Quand des couches moyennes voisinent : « Vivre ensemble mais chacun chez soi »
p. 115-131
Texte intégral
1Le « vivre ensemble » est porteur d’injonctions à différents niveaux de la vie sociale et politique française. À l’échelon général, les politiques publiques sont largement inspirées par la nécessité de « tisser », « restaurer » le lien social, dans « les quartiers » notamment. À un niveau intermédiaire, la récurrence de ce thème dans les discours des associations du cadre de vie ainsi que sa capacité à inspirer des événements associatifs locaux, sont patentes. À l’échelon des individus, et plus particulièrement quand ils appartiennent à une fraction bien spécifique des couches moyennes, le vivre ensemble est une composante importante du discours sur les modes de vie, qu’il prenne la forme de la « convivialité », de la « mixité », ou du « mélange ».
2Cette idéologie du vivre ensemble n’est pas neuve. Elle a été largement portée dans les années 1970 par les fractions moyennes et supérieures, « professionnelles » et techniciennes, de formation universitaire, occupant des emplois publics ou para-publics : chercheurs, enseignants, spécialistes de l’architecture et de l’urbanisme, de la culture, de la santé, de l’action sociale, ingénieurs-techniciens… Critiques à propos de la société de consommation individualiste, attentifs à leur cadre de vie, intéressés par la création de projets alternatifs de vie à l’échelle des quartiers, ils ont milité pour développer une vie locale riche en échanges sociaux. La valorisation du voisinage et du quartier a ainsi été largement portée, à certains égards avec succès, par ceux que Catherine Bidou a pu nommer les « aventuriers du quotidien1 ». Il s’agissait alors en partie d’un projet idéologique de transformation de la société par l’établissement de relations sociales différentes, à l’échelle locale.
3Au carrefour de cette volonté de changer les relations sociales et d’une double aspiration citoyenne, démocratique et alternative, et dans la vague innovatrice et autogestionnaire des années post-soixante huitardes, les expériences d’habitat autogéré portées par ces couches sociales se sont alors développées en France. Habitat Différent, opération d’habitat social autogéré située à Angers, est représentative de ces mobilisations : pour les initiateurs, il s’agissait à l’époque de maîtriser la production de leur habitat et sa gestion, ainsi que de créer des modalités conviviales de « vivre ensemble ». Depuis ses premiers balbutiements jusqu’à aujourd’hui, le projet a perduré et s’est renouvelé. Il offre la possibilité d’analyser l’évolution de ce vivre ensemble qui en fut le moteur. « Vivre ensemble mais chacun chez soi » est le slogan de l’association qui gère aujourd’hui, en partenariat avec le bailleur social, l’opération de 17 logements individuels et collectifs ainsi que les locaux communs et les espaces verts.
4Cette opération a fait l’objet d’une recherche empirique, menée en ayant recours aux différentes méthodes de recherche en sociologie : entretiens auprès de l’ensemble des habitants ainsi que d’habitants ayant déménagé, observation participante de week-ends ordinaires ou festifs, d’assemblées générales, analyse des archives de l’association, groupes de travail rassemblant les acteurs passés et présents autour de thèmes proposés par les chercheures. L’ensemble des analyses a par la suite nourri un rapport2 pour le ministère de la Culture, financeur de la recherche, ainsi qu’un ouvrage, centré sur la question des « classes moyennes3 ».
5Quel vivre ensemble et quelle intimité ont été et sont aujourd’hui mis en œuvre ? À l’articulation de l’individuel et du collectif, cette opération est l’occasion d’analyser les modalités selon lesquelles une fraction emblématique des couches moyennes entend vivre avec son « étrange voisin ».
« Vivre ensemble » : du bon voisinage à l’entre-soi
6C’est de la rencontre de deux groupes d’habitants que naît en 1983 l’association Habitat Différent. Les uns ont réfléchi plus particulièrement aux moyens de choisir son habitat et simultanément de faire la démonstration qu’il est possible de concevoir du logement social autrement. L’autre groupe, dit « d’Écouflant », est également inspiré par la volonté d’auto-conception et d’autogestion de l’habitat mais s’est davantage focalisé sur les modalités du vivre ensemble, en se demandant quels locaux, ou quels équipements pouvaient être mis, utilisés, gérés en commun. De leurs discussions émerge un compromis consistant à créer un habitat moins « individualiste », mais qui garantirait simultanément la préservation des individualités : des locaux communs (salle festive, salle ado, garage-ateliers, espaces verts), des activités de gestion partagées (jardinage, peinture, entretien), des activités de loisirs en commun qui devaient permettre de « bâtir des choses ensemble », de développer des rapports sociaux perçus comme « différents », les dimensions les plus communautaires du projet étant abandonnées afin de sauvegarder l’intimité de la vie familiale et privée.
7Les plus attachés à l’existence d’un tel « habitat différent » ont bien conscience de l’importance des activités effectuées en commun vis-à-vis de l’existence d’un collectif d’habitants et cherchent à les développer. Le groupe qui prend possession des lieux en 1987 est un groupe amical. Sept ans de montage du projet, de discussions et de négociations afin de trouver un accord collectif sur l’agencement des espaces ont effet indubitablement forgé des liens forts, amicaux, entre les familles qui ont pris possession des lieux. Depuis, le renouvellement de la population – départs de « piliers » du groupe, arrivées d’habitants connus seulement d’une ou deux familles – rend d’autant plus nécessaires les moments d’échange et de rencontre. Le réaménagement récent du jardin potager, imaginé à l’origine et abandonné par la suite, représente par exemple un support pour ces activités collectives. Finalement, malgré quelques réticences initiales, le jardin potager est aujourd’hui considéré, de façon quasi unanime, comme une « réussite » : son entretien est l’occasion de relations, d’échanges et finalement d’un moment où l’association Habitat Différent existe en tant que collectif.
Le refus de la communauté
8Pour autant, vingt ans après le démarrage de l’opération, le refus de l’assimilation à une communauté est toujours vivace. Les premiers habitants, comme ceux récemment installés, sont unanimes à refuser cette définition du collectif qu’ils forment. Cette prudence de leur part est en partie liée à l’utilisation contemporaine du terme de communauté, connoté péjorativement et associé au repli sur soi. De surcroît et à l’instar de nombreuses opérations d’habitat autogéré4, les premiers habitants ont fait face, lors de leur installation, à une plus ou moins grande méfiance du quartier à leur encontre, et ont justement été « soupçonnés » ou « taxés » de communautarisme, voire de sectarisme… Par la suite, ils ont mis en place des « journées portes ouvertes », notamment dans le but de désamorcer ces critiques en faisant connaître leur mode de vie. Certes, la plupart d’entre eux ne dédaignent pas l’idée de « relations communautaires », de « collectivité sous l’angle de la communauté » et comparent volontiers l’ensemble formé par les membres d’Habitat Différent à un « village » voire au « village d’antan », à une « petite enclave », à une « micro-société ». On a bien ici affaire à un collectif, un groupe, mais de quelle nature ?
9S’agit-il encore aujourd’hui d’un cercle d’amis, d’un collectif amical ? La plupart de ceux qui participent, plus ou moins régulièrement, aux activités sont assez unanimes pour dénier au collectif dans son ensemble le titre de groupe d’amis. La relation d’amitié fait partie de l’ensemble des relations possibles au sein d’Habitat Différent, mais être membre d’Habitat Différent, habiter au sein de l’opération, n’induit pas de fait l’appartenance à un groupe d’amis rassemblant l’ensemble des habitants. Au début, nous l’avons souligné, le « passé de mise en place commun » a permis la naissance d’un véritable collectif amical. Depuis, même si la plupart des arrivées se sont opérées sur la base de l’interconnaissance, d’un réseau professionnel ou amical, les familles qui entrent ne connaissent elles-mêmes la plupart du temps qu’une, voire deux autres familles. Établir des rapports plus intimes que des rapports de voisinage se fait donc pour ainsi dire « dans les murs », quand le groupe originel était quasiment constitué au moment de l’entrée dans les maisons.
« Bon voisinage » ou « micro société » ?
10Certains locataires décrivent le collectif comme un « bon voisinage ». En l’occurrence, ce que permet la configuration propre à Habitat Différent et qui en fait un fonctionnement de voisinage performant, est cette « économie du temps qu’il faut habituellement pour trouver un bon voisinage ». En effet, la sélection des familles entrantes s’effectuant notamment sur la base de leur adéquation avec le projet et de leur engagement à le faire exister5, le postulat censé être commun à tous est l’existence d’un voisinage à faire exister. Il n’est pas de temps « perdu » à se demander si l’on est ou non légitime à adresser la parole à son voisin… Le guide Habitat Différent est sous-titré « Comment vivre avec 16 voisins » : l’existence du « vivre avec » ne se pose pas comme question, elle va de soi, ce sont les modalités de sa mise en place qui sont interrogées. Cette tendance « bon voisinage » constitue l’une des formes des rapports de cohabitation développés au sein d’Habitat Différent, l’une des déclinaisons du « vivre ensemble ». Le collectif est alors une société de voisins, liés entre eux par des relations simultanément quotidiennes, de soutien, et conviviales. Elles sont quotidiennes dans la mesure où il s’agit des liens développés dans le cadre des activités de gestion de la vie courante, qu’il s’agisse de la gestion des espaces verts, des locaux communs… Elles sont de soutien quand les voisins s’apportent mutuellement des aides matérielles (petits services, dépannages…) ou psychologiques. Elles sont enfin conviviales quand il s’agit de rassembler des « convives » autour d’une table, de partager ensemble un repas afin de retirer l’ensemble des bénéfices que ce type de situation permet : la circulation des mets accompagne celles des mots et des paroles, notamment des paroles de soi et sur soi qui permettent le développement de relations plus personnelles.
11L’autre tendance typique des groupements d’habitat autogéré, le développement de relations plus spécifiquement communautaires, est également présente au sein d’Habitat Différent. Elle est davantage liée aux porteurs du projet, soucieux de développer un « vivre ensemble » qui soit justement davantage qu’une société de voisins. L’envie de créer une « micro-société » existait et subsiste encore chez eux, pour qui il s’agit de ne « pas simplement vivre à côté mais de réaliser un certain nombre de choses ensemble ». Ils sont attachés à cette dimension des fondateurs qui, s’ils n’envisageaient pas de changer directement la vie, avaient néanmoins le changement social comme toile de fond de leur engagement. Pour eux, c’est justement la légitimation du projet de vie par un projet plus large, politique, qui la différencie d’un banal voisinage. Ces habitants insistent sur l’existence de certaines pratiques pour apporter la preuve de leur différence. La réalisation d’un escalier extérieur, entre les deux parties haute et basse de l’opération, réalisation entièrement prise en charge par les habitants eux-mêmes, est par exemple interprétée comme un acte politique, indice de la persistance d’une différence. Le même objectif sous-tend la survalorisation de pratiques dites de solidarité. Il a déjà été constaté combien les milieux sociaux « gentrificateurs », dont ces habitants font partie, valorisent des pratiques censées relever d’un « vivre autrement » (convivialité, aide, entraide, soutien) mais qui ont cours ailleurs, dans d’autres milieux et dans d’autres lieux, sans être alors rapportées à une quelconque solidarité. On sait ainsi que les milieux populaires ont tendance à sous-estimer et minimiser l’entraide en leur sein, alors même que l’on peut simultanément constater qu’elle est importante6. Il faut être attentif vis-à-vis de la parole d’habitants prompts à voir de la « solidarité » là où ont plus simplement cours des pratiques de « bon voisinage ».
Un groupe social et professionnel : le confort de l’entre-soi
12C’est certainement en tant que groupe social que le collectif d’Habitat Différent est le plus prégnant, et ce depuis les débuts du projet : il s’agit bien d’un groupe social spécifique, uni par des modes de vie, des valeurs, des pratiques culturelles sinon similaires, du moins très proches.
13Cette homogénéité et sa persistance s’expliquent largement par le principe de cooptation qui régit le renouvellement des locataires, et qui suppose que les nouveaux entrants soient introduits par des habitants, privilégiant par conséquent les canaux amicaux et professionnels. Il s’agit là d’un principe dérogatoire aux règles habituelles d’attribution du logement social, même si le bailleur reste décisionnaire et se charge de faire respecter les barèmes de ressources. Néanmoins, la cooptation est un élément de débat au sein même de l’opération et nombreux sont les habitants peu à l’aise avec la question du recrutement, certains s’arrangeant même pour éviter les apéritifs au cours desquels sont reçues les familles postulantes.
14L’homogénéité du groupe concerne tout d’abord les appartenances professionnelles, à l’instar du groupe d’origine au moment de son installation dans les murs : il comptait alors six travailleurs sociaux, sept enseignants, sept personnes travaillant dans le domaine de la santé, un chercheur en sociologie, un urbaniste… le seul indépendant étant un libraire. Au moment de l’enquête, un tiers des maisons (6) est occupé par des travailleurs sociaux, soit dix personnes (éducateurs spécialisés, éducateurs jeunes enfants, assistantes sociales). Six personnes exercent des professions d’enseignement, de formation et d’éducation (enseignants, formateurs en association sportive ou musicale, direction d’établissement scolaire). Trois habitantes travaillent dans le domaine de la santé (psychiatre, infirmière cadre, pharmacienne). Trois habitants exercent des professions intellectuelles supérieures (architectes, journaliste). Enfin, on compte trois employés (surveillant de nuit, vendeurs) et deux femmes au foyer. Autrement dit, la quasi-totalité des maisons est occupée par des familles travaillant dans les domaines de l’éducation, de la santé et du socio-culturel, soit un groupe social bien identifié, héritier de la « nouvelle classe » ou « classe d’alternative »7. Si ces individus sont issus d’horizons différents (les origines sociales des parents des habitants couvrent l’ensemble des catégories socio-professionnelles, depuis les ouvriers et les agriculteurs, jusqu’aux professions intellectuelles supérieures, en passant par les cadres et les professions intermédiaires), ils occupent néanmoins aujourd’hui des positions socio-économiques proches et partagent valeurs et pratiques, partage dans lequel certains ont vu un modèle culturel, d’autres une simple façon pour le petit de faire comme le grand8.
15En lien avec cette homogénéité socio-professionnelle, celle des pratiques culturelles est assez remarquable. Les habitants d’Habitat Différent aiment lire, écouter de la musique, aller au cinéma et au théâtre où ils ont fréquemment un abonnement annuel. Ils font un peu de sport, aiment beaucoup la randonnée. En ce qui concerne la littérature, le cinéma, les sorties et visites culturelles et de divertissement, leurs choix se portent peu vers des productions grand public et populaires, davantage vers des productions habituellement catégorisées comme « légitimes » ou « très légitimes », liées à la « culture légitime dominante9 ». Parallèlement, ils ont le même type d’engagement syndical (CFDT…), associatif (coopérative bio, crèche parentale, relations avec les pays du « sud ») ou politique (PS, verts…).
16Ils ont eux-mêmes conscience de partager des « valeurs », sans doute moins fondatrices que n’ont pu l’être celles liées au projet originel, mais constituant néanmoins un corpus commun :
« Des valeurs qui sont le respect de l’autre, le respect de l’environnement, un humanisme, je crois que globalement tous les gens qui sont présents ici défendent des valeurs humanistes, pour moi ce sont des valeurs assez fondamentales, parce que derrière cet humanisme il y a aussi contre le racisme et tout ça, puis après des valeurs de partage, de vivre autrement10. »
17Le socle commun aux habitants peut ainsi être décrit par l’attachement à des valeurs d’« ouverture » – sociale, sur le monde, d’esprit… – de liberté, d’échanges… Il est en partie modelé par les idéologies liées aux mondes professionnels des habitants : il s’agit, pour la plupart, de spécialistes de l’humain, chargés de produire de la relation sociale, travaillant largement au moyen du langage et de discours, dans un cadre leur assurant une relative maîtrise et liberté d’eux-mêmes11.
18Le fait d’évoluer dans des univers socio-professionnels identiques ou proches présente l’avantage d’assurer une certaine cohérence des représentations qui guident notamment la vie quotidienne. Cela paraît patent par exemple en ce qui concerne l’éducation des enfants. Une ancienne habitante, elle-même travailleur social, souligne ainsi :
« Le fait qu’on n’ait pas à discuter des heures, que ça avait l’air d’être évident pour au moins les trois quarts des gens, je trouvais ça assez intéressant, sur les modes d’éducation aussi… le fait qu’on soit assez proches, en terme de catégories sociales, c’est vrai que c’est assez agréable, de savoir que quand on est en train de dire à un gamin de pas faire ça, on sait que bon, les parents seront sur les mêmes registres. »
19À l’instar des « aventuriers du quotidien », les habitants ont privilégié un modèle d’éducation spécifique, valorisant l’exercice de la liberté et de l’autonomie d’enfants avec lesquels sont privilégiés le dialogue et la relation. Les parents soulignent d’ailleurs fréquemment combien les « enfants d’Habitat » sont spécifiques et reconnus comme tels à l’extérieur :
« Pour la plupart ils ont souvent des remarques à l’école, ils sont réputés insolents, alors qu’ils ne sont pas insolents, ils ont l’habitude de causer avec les adultes, différents adultes, pas forcément les parents, donc bien souvent ils sont repérés comme insolents à l’école parce qu’ils posent des questions, parce qu’ils remettent en cause12. »
20On sent poindre ici l’assurance de la transmission d’un modèle de comportement, considéré comme plus légitime que celui véhiculé par l’école et qui permet de traiter ce dernier avec distance, voire avec ironie.
21L’homogénéité socio-culturelle facilite donc la vie quotidienne mais joue également un rôle essentiel en ce qu’elle permet au groupe de fonctionner comme un marqueur social. Les individus vérifient ou assoient leur appartenance sociale sur la base d’une conformité de leurs représentations et de leurs pratiques avec celles en vigueur au sein de l’opération. Le groupe social permet ainsi de conforter les positionnements individuels et collectifs en assurant leur légitimité puisqu’ils s’avèrent largement partagés. Il se dégage alors une assurance collective de développer un « bon modèle » de vie, assurance dont témoignent les premiers habitants : « C’était comme si l’on avait inventé quelque chose de génial qui ne pouvait que faire des petits ». Pour vivre à Habitat Différent, il faut partager un cadre commun et lui donner du sens. La plupart des habitants font l’éloge de l’opération, même si cet éloge est parfois nuancé, chez certains anciens, vis-à-vis de sa tournure actuelle. Finalement, les véritables remises en cause sont peu fréquentes, et il n’est certainement pas anodin qu’elles n’émanent que de ceux qui ont adopté une position de retrait quasi total. Position très mal tolérée par la majorité des habitants qui souhaite voir partir les familles n’adhérant pas au projet, mais dont on peut finalement se demander si elle ne permet pas en partie, à l’instar d’un « bouc émissaire » ainsi que le suggère une ancienne habitante, d’assurer la cohésion d’un groupe afin de faire front face à la menace… Même si la plupart admettent et revendiquent pour eux-mêmes le droit au retrait temporaire, ce dernier, pour être bien ressenti, ne doit pas être accompagné d’une critique de fond vis-à-vis de la façon de vivre majoritaire. Le groupe reconnaît lui-même se sentir alors « mis en danger » et réclame donc le départ des intempérants. Au-delà de la nécessité pour un collectif d’être porté par un plus grand nombre de personnes afin d’éviter l’essoufflement de ceux qui s’investissent le plus, ce qui est alors menacé est l’atmosphère globalement « bienveillante » évoquée lors d’un groupe de travail qui permet à chacun « de ne pas se sentir isolé » et qui fait d’Habitat Différent un lieu de « ressourcement » individuel. L’entre soi social dévoile ici toute la sécurité et la socialisation individuelle dont il peut être le support.
« Chacun chez soi » : l’intimité, creuset de l’individualité contemporaine
22La deuxième partie du slogan d’Habitat Différent – « chacun chez soi » – souligne, dès l’origine, le refus d’un projet communautaire : comme nous l’avons souligné, les moments et espaces de vie communs doivent être circonscrits et non étendus à une communautarisation de la vie quotidienne. Il existe, dès le démarrage de l’opération, une volonté collective de préserver l’espace privé de chacun, visible encore aujourd’hui au travers, par exemple, des pratiques destinées à s’annoncer quand un habitant entre chez un autre directement par le jardin.
23Ce souci « originel » du chacun chez soi doit se comprendre en relation avec des caractéristiques contemporaines de la construction individuelle, mais également du fonctionnement de la famille. Il s’agit de préserver la liberté individuelle par rapport au groupe, et plus particulièrement la liberté de s’investir, de s’engager, ou non. Le chacun chez soi renvoie également à la protection de l’intimité personnelle. Il constitue à ce titre une version de la préservation du quant à soi qui est une des formes contemporaine de l’investissement de l’individu au sein des collectifs.
Protéger la liberté individuelle…
24La préservation de la liberté individuelle fut un souci pour les futurs habitants dès leurs premières réflexions :
« Il y avait vraiment un souci de pouvoir garder une autonomie, c’est-à-dire qu’il y ait des liens avec des gens avec lesquels on partageait des projets, ça c’était évident, mais qu’en même temps on puisse être chez soi, ça c’était vraiment une donnée de base13. »
25Le chez soi circonscrit ainsi une vie proprement privée pour les participants d’Habitat Différent, qui se déroule et doit se dérouler indépendamment du groupe et des pratiques collectives. Sur ce point, même les habitants les plus enclins à favoriser les rencontres et les échanges semblent avoir évolué :
« Je me rends compte que j’ai besoin de cet espace privé, pour moi, parce qu’autant j’aime la vie sociale, autant je défends des projets sociaux, un certain mode de société, autant moi j’ai besoin de mon espace et ça, j’en suis persuadée pour moi et donc je ne pourrais pas non plus être en permanence avec les autres, avec l’autre et je pense que je m’y perdrais… donc j’ai besoin d’avoir mon réseau d’amis, que j’ai toujours, mon réseau familial, mon réseau d’amis extérieurs et ce réseau d’amis ici bien sûr mais j’ai aussi besoin de l’extérieur, de ma bouffée, sinon je vais étouffer14. »
26Cette idée d’un espace personnel à préserver, d’un territoire – composé d’activités mais aussi d’un réseau social – ne relevant que de l’individu et qu’il s’agirait d’entretenir, est assez répandue parmi les habitants.
27L’importance du territoire personnel est liée à l’idée selon laquelle il est nécessaire d’« être bien soi-même pour être bien avec les autres ». La construction individuelle, notamment par l’intimité du chez soi et de ce que l’on y développe, devient alors un préalable à l’intégration et à la participation au groupe. L’individu doit commencer par s’épanouir dans son espace privé – sur ce point les avis convergent pour constater qu’au sein d’Habitat Différent, « on est bien chez soi » – pour ensuite être en mesure de développer les relations sociales que la plupart souhaitent voir exister au sein de l’opération.
28Elle correspond par ailleurs, et de façon plus fondamentale, à une centration sur l’individu dont les besoins constituent parfois le critère essentiel d’engagement dans le collectif. Ils sont ainsi nombreux à souligner l’importance pour eux de doser leur participation selon leur désir :
« La différence [avec une autre forme d’habitat, nda] c’est vraiment dans ce collectif, collectif qui permet de vivre seul quand on a envie de vivre seul mais qui permet de compter sur un groupe quand on en a besoin, ou quand on en a envie15. »
29On touche là à un point essentiel pour de nombreux habitants, le fait de pouvoir vivre seuls quand ils ont envie de vivre seuls, de vivre avec le groupe quand ils ont envie, ou besoin, de vivre avec le groupe. Dans cette perspective, l’analogie entre Habitat Différent et une famille, effectuée par de nombreux habitants, ouvre d’intéressantes pistes de réflexions. En effet, la famille contemporaine constitue encore un lieu privilégié de la construction individuelle dont elle constitue même un socle fondamental16. Cependant, la pérennité de son rôle vis-à-vis des individus s’accompagne d’un renouvellement des modalités de son fonctionnement et d’une modification de la valeur qui lui est accordée en tant qu’institution. Elle est en effet moins valorisée et utilisée comme telle qu’en tant qu’elle constitue un instrument de l’épanouissement de chacun de ses membres. Habitat Différent a subi une évolution comparable. En tant que groupe amical, il était particulièrement prégnant aux premiers temps de l’installation, développant des formes de solidarité collective susceptibles de recouvrir des moments et des espaces privés. À l’époque, pour les participants, l’existence même de ce groupe constituait, en elle-même, une forme de défi vis-à-vis des normes dominantes et des institutions classiques. Il s’agissait bien, entre autres, de faire la preuve de la possibilité d’un autre modèle de vie sociale, modèle dont la valeur paraissait alors universelle à ses animateurs et promoteurs. Cette énergie militante n’est aujourd’hui plus de mise : les habitants et notamment les plus récemment installés, soulignent eux-mêmes qu’ils n’inscrivent pas leur participation dans cette démarche. Du même coup, le collectif se trouve effectivement envisagé comme moyen d’épanouissement pour les familles et pour les individus qui s’installent :
« On pensait pouvoir s’épanouir, et cela permettait aussi de se projeter peut-être plus dans l’avenir, en disant on va rester là, on va vraiment construire quelque chose, y a quelque chose d’intéressant, un mode de vie pour les enfants qui va être génial, pour nous aussi17. »
… pour aider à la construction de soi
30Cette liberté individuelle, de s’investir ou non dans le collectif et d’investir celui-ci en fonction de ses propres besoins, trouve également un éclairage à travers l’évolution contemporaine des modes d’individualisation. La figure de l’individu autonome, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’est en effet pas donnée d’emblée, non historicisée et intrinsèquement constitutive de l’individualité.
« La structure des sociétés évoluées de notre temps a pour trait caractéristique d’accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur “identité du je”, qu’à ce qu’ils ont en commun, leur “identité du nous” […] ce type d’équilibre entre le nous et le moi, cette très nette inflexion au profit de l’identité du moi est tout sauf évidente18. »
31L’idéal du Moi contemporain a ainsi émergé petit à petit, selon une dynamique diversement analysée et dont le résultat actuel est la prépondérance accordée à la différenciation et au libre arbitre de chacun. Norbert Elias souligne l’existence et même « la nécessité » de l’individualisation. L’individu se trouve « de plus en plus remis à lui-même ». La dépendance vis-à-vis de différents groupes diminue, dans tous les domaines de la vie sociale et personnelle. À présent, « ils ont le choix entre un plus grand nombre de possibilités. Et ils disposent d’une plus large liberté de choix. Ils peuvent bien plus librement décider de leur sort. Mais aussi doivent-ils décider de leur sort. Non seulement ils peuvent19 devenir plus autonomes, mais ils le doivent. À cet égard ils n’ont pas le choix ». Une marge de liberté indéniable est octroyée à l’individu qui peut et doit agir de son propre chef, sous sa propre responsabilité, décider pour lui-même. Il se sent d’ailleurs d’autant plus acteur et d’autant moins agi qu’un certain nombre de contraintes extérieures à lui se sont transformées en contraintes intériorisées, dont il ne sent plus le poids, contribuant ainsi à créer et développer le sentiment de maîtrise de soi.
32Ainsi la centration sur l’individu, révélée par le souci de la liberté individuelle dont les habitants font preuve, est-elle solidaire d’une dynamique sociale aboutissant à faire effectivement de l’individu l’acteur de sa propre existence. Il est important pour les habitants que la participation et l’engagement individuels relèvent du libre arbitre de chacun, que le groupe ne soit pas « pesant », c’est-à-dire « que l’on puisse s’en écarter », dans la mesure où, de façon ontologique, l’individu doit décider de lui-même, pour lui-même et ne dépendre d’aucune autorité extérieure à lui-même. Cet idéal du Moi qui structure les aspirations des individus contemporains, idéal non naturel mais socialement construit et appris, consiste « […] à se détacher des autres, à exister par soi-même et à rechercher la satisfaction de ses aspirations personnelles par ses propres qualités, ses propres aptitudes, ses propres richesses et ses propres performances20 ».
33La volonté de se construire une identité personnelle de façon autonome en puisant uniquement au sein de ses ressources personnelles est une déclinaison essentielle de la dynamique d’individualisation. On rejoint là le mythe, largement véhiculé par les sociétés occidentales contemporaines, de l’individu qui « se fait tout seul », mythe que l’on devine d’ailleurs derrière l’aspiration des habitants à être « bien » par soi-même avant et afin d’être « bien » avec les autres. L’épanouissement individuel doit prioritairement passer par une attention à soi et une exploitation de ses propres richesses et ressources. Il est essentiel de souligner combien cette vision ressort du mythe et non des modalités effectives de construction de soi. Sur ce point, la conciliation dans un même slogan du « vivre ensemble » et du « chacun chez soi » est tout à fait pertinente avec les injonctions de la modernité, qui ne veut faire dépendre l’individu que de lui-même tout en le soumettant aux impératifs de la reconnaissance de soi par autrui. L’individualisation et ses exigences se juxtaposent à la dépendance fondamentale des individus vis-à-vis de la société, et les participants d’Habitat Différent l’expriment par leur volonté de développer et d’entretenir des relations sociales tout en préservant leur liberté individuelle. Norbert Elias souligne bien que « on ne peut comprendre l’individu qu’à partir de sa forme de coexistence avec les autres et dans le cadre de sa vie collective. La structure et la forme du comportement d’un individu dépendent de la structure de ses relations avec les autres individus21 ». Aucune identité du « Je » ne peux se concevoir indépendamment de l’identité du « Nous », l’individu ne peut dire « Je », que dans la mesure où il peut dire « Nous » en même temps. L’équilibre recherché par les habitants d’Habitat Différent exprime cet entrelacement de l’individuel et du collectif. Ils en ont d’ailleurs parfois tout à fait conscience :
« Je crois que dans le slogan d’Habitat Différent c’est une des données importantes qui est présente, ces deux dimensions de l’individuel et du collectif, qui sont présentes, et je trouve qu’elles se marient plutôt bien quand même, elles se marient bien, et chacun le respecte22. »
34Ce détour théorique entend éclairer le sens dans lequel la liberté individuelle peut ici être interprétée, et notamment, combien il est important de ne pas la confondre avec un individualisme qui assimilerait le chacun chez soi à la simple recherche égoïste de l’intérêt personnel. Une habitante le souligne :
« Justement, c’est chacun chez soi mais pas chacun pour soi on a chacun notre maison et que je crois que chacun avait envie de défendre ça, c’est-à-dire qu’on n’avait pas envie de vivre que collectivement tout le temps, on a quand même beaucoup de temps, enfin moi je trouvais qu’il y avait quand même beaucoup de temps collectif, entre les réunions, les week-end jardinage, les week-end bricolage, les sorties qu’on pouvait organiser pour les gamins23. »
35Vivre au sein d’Habitat Différent permettrait de concilier, plus facilement qu’au sein de types d’habitat dits classiques, attention au soi et ouverture vers les autres, et d’embrasser dans un même mouvement deux dynamiques essentielles de la construction contemporaine des individualités.
Se recentrer sur son (chez) soi
36Les modifications du mode de fonctionnement de la famille dans le sens notamment d’une plus grande privatisation, expliquent également les caractéristiques du « chacun chez soi » d’Habitat Différent. À l’instar des modalités selon lesquelles l’individualité se construit, les règles qui structurent aujourd’hui l’organisation familiale n’ont pas été données d’emblée, mais sont la résultante d’une dynamique historique et sociale. L’accent mis sur le « chez soi » n’est pas une évidence. Au contraire, ainsi que le souligne François de Singly24, le sentiment de liberté que peut procurer la séparation nette entre le privé et le public est spécifiquement constitutif de la famille et de l’individu modernes. Sur ce point comme sur la conciliation de l’individuel et du collectif, les aspirations des habitants d’Habitat Différent sont tout à fait représentatives de leur époque. La famille contemporaine se caractérise par une plus grande attention à la qualité des relations entre les membres et, du même coup, par une plus grande centration sur le nous conjugal, ainsi que sur le nous familial qu’il s’agit d’entretenir et de faire vivre. Si certaines opérations d’habitat autogéré ont pu être inspirées notamment par des velléités d’ouverture de la cellule familiale25, dans la lignée des idées post-soixante-huitardes, ces aspirations ne dominent pas aujourd’hui au sein d’Habitat Différent. Certes, les habitants valorisent l’ouverture des enfants vers l’extérieur, permise par la plus grande fréquence des échanges avec les adultes, mais tous témoignent, plus profondément, d’un attachement à la préservation d’un cadre intime et familial de vie et d’échanges.
Préserver son quant à soi
37Cette valorisation du chacun chez soi correspond par ailleurs à un mouvement de personnalisation au sein des collectifs, identifié dans le cas des configurations associatives26, lui-même solidaire de la dynamique d’individualisation soulignée précédemment. En effet l’individu tend aujourd’hui à se définir comme maître de lui-même ainsi que de son action, nous l’avons souligné et, dans cette perspective, mobilise sa propre histoire ainsi que ses ressources personnelles dans des engagements mesurés. Les collectifs associatifs sont aujourd’hui des associations de personnes concrètes, identifiées et identifiables, non substituables, valorisant leurs propres expériences et n’opérant pas de confusion entre leur identité personnelle et la cause défendue. Au contraire du militant, étymologiquement celui qui risque sa vie en soldat dévoué à sa cause, faisant don de sa personne au groupe, sacrifiant au besoin sa vie privée sur l’autel de la cause. Formé par le groupe, il lui est par conséquent redevable de ce qu’il est en son sein. Paradoxalement, le militant fait peu valoir son individualité privée, qu’il tait pour mieux embrasser ses idéaux. Pour l’individu contemporain, nul besoin de se défaire de ses habits personnels pour participer à ces collectifs, de laisser sa singularité à la porte. Au contraire, son expérience personnelle est valorisée, il y fait appel pour remplir le rôle qu’il assume au sein de l’organisation27. Par là même, il s’engage davantage, dans la mesure où il s’expose :
« Qu’il s’agisse par exemple des écoutants bénévoles de nombreux services d’assistance téléphonique (sos amitié, aides sida, prisonniers, etc) ou des bénévoles des associations caritatives en contact direct avec le public en détresse, ce sont des qualités personnelles, voire une expérience intime qui, très souvent, se trouvent sollicitées. […] L’engagement distancié ne signifie donc pas forcément une mise en réserve de l’individu28. »
38De surcroît et dans la mesure où l’engagement est aujourd’hui détaché des appartenances préalables et héritées, où simultanément les obligations institutionnelles sont moins fortes, l’individu engagé dans des collectifs associatifs compte finalement peu d’abris où se retrancher pour préserver un moi intime dont il doit au contraire répondre dans la sphère publique. D’où la nécessité pour lui de préserver un quant à soi, une réserve qui constitue justement cet abri protecteur.
39Au-delà du fonctionnement des collectifs associatifs, cette description renvoie aux modalités contemporaines d’insertion de l’individu au sein des collectifs, quelle que soit la nature de ces derniers. L’individu singulier est aujourd’hui largement mis en avant, au sein de la sphère publique. Sa singularité même est le vecteur de sa publicisation. Il expose ainsi son intimité à tous les regards. Il lui faut donc, sous peine de se perdre et de se diluer dans cette exposition de soi, se ménager des espaces de repli. De la même façon, l’habitant d’Habitat Différent s’expose, et cela d’autant plus fortement qu’il évolue ici par définition dans son habitat, domaine de l’intime. L’intime, le personnel, y sont facilement visibles. Pour certaines familles et en fonction de la position géographique de leur logement, il est difficile de cacher qui vient dîner, qui sort le soir… Lors de l’apéritif de cooptation, il est véritablement demandé aux postulants de publiciser auprès des participants leur intimité, en ce qu’ils doivent justifier de l’adéquation de leur mode de vie aux valeurs prônées au sein de l’opération. Ils ont alors à répondre d’eux-mêmes et de leur capacité à se conformer au modèle dominant. Il est donc des espaces et des moments de vie particulièrement soumis aux regards et à l’appréciation du collectif. D’où la nécessité, simultanément, d’ériger un certain nombre de frontières entre le privé du « chez soi » et le public du « vivre ensemble ». Autrement dit, plus l’exposition ou le risque d’exposition est grand, plus est importante la volonté de s’en préserver. Il est d’ailleurs fréquemment souligné combien l’apéritif de cooptation pénètre finalement beaucoup plus loin dans l’intimité des individus que cela ne sera le cas par la suite : comme si le groupe avait besoin de s’assurer, une fois pour toutes, de l’adéquation de la personne privée à son mode de vie, pour ensuite, rassuré, la laisser – relativement – à l’abri des regards.
Conclusion
40Les décennies post-soixante-huitardes ont vu des fractions des couches moyennes – diplômées, intellectuelles, socio-culturelles, artistiques – poser avec acuité la question du vivre ensemble. Certaines d’entre elles se sont lancées dans des opérations visant à créer de nouveaux modes de vie, de nouvelles relations sociales, des liens inédits entre individu et collectif. L’analyse empirique de l’une de ces opérations, créée au début des années 1980 et encore existante aujourd’hui, apporte des enseignements aussi bien sur la nature du vivre ensemble qui y est mis en œuvre que sur celle de l’intimité que l’on entend y préserver.
41Cette appétence particulière de certaines fractions des couches moyennes pour un vivre ensemble spécifique qu’elles évoquent29, qu’elles pratiquent30, qu’elles évoquent parfois davantage qu’elles ne pratiquent31, n’est pas le fruit du hasard. Le voisinage a été pour elles l’objet d’une réflexion, qui a débouché sur un investissement important des relations locales32 parfois vécues comme la promesse d’un changement plus grand à venir. La possibilité de développer des relations affinitaires à l’échelle locale a nourri des discours et des pratiques, voire des stratégies résidentielles, qui ont contribué à modifier le paysage urbain contemporain. Aujourd’hui encore, les héritiers des « aventuriers du quotidien », s’ils ne constituent pas un groupe nécessairement homogène, produisent un discours tout à fait typique sur le vivre ensemble qu’ils entendent mettre en œuvre : mixte, mélangé, cosmopolite. Or, la question du vivre ensemble est pour ces catégories intermédiaires une question centrale, liée à tel point à leur existence même que l’on pourrait émettre l’hypothèse qu’il s’agit là d’un discours de classe. Elles sont par définition les fractions du milieu, situées entre le « haut » auquel elles aspirent sans toujours le revendiquer, et le « bas », dont elles viennent parfois, et dans lequel elles ont peur de (re) tomber. Elles sont ainsi concernées au premier chef par la question du lien : comment faire tenir ensemble cette société au sein de laquelle elles occupent une place centrale ?
42Envisager ces discours du vivre ensemble comme idéologiques et non comme simplement générateurs de pratiques, présente un double intérêt. D’une part, cela permet de (re)travailler l’hypothèse, formulée dans les années 197033 d’une classe en voie de constitution, au moyen notamment de ces discours du vivre ensemble ; d’autre part, le travail du chercheur réside alors dans la déconstruction des dits discours dont il s’agit de démontrer la dimension idéologique. Une démonstration d’autant plus salutaire que le postulat selon lequel le vivre ensemble va de soi guide aujourd’hui nombre de politiques publiques.
Notes de bas de page
1 Catherine Bidou, Les aventuriers du quotidien, Paris, PUF, 1984.
2 Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch, Habitat Différent : une opération d’habitat autogéré. Pratiques individuelles et pratiques collectives de l’habitat, rapport pour la mission à l’ethnologie, ministère de la Culture, février 2006.
3 Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch, Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de mai 1968, Paris, Éditions de l’Atelier, 2007.
4 Philippe Bonnin et Paul Reynaud, Les utopistes du m2, Autogestions, no 11, 1982.
5 Les familles qui postulent à l’entrée lors d’une vacance de logement sont auditionnées à l’occasion d’un apéritif, au cours duquel les questions qui leur sont posées sont censées permettre aux habitants de se faire un avis sur l’adéquation de leur esprit et de leur mode de vie avec les principes en vigueur au sein de l’opération.
6 Catherine Bidou, op. cit.
7 Monique Dagnaud, « La classe “d’alternative”. Réflexion sur les acteurs du changement social dans les sociétés modernes », Sociologie du travail, no 4, octobre-décembre 1981, p. 384-405.
8 Brigitte Dussart, Nicole Haumont, Sociabilité et espaces ouverts dans l’habitat, rapport de l’Institut de l’habitat pour le plan construction, ministère de l’Équipement et du Logement, 1992.
9 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
10 Homme, 40 ans, concubinage, un enfant, formateur-éducateur.
11 Jacques Ion et Bertrand Ravon, Les travailleurs sociaux, Paris, La Découverte, Syros, 2002.
12 Femme, 45 ans, mariée, deux enfants, éducatrice.
13 Femme, 55 ans, célibataire, sans enfant, infirmière devenue cadre hospitalière, présente depuis l’origine.
14 Idem.
15 Homme, 53 ans, célibataire, 2 enfants, enseignant.
16 François De Singly, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1993.
17 Homme, 40 ans, concubinage, deux enfants, architecte libéral.
18 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 208.
19 En italique dans le texte.
20 Ibid., p. 192.
21 Ibid., p. 104.
22 Femme, 30 ans, concubinage, un enfant, éducatrice jeunes enfants.
23 Femme, 55 ans, mariée, 2 enfants, professeur des écoles.
24 Op. cit.
25 Philippe Bonnin et Paul Reynaud, op. cit.
26 Jacques Ion, La fin des militants, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1997.
27 Jacques Ion et Michel Peroni (coord.), Engagement public et exposition de la personne, Paris, Éditions de l’Aube, 1997.
28 Jacques Ion, op. cit., p. 83.
29 Stéphanie Vermeersch, « Liens territoriaux, liens sociaux : le territoire, support ou prétexte ? », Espaces et sociétés, no 126, no 3/2006, p. 53-68.
30 Patrick Simon, « L’intégration au quartier à l’épreuve de la rénovation », Nicole Haumont et Jean-Pierre Levy (dir.), La ville éclatée. Quartiers et peuplement, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 193-208 ; Edmond Preteceille, « La ségrégation contre la cohésion sociale : la métropole parisienne », Hugues Lagrange, L’épreuve des inégalités, Paris, PUF, p. 195-243.
31 Marie-Hélène Bacque, Sylvie Fol et Jean-Pierre Levy, « Mixité sociale en banlieue ouvrière : enjeux et représentations », Nicole Haumont et Jean-Pierre Levy (dir.), op. cit., p. 161-173.
32 Sabine Chalvon-Demersay, Le triangle du XIVème. De nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris, Paris, Éditions de la MSH, 1984.
33 Dominique Mehl, « Culture et action associative », Sociologie du travail, no 1, 1982.
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