et de l’étranger. Le registre des délibérations du Bureau de la ville de Paris rend compte de tous ces actes de prévoyance mis en œuvre à l’automne 174062.
28L’irruption de l’inondation aggrave cette situation. Dès le milieu du mois de décembre, après la première forte hausse du niveau de la Seine, les rivières ne sont plus navigables et il est impossible d’accoster dans les ports de Paris :
« V. Le Bureau de la Ville assemblé manda les inspecteurs sur les ports et leur enjoignit de faire décharger tous les grains et autres marchandises des bateaux et de les faire porter sur les quays et rües adjacentes où elles pourroient être vendues, et de débarrasser la rivière de tout ce qui pourrait nuire à son libre passage63. »
29Le trafic sur la Seine et ses affluents est interrompu par le courant trop puissant, les nombreux débris charriés par le fleuve, le niveau trop élevé de l’eau qui bouche les arches des ponts et ne permet plus aux bateaux de passer dessous, les débordements qui submergent les ports parisiens. La situation est tout aussi compliquée par la voie terrestre. Les eaux submergent de vastes espaces en Île-de-France et rendent nombre de routes totalement impraticables. Une lettre du 29 décembre adressée au Contrôleur général rapporte l’effondrement d’un pont, mettant à mal l’importation de grains en provenance de Picardie64. À la fin du mois de décembre 1740, la vie économique de la capitale est en grande partie paralysée, à la mesure de la manière dont « la voie fluviale nourrit la ville », assurant entre le tiers et la moitié des arrivées dans la capitale65.
30La préoccupation première des autorités civiles d’Ancien Régime en cas de catastrophe est d’assurer l’approvisionnement en pain et d’éviter les émeutes urbaines. Les mesures prises, de trois types, sont sans comparaison avec les initiatives engagées contre l’inondation elle-même. D’ordre restrictif, les premières mesures visent à limiter au maximum le gaspillage des denrées alimentaires essentielles, en durcissant les précautions instaurées en 1740. Le 31 décembre 1740, le parlement de Paris prend un arrêt en ce sens qui interdit aux pâtissiers et boulangers de faire des gâteaux des rois du 1er au 15 janvier 1741, estimant l’usage de farine à cette occasion « si inutile et si superflu à tous égards66 ». Ensuite, des mesures d’assistance obéissent à l’image du roi nourricier. Deux importantes distributions de riz aux pauvres des paroisses de Paris sont organisées, la première le 6 février 1741, la seconde un mois plus tard le 6 mars. Cette décision est prise par le Bureau de la ville de Paris, qui charge les curés de l’organisation matérielle de la distribution du riz67. Enfin, les autorités de la ville s’attachent à limiter les conséquences de l’inondation en rétablissant au plus vite la navigation fluviale. Au début du mois de janvier, le Conseil d’État prend un arrêt qui autorise la réquisition des chevaux afin, d’une part, de limiter les abus par les propriétaires et, d’autre part, de donner la priorité absolue au transport des grains68. Avec le retour de la Seine et de ses affluents à un niveau raisonnable, il convient de procéder au nettoyage des rivières pour permettre une circulation normale et réapprovisionner correctement la capitale. Quatre ordonnances concernant respectivement la Marne, la Seine, l’Yonne et l’Aube sont prises par le Bureau de la ville de Paris pour réparer les dommages causés par l’inondation et faciliter la navigation69. La responsabilité du nettoyage incombe aux propriétaires des terrains bordant la rivière. Le délai particulièrement court – 24 heures – qui leur est laissé pour effectuer cette tâche révèle l’état de tension des autorités confrontées au problème de l’approvisionnement.
