Femmes, pouvoir et espace cynégétique au Haut Moyen Âge
p. 243-252
Texte intégral
1Au IXe siècle dans le monde carolingien s’affirme une représentation impériale fondée sur la capacité du prince à mener une chasse avec succès. Deux types d’exhibition permettent de démontrer à toute la cour les valeurs cynégétiques du maître : la chasse à courre dans les vastes étendues du saltus ; la mise à mort d’animaux choisis, dans l’étroit confinement des parcs à gibier, parcs installés à proximité des grandes résidences royales1. Mâle représentation du pouvoir ? Il est certain que les valeurs viriles, réitérées par les biographes depuis les panégyriques antiques, l’emportent largement dans le discours sur la chasse. À tel point que ce sont les clercs qui, en premier, sont les cibles des prescriptions visant à les exclure de toute activité cynégétique2. Pourtant, les femmes ne sont pas absentes de ces mises en scène autour de la domination du sauvage. Princesses ou impératrices, elles exposent leurs positions sociale et politique également à travers la chasse, mais selon des modalités qui leur sont propres. Si cette approche anthropologique de la représentation des femmes de pouvoir mérite toute notre attention, elle ne peut se faire qu’à partir de textes rares et, bien entendu, écrits de main d’homme. Le biais pose problème car il invite à contextualiser absolument toutes les occurrences avant de tenter de cerner le réel de ces chasseresses du Haut Moyen Âge. Nous nous proposons donc d’analyser la place de la chasse dans les activités auliques des femmes. Deux exemples surtout guideront notre propos : les filles de Charlemagne et l’impératrice Judith, deuxième épouse de Louis le Pieux et mère du futur Charles le Chauve. Ces cas constituent en vérité l’essentiel des témoignages disponibles pour la période, grâce aux deux textes présentés plus loin : l’Épopée de Paderborn et le Poème en l’honneur de Louis de Pieux.
Un espace masculin
2Traditionnellement, la chasse entre dans la catégorie des activités viriles qui distinguent dans les rapports sociaux la répartition des taches, au moins économiques, entre l’homme et la femme au sein du foyer. La civilisation grecque a donné pourtant un modèle féminin de chasseur : Artémis. Arrien raconte que les chasseurs gaulois du Ier siècle apr. J.-C. donnaient des offrandes à la déesse pour compenser le prélèvement qu’ils venaient de faire sur la faune3. La figure d’Artémis n’est pas celle de la violence faite aux animaux, mais de la terre sauvage nourricière.
3Au Moyen Âge, dans la pensée sur le sauvage, la figure féminine qui pouvait présider à la chasse a fini par s’effacer. L’activité cynégétique est virile jusque dans son patronage. C’est saint Hubert qui oblitère plus tard, vers les Xe-XIe siècles, cette « Diane » reléguée désormais au rang de sorcière de la nuit. Grégoire de Tours évoque déjà dans la deuxième moitié du VIe siècle une statue d’une « Diane » (ou d’une divinité similaire du panthéon celtique, telle Dea Arduina4) renversée par le solitaire Vulfilaicus à huit mille du castrum d’Eposium (Carignan)5. L’Église s’est rapidement méfiée de cette déesse qui commande autant à la part du sauvage qu’au mystère de la fécondité et de l’enfantement. Artémis en Grèce était aussi appelée kourotrophos, « celle qui fait bien croître les jeunes gens6 ». Réginon de Prüm évoque la croyance populaire selon laquelle « quelques femmes scélérates retournant vers Satan et séduites par les illusions et les fantômes des démons croient et disent que, montées sur des animaux en société de Diane, déesse des païens, elles parcourent pendant le silence d’une nuit tranquille des espaces immenses7 ». Au début du XIe siècle, un passage du Corrector seu medicus de Burchard de Worms est toujours très clair : les filles de Diane sont des sorcières8.
