Chapitre VIII. Le toxicomane en marge de la communauté sociale ?
p. 365-403
Texte intégral
1Si nous avons pu constater combien « la drogue » demeure une réalité sociale et culturelle placée sous le sceau de la diversité, on a pu voir aussi qu’un processus d’homogénéisation des pratiques était à l’œuvre dans la période, tandis que la pénalisation favorisait l’émergence d’un univers parallèle, pouvant impliquer des activités de nature délictueuse.
2À titre de bilan et de synthèse, on a donc cherché, dans ce dernier chapitre, à évaluer les processus de marginalisation et d’exclusion dont ont pu être victimes les toxicomanes de l’entre-deux-guerres, pour chercher à savoir, si plus qu’au siècle précédent, ils ont pu être amenés à se fédérer au sein d’une communauté déviante. La question, on s’en doute, n’est pas simple, puisque tous les groupes sociaux ne sont pas logés à la même enseigne et que selon la formule de Dominique Schnapper, « il n’existe pas d’exclusion dans l’absolu [...], il existe des dialectiques de l’inclusion/exclusion1 ». Celles-ci peuvent opérer à titre partiel ou temporaire, et s’avérer réversibles. Les liens entre drogue, marginalité et exclusion sont donc complexes et ne sauraient se réduire à la fatalité inexorable d’un « destin », mécaniquement déterminé par les effets d’une toxicomanie. Si certains parcours dessinent bien des trajectoires de déchéance en relation manifeste avec un usage régulier de stupéfiants, comment y isoler le facteur « drogue » ? Celui-ci est-il un « ligne biographique dominante »2, ou le simple « catalyseur » d’un drame à multiples facettes, sociales, économiques, familiales, psychologiques ? Et ne perçoit-on pas, à côté du marginal drogué, la figure symétrique du toxicomane intégré, relevant d’une déviance plus « secrète »3 ? Facteur de fragilité sociale et personnelle, la drogue n’est pas toujours la marque d’une radicale altérité.
3La « nouvelle donne » de l’entre-deux-guerres a pu accélérer cependant les processus de marginalisation, tandis que l’éclosion d’un nouvel univers de la drogue offrait des possibilités alternatives de resocialisation4. Est-ce dans la période que s’invente un « mode de vie déviant » centré autour de la drogue, capable de fédérer les consommateurs par delà les clivages sociaux ou personnels qui les séparent ? Ou bien ceux-ci demeurent-ils trop essentiels pour être gommés par le seul lien d’une pratique ou d’une pathologie ?
4Ce type de questionnement rendait nécessaire d’étudier des parcours dans leur continuité, ce que nos sources rendent hélas difficile, puisque nous possédons peu de récits de vie complets, moins encore à la première personne5. On reste ici lourdement tributaire d’une littérature médicale souvent trop fataliste, ou de biographies de drogués célèbres, mais peut-être à ce titre moins vulnérables ou isolés que l’individu ordinaire. Insatisfaisantes, lacunaires, les sources n’en remettent pas moins en question la vision simpliste d’une marginalité inhérente à la drogue, tant il est vrai que sa sociologie encore très éclatée et l’absence de pôle contre culturel attractif ont limité de fait les ruptures totales. N’est-ce pas plutôt sur la figure du trafiquant, qu’a convergé le double effet de la stigmatisation sociale et de la répression pénale ? Disputant désormais au toxicomane le statut de déviant radical, il a peut-être aidé à la réintégration symbolique de celui-ci au sein de la communauté sociale.
Drogues, délinquance et marginalité : un nouveau milieu « déviant » de la drogue
5Si le toxicomane a pu être défini dès le XIXe siècle comme un déviant, il ne fut pas doté d’emblée d’une identité marginale – puisque la drogue restait perçu comme un phénomène élitiste –, et dut attendre les premières années du XXe siècle pour être redevable d’une délinquance spécifique. C’est donc bien dans l’entre-deux-guerres que le régime de pénalisation contribue à faire converger ces différentes identités, en favorisant notamment le développement d’un mode de vie centré sur le commerce de la drogue6. On a cherché ici à montrer comment ces trois dimensions s’étaient progressivement nouées, même si elles sont loin de concerner l’ensemble des usagers de stupéfiants.
Le toxicomane hors-la-loi
Les délinquances du toxicomane
6Souvent dénoncée, la « délinquance des toxicomanes » renvoie à une réalité composite et problématique, qui juxtapose la délinquance directe pour infraction à la loi sur les stupéfiants, et la délinquance indirecte, « acquisitive » ou « comportementale », lorsqu’il s’agit de financer sa consommation (parfois par le trafic), ou lorsque l’usage de stupéfiants provoque des violences ou des troubles à l’ordre public7.
7Pour la première, on a pu voir que la nouvelle législation n’avait pas entraîné la confrontation systématique des usagers avec la police et la justice, du fait de la diversité des modalités de l’usage mais aussi d’inévitables inégalités face à la répression. Même en cas d’inculpation, le caractère ponctuel de la condamnation ou la modération de la peine ont pu rester peu flétrissant ou peu impliquant. Si consommer des drogues met de fait en infraction avec la loi, cet acte ne ressort pas pour tout le monde d’une délinquance caractérisée.
8Par ailleurs, les stupéfiants sont perçus depuis le XIXe siècle comme des produits particulièrement « criminogènes », préjugé qui ne s’atténue guère dans l’entre-deux-guerres. Quelques titres de la presse en fournissent un indice : « On vendait de l’absinthe au haschich (et le nombre des crimes augmentait dans le xiiie arrondissement) »8 ; « Voleuse, cocaïnomane, inculpée de “supposition d’enfant”, l’ex-baronne de Plessens accumule crimes et délits »9 ; « C’est l’abus de la “drogue” qui a corrompu Dick de Bertier »10 ; « Georges Lamarle, qui tua son beau-frère, s’adonnait aux stupéfiants11 ». Hier comme aujourd’hui, pourtant, « l’amalgame vaut surtout par son pouvoir de suggestion et non par sa valeur démonstrative12 », et les statistiques qui visent à étayer la démonstration sont souvent le fruit d’extrapolations hasardeuses13. Ce qui ne signifie pas que cette criminalité ne relève que du fantasme, à condition de rappeler qu’elle n’a rien d’automatique14. De fait, il est apparu, à la lecture des sources, qu’un nombre non négligeable d’usagers avait pu commettre, à divers titres, des actes illicites, sans qu’il soit possible de quantifier cette délinquance de manière fiable. On a plutôt cherché à analyser ses ressorts, à étudier ses formes et à faire apparaître sa probable augmentation, notamment pour ce qui relève de la délinquance acquisitive et des activités de petit trafic.
Une progression de la délinquance indirecte ?
9Ce sont surtout les sources médicales qui ont été ici mobilisées, puisque, nous l’avons vu, le faible taux de délits complémentaires aux infractions à la loi sur les substances vénéneuses ne nous permettait guère d’appréhender la délinquance connexe des individus poursuivis à ce titre. Dans l’échantillon du docteur Ghelerter, nous recensons quinze malades sur cinquante disant avoir eu des démêlés avec la justice. Mais le docteur Benjamin Logre, médecin-psychiatre de l’Infirmerie spéciale de la préfecture de Police, remarque quant à lui n’avoir vu défiler peu de toxicomanes délinquants et insiste plus volontiers sur la criminalité liée à l’alcoolisme, phénomène autrement plus massif à ses yeux15. Statistiquement, la délinquance indirecte des toxicomanes reste un fait mineur ou mal repéré.