31L’ensemble du système urbain est désorganisé, révélant une vulnérabilité complexe à l’égard des catastrophes, rarement soulignée. Avoir du grain est une chose, mais cela ne sert à rien si on ne peut pas le moudre. Or « on a su par un fermier général fort entendu, qui a le détail des entrées de Paris, que la ville avait été à deux jours de sa perte par le défaut de farine, par l’impossibilité d’aborder aux moulins à vent ni de jouir des moulins à eau70 ». Faire cuire le pain loin des zones inondées est une possibilité, encore faut-il l’acheminer à Paris : « Les Boulangers du Roulle, de Chaillot et de Charenton m’ont demandé du secours pour pouvoir amener leur pain mercredy, et par les mesures que j’ai prises, j’espère qu’ils arriveront71. »
32La crise ouvre la voie à de nouveaux profiteurs. Pour éviter les abus, seuls les voituriers et les cochers autorisés à aider aux déménagements ont le droit de franchir les ponts72.
33Trois jours plus tard, c’est au tour des bateliers et passeurs d’eau d’être suspectés d’abus par le Bureau de la ville. Ces derniers pratiqueraient des tarifs exorbitants pour permettre la circulation des Parisiens dans leur ville inondée, impossible à traverser à pied ou par d’autres moyens terrestres. Le Bureau de la ville s’empresse alors de réagir : le syndic des officiers de bateliers et passeurs d’eau doit préposer un officier à chacun des points de passage, encaissant lui-même le prix fixé pour chaque type de traversée73. Au début du mois de janvier 1741, les propriétaires de chevaux sont dans le collimateur des autorités à cause des sommes demandées aux marchands pour acheminer leurs produits vers une capitale au bord de la pénurie. Le Conseil d’État s’empare de cette question et publie un arrêt en ce sens le 3 janvier 174174.
34Présent dès le début, l’éparpillement des bois, échoués un peu partout dans la capitale, la banlieue et les campagnes environnantes, donne lieu à de nombreux conflits.
« VI. Monsieur de Bilancourt mestre de camp demeurant rüe St Honoré vis a vis les Capucins a eû dans son jardin de Bilancourt environ deux cens bois de charpente que la riviere y a posé : on luy a fait politesse avant d’en faire la recherche il y a consenti : Le bois a ete oté du jardin et mis dans sa cour : il est aujourduy question de l’enlever, M. de Bilancourt ne le veut pas !
VII. Comment s’y prendre ? C’est un homme de guerre, vif, il prétend avoir une indemnité pour le degast que ces bois ont causé dans son jardin.
VIII. Le Procureur du Pont de Sevre a fait tirer des bois arrivés au pont : ces bois ont étés mis en depost. On a offert au receveur 45 £ pour les frais du tirage suivant l’ordre de la ville, il demande 150 £ et il ne veut pas laisser enlever les bois : Le Brigadier de la Maréchaussée dit avoir fait travailler au tirage de ces bois par notre ordre et que le receveur doit etre content des 45 £ offertes.
IX. Il y a des bois de charpente dans le jardin de S. Eminence à Issy. Le Respect dû a S. Em. a empeché de s’y présenter. Que faut-il faire75 ? »
35Le cardinal Fleury lui-même est directement mis en cause dans cette lettre pour avoir accaparé les bois dans sa résidence d’Issy. Il s’empresse de répondre pour couper court à ces accusations en affirmant que « je me sois trouvé à Issy pendant le tems des grandes eaux ni moy ni aucun de mes gens n’avons point de connoissance qu’il y soit entré aucune pièce de bois dans le jardin76 ».
36L’ordre est bien la préoccupation première, justifiant l’importance accordée aux enceintes qui entourent la ville. Dotées d’une fonction fiscale, elles assurent des rentrées considérables d’argent à partir des barrières d’octroi et permettent de limiter les entrées et sorties de la capitale. Or l’inondation, dans sa phase la plus violente, a causé des dommages importants à cette enceinte en y ouvrant nombre de brèches. Le Conseil d’État publie le 24 janvier 1741 un arrêt chargé de remédier au plus vite à ces désordres, d’autant que le nombre des brèches ne permet pas de placer des gardes devant chacune d’entre elles. Face à cette situation, les autorités se doivent de réagir au plus vite. Chaque brèche signifie de l’argent perdu pour la monarchie et, plus la situation dure, plus les pertes s’aggravent :
« X. Le Roy étant informé que le débordement des eaux de la Riviere de Seine a emporté les palissades depuis la Rapée jusques à la Barriere de Bercy, & depuis la Barriere du bord de l’eau jusques à celle du Pré-aux-Clercs : que les murs qui servent de clôture pour la sureté des droits d’Entrées de la Ville & Fauxbourgs de Paris, ont été considérablement endommagés ; qu’il en est tombé & en tombe journellement plusieurs parties qui forment des breches & de grandes ouvertures, à la faveur desquelles il est d’autant plus facile d’introduire des […] marchandises & denrées en fraude des Droits d’Entrées [et] qu’il n’est pas possible au Fermier Général des Droits de Sa Majesté, de pourvoir à la garde desdites breches, & ouvertures dans l’étendue d’une enceinte aussi considérable77. »
37L’introduction d’objets interdits est redoutée, car
« il est d’autant plus facile d’introduire des Livres & Impressions deffenduës, des Etoffes des Indes, des Toiles peintes, du Tabac, & d’autres marchandises de contrebande & prohibées, des Vins, Boissons, Viandes78 ».