4Il est entendu donc que la chasse est une affaire d’homme. Elle est un facteur de reconnaissance sociale, et identifiée comme tel dès le plus jeune âge chez les garçons. Et le souverain franc ne peut ignorer l’importance de la chasse communautaire comme moyen d’affirmer une position hiérarchique au sein du groupe des aristocrates9. Charlemagne l’exige de ses enfants, ses fils surtout, en tant que jeunes aristocrates et aussi en tant que princes de sang. La chasse donne en effet à penser dans les discours du Haut Moyen Âge. Porteur de valeurs héritées de l’Antiquité, elle qualifie l’homme, le laïc, puis le noble. Dans le discours politique du IXe siècle, le modèle du chasseur s’impose à travers la fonction royale. Il n’apparaît pas comme un élément de second plan dans la définition de la figure royale10. C’est un trait classique du portrait princier, et ce dès l’Antiquité11. Les poètes du IXe siècle ont souvent cherché leur inspiration stylistique chez les auteurs antiques, en particulier chez Virgile12. Sur ce modèle, le portrait de Louis le Pieux par son biographe Thégan évoque la vigueur des bras de l’empereur, « si forts que personne ne pouvait le battre au tir à l’arc ou au lancer de javelot13 ». J’ai montré dans un précédent article que s’élabore à l’époque de Louis le Pieux un modèle du souverain chasseur, associant les aptitudes cynégétiques à la capacité à régner. Les qualités de chasseur deviennent ainsi un des attributs de la dynastie carolingienne14.
5Chasser est signe de la bonne santé du souverain. En 817, Louis le Pieux est blessé lors de l’effondrement de la galerie du palais d’Aix. Bien soigné, il se rétablit très promptement, car vingt jours après l’événement, il part pour Nimègue, et se livre au plaisir de la chasse15. Cependant, cette activité n’est jamais affirmée formellement comme une valeur absolument mâle. C’est aussi la marque de la vigueur des princesses et de leur qualité de chef féminin de la famille royale16. Il faut bien l’admettre, s’il y a peu d’occurrences dans les sources, les chasseresses existent bien.
6Rappelons à ce propos que rien n’interdit aux femmes de chasser. Paul Diacre évoque dans son Histoire des Lombards au début de l’ère carolingienne la partie de chasse à laquelle participent le roi Cunipert et son épouse Hermelinde. L’auteur n’est pas choqué de la présence d’une femme (il le serait davantage de celle d’un prélat), mais plutôt que l’indélicat mari en profite pour égarer son épouse afin de rejoindre sa jeune maîtresse17. S’il n’y a guère de chasseresses dans les sources narratives, c’est notamment en raison du caractère dangereux de cette activité. Charlemagne, réputé grand chasseur, est blessé au cours d’une chasse au bison ou à l’aurochs18. Des princes trouvent parfois la mort, à l’exemple de Carloman, fils de Louis le Bègue, qui laisse la vie lors d’une partie de chasse au sanglier en décembre 88419. D’ailleurs, l’échec à la chasse revêt une signification précise, c’est une disqualification politique, une faillite morale sanctionnée par Dieu (comme dans le cas du roi des Lombards Haistulf en 75620). De fait, il n’est guère surprenant de ne trouver aucune femme victime d’un accident de chasse. Cela ne signifie nullement qu’elles ne s’exposent jamais. Mais le récit n’en aurait aucun sens : les valeurs cynégétiques ne se reflètent pas dans les miroirs de la bonne reine.
Une signification hautement politique
7Le rapport entre la figure royale et la pratique de la chasse s’impose à travers les textes dont nous disposons : les grandes annales, les biographies, les panégyriques et les poèmes. Pour le prince carolingien, l’acte cynégétique n’est ni un poste important dans l’économie palatine, ni un simple loisir noble. Les auteurs du Haut Moyen Âge qui se sont attachés à décrire ces parties de chasse le savent bien. Il semble d’ailleurs qu’au IXe siècle, et dans le contexte particulier de la dynastie carolingienne après Charlemagne, l’écriture sur la chasse royale ait été au moins aussi importante que la pratique présentée comme un véritable rituel de cour21.