10Les désordres comportementaux pouvant mener à des faits délictueux sont d’autant plus difficiles à cerner qu’ils résultent en partie de fragilités psychologiques souvent antérieures à la toxicomanie et qu’ils ne donnent pas nécessairement lieu à des poursuites16. Jules Ghelerter a soigné un instituteur héroïnomane dont le père déclare avoir refusé « qu’il continue sa classe parce qu’il le trouvait trop nerveux et craignait qu’il ne brutalise les enfants (il aurait giflé un gamin)17 ». Mais le lien avec la drogue n’est ici que suggéré. À propos d’un patient cocaïnomane, un médecin note encore : « a commis il y a quelques semaines des actes délictueux, n’ayant pas entraîné de poursuites judiciaires (vol au préjudice de sa mère). Dans une scène d’ivresse cocaïnique s’est livré à des violences contre son amie, a menacé sa mère avec un rasoir. Demande lui-même à être protégé contre son penchant par un retour à l’asile18 ». L’affaire en restera pourtant au stade de l’infrajudiciaire. Commentant les résultats d’une enquête belge, Jules Ghelerter note à ce propos : « La cocaïne est à l’origine d’une délinquance intime qui échappe au Code pénal parce que ses manifestations ne dépassent généralement pas le cadre de la vie familiale et que le plus souvent, elles sont dissimulées par ceux-là mêmes qui en furent les victimes »19. Si la drogue peut rendre violent ou irresponsable, le phénomène reste diffus et peu visible.
11Plus décisif, en revanche, apparaît le problème de la délinquance acquisitive, notamment pour les bourses modestes. On sait que le vol représente le délit complémentaire le plus fréquemment commis par les inculpés à la loi de 1916, et cette catégorie d’infractions est également dominante dans les échantillons médicaux20. De fait, on l’a vu, la drogue est un vice coûteux, et même les toxicomanes aisés connaissent souvent des difficultés pour l’entretenir. Une affaire parisienne montre bien comment peut jouer la tentation du vol : le 28 octobre 1927 un étudiant en médecine de 28 ans et sa maîtresse, célibataire sans profession, sont jugés à Paris pour vol, recel, et infractions aux lois sur les substances vénéneuses (détention et utilisation en commun d’héroïne)21. Nous apprenons parallèlement par le médecin traitant que le vol a été commis à l’étalage d’une librairie médicale du Quartier latin : « Pour augmenter leurs ressources et surtout pour se procurer l’argent nécessaire pour leur passion commune, l’héroïne, ils pratiquaient couramment le vol à l’étalage des librairies ; ils avaient ainsi dérobé et revendu plus de 400 volumes. La perquisition effectuée dans la chambre du couple a fait découvrir un grand stock de volumes, ainsi qu’une trousse d’injections et une quantité d’héroïne »22. D’autres témoignages attestent ces difficultés pécuniaires pouvant mener à des actes délictueux : une danseuse de 28 ans, polytoxicomane, dit avoir commis de nombreux vols dans divers grands magasins parisiens, ce qui lui vaut d’être écrouée à Saint-Lazare en 1928. « Quand je suis sous l’influence de la drogue, déclare-t-elle, je ne me rends pas compte de ce que je fais et je commets n’importe quel vol pour me procurer de la drogue23. » Un mécanicien morphinomane de 23 ans a été pour sa part inculpé par deux fois de vol à l’étalage24 ; une couturière de 37 ans dépendante depuis 14 ans « avoue avoir commis des escroqueries et des abus de confiance25 ». Au total, Jules Ghelerter recense huit cas de vols et d’escroquerie et Jean Perrin évoque, sur les dix-huit cas de toxicomanes délinquants qu’il a analysés, six occurrences de vol, une d’escroquerie. Mais ces chiffres, qui ne prennent en compte que les affaires dont s’est saisie la justice, ne laissent-ils pas dans l’ombre les situations plus floues ? Que doit-on penser en effet des cas de grande précarité économique révélés par les sources, et qui sont à même de favoriser les tentations d’illégalisme ? Celui, par exemple, d’un graveur de musique héroïnomane qui au moment de la cure « ne travaille plus, est sans ressource, à la charge d’une tante »26 ; de cette blanchisseuse divorcée « actuellement dans la misère » et « qui se prive souvent de nourriture pour se procurer de la morphine »27 ; d’un failli qui « se procure de l’argent par tous les expédients possibles pour pouvoir acheter sa drogue, porte jusqu’à son linge de corps, ses vêtements et ses draps au Mont de Piété. Il est dans la plus noire misère et emploie toute son astuce à inventer des histoires pour arriver à ses fins. Il n’a pas voulu jusqu’à aujourd’hui se faire soigner, ni chercher un travail utile »28 ; d’une femme peintre « abandonnée par son mari », qui « ne possède plus rien », « a vendu tout ce qu’elle avait, a exercé toute sorte de petits métiers pour se procurer l’argent nécessaire à l’achat de la drogue. Dit avoir en plus sa mère à charge29 ». Résistance héroïque à l’immorale solution du crime, ou pudeur à avouer au médecin de petits écarts, de menus larcins ? Au vrai, la demande de cure peut résulter d’un constat d’impasse pour ce qui touche au financement de la toxicomanie, et les échantillons d’Henri-Rousselle sont de ce point de vue particulièrement éclairants, puisqu’ils concernent, nous le savons, une population d’individus auxquels leurs moyens limités ferment les portes des cliniques privées. Plus aisés, les malades soignés à la Villa Montsouris par Amélie Buvat-Cottin se signalent moins souvent par des délits de nature économique, à l’exception de deux cas qui relèvent plus d’un excès de prodigalité que d’une gêne authentique : celui d’un opiomane alcoolique que sa toxicomanie conduit à se livrer tout entier à la passion du jeu et à dilapider sa fortune30 ; celui, également, d’un acteur cocaïno-morphinomane qui, incapable « d’assurer les dépenses de sa vie luxueuse », « emprunte aux uns, escroque les autres, signe des chèques sans provision, tant et si bien qu’il tombe entre les mains de la justice [...]31 ». Exemples de « conduites d’excès » dont la toxicomanie et la frénésie dépensière ne sont qu’un aspect. Et cas bien sûr différents de ceux des drogués impécunieux qui fréquentent l’hôpital public.
12Sur ce constat, devons-nous considérer que l’entre-deux-guerres voit augmenter la délinquance économique des toxicomanes ? Il nous est difficile, en vérité, d’étayer cette hypothèse par des statistiques fiables. Tout au plus peut-on supposer que le déclassement social partiel qui affecte la sociologie des consommateurs pose avec plus d’acuité la question du financement de l’addiction. Toutefois, dans les exemples évoqués ci-dessus, et qui révélaient situations de précarité matérielle poussée, la tentation de la délinquance a été, le plus souvent, évitée de justesse, incitant à la cure plutôt qu’au délit.
13C’est aussi que de nombreux freins – moraux, familiaux, professionnels, culturels... – et l’absence de liens antérieurs avec un univers marginal de la drogue entrent en jeu pour limiter les risques de dérives délinquantes. La collusion entre drogue et marginalité résulte le plus souvent d’une combinaison ou d’une interaction complexe et semble concerner, avant tout, des populations déjà marginalisées à d’autres titres.
Des processus cumulatifs et interagissants
Drogues et milieux délinquants
14En 1938, Jean Perrin, ancien interne d’Henri-Rousselle, publie une thèse consacrée au lien entre toxicomane et délinquance. Évoquant le cas du « délinquant de profession » devenu adepte de la drogue par contamination du milieu, il remarque qu’« il ne faut pas s’étonner de voir [...] apparaître quelques repris de justice toxicomanes. L’usage de la drogue est en effet très en honneur dans ces milieux [...]. Il s’agit de délinquants de métier dont la délinquance est bien antérieure à la toxicomanie qui, souvent d’ailleurs, est épisodique32 ». Ici, c’est la délinquance régulière qui favorise la rencontre avec la drogue et non l’inverse.