38L’entrée de personnes indésirables constitue un autre danger pour la monarchie, qui souhaite
« assurer dès à présent l’ordre de la police & la sureté des Droits, & prévenir les désordres que les vagabonds & gens sans aveu pourroient commettre impunément, par la facilité qu’ils auroient d’entrer & de s’évader par lesd. breches & ouvertures79 ».
39Pour contrer ces trois périls, le Conseil d’État contraint les propriétaires des terrains sur lesquels des dommages ont été constatés à réparer, à leurs frais et dans un délai de huit jours, les dégâts occasionnés par l’inondation. Passé ce délai, les autorités prennent elles-mêmes en charge les réparations. Pour ces murs de clôture, l’arrêt préconise une hauteur de 10 pieds, soit plus de 3,20 mètres, révélatrice des craintes de la monarchie. La situation est urgente pour cette dernière, qui ne peut laisser durer plus longtemps le chaos que représente à ses yeux la libre circulation des hommes et des marchandises :
« XI. LE ROY ETANT EN SON CONSEIL, a ordonné & ordonne, que les Propriétaires des maisons & jardins, marais & terreins, tant de la Ville & Fauxbourgs de Paris que de Chaillot, qui ont ou auront des breches, ouvertures, communications & portes au-dedans des Barrieres de la ville & Fauxbourgs de Paris, & du côté de la campagne, par le moyen desquelles ils peuvent ou pourront entrer dans ladite Ville & Fauxbourgs, & dans Chaillot, sans passer par les Barrieres, seront tenus de les faire relever, clore & murer, à leurs frais & dépens, & de faire construire & élever les murs de clôture de la hauteur de dix pieds du haut du rès de chaussée, compris le chaperon, conformément à l’Article CCIX. de la Coûtume de Paris, sinon permet Sa Majesté au Fermier général de ses Droits, huit jours après qu’il leur aura fait faire une simple sommation, sans qu’il soit besoin de le faire dire & ordonner avec lesdits Propriétaires, & en vertu du présent Arrêt, de faire relever, clore & murer lesdites breches, ouvertures, portes & communications, & d’en avancer les frais, au remboursement desquels seront les Propriétaires, même les principaux Locataires pour ce qu’ils doivent de loyers80. »
40Les normes imposées par l’arrêt pour la reconstruction des murs de clôture correspondent aux exigences de la Coutume de Paris, mais le détail de l’arrêt montre qu’elles sont renforcées par la mobilisation des ordonnances de la cour des Aides concernant les entrepôts81. L’ajout de dispositions nouvelles reflète bien l’urgence dans laquelle se trouve la monarchie. Cette réaction ferme et rapide procède sans doute de la même volonté de contenir les désordres telle qu’on a pu l’observer avec l’organisation très réglementée de la procession de la châsse de sainte Geneviève. Elle signale aussi que, désormais, les considérations économiques et politiques l’emportent sur la gestion de l’aléa naturel, marquant la sortie du temps de la catastrophe.