8Dans ce contexte, l’apparition des femmes de haut rang dans les œuvres auliques et au cours d’une de partie de chasse fait sens. Le premier document important de ce petit dossier est le passage décrivant les fastes d’une chasse royale organisée par Charlemagne dont le récit est transmis par la célèbre Épopée de Paderborn, connue sous le titre Karolus Magnus et Leo papa. Si la scène se passe en 799, la datation du poème est plutôt des alentours de 806 :
« C’est alors que longtemps attendue, la reine sort de son royal appartement, entourée d’une nombreuse cohorte, la belle Liutgarde, que le roi Charles a nommée son épouse. Son cou brillant semble emprunter à la rose son tendre coloris ; l’écarlate a moins d’éclat que sa chevelure qu’il tient enlacée ; des bandelettes de pourpre ceignent ses blanches tempes ; des fils d’or retiennent les pans de sa chlamyde ; des pierres précieuses ornent sa tête, que couronne un diadème de clair métal ; le lin de sa robe a deux fois été trempé dans la pourpre ; sur ses épaules descendent des colliers qui brillent des feux les plus variés […] (suit une brève description de Charles junior et de Pépin). Bientôt apparaît le resplendissant bataillon des jeunes filles. Avant toutes les autres, Rotrude arrive sur un coursier au pied rapide, et s’élance à la tête de l’aimable cohorte. Dans ses pâles cheveux s’entrelace un bandeau violet, que décorent plusieurs rangs de perles. Une couronne d’or chargée de pierres précieuses entoure sa tête ; une agrafe attache son riche vêtement. Près d’elle, dans ce troupeau de vierges, voici Berthe, suivie de ses nombreuses compagnes : sa voix, son cœur viril, sa manière d’être, son visage radieux, tout en elle est à l’image de son père […]. Vient ensuite la blanche Gisèle, […] Joyeuse elle monte sur un cheval rapide, qui broie de ses dents impatientes son mors couvert d’écume […]. Voici Rodhaid, ornée de riches métaux, qui court se placer d’un air triomphant au-devant de sa troupe. Sur sa poitrine, sur son cou, dans ses cheveux brillent les pierres les plus diverses ; un manteau de soie couvre ses blanches épaules […] elle ira, la belle vierge, portée par un coursier superbe chercher dans ses retraites le cerf au poil hérissé22. » (Et l’énumération de continuer avec Théodrade et Hiltrude.)
9On peut s’en rendre compte : toutes sont parfaitement équipées pour la chasse… Il s’agit en réalité d’une vision sublimée de l’état-major impérial. Le modèle poétique est celui du De Virginitate de Venantius Fortunat qui s’inspire des références panégyriques antiques. La richesse des couleurs, les gemmes qui ornent les parures, tout vient dépasser le réalisme formel du carrousel pour dresser un portrait familial idéal23. C’est d’abord Charlemagne, qui est éblouissant entouré de cette suite, digne lignage, plutôt que les princesses que l’on flatte dans cet extrait. Le poème tout entier est, rappelons-le, en l’honneur de l’empereur. La famille de Charlemagne s’avance comme une armée d’élite, his superhuman exercitus, comme le dit Peter Godman24. Mais le poème trahit également la position éminente de plusieurs des filles de Charlemagne, en particulier des plus âgées au moment où, en 806, un partage doit avoir lieu entre les enfants de l’empereur. Leur présence dans le tableau cynégétique est révélateur de la prise en considération de certaines de leurs requêtes : on sait par exemple qu’elles ont le droit de choisir où elles pourront s’installer après la mort de leur père ; très attaché à elles, l’empereur ne les laisse pas, selon Eginhard, se marier de son vivant. Cette parade est aussi une forme d’exhibition de la haute valeur du stock matrimonial dont la famille impériale dispose, et Charlemagne mieux que personne sait que le mariage d’une fille royale est un acte politique par excellence. Ainsi, selon certains témoignages, Berthe et Angilbert abbé laïc de Saint-Riquier se sont mariés. Nithard, l’auteur de l’Histoire des fils de Louis le Pieux, est le fruit de cette union.