15Même si ce type de causalité demeure circonscrit, on a vu que la criminalisation du marché des drogues avait popularisé l’usage de stupéfiants au sein de milieux situés à l’intersection des classes laborieuses et des classes « dangereuses ». Sans toujours relever directement des marges sociales, ces nouveaux usagers peuvent cumuler des critères négatifs (emploi et revenus problématiques, instabilité familiale, petite délinquance, absence de domicile fixe...) qui dessinent un horizon de précarité inévitablement renforcé par la dépendance.
16Évoquons le cas de ce jeune Parisien qui a quitté l’école à 13 ans pour exercer divers petits métiers : « Maroquinier, grouillot (c’est-à-dire teneur de carnets à la Bourse), marchand forain, X dit avoir été fort buveur et s’adonner aux stupéfiants. Il aurait été initié à la cocaïne par une femme. Depuis sept mois, il prend régulièrement cocaïne et héroïne en prises, héroïne en solution par la bouche et éther33. » Ce n’est pas la drogue mais un vol d’automobile qui a provoqué son arrestation, ses activités délinquantes étant d’ailleurs largement antérieures à sa toxicomanie et à une syphilis qui « ne peuvent donc être invoquées à l’origine de [sa] déviation morale34 ». On a là l’exemple d’une situation-type : origine modeste, absence d’occupation régulière, petite délinquance semi-professionnalisée, fréquentation de prostituées toxicomanes... Peu, ou pas, cependant, de contacts réguliers avec le milieu des trafiquants, contrairement à ce jeune ouvrier inculpé de désertion, port d’armes prohibées et « détention de substances vénéneuses en vue de la vente ». Il a été arrêté en compagnie d’individus eux-mêmes toxicomanes et, très vraisemblablement, délinquants de métier, ce qui fait déclarer à son médecin : « Il semble bien qu’il s’agisse là d’un sujet atteint d’un certain degré de débilité mentale, et qui, de ce fait, était en voie d’utilisation par quelques trafiquants de drogues intoxiqués eux-mêmes35. » En réalité, il n’est pas certain que le jeune homme ait été lui-même usager (il nie farouchement l’accusation de toxicomanie), mais les préjugés du médecin ne sont peut-être pas, ici, complètement infondés : « [...] on est en droit de se demander si quelques mois plus tard, X n’aurait pas contracté dans ce milieu des habitudes de toxicomanes effectives36. »
17Il reste difficile de conclure à la banalisation de ce type social. La progression, dans nos statistiques, des professions populaires liées au monde de la nuit et du trafic, montre seulement qu’il y a désormais une certaine convergence entre la délinquance « ordinaire » et celle de la drogue, phénomène qui a sans doute contribué à potentialiser les risques d’engrenage pour les individus concernés.
Drogue et sexualités déviantes
18Le cumul de critères négatifs peut jouer également dans le cas de la prostitution et de l’homosexualité, positions marginales dont la drogue renforce les vulnérabilités. Quels sont ici les mécanismes à l’œuvre ?
19La littérature de la période met souvent en scène le pitoyable personnage de la prostituée-toxicomane, parfois trafiquante37, que les sources policières font également apparaître, souvent dans une situation de déchéance poussée. « Le 27 mai [1935], a par exemple noté le brigadier Métra, deux intoxiquées notoires étaient trouvées sous des noms d’emprunt dans une chambre sordide de l’hôtel situé 9 rue de Nemours [...]. Toutes deux ont occupé une situation de demi-mondaines très en vue. Leur déchéance physique et leur manque de ressources sont consécutifs à l’usage de stupéfiants38. » Et l’année suivante : « La nommée X, dite “de Jaune”, maîtresse de Z, a occupé une situation brillante dans le demi-monde. Elle a tout perdu par suite de son intoxication et si elle était devenue la maîtresse du trafiquant, c’était pour être à même d’obtenir plus facilement l’héroïne dont elle faisait usage39. » La dépendance au trafiquant/souteneur constitue un facteur supplémentaire de fragilité. Quant aux activités de petit trafic, elles augmentent bien sûr le risque de condamnation.
20Certains dossiers judiciaires permettent de mieux saisir la place que tient la drogue dans ces trajectoires parfois douloureuses. Née à Marseille en 1910, apprentie-coiffeuse de formation, une jeune femme a exploité avec son mari un bar-tabac de la ville où étaient débités et consommés des stupéfiants. Puis, séparée de lui, elle a placé leur fille dans une institution et partage désormais un meublé avec un navigateur annamite. Ses ressources sont décrites comme « problématiques » ; il semblerait qu’elle se livre à la prostitution et à un petit trafic de stupéfiants destiné à financer sa consommation personnelle, ce qui lui a d’ailleurs valu trois condamnations pénales40. Ici, c’est bien la drogue qui semble avoir mené à la prostitution et, de proche en proche, à un processus de marginalisation caractérisé par le concubinage avec un étranger, la séparation d’avec sa fille, et une délinquance régulière menant au tribunal et à la prison.
21Un autre dossier, toulonnais celui-là, laisse entrevoir un parcours encore plus typique. Il s’agit d’une jeune femme de 21 ans qui, d’après les renseignements policiers, vivait « du produit de la galanterie », « fréquentant les cafés du boulevard de Strasbourg et les cafés où l’on s’amuse » ; c’est la drogue qui l’aurait menée à la prostitution et au racolage ; mais surtout, la jeune femme est mariée depuis l’âge de 19 ans à un représentant de commerce de 23 ans, déjà condamné pour usage de faux certificats et trafic de monnaie d’or, notoirement repéré comme proxénète et trafiquant de drogues ; vivant dans la terreur de son mari et lui remettant le produit de son travail, la jeune femme aurait fait plusieurs tentatives de suicide pour échapper à sa condition, dont une en juin 1930 qui l’a poussée à se jeter du cinquième étage d’un immeuble. Quelques années plus tard, son empoisonnement aux barbituriques provoque l’ouverture d’une information. Plusieurs éléments du dossier donnent à penser que le mari l’entretenait volontairement dans la dépendance de la drogue : on a retrouvé chez lui une liqueur opiacée qu’il reconnaît avoir préparé, et qu’il administrait à sa femme à raison d’un verre par jour, sous prétexte de la désintoxiquer41. Ici, c’est la dépendance totale au conjoint qui parachève l’exclusion.
22À Paris, les rapports de police évoque fugitivement des figures de prostituées toxicomanes subissant des conditions de grande précarité. Ainsi la fille X, qui « vivait d’expédients et était la digne compagne de son amant, trafiquant de drogues, arrêté par la Sûreté nationale pour escroquerie » ; une ex-lingère « fréquentant les maisons de prostitutions » et qui a été « identifiée et interpellée à Versailles alors que pensionnaire d’une maison spéciale de cette ville, elle avait dû être transportée à l’hôpital en raison de son état d’intoxication » ; une fille soumise condamnée pour détention d’héroïne et de cocaïne : « c’est en outre une toxicomane invétérée dont un ancien amant et souteneur est décédé des suites de son intoxication » ; ce couple unissant un menuisier « sans travail ni domicile connu » et une femme galante de Montmartre : « Il s’agit de deux toxicomanes invétérés qui usent habituellement d’héroïne. X est une épave sociale venu à la morphine, comme tant d’autres, par suite de ses fréquentations douteuses. La nommée Y [...] a occupé une situation enviable mais les stupéfiants ont agi sur elle défavorablement et elle est tombée au degré inférieur de l’échelle sociale » ; un autre couple, encore, formé d’un masseur-pédicure et d’une fille soumise : « Il s’agit de deux toxicomanes usant habituellement de drogues. Le nommé X est un dévoyé de la plus extrême déficience physique, incapable de tout effort et sujet d’hôpital. La fille Y est arrêtée régulièrement pour le même délit. Elle use de stupéfiants et trafique constamment. Elle est la femme du trafiquant Z, déjà condamné pour trafic de drogues42. »
23Même en faisant la part des préjugés de l’observateur, et du style stéréotypé de ces rapports, ils n’en révèlent pas moins quelques mécanismes-clés d’exclusion : l’instabilité familiale, l’absence de revenu fixe, la prostitution (menant à la drogue, ou peut-être dans certains cas provoquée par elle), la délinquance, la prison, l’hôpital... Toutes données biographiques qui, pour fragmentaires et mal spécifiées qu’elles demeurent, signalent un cumul de facteurs fortement déstructurants
24On complètera ce tableau par le cas spécifique de la prostitution homosexuelle masculine, qui ajoute à ces facteurs celui de pratiques sexuelles étroitement surveillées par les autorités. Jean Perrin évoque l’exemple d’un jeune soldat inculpé de « vol militaire ». Ayant abandonné l’école à 12 ans, garçon de courses puis de magasin en province et à Paris, il a commencé à se droguer en 1917 « au contact d’un jeune médecin toxicomane » et « avoue des habitudes d’homosexualité anciennes surtout développées depuis son arrivée à Paris ». Il « vit en partie des subsides que lui accorde un vieux monsieur » et, déjà condamné pour vol et vagabondage, est poursuivi pour avoir dérobé 16 000 francs dans le portefeuille d’un jeune lieutenant racolé sur les boulevards, avec qui il a « eu des rapports intimes » et « pris de la cocaïne43 ».