Conclusion
41L’inondation de 1740-1741 permet de poser de manière neuve le débat entre sociétés du risque et sociétés de la catastrophe, grâce à un triple déplacement, temporel, social et archivistique. Le temps de la catastrophe vécue s’étire ici, alors que les études se concentrent généralement sur l’avant et sur l’après. Loin de s’opposer, les paradigmes du risque et de la catastrophe se trouvent noués, mobilisés successivement ou en parallèle selon les phases de la crise, convoqués de manière différente selon les acteurs. L’espace urbain et parisien est déterminant, car l’inondation de 1740-1741 est érigée en catastrophe par l’intervention de l’Église et par la crainte des autorités civiles face aux conséquences alimentaires et au danger de désordre social. Socialement, les sources utilisées ne permettent pas de saisir directement le petit peuple parisien, et des recherches approfondies dans les sources judiciaires seraient nécessaires. En revanche, la place des métiers dans la gestion de l’inondation est originale, mettant en avant des formes d’agency peu connues. La décision de s’exposer à un danger est prise, même sans calcul mathématique et dans le cadre de corporations. La fragilité et la vulnérabilité des sociétés d’Ancien Régime sont liées à la désorganisation de la fonction de transport des cours d’eau, même mineurs, par les inondations. Les relations entre catastrophe et travail, de même que le rôle des corps intermédiaires, mériteraient des recherches approfondies, nuançant le fossé entre populations et pouvoirs, la confrontation brutale entre les hommes et la nature. Enfin, le recours massif à des sources de la pratique (archives notariales, judiciaires, administratives) renouvelle le visage de la catastrophe, révélant sa face cachée et sa gestion quotidienne. Surgissent de ces archives des métiers confrontés aux dommages, des individus entraînés dans des conflits juridiques, des profiteurs de catastrophe, des acteurs impliqués sans avoir été touchés directement par les dommages, une chaîne d’intermédiaires participant à une décision. Le recours majoritaire aux sources narratives, publiées ou non, introduirait en revanche le filtre du récit, d’un discours de l’après qui lie différents faits pour leur donner du sens et conférer un effet de réel au thème de la cassure du temps. La gestion du danger ordinaire, relevant d’autres modes d’action que la catastrophe, permet aussi de mettre en valeur la dimension juridique, souvent sous-estimée, conduisant à surévaluer le rôle de l’État et des institutions par rapport à celui des individus, des corps, des communautés. Toutes ces raisons nous éloignent aussi d’une histoire culturelle des catastrophes qui prendrait en compte seulement l’interprétation, la signification anthropologique et morale de ce type d’événement, sans se préoccuper de la manière dont il est vécu et géré par les acteurs, et dont ceux-ci élaborent et manipulent eux-mêmes les catégories.
Notes de bas de page
1 Boudia, S. et N. Jas (2007). « Introduction: Risk and “risk society” in historical perspective », History and Technology, vol. 23, no 4, p. 317-331.
2 Quenet, G. (2008). « Des sociétés sans risques ? Les catastrophes naturelles en France à l’époque moderne », dans G. Chastagnaret (dir.), Les sociétés méditerranéennes face au risque. Disciplines, temps, espaces, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, p. 139-155.
3 Piron, S. (2004). « L’apparition du resicum en Méditerranée occidentale, XIIe-XIIIe siècles », dans E. Collas-Heddeland et al. (dir.), Pour une histoire culturelle du risque. Genèse, évolution, actualité du concept dans les sociétés occidentales, Strasbourg, Éditions Histoire et Anthropologie, p. 59-76.
4 Pfister, C. et C. Mauch (2009). Natural Disasters, Cultural Responses: Case Studies toward a Global Environmental History, Lanham, Lexington Books.
5 Favier, R. (2006). « Sociétés urbaines et culture du risque. Les inondations dans la France d’Ancien Régime », dans F. Walter, B. Fantini et P. Delvaux (dir.), Les cultures du risque (XVIe-XXIe siècle), Genève, Presses d’histoire suisse, p. 49-86.
6 Walter, F. (2008). Catastrophes. Une histoire culturelle XVIe-XXIe siècles, Paris, Seuil.
7 Belgrand, E. (1872). La Seine. Études hydrologiques, Paris, Dunod, p. 319 ; Lacour-Veyranne, C. (1994). Les colères de la Seine, Paris, Paris-Musées, p. 49.
8 Le Roy Ladurie, E. (2004). Histoire humaine et comparée du climat, t. 1, Canicules et glaciers. XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, p. 573-612.
9 L’Observatoire relève 91 et 68 mm pour les mois de juillet et août. Maraldi (1740). « Observations météorologiques faites à l’Observatoire royal pendant l’année 1740 », dans Mémoires de l’Académie des sciences.
10 Bonamy, P.-N. (1741). Mémoire sur l’inondation de la Seine à Paris au mois de décembre 1740 comparée aux inondations précédentes ; avec des remarques sur l’élévation du sol de cette ville [extrait des Mémoires de littérature, 1741].
11 « Mandement de l’archevêque de Paris », Mercure de France, décembre 1740 ; « Mandement de l’abbé de Sainte-Geneviève », Mercure de France, décembre 1740 ; « Mandement de Jean-Baptiste Florac, Grand Prieur de l’Abbaye Royale de Saint-Germain-des-Prés », Mercure de France, décembre 1740.
12 Barbier, E. J. F. (1849). Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, Paris, J. Renouard, t. 2, p. 278-279 ; Emmanuel duc de Croÿ (2004). Journal de cour, Paris, Paleo ; Archives nationales, K 1022. Météorologie, renseignements sur la disette de 1740 et l’inondation de 1740-1741 ; Duhamel du Monceau, H.-L., Observations botanico-météorologiques faites pendant l’année 1741.
13 Belgrand, E. (1864). « Des grands débordements de la Seine à Paris », Annuaire de la Société météorologique de France, t. XII, p. 264.
14 Bibliothèque nationale de France, fonds Joly de Fleury, ms. 204, dossier 1962, fol. 375-378.
15 Lacordaire, S. (1985). Les inconnus de la Seine. Paris et les métiers de l’eau du XIIIe au XIXe siècle, Paris, Hachette Littérature.
16 AN, Z1H 414 et 415.
17 Archives de la Préfecture de police, collection Lamoignon, tome XXVIII (aussi aux Archives nationales en H² 1859 et 1967).
18 Chilot, C. (1997). « Le cas fortuit et la force majeure du XVIe siècle à 1914 », Thèse de doctorat, Université Paris Val de Marne.
19 Émerigon, B.-M. (1783). Traité des assurances et des contrats à la grosse, Marseille, t. 2, p. 358.
20 AN, F14 9788, ordonnance du Bureau de la ville de Paris faisant suite à la requête de Paul Girardot de Chancourt, 14 décembre 1740.
21 AN, Z1H 414. Requête de Paul Girardot de Chancourt, 14 décembre 1740.
22 AN, Z1H 415. Requête de la veuve Pierre Darboulin et autres, 8 février 1741.
23 AN, H² 1967. Ordonnance « concernant les marchandises de bois quarrés à bâtir, à ouvrer, de sciage et de charbonnage et de bois à brûler naufragés dans les ports de cette Ville et aux environs au-dessus d’icelle par le débordement de la rivière », 11 janvier 1741.
24 Duchêne, F. et C. Morel-Journel (2004). De la culture des risques. Paroles riveraines à propos de deux cours d’eaux périurbains, La Tour-d’Aigues, L’Aube.
25 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, dossier 1962 : fol. 338.
26 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 205, dossier 1965 : fol. 9.
27 Pawlowski, A. et A. Radoux (1910). Causes, mécanisme, histoire, dangers, la lutte contre le fléau, Paris, Berger-Levrault, p. 33-41.
28 BNF, Ge D 13572. Plan du cours de la Seine dans la traversée de Paris relatif aux observations faites par Philippe Buache sur l’étendue et la hauteur de l’inondation de décembre 1740. Bonamy, P.-N. (1741). Op. cit.
29 Egault, P. (1814). Mémoire sur les inondations de Paris. Egault, après l’étude des diverses données, nous livre les valeurs suivantes : 7,90 mètres au pont de la Tournelle, 8,12 mètres au pont Royal, 8,09 mètres au pont de la Concorde. BNF, Ge D 13572. Plan du cours de la Seine dans la traversée de Paris relatif aux observations faites par Philippe Buache sur l’étendue et la hauteur de l’inondation de décembre 1740.
30 Bonamy, P.-N. (1741). Op. cit.
31 Barbier, E. J. F. (1849). Op. cit.
32 AN, H² 1967. Ordonnance « concernant la sortie des propriétaires ou locataires et l’enlèvement de leurs meubles et effets des maisons construites sur les ponts et quais dans l’étendue de cette Ville », 23 décembre 1740.
33 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962: fol. 339.
34 Ibid., fol. 338, 341-342.
35 Ibid., fol. 9.
36 Ibid., fol. 18.
37 De Fonvielle, W. (1872). « Paris inondé en 1740 », L’Illustration, vol. 60, no 1555, p. 378-379.
38 Le Juge, P. (1631). Histoire générale de la vie et des miracles de sainte Geneviève, Paris, J. du Gast.
39 BNF, fonds Joly de Fleury, ms 564, fol. 114 : Mandement de Monseigneur l’archevesque de Paris qui ordonne des Prieres publiques pour demander à Dieu la cessation du Debordement des Rivieres, 30 décembre 1740.
40 D’Ombreval, R. (1725). Ordonnance de police pour l’ordre et la marche de la procession générale de la châsse de Ste Geneviève, Paris, Thiboust.
41 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962: fol. 344.
42 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 5682: fol. 196.
43 AN, X1A 8468.
44 Fincardi, G. (1995). « Ici pas de Madone : inondations et apparitions mariales dans les campagnes de la vallée du Po », Annales HSS, vol. 50, no 4, p. 829-854.
45 D’Ombreval, R. (1725). Op. cit.
46 Cœur, D. (2008). La plaine de Grenoble face aux inondations : Genèse d’une politique publique du XVIIe au XXe siècle, Paris, Quae.
47 Mandement de l’archevêque de Paris du 30 décembre 1740, cité par le Mercure de France, décembre 1740.
48 Ibid.
49 Quenet, G. (2005). Les tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d’un risque, Seyssel, Champ Vallon, p. 195-201.
50 Quenet, G. (2004). « L’économie de l’information sur les catastrophes à l’époque moderne », dans R. Favier (dir.), Récits et représentations des catastrophes depuis l’Antiquité, Grenoble, CNRS – MSH Alpes, p. 291-306.
51 Mercure de France, décembre 1740, p. 2950.
52 BNF, Ge D 13572, Ibid.
53 Girard, P.-S. (1818). Mémoire sur les inondations souterraines auxquelles sont exposés périodiquement plusieurs quartiers de Paris, lu à l’Académie des Sciences le 15 juin 1818, s. d. ; Buache, P. (1742). « Exposé d’un plan hydrographique de la ville de Paris », Mémoires de l’Académie royale des sciences.
54 Bonamy, P.-N. (1741). Op. cit.
55 AN, Z1F 442.
56 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962: fol. 360-361.
57 AN, AD I 25A, dos. J 003.
58 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962 : fol. 370.
59 Le Roy Ladurie, E. (2004). Op. cit., p. 573-612.
60 Ibid., p. 608.
61 AN, AD + 858.
62 AN, H² 1859: fol. 204-208.
63 AN, K 1022.
64 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962 : fol. 347.
65 Backouche, I. (2000). La trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris, Éditions de l’EHESS.
66 AN, X1A 8468.
67 AN, H 1939².
68 AN, H² 1859.
69 Archives de la préfecture de police, collection Lamoignon, t. XXXIV.
70 Barbier, E.J.F. (1849). Op. cit.
71 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962 : fol. 344.
72 AN, Y 9499.
73 AN, H² 1859*, fol. 136.
74 AN, H² 1859*, fol. 141.
75 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962: fol. 367-368.
76 BNF, fonds Joly de Fleury, ms. 204, doss. 1962: fol. 369.
77 AN, AD + 860.
78 Ibid.
79 Ibid.
80 Ibid.
81 Ibid.
Auteurs
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