10L’extrait du poème d’Ermold le Noir, dont la trame est un emprunt de Virgile (livre IV de l’Enéide vers 129 et suivants), est aussi à rapprocher du passage précédemment cité de l’Épopée de Paderborn. Il est également le prétexte à une galerie de portraits de la famille royale. Il s’agit d’une partie de chasse qui prolonge les fastes de cour à l’occasion du baptême du roi des Danois Harald, venu chercher auprès de Louis le Pieux un soutien (armé) pour se maintenir sur le trône de son royaume contre ses compétiteurs. Elle a lieu en juin 826. Le poème a été écrit peu après, sans doute vers 828 par Ermold, à la recherche d’un retour en grâce pour une cause mal discernée par les historiens :
« Et voici que monte à cheval Judith, la très belle épouse de César, magnifiquement parée : en avant d’elle et derrière elle vont des palatins et une foule de seigneurs, qui lui font une escorte par honneur pour le pieux monarque. Maintenant le bois tout entier retentit des aboiements multipliés des chiens. Ici éclatent les cris des hommes, là les accents de la trompette. Les bêtes bondissent et fuient à travers les fourrés […]. César ardent met lui-même à mort une foule d’animaux, qu’il frappe de sa propre main. Le reste des chasseurs, répandu par les prairies, abat les bêtes les plus diverses. Or il arrive que, forcé par les chiens, un jeune damella fuit à travers les bois épais et bondit parmi les saules auprès desquels s’étaient arrêtés la cour, l’impératrice Judith et le tout jeune Charles […] qui brûle de se mettre à sa poursuite, comme fait d’ordinaire son père et il supplie qu’on lui donne un cheval. Il réclame ardemment des armes, un carquois, des flèches rapides, et veut courir sur la trace, comme le fait son père. Il fait prière sur prière, mais sa mère aux traits si beaux lui défend de s’éloigner et refuse ce qu’il demande25. »
11À la première lecture, Charles est le portrait de son père, non celui de sa mère. La comparaison est constante. C’est indirectement que Judith prend part à la chasse. Elle aurait même le rôle de l’anti-chasseur. Mais dans cette évocation plus mythologique que réaliste de la famille impériale (Charles n’a que trois ans !), Ermold le Noir, en mêlant l’évocation de Judith à la figure virgilienne de Latone26, mère d’Apollon et de Diane, lie intimement l’impératrice à la référence cynégétique, même si c’est une fois de plus pour magnifier le futur roi, Charles (le Chauve) qualifié d’Apollon. Quant à la petite « Diane », elle devait gambader non loin du cercle familial assemblé ce jour-là au complet : en effet Gisèle, la sœur aînée de Charles, le précédait en âge de quelques printemps27. La suite du récit replace Judith dans une fonction palatine :
« Au milieu des bois, Judith a fait habilement disposer une loge de verdure : des branches de saule et de buis, dépouillées de leur feuillage, ont servi à la clore ; des étoffes et des toiles ont été tendues autour et au-dessus. Elle-même prépare sur le gazon champêtre un siège pour le pieux roi et fait ordonner une collation. Bientôt, les mains lavées, César et sa belle épouse se reposent, l’un près de l’autre sur des fauteuils dorés. Le beau Lothaire et Hérold, le cher hôte du roi, prennent place à la table où le pieux roi les invite. Le reste des chasseurs s’assied sur l’herbe et tous détendent leurs corps fatigués à l’ombre de la forêt28. »
12Il n’empêche, dans ce contexte de partie de chasse, la présence appuyée de Judith est avant tout l’affirmation de sa place auprès de son époux en tant que consors regni. Combien d’autres femmes accompagnent le cortège de cette fête champêtre ? Si l’on se réfère encore une fois à l’épisode de l’Épopée de Paderborn, toute la gente féminine de la cour est présente lors de ces exhibitions cynégétiques. Il serait étonnant que Louis le Pieux ait autant modifié l’étiquette de cour au point d’évincer la majorité des femmes du palais. Il est vrai qu’il arrive au palais, à la mort de Charlemagne, non sans une certaine méfiance à l’égard notamment de ses sœurs. Le pouvoir de Berthe à la cour de Charlemagne est apparent dans l’Épopée de Paderborn : son pouvoir a pu être considéré comme un empiétement sur les structures d’autorité. Aussi est-elle la cible, après 814, comme d’autres filles de l’empereur défunt, de la campagne d’accusation de ses dérèglements sexuels, voire d’inceste29. La vierge Rodhaid dissimule donc pudiquement de vilaines rumeurs. Lors de cette fête champêtre du printemps 826 sur l’île d’Ingelheim, il faut par conséquent imaginer la présence de l’épouse d’Harald, bien qu’elle ne soit pas mentionnée dans le panégyrique à cet endroit précis ; plus haut, elle est honorée par sa marraine Judith lors de la cérémonie de baptême30. Ce silence n’est guère surprenant en vérité : pendant la partie de chasse, le roi des Danois lui-même est relégué au rang de simple spectateur des prouesses des mâles impériaux.
13L’apparition de ces figures féminines princières dans les descriptions de chasse se retrouve toujours dans un contexte bien précis ; et c’est alors un argument politique fort et circonstancié. D’une manière générale, l’on assiste à une montée en puissance des épouses royales, ou tout du moins de leur réelle existence politique, lors des premières années du IXe siècle. L’impératrice Ermengarde joua un rôle politique certain après son couronnement par le pape Étienne IV en 816, devenue augusta aux côtés de l’imperator Augustus Louis le Pieux. Cette affirmation du consortium regni est également confirmée par la diplomatique : Judith est la première épouse royale à intervenir cinq fois dans les diplômes royaux entre 828 et 833 alors qu’Ermengarde la première épouse n’était intervenue qu’une seule fois31. Cette dernière d’ailleurs n’est jamais « citée » lors d’une partie de chasse.
14En tant que consort, coresponsable du royaume, la reine doit avoir une conduite irréprochable, comme celle du roi. Elle doit aussi montrer aussi souvent que possible, et publiquement, la place qu’elle occupe au sein du groupe auquel elle appartient. Pour Judith, il est clair, comme l’a montré Elisabeth Ward, qu’elle doit affirmer dans toutes les occasions le rôle et le devoir d’une reine, tels qu’ils sont par la suite définis dans le De ordine palatii d’Hincmar de Reims : gestion de la domus royale, réception des dons annuels32 … Dans le poème d’Ermold le Noir, Judith est présentée sous un jour favorable, comme dans d’autres sources d’avant 830, le poème de Walahfrid Strabon et les Annales Regni Francorum33. Après 830, dans le contexte de la révolte des fils de Louis le Pieux, attisée par le parti de Judith en faveur de son fils et avec la complicité de Bernard de Septimanie (qui apparaît alors comme un amant de Judith dans les écrits hostiles), la « reine adultère » est désormais disqualifiée politiquement. C’est une intrigante, vénale et sexuellement débridée, qui manipule le roi et provoque la discorde familiale. Paschase Radbert et Agobard de Lyon sont les plus violents détracteurs34. C’est à ce moment du règne d’ailleurs, entre 830 et 834, que les mentions de chasses royales connaissent un hiatus remarquable35. Seul l’Astronome mentionne une partie de chasse menée par Lothaire après avoir enfermé son père à Saint-Médard de Soissons36. Les scènes de chasse sont bel et bien des moments d’exhibition de la puissance politique.
15À l’occasion du baptême du roi Danois, Judith apparaît au contraire, sous la plume courtisane d’Ermold le Noir, comme un leader aux côtés de son époux et affirme par sa présence auprès de son déjà vigoureux rejeton au nom prédestiné, Charles, la sécurité pour sa lignée. Louis Le Pieux en effet doit reformuler l’ordinatio imperii de 817 en donnant au fils de ce second lit une portion de son empire. La chose n’est pas aisée, les premiers nés regardant d’un œil torve le ventre par trop fécond de la bavaroise. La tension est à son comble peu avant 830.
Des chasseresses désarmées
16Cela dit, les sources sont plutôt ambiguës quant à la participation active des femmes à la chasse. L’analyse anthropologique s’avère en la matière plus que délicate et les conclusions, que certains ont pu déjà en tirer, particulièrement spécieuses. Spectatrices, cavalières, poursuivantes, elles s’effacent dans le dernier tableau, celui de l’hallali. Sont-elles réellement exclues de la mise à mort et du contact violent avec le « sang noir » de la bête, ou bien ne représentent-elles alors aucun paradigme social ou politique pour les auteurs carolingiens37 ? Quant à imaginer qu’il y ait eu un gibier réservé aux femmes, cela est purement spéculatif et invérifiable dans les sources du Haut Moyen Âge.
17Les textes montrent les princesses poursuivant le gibier, même le plus gros. Cavalières, elles reçoivent donc une partie de l’éducation « sportive » donnée à tous les enfants du prince. Elles partagent de fait avec leurs frères certaines qualités physiques intrinsèques à leur rang, à leur sang. Cette vigueur du corps, bien qu’elle ne passe pas par la référence cynégétique, n’est pas absente des portraits de princesse, comme c’est le cas pour Rotrude et Berthe apparaissant dans l’Epopée de Paderborn comme les chefs féminins de la famille carolingienne. Berthe « virile dans sa voix, mais aussi dans son esprit… avec un aspect et un visage resplendissants, elle a une bouche, un maintien, des yeux, un cœur qui reproduisent les attraits de son père » (vers 220-223). C’est Berthe non ses frères qui, selon le poète, ressemble à Charlemagne, et par le caractère et par le physique. Les filles de Charlemagne ont eu indéniablement une influence certaine à la cour pendant les années impériales, comme l’a souligné Janet Nelson38.
18Sur un plan sociologique, l’esprit de groupe, l’appartenance à une familia qui s’engage collectivement dans les décisions pour la lignée font qu’elles ne peuvent être exclues (au même titre que les clercs de la famille) de ces moments de rencontre et de négociation que sont les parties de chasse. La chasse est sans doute aussi un moment intéressant pour construire des projets matrimoniaux, ou du moins tisser des liens. Le rythme des mentions de partie de chasse royale suivie d’un conventus, où la reine a un rôle à jouer, ou bien précédent les fêtes de la Nativité avant les quartiers d’hiver, révèle autant de moments forts de la diplomatie qui devaient permettre aux épouses royales, au moins à distance, d’avoir un œil ou une oreille sur les négociations. Après tout, ne défendent-elles pas peu ou prou les intérêts des familles dont elles sont issues ? La correspondance de Judith, le placement de membres de sa famille sur des honores en sont la preuve. Sa mère Heilwig devient abbesse de Chelles en 825 (probablement veuve alors). Sa sœur Emma est mariée en 827 au jeune Louis, fils du roi. La famille de Bavière renforce indéniablement ses positions. Du coup le rôle des frères Conrad et Rudolf, qui apparaissent dans les Annales de saint-Bertin lorsqu’ils sont mis en prison en 830, semble de moindre importance au regard des femmes de la famille des Welf39.
19En revanche, devant la virile violence de la mise à mort, la gent féminine se cantonne à distance. Lors de l’hallali, le geste est mâle, absolument. Dans l’Épopée de Paderborn, les enfants (tous ! et pas seulement les filles) admirent de loin les prouesses paternelles : Charlemagne tue le sanglier comme dans une arène antique40. Les princesses ne versent pas le sang. Est-ce un tabou ? demandera l’anthropologue. Le comparatisme a ses limites. C’est d’abord une société d’hommes qui se construit autour de valeurs guerrières permettant de distinguer la militia des autres éléments du corps social : les femmes, les clercs, les pauperes41.
Notes de bas de page
1 R. Hennebicque-Le Jan, « Espaces sauvages et chasses royales dans le nord de la Francie (VIIe-IXe siècles) », Le paysage rural : réalité et représentation, Revue du Nord, no 62, 1980, p. 35-57.
2 Th. Szabò, « Die Kritik der Jagd. Von der Antike zum Mittelalter », W. Rösener (dir.), Jagd und höfische Kultur im Mittelalter, Göttingen, 1997, p. 177-189.
3 J.-P. Brunaux, Les religions gauloises. Rituels celtiques de la Gaule indépendante, Paris, 1996, p. 105.
4 Comme cette figurine trouvée dans les Ardennes représentant une déesse équipée d’un arc et de flèches et emportée par un sanglier au galop. Conservée au musée de Saint-Germain-en-Laye.
5 Grégoire de Tours, Libri Historiarum X, VIII, 15, B. Krusch et W. Levison (éd.), MHG SSRM I, 1, Hanovre, 1951.
6 Une statue du VIe millénaire avant J.-C. découverte à Çatal-höyück présente la déesse-mère sous les traits d’une femme qui met au monde un enfant tout en prenant appui sur deux félins.
7 Réginon de Prüm, Libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, W. H. Hartmann (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004.
8 Burchard de Worms, Corrector sive Medicus (1008-1012), Decretorum liber XIX, c. LXXVIII, PL 140, col. 949-1014. F. W. H. Wasserschleben (éd.), Die Bussordnungen der abendländlischen Kirche, Graz, 1958, p. 647.
9 J. Jarnut, « Die frühmittelalterliche Jagd unter recht und sozialgeschichtlichen Aspekten », L’uomo di fronte al mondo animale, Spolète, 1985, II, p. 765-798.
10 P. Galloni, Il cervo e il lupo. Caccia e cultura nobiliare nel Medioevo, Bari, 1993, p. 65.
11 Cf. notamment l’image de la chasse dans l’œuvre de Sidoine Apollinaire étudiée par Jacques Aymard, « Sidoine Apollinaire et la chasse », M. Renard et R. Schilling (dir.), Hommages à Jean Bayet, Latomus CXX, Revue d’Études Latines, 1964, p. 47-53.
12 Cf. P. Godman, Poets and Emperors. Frankish politics and carolingian Poetry, Oxford, 1987. Idem, « The poetic hunt : from Saint-Martin to Charlemagne’s Heir », P. Godman et R. Collins (dir.), Charlemagne’s Heir. New perspectives on the reign of Louis the Pious (814-840), Oxford, 1990, p. 565-592.
13 Thégan, Vita Hludovici, c. 19, E. Tremp (éd.), MGH SRG in usum scolarum separatim editi 64, Hanovre, 1995, p. 202 : « brachiis fortissimis, ita ut nullus ei in arcu vel lancea sagittando equiperare poterat ».
14 F. Guizard-Duchamp, « Louis le Pieux roi-chasseur : gestes et politique chez les Carolingiens », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, fasc. 3-4, t. 85, 2007, p. 521-538.
15 Annales Regni Francorum, a. 817, G. Kurze (éd.), MGH SRG 6, Hanovre, 1895, p. 146.
16 J. Nelson, « La cour impériale de Charlemagne », R. Le Jan (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1998, p. 188.
17 Paul Diacre, Historia Langobardorum, V, 37, G. Waitz (éd.), MGH SRL in usum scolarum 48, Hanovre, 1878-1987, p. 201. Trad. F. Bougard, Histoire des Lombards, Turnhout, Brépols, 1994, p. 121.
18 Notker de Saint-Gall († 912), Gesta Karoli Magni imperatoris (884-887), II, 8, H. F. Haefele (éd.), MGH SRG NS 12, Berlin, rééd. 1980, p. 60.
19 Annales Vedastini, a. 884, B. Von Simson (éd.), MGH SSRG 12, Hanovre, 1905, p. 52. Pour la période mérovingienne, deux souverains d’Austrasie sont réputés avoir perdu la vie lors d’une partie de chasse : selon Agathias, Théodebert Ier serait mort au cours d’une chasse au bubalus (Agathiae Myrinaei historiarum Libri quinque, IV, 5, R. Keydell [éd.], Berlin, 1967, p. 14). En fait l’historien grec aurait inventé cette histoire pour souligner le caractère particulièrement orgueilleux du souverain franc qui défiait l’empire byzantin (cf. R. Collins, « Theodebert I rex magnus Francorum », J. M. Wallace-Hadrill et P. Wormald [dir.], Ideal and reality in Frankish and Anglo-Saxon Society, Oxford, 1983, p. 10). Grégoire de Tours associe aussi la mort de Clotaire Ier indirectement à la chasse : « dum in Cotiam silvam venationem exerceret, a febre corripitur » (Libri Historiarum…, op. cit., IV, 21). Voir aussi le chapitre « Hadoindus episcopus (627-650) », M. Weidemann, Geschichte des Bistums Le Mans von der Spätantike bis zur Karolingerzeit : Actus pontificum Cenomannis in urbe degentium und Gesta Aldrici, 1 : Die erzählenden Texte, Mainz, 2002. Voir encore les exemples donnés par Jean Verdon, « Recherches sur la chasse en Occident durant le haut Moyen Âge », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, t. 56, 1978, p. 828-829.
20 F. Guizard-Duchamp, op. cit., p. 537. Annales Mettenses priores, a. 756, B. von Simson (éd.), MGH SSRG 10, Hanovre-Leipzig, 1905, p. 49.
21 P. Buc, « Rituel politique et imaginaire politique au haut Moyen Âge », Revue Historique, no 306, 2001, p. 843-883. F. Guizard-Duchamp, op. cit., p. 532.
22 Karolus Magnus et Leo papa, E. Dümmler (éd.), MGH Poetae Latini aevi Karolini, I, Berlin, 1881, p. 372-374.
23 P. Godman, « The Poetic Hunt… », op. cit., p. 580-583.
24 Ibid., p. 583. Karolus Magnus et Leo papa, v. 268 : « Plebs inclita tendit venandi studio, regisque exercitus omnis am sociatus adest. »
25 Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et épîtres au roi Pépin (825-827), E. Faral (éd.), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge », 1964, p. 183 (c’est moi qui souligne en italique).
26 Ibid., p. 185.
27 La date de naissance de Gisèle n’est pas certaine. Cf. K. F. Werner, « Die Nachkommen Karls des Großen bis um Jahr 1000 », W. Braunfels (dir.), Karl der Große : Lebenswerk und Nachleben, Düsseldorf, 1967.
28 Ermold le Noir, op. cit., p. 185.
29 J. Nelson, op. cit., p. 190-191.
30 Ermold le Noir, op. cit., p. 171-175.
31 G. Bührer-Thierry, « La reine adultère », Cahiers de Civilisation médiévale, no 35, 1992, p. 300. Regesta imperii. I : Die Regesten des Kaiserreichs unter den Karolingern, 751-918, J. F. Böhmer et E. Mühlbacher (éd.), Hildesheim, 1966, no 848, 895, 896, 910, 919. Sur l’action politique d’Ermengarde, cf. K. F. Werner, « Gouverner l’empire chrétien », P. Godman et R. Collins (dir.), op. cit., p. 36-46.
32 E. Ward, « Caesar’s wife. The career of the Empress Judith, 819-829 », P. Godman et R. Collins (dir.), op. cit., p. 205-230.
33 F. Von Bezold, « Kaiserin Judith und ihr Dichter Walahfrid Strabo », Historische Zeitschrift (130 bd), 3 Folge, 44 Bd, München-Berlin, 1924, p. 377-439.
34 E. Ward, « Agobard of Lyons and Paschasius Radbertus as Critics of the empress Judith », W. J. Sheils et D. Wood (éd.), Women in the Church, Oxford, B. Blackwell, 1990, p. 15-25.
35 F. Guizard-Duchamp, op. cit., p. 524-525.
36 Astronomus, Das Leben Kaiser Ludwigs (peu après 840), c. 48, E. Tremp (éd.), Hanovre, 1995, p. 480.
37 Voir notamment B. Hell, Le sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, 1994, p. 319-327.
38 J. Nelson, op. cit., p. 188-189.
39 E. Ward, op. cit., p. 214-215.
40 Karolus Magnus et Leo papa, vers 299 : « Regalis monte haec proles speculatur ab alto » (comme Enéide XI, 853).
41 R. Le Jan, « Remises d’armes et rituels du pouvoir chez les Francs : continuités et ruptures de l’époque carolingienne », rééd. Ead, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 171-189.
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