25Plus encore que la simple toxicomanie ou le fait de se prostituer, l’homosexualité augmente les risques de confrontation avec la police. En effet, comme le remarque Florence Tamagne, « l’association entre drogue et homosexualité est assez classique ; les personnes sont fichées avant tout pour usage de stupéfiants, mais la découverte d’activités homosexuelles ne fait que renforcer l’intérêt de la police44 ». Nombreux sont les rapports qui témoignent d’une tendance des autorités à amalgamer drogue et sexualité déviante et à considérer la pédérastie ou le lesbianisme comme une circonstance aggravante. Il est ainsi précisé à propos d’un jeune garçon de café inculpé de détention d’héroïne : « [Cet individu] se dit garçon de café mais en réalité, il vit d’expédients, use de stupéfiants et a des mœurs d’inverti45. » À propos d’un valet de chambre : « Cet individu, qui ne justifie d’aucun moyen d’existence, est à la fois pédéraste professionnel, intoxiqué et trafiquant de drogues46. » Ou encore, à propos de trois comparses arrêtés en possession d’héroïne : « Ce sont des héroïnomanes habituels, aux mœurs homosexuelles, qui fréquentent les établissements et les boîtes de nuit où ils fréquentent leurs semblables47. »
26Une fois de plus, cependant, le caractère lacunaire de la source rend difficile d’appréhender des parcours complets, et d’évaluer le poids relatif des facteurs. Certaines observations médicales font apparaître a contrario que la drogue ou l’identité homosexuelle ne suffisent pas, en elles-mêmes, à mettre en branle les mécanismes d’exclusion. Amélie Buvat-Cottin évoque le cas d’un homosexuel morphinomane régulièrement désintoxiqué à la clinique Montsouris, et dont l’existence apparaît pour le moins chaotique ; mais l’homme est un intellectuel en vue, écrivain, polémiste, marié de surcroît. Décrit par sa thérapeute comme un « homosexuel militant », défiant les normes de son milieu, accumulant les scandales (sa vie se terminera par un suicide), il n’en reste pas moins protégé par son appartenance sociale d’une marginalisation effective48. De même, si l’association drogue/homosexualité a pu auréoler de soufre un auteur en vue tel Jean Cocteau, cette réputation n’a pu suffire à marginaliser cet hommes de lettres éminent, issu de la grande bourgeoisie et fréquentant le gratin parisien49.
27Ces réserves et ces nuances n’empêchent pas que la période voit bien se développer un univers marginal spécifique à la drogue, qui déborde les formes traditionnelles de la délinquances. Qui concerne-t-il, et comment l’identifier ?
Un univers marginal de la drogue
Un « mode vie déviant » ?
28Si les sources pèchent ici, de nouveau, par leur rareté, plusieurs témoignages laissent entrevoir la formation d’un petit milieu entièrement dévolu à la drogue, à son usage, à sa célébration, mais aussi à son trafic, milieu qui ne pouvait exister sous cette forme dans la période antérieure. Attardons-nous sur le cas très instructif d’un cocaïno-héroïnomane parisien mêlé à un étrange petit noyau de trafiquants et d’usagers. Il s’agit d’un artiste lyrique, désintoxiqué en 1928 par Jules Ghelerter à l’hôpital Henri-Rousselle50. Chanteur puis directeur de théâtre, l’homme a été très jeune en contact avec des milieux d’usagers et de trafiquants de Montmartre :
« Retour de son service militaire [vers 1920], X qui a le “cafard” à la suite d’une rupture avec son amie, est entraîné par un camarade dans une maison dénommée par les habitués “Renifl’Hôtel”. (Il n’a compris que plus tard le sens de cette enseigne, en apprenant que tous les locataires, y compris le patron et la patronne, se droguaient). Il s’y trouve en présence de toute une bande d’individus “aux yeux agrandis, aux pupilles dilatées” qui lui demandent de leur chanter “Fumée d’Opium, La Coco, Place Pigalle” ou toute autre chanson qu’il connaît, contenant des allusions aux drogues. X retourne souvent dans cette maison. On lui offre, bien entendu, la prise de “coco”51. »
29L’homme fréquente bientôt régulièrement ce milieu, devient dépendant, et finit par tomber, en 1924, dans les filets de la police. Il est condamné pour « trafic », car sa pourvoyeuse, irritée par ses velléités de sevrage, l’a « présenté à un boiteux bien connu à Montmartre, qui lui aurait confié pour quelques minutes un stock de paquets de cocaïne. C’est ainsi qu’il fut arrêté par la police judiciaire et condamné comme trafiquant à trois mois de prison, cinq ans d’interdiction de séjour et 1 000 francs d’amende ». Cependant, la peine est commuée en appel, la Cour ayant admis n’avoir affaire qu’à un « simple usager ».
30Cette première alerte ne l’empêche pas de renouer avec son habitude et de s’acoquiner avec des revendeurs de drogues. Il est devenu « le meilleur client d’un fournisseur de Montmartre et ce marchand lui apporte même trois paquets de “coco” au Palais de Justice le jour de son appel contre la condamnation de 1924 ». Toutefois, la pratique d’un métier régulier et bien rémunéré – « il a occupé entre temps un poste dans un théâtre et gagne largement sa vie » – le protège encore de la tentation ou de la nécessité du trafic. Le processus de marginalisation s’enclenche avec la perte d’emploi, qui résulte elle-même d’un laisser-aller général : « Il arrive un matin cadavérique à son bureau [...] et s’endort comme une loque. Un médecin appelé diagnostique une intoxication chronique par l’héroïne et X est congédié. » Le chômage aiguise alors les difficultés financières : « Sa déchéance commence. Il chante de temps à autre dans des cinémas et des concerts, mais n’arrive plus à gagner suffisamment pour acheter sa drogue. » Il envisage diverses solutions – sevrage, report sur des substances moins coûteuses... – mais sans succès. Reste celle, toute trouvée, du trafic :
« X rencontre dans ces milieux un ancien camarade qui fait trafic de drogues sous le couvert d’une fabrique de jouets. C’est un mutilé de guerre, trépané, qui prend beaucoup d’héroïne et de cocaïne en prise. Bien qu’il ait des ordonnances médicales, sa femme achète clandestinement à Montmartre de grandes quantités de drogues qu’elle revend ensuite avec bénéfice, son mari s’occupant avec le placement de la marchandise à domicile. Cette femme – qui maquille avec art la cocaïne avec 50 % de lactose, de manite, de véronal, de terpine – est aussi toxicomane.
Déchu, misérable, X accepte d’être engagé dans cette curieuse fabrique au pair [...] ; il recevra abri et nourriture et de la drogue tant qu’il voudra, sans se priver. Une descente de la police judiciaire le fait arrêter en décembre 1927 en compagnie de douze autres fabricants ou amateurs de jouets. Trois semaines après, il sort de la Santé “malade comme un chien” et son premier soin est d’aller vivement acheter un paquet de cocaïne. »
31Cependant, comme il est en situation de récidive, la justice est cette fois moins indulgente : six mois de prison ferme et 21 000 francs pour régler l’amende et les frais judiciaires. En 1928, il se décide à entrer en cure à Henri-Rousselle. Il est alors tombé au plus bas de l’échelle sociale : « Depuis l’hiver dernier, il traîne une vie misérable, ayant tout vendu, jusqu’à sa garde-robe, pour se procurer de la drogue. C’est dans cet état – espérant une situation en province – qu’il se décide à venir se faire désintoxiquer. »
32Cette passionnante observation, sans doute l’une des plus détaillées de la littérature médicale de la période, révèle cette fois un processus de marginalisation riche d’enseignement. Si la description des antécédents familiaux reste sommaire, elle n’en révèle pas moins une précarité sociale initiale : les deux parents étaient sourds-muets, et le père, alcoolique, est mort à 46 ans des suites d’une crise de delirium tremens. Le fils n’en a pas moins accompli un bon parcours professionnel et l’on a vu que le recours au trafic n’est intervenu que tardivement dans sa trajectoire (sept ou huit ans après l’intoxication initiale, et quatre années après la première condamnation). On voit combien la structuration par le travail et la régularité des ressources financières ont longtemps fait rempart, puisque c’est la perte de l’un et de l’autre qui vont provoquer sa chute.
33Il est vrai que l’univers social de ce toxicomane le situe d’emblée dans un milieu artistique aux mœurs assez libres, où les drogues sont plus banales qu’ailleurs. D’autre part, c’est très tôt – dès son retour de service militaire – qu’il a commencé à fréquenter le milieu montmartrois et qu’il est tombé sous la coupe de ses pourvoyeurs. Enfin, si le recours au trafic n’implique pas le contact direct avec la pègre (il travaille pour des individus qui sont, comme lui, des usagers-trafiquants, non des délinquants « de métier »), le glissement dans la délinquance a été facilité par ses nombreux contacts avec ce milieu, dont il est d’ailleurs tributaire pour la fourniture de produits en gros.
34On a là l’exemple du parcours d’un individu initialement bien inséré, quoique ne bénéficiant pas des filets de sécurité de la bourgeoisie, et que sa toxicomanie, avec ses dérapages connexes (poursuites judiciaires, dépendance à l’égard des milieux trafiquants...) a poussé petit à petit dans un engrenage marginalisant. Durant quelques années, cet individu adopte un mode de vie étroitement structuré par la drogue, caractérisé par la fréquentation presque exclusive de toxicomanes et la tentation croissante du trafic. Dans son entourage, on repère d’ailleurs d’autres « marginaux de la drogue », tel ce mutilé de guerre qui cumule les stigmates du handicap, de sa dépendance et de la délinquance ; tels, encore, les membres de cette mystérieuse « fabrique au pair », entièrement asservis au commerce clandestin des stupéfiants. On voit là se dessiner un underworld de la drogue comparable à celui qu’évoquent certains observateurs, au même moment, aux États-Unis52.
Une communauté marginale de la drogue ? Formes, extension, limites
35On sait que la période n’a guère vu s’élaborer autour des drogues une identité culturelle attractive, sauf peut-être dans le cadre de l’opiomanie que pratiquent encore quelques groupes lettrés. Encore s’agit-il d’une marginalité élitiste, « par le haut ». Très différent apparaît le monde que nous venons de décrire, essentiellement soudé par la précarité et la dépendance. Va-t-il jusqu’à former « communauté », groupe humain fédéré par des valeurs et des pratiques communes, pouvant aller jusqu’au mode de vie ? L’exemple précédent semble l’indiquer. Notons combien il est étroitement façonné par l’expérience de la clandestinité et de la délinquance : échanger des informations relatives aux fournisseurs, au risque policier, à la disponibilité ou à la qualité des produits ; se retrouver dans certains lieux, ces mystérieuses « maisons de toxicomanes » qu’évoquent parfois nos sources, mais l’on pensera aussi à l’hôpital, à la prison, à la maison de santé... ; user d’un vocabulaire, d’une gestuelle, d’un savoir-faire d’initiés, ce sont là quelques-uns des éléments qui peuvent contribuer à cimenter l’identité marginale d’un groupe.
36La diffusion et le renouvellement d’un riche argot de la drogue en constituent sans doute un des éléments les plus remarquables. L’entre-deux-guerres voit en effet fleurir tout un vocabulaire spécialisé que se plaisent à évoquer en connaisseurs journalistes et auteurs de romans policiers : « coco », « neige », « blanc », « reniflette » pour la cocaïne, « thé » ou « confiture » pour l’opium, « bigornette » pour l’héroïne... Ce ne sont là que quelques-uns des nombreux termes repérés. C’est également dans les années trente que le terme générique de came (pour camelote), apparu au tournant du siècle, tend à se généraliser53. Ce vocabulaire n’a pas qu’une fonction de reconnaissance symbolique. Il sert aussi à déjouer la surveillance policière, comme le prouve la correspondance de nombreux toxicomanes, inconnus ou célèbres54. Une lettre saisie par la police en 1923 ruse par exemple en ces termes : « Dites-moi par la même occasion s’il y a de l’étoffe noire [l’opium] afin que je vous envoie l’argent nécessaire. Dites-moi le prix au mètre55. » À Montmartre, on repère les éléments d’une culture parallèle de la drogue, qui implique un jargon spécifique (Renifl’Hotel..., être kieff, « visionner »), des références communes (chansons, œuvres littéraires, parfois), des rites de passage. Parfois orgueilleusement revendiquée, cette amorce de « contre-culture » contribue aussi à inverser le processus de stigmatisation dont est victime le toxicomane, comme l’a montré Howard Becker à propos des fumeurs de marijuana et des musiciens de jazz de Chicago des années cinquante56. La maîtrise ostentatoire de ces codes permet de renvoyer sur l’autre, straight ou « non affranchi », le poids du ridicule et de la différence. Le « bleu » ou le « cave » sera, en matière de drogues, le débutant qu’une pipe d’opium rend malade, le naïf qui s’est fait « fourguer » au marché clandestin de la « came » de piètre qualité, ou le dilettante qui se contente de faibles doses ou d’une consommation intermittente.
37L’univers de la drogue, c’est enfin, nous avons eu l’occasion de le souligner, une géographie bien spécifique, qui dessine un réseau de villes (Toulon, Marseille, Paris, certains ports...), de quartiers (à Paris, la Butte Montmartre et Pigalle, parfois aussi le quartier de l’Europe et les Champs-Élysées, soit le Paris by night et celui de la galanterie), de rues, même, ou encore d’établissements : le café Cyrano, place Blanche, où aimaient à se réunir les surréalistes, est connu pour être l’un des hauts lieux du trafic et de la consommation de cocaïne dans les années vingt.
38Jules Ghelerter, lui, va jusqu’à signaler des « clubs de cocaïnomanes »57, tandis que les sources judiciaires font allusion à l’existence de petits hôtels montmartrois devenus des lieux de rencontre et de consommation, voire des lieux de vie, pour drogués. Le 3 décembre 1937, par exemple, une affaire jugée devant le tribunal de la Seine évoque une perquisition à l’hôtel Sylva, 12, rue Frochot, « hôtel fréquenté par des intoxiqués et par leurs pourvoyeurs58 ». La formule est reprise dans de nombreux rapports de police, tels ceux du brigadier Métra qui évoque en mai 1937 un hôtel borgne « refuge d’intoxiqués »59 ou signale à l’été 1936 une série d’arrestations dans un hôtel « ayant été choisi depuis plusieurs mois comme lieu d’habitation et de trafic par des trafiquants de stupéfiants60 ». Jules Ghelerter parle quant à lui de réunions ayant lieu dans « une maison de toxicomanes surveillée par la police61 ».
39Version modernisées des fumeries d’opium d’antan, ou préfiguration des crack houses de la fin du XXe siècle, ces micro sociétés parfois très fugaces, témoignent assurément de l’interpénétration croissante de la consommation et du trafic, entraînant certaines femmes de vie communautaire. Quelques rapports policiers précisent parfois son organisation :
« Vers 18 heures, on peut voir ces individus au café Garnier [...]. Vers 20 heures, ils vont au bal Tholozé, tenu par Yvan, leur complice, pédéraste, cocaïnomane, qui tient également un hôtel où se donnent rendez-vous des amateurs de stupéfiants. Ces clients seraient incapables de prendre leur repas en dehors, et c’est Yvan ou son commis [...] qui leur montent à manger62. »
40Une main courante du commissariat Grande Carrière signale de même une trafiquante montmartroise qui « hospitalisait [sic] à son domicile des individus auxquels elle fournissait des drogues »63, tandis qu’un cocaïnomane niçois qui se fournit chez une fille soumise précise : « Une seule condition m’était imposée : je devais priser la “coco” chez ma pourvoyeuse ; on avait crainte que je me fasse prendre avec la drogue. Lorsque je sortais de chez elle, j’étais complètement ivre et je ne sais comment il ne m’est jamais rien arrivé » ; plusieurs témoins précisent d’ailleurs que l’inculpé « ne serait pas le seul que l’on aurait vu sortir titubant de la maison64 ». Les saisies effectuées chez les revendeurs mentionnent souvent, outre les substances elles-mêmes, des instruments destinés à l’usage – matériel de fumerie ou seringues – soit que l’affaire implique un usager-trafiquant, soit que la consommation sur place soit également encouragée, comme le laisse entendre cette affaire marseillaise datant de 1937 :
« [...] le 17 avril 1937, au cours d’une perquisition effectuée au domicile des époux X [...] les inspecteurs de la Sûreté surprenaient la femme X et le nommé Y, occupés à confectionner des petits paquets d’opium ; [...] le caporal Z allongé sur une natte tenait à la main une pipe à fumer l’opium encore chaude ; [...] au cours de la perquisition, il fut découvert 18 paquets d’opium de 1 gr, 1 paquet contenant 4 boules d’opium, une tasse contenant 30 gr d’opium prêt à fumer, ainsi qu’un matériel complet de fumerie ; [...] X, arrêté quelques jours après la perquisition à son débarquement, a déclaré que le matériel lui appartenait mais qu’il en laissait la détention et l’usage à Y65. »
41Mi-fumerie d’opium, mi-repaire de trafiquants, ce lieu rapproche aussi des individus issus d’horizon sociaux différents, suscitant une communauté intermittente. Toutefois, nombreux sont encore les toxicomanes qui, intoxiqués dans un cadre thérapeutique et se fournissant exclusivement par la voie médicale et pharmaceutique, font de la drogue un usage purement solitaire, sans lien avec cet univers marginal. En outre, l’implication ponctuelle dans ces groupes n’implique pas nécessairement des ruptures durables. Il est probable à ce titre que la « marginalité de la drogue » ne concerne qu’une minorité d’individus et résulte, le plus souvent, de marginalités cumulées. L’étude des situations concrètes fait en effet apparaître un dégradé complexe de situations, qui pose la question du devenir sur le long terme des toxicomanes.
La drogue, un « destin » ?
42Parfois poussée, l’exclusion du toxicomane n’est pas toujours durable et moins encore définitive, sauf quand elle ressortit d’univers sociaux déjà dégradés ou de pathologies individuelles graves. A contrario, l’usage régulier de stupéfiants peut fort bien s’accommoder d’un mode de vie intégré. Si elle laisse parfois des séquelles, la drogue peut n’être ainsi qu’un incident de parcours, qui n’infléchit pas en profondeur la trajectoire des individus.
Une déviance « secrète » ? Des usagers intégrés
43Le statut économique et social initial, les modalités d’approvisionnement, la vulnérabilité face à la répression, autant de facteurs qui pondèrent fortement le risque de déchoir, sans compter des déterminants plus fins, le rôle de l’entourage, par exemple, ou la faculté de gérer physiquement et psychologiquement sa dépendance. On souhaiterait donc évoquer ici des parcours contrastées, afin d’infléchir la vision souvent trop mécanique des effets de la toxicomanie.
44Dans une thèse soutenue et publiée en 1936, Amélie Buvat-Cottin, spécialiste des désintoxications à la clinique privée Villa Montsouris, évoque le cas d’un médecin morphinomane dont la longue histoire avec la drogue ne semble jamais avoir occasionné le moindre dérapage, et qui apparaît comme le type achevé de l’intoxiqué intégré. Usager régulier de morphine depuis 1902, octogénaire quand débute sa dernière cure en 1935, le patient « prend par périodes depuis près de 50 ans en injections sous-cutanées, de la morphine à petites doses »66, en se désintoxiquant à intervalles réguliers, « quand le besoin devenait trop impérieux et qu’il se sentait débordé67 ». Sa profession, l’accès facile aux produits qu’elle permet encore, tout comme la bonne maîtrise de l’addiction, voilà qui a pu lui épargner des poursuites judiciaires au motif d’autoprescriptions abusives, qu’il lui aurait été d’ailleurs facile de justifier sous un prétexte thérapeutique. Plus étonnant, sa consommation semble être demeurée quasi invisible dans le cadre professionnel et familial : « Cet homme actuellement âgé de 80 ans exerce encore sa profession avec une régularité parfaite ; il occupe des fonctions officielles et personne, dans son entourage immédiat, hormis sa femme, ne se doute que cet intelligent et beau vieillard se pique à la morphine68. » Et la thérapeute de conclure : « Cette observation montre qu’un usage très ancien de la morphine prise par intervalles et à doses très modérées chez un homme sobre et prudent par ailleurs est compatible avec une longue existence, sans entraîner aucun trouble69. »
45Indulgence « de classe » ? Réflexe de solidarité vis à vis d’un collègue médecin ? En partie, peut-être. Toutefois les préjugés favorables de l’observatrice ne doivent pas masquer l’intérêt et, peut-être, la relative banalité du cas. Pratiquée au titre d’une médication psychologique adaptative (elle précise qu’« il est tombé dans cette habitude parce que contraint d’assurer un labeur considérable du fait d’une importance clientèle, une période dépressive l’avait conduit d’instinct au toxique »70), ce type de toxicomanie n’est jamais placé sous le signe de la rupture ou du désordre. Certes, le récit laisse dans l’ombre la part de vécu subjectif et de souffrance quotidienne que n’a pu manquer de provoquer une dépendance aussi prolongée, souffrance que laisse deviner l’inexorable alternance des cures et des rechutes. Il n’empêche que nous trouvons là l’exemple d’un individu dont la toxicomanie a chevauché un demi-siècle, et traversé quinze ans de régime de prohibition, sans que la drogue ait joué d’autre rôle que celui d’une médication chronique.
46Si peu d’observations apparaissent aussi exemplaires, la littérature médicale décrit d’autres cas de consommation intégrée, discrètement maintenue sous le nouveau régime pénal, sans entraîner de rejets sociaux ni de difficultés insurmontables, en dehors d’un éventuel délabrement physique ou de problèmes intimes. Évoquons un autre patient d’Amélie Buvat-Cottin :
« De 1903 à 1932, le docteur X est venu une douzaine de fois nous prier de le sevrer d’habitudes morphiniques ayant débuté à la suite de chagrins intimes : situation matérielle difficile, plusieurs enfants à élever. Le confrère, journaliste de talent, médecin de plusieurs grandes administrations, a pris de la drogue à la fois pour adoucir la tristesse de son désastre familial et pour faire face aux obligations ainsi qu’aux dépenses de force que nécessite sa situation médicale. X ne dépasse pas 0,06 gr à 0,08 gr par jour. Quand il atteint cette dose, il se précipite à la maison de santé pour se faire sevrer. Sobre, vivant en grande partie de laitage, il approche aujourd’hui de 70 ans et conserve une activité encore importante ; il n’est pas retombé depuis 193271. »
47On ne s’étonnera pas de trouver ce type de parcours particulièrement bien représenté au sein des professions médicales, qui forment sans doute le groupe d’usagers les mieux protégés de l’exclusion sociale. Mais c’est aussi le caractère thérapeutique de l’intoxication qui limite les dérapages, puisque cette relative protection concerne aussi des individus moins privilégiés. La thèse de Jules Ghelerter présente de nombreux exemples de petits bourgeois ou d’ouvriers dont l’intoxication chronique semble être restée conciliable avec une vie bien réglée, quand ce n’est pas la drogue qui a permis de la soutenir. Une dactylographe mariée de 29 ans, intoxiquée à la morphine à la suite d’une opération, continue ainsi à prendre de l’héroïne à sa sortie « pour reprendre goût à la vie » et « pour pouvoir continuer à travailler »72 ; de même, un tourneur sur métaux de 28 ans, dont l’intoxication est également d’origine thérapeutique, se dit, sans morphine, « dans l’incapacité compète de faire quoi que ce soit, [...] a l’impression de grande fatigue, de diminution de la résistance au travail73 ». À long terme, le coût des drogues a pu certes représenter un facteur de précarisation plus important pour ces salariés modestes, mais sans nécessairement entraîner de dérives vers le monde du trafic et de la marge. Et même lorsqu’ils apparaissent, les désordres liés à la toxicomanie peuvent restés cantonnés au cadre privé.
Désordres et perturbations intimes : des situations de marginalité relative
48Amélie Buvat-Cottin, toujours, évoque le cas d’un patient dont l’existence fut gravement perturbée par sa dépendance aux stupéfiants, mais sans entraîner d’exclusion marquée. Âgé de 32 ans au moment de sa cure en 1932, de milieu aisé (il est directeur-adjoint d’une charge), l’homme a commencé à priser de la cocaïne vers dix-huit ans, puis plus régulièrement lors de son service militaire, effectué dans l’aviation après la Grande Guerre. Sa consommation est vite devenue massive : il lui arrive de priser 10 gr par jour, sa cloison nasale est bientôt perforée. Surtout, sa vie familiale se dégrade gravement :
« Marié, père de deux enfants, il a pu, malgré des hauts et des bas, trompant sa famille, mener une existence d’apparence à peu près normale pour le monde extérieur, mais tragique dans son intimité, pour sa jeune femme. Directeur-adjoint d’une charge, il néglige ses occupations, en laissant reposer le poids sur ses collègues ; il passe les journées au bar le plus proche de son bureau, et ses nuits chez les femmes dont l’une habite au-dessous de son domicile familial ; il lui arrive de téléphoner de là à sa femme qu’il est retenu sur le champ d’aviation74. »
49Cette existence chaotique est parfois entrecoupée de crises aiguës, qui déclenchent des fugues intempestives : « En un tournemain, quand son démon l’emporte, il se procure par on ne sait quel moyen, une somme d’argent énorme, racole à Paris l’une de ces femmes toujours prêtes aux aventures et qui les attendent dans les bars des Champs-Élysées ; avec elle, il fugue, oubliant tout de sa vie actuelle, sur la Côte d’Azur75. » S’il a réussi, semble-t-il, à esquiver les poursuites judiciaires, des actes de violence commis sous l’emprise de la cocaïne ont failli le faire passer devant la justice militaire : « En Rhénanie, au cours d’une crise cocaïnique, il avait mis à mal un gendarme allemand, qu’il avait serré violemment entre une porte et son chambranle, puis défenestré. Le gendarme s’en était tiré, mais X n’avait échappé au Conseil de Guerre que grâce à un retour précipité en France, faveur obtenue par la famille d’un des plus hauts magistrats de la République76. » De même, le pronostic plus que pessimiste d’un grand professeur de médecine n’a pas suffi pour incliner « la famille à prendre les mesures thérapeutiques et conservatoires indispensables, long isolement et conseil judiciaire (en cinq ans il avait gaspillé plus de deux millions)77 ». Une dernière cure est tentée, chez un spécialiste étranger, mais l’issue reste incertaine : « Parti en février 1934, le malade revient l’hiver suivant en pleine rémission, pouvant même reprendre certaines occupations au cours desquelles évidemment il retourne à la cocaïne78. » Pour Amélie Buvat-Cottin, ces rechutes s’expliquent surtout par l’état mental sous-jacent, « cyclothymie à fonds paranoïaque », dont l’origine serait héréditaire, les trois frères du malade ayant manifesté d’identiques tendances à la dipsomanie alcoolique ou cocaïnique79.
50S’il ne nous appartient pas de trancher sur l’étiologie du cas, il a l’intérêt de faire voir une situation de dérèglements intimes prolongés sur la longue durée et pour partie liés à la drogue, mais qui, grâce à l’aisance financière et aux relations de la famille, n’entraînent pas de rupture décisive avec le milieu d’origine ni de dérive vers des milieux plus marginaux – pourtant fréquentés par intermittences –, ni même d’ostracisme interne au clan familial, par le biais notamment d’un internement ou d’une mise sous tutelle. Bien présent, le risque de marginalisation ne se concrétise jamais vraiment, même s’il est vrai que nous ignorons la postérité du parcours. L’âge, le statut social et familial de ce cocaïnomane, les protections informelles dont il a bénéficié, semblent avoir constitué autant de digues efficaces.
51Ces filets de protection ont en revanche fait défaut à un autre patient d’Amélie Buvat-Cottin, désintoxiqué à la Villa Montsouris en 1920 pour usage chronique de cocaïne et de morphine. Comme le malade précédent, le jeune homme est issu d’un milieu privilégié, déjà plus bohème, puisque son père et son frère aîné sont des comédiens connus. Dilettante, velléitaire, il a vaguement tenté de faire son chemin dans la littérature et le théâtre. On ignore quand il a commencé à se droguer. Mais son train de vie excessif et le coût de son addiction lui ont rapidement fait commettre un certain nombre d’irrégularités :
« Il s’agit d’un esthète, fils et frères de comédiens connus, qui vit en marge de sa famille lassée par ses mauvais tours, ses escroqueries, son inaptitude à tout travail suivi. Cultivé, d’intelligence assez affinée, il vit au crochet de femmes de théâtre et de pseudo-femmes du monde qui gravitent autour des comédiens en vogue. [...] D’un orgueil incommensurable, il se croit des talents littéraires [...]. Il a des idées de préjudice surtout vis-à-vis de son père qui lui reproche sa vie irrégulière, et une immense jalousie à l’égard de son frère qui est un comédien heureux et un auteur à la mode80. »
52Bien que les poursuites judiciaires pour vol et escroquerie n’aient entraîné qu’une condamnation avec sursis, elles font néanmoins peser sur le jeune homme le risque de la prison, évitée de justesse grâce à l’habileté d’un avocat. Un jour, pourtant, c’est le dérapage : il s’attaque brutalement au personnel de la clinique où il est venu se faire désintoxiquer et finit au poste de police. Par la suite, les ennuis de tous ordres finissent par s’accumuler dangereusement :
« [...] 6 mois [après une cure], nous le voyons arriver pâle, défait, mal vêtu, l’air sinistre et malheureux ; d’un ton doucereux il raconte son infortune, appuyant sur sa totale impécuniosité ; son père et son frère l’ont abandonné, ses maîtresses sont lasses de l’entretenir : il est, dit-il, “dans la mouise la plus noire”, et réclame du secours sous forme d’un centigramme de morphine, que nous refusons81. »
53Peut-être le tableau a-t-il été noirci à dessein par le malade dans le but d’apitoyer son médecin et d’obtenir un peu de drogue, mais le mécanisme d’exclusion semble alors bien enclenché. S’il est interrompu par la mort prématuré du jeune homme dans un accident d’automobile82, l’exemple fait apparaître une dérive progressive, articulée à d’importants problèmes financiers, judiciaires et personnels. Le souci de respectabilité bourgeoise qui formait dans le cas précédent le principal rempart n’intervient pas ici, la famille ayant fait le choix d’abandonner à son triste sort la « brebis galeuse ». L’argent a joué, également, un rôle décisif, permettant au premier patient d’éviter la délinquance acquisitive qui a mené le second sur les bancs de la correctionnelle.
54Qu’advient-il quand toutes les protections font défaut ? La drogue peut-elle alors opérer un véritable travail de destruction ? On discerne des situations où elle a très nettement contribué à faire dévier des individus qui, par leur origine sociale ou leurs aptitudes personnelles, semblaient promis à une trajectoire existentielle heureuse, voire brillante.
Des vies « brisées » par la drogue ?
55La drogue, on l’a entraperçu ici et là, fait parfois le drame d’une vie. Certains parcours d’artistes ou d’écrivains, notamment, offrent des exemples de dérives parfois poussées. Fils de la bonne bourgeoisie de province, poète doué et prometteur, brillant directeur de revue lié aux avant-gardes, Roger Gilbert-Lecomte acheva son existence en drogué misérable, acculé aux problèmes d’argent et aux ennuis judiciaires. Si ses biographes ont souvent eu à cœur de minimiser le rôle du facteur « drogue » dans cette déchéance, en le subordonnant à un mal-être plus fondamental dont la toxicomanie n’aurait été que le symptôme et, souvent, le palliatif, il n’en reste pas moins que c’est bien la toxicomanie qui a poussé dans la misère, la délinquance et la maladie un homme qui pouvait prétendre au succès et à la reconnaissance. Même sa mort prématurée, à l’âge de 36 ans, eut un rapport indirect avec sa toxicomanie, puisque le tétanos qui l’emporta en décembre 1943 fut causé par des abcès mal soignés.
56Assez comparable apparaît la trajectoire de l’écrivaine Mireille Havet : jeune poétesse surdouée, remarquée dès son adolescence par les parrains les plus prestigieux, Guillaume Apollinaire, Colette ou Jean Cocteau, elle connut un début de carrière fulgurant, invitée des plus élégants salons, et auteure, à 23 ans, d’un roman très remarqué, Carnaval. La drogue, qu’elle consomma d’abord de manière récréative avec ses amis, accentua cependant très rapidement des tendances à la procrastination et à la dépression repérables depuis l’enfance. Elle se révéla bientôt incapable de mener à terme ses projets et de gagner sa vie, avant de connaître, dans ses dernières années, une quasi clochardisation qui l’obligea sans doute à se prostituer. Elle mourut à 33 ans, le 31 mars 1932, sans avoir jamais réussi à se désintoxiquer vraiment, victime d’une pleurésie entretenue par son laisser-aller général83.
57Chez Gilbert-Lecomte ou Mireille Havet, la déchéance toxicomaniaque s’articule à une révolte existentielle pleinement assumée, qui excède évidemment des destins plus ordinaires. On trouve cependant des parcours comparables dans des contextes moins intellectuels. Évoquons par exemple ce fait divers de 1931 rapporté par Paris-Soir, qui met en scène un couple de toxicomanes victime d’une fin tragique :
« Peu de temps après la rupture, [l’actrice Olga Poufkine] fait la connaissance du comte Jean de Quelen. Ce dernier, suivant l’expression consacrée, a tout pour lui : la jeunesse, la fortune, et il joint au prestige d’une noble naissance tous les agréments intellectuels et physiques. Mais Olga lui fait prendre l’habitude dangereuse des drogues : opium, cocaïne, morphine. Ceux qui connaissaient le jeune couple assistèrent alors au rapide et pénible spectacle de la déchéance de ces deux êtres, que cependant le sort avait favorisés. Tandis que de jours en jours s’effaçait la beauté de la jeune femme, son compagnon sombrait dans l’hébétude. Mais les conseils, les adjurations n’y faisaient rien. Descente de police, perquisitions [...]. Une nouvelle et double inculpation devait amener Olga Poufkine et Jean de Quelen devant le tribunal en août dernier. [...]. À la veille d’affronter les juges, le comte de Quelen se tue à Toulouse84. »
58Passons sur les clichés du genre (la femme corruptrice, le malheur s’abattant sur deux êtres d’élite...)85, qui orchestrent une « tragédie de la drogue » peut-être trop parfaite pour être crédible. Cependant, les archives judiciaires fournissent des détails qui étayent solidement ce récit de presse. On sait en effet que le couple avait été jugé, le 24 octobre1925, par le tribunal de première instance de la Seine. Né dans le xvie arrondissement de Paris, résidant dans le Faubourg Saint-Germain, le jeune comte était alors âgé de 29 ans, marié et père de deux enfants. Lui et sa maîtresse furent arrêtés pour achat de cocaïne et d’opium puis condamnés à une amende de 5 000 francs chacun86. Six ans plus tard87, c’est donc un double suicide qui clôt cette liaison tragique. Si l’on ignore ce qui s’est passé entretemps, on devine aisément que la drogue a été un facteur d’échec déterminant.
59Plus lapidaires, des rapports de police évoquent des cas de déclassement tout aussi nets, tel celui de ce jeune homme arrêté en 1937 dans un hôtel de la rue Pigalle pour trafic de stupéfiants :
« X, fils de famille, est un dévoyé qui, après avoir exercé honorablement des fonctions près le parquet de Tunis, s’est marié avec une fille soumise et, de déchéance en déchéance, a contracté l’habitude des drogues. Il se livre au commerce des stupéfiants et a déjà fait l’objet d’une inculpation de même nature88. »
60C’est peut-être dans les milieux du spectacle que l’on trouve les situations de dérives les plus poussées, car outre que la tentation des stupéfiants y est plus fréquente, les situations sont aussi plus précaires qu’ailleurs. Le brigadier Métra décrit en ces termes la trajectoire descendante d’une danseuse de music-hall :
« La nommée X [...] a déclaré avoir contracté l’habitude des stupéfiants lors d’un séjour en Extrême-Orient. Elle a donné le spectacle d’une toxicomane avancée, s’injectant des doses massives d’un mélange de cocaïne et d’héroïne. Son corps n’est qu’une plaie de piqûres et d’indurations. Elle s’injecte le poison jusque dans les mains. [...] Après une courte période de succès dans les music-halls parisiens, elle est tombée dans la plus basse des dégradations, se prêtant à toutes les abjections pour satisfaire à l’achat du poison89. »
61Amélie Buvat-Cottin évoque un cas comparable :
« X, actuellement sans domicile, est atteinte de déséquilibre mental avec perversions instinctives, amoralité absolue, abus de confiance, déchéance sociale, mythomanie et mensonge, toxicomanie. Cette malade, qui a appartenu à la grande société, a dilapidé tous ses biens ; elle vit depuis plusieurs années d’expédients, voisinant l’escroquerie. Elle est actuellement en état de vagabondage. Toxicomane invétérée et toujours intoxiquée, elle fait des dettes de tout côté et a son dossier à la police judiciaire. Dans ces conditions, elle est incapable de se conduire convenablement au dehors et constitue un véritable danger pour l’ordre public90. »
62Le contexte initial reste certes assez vague – la « grande société » désigne-t-elle les élites sociales ou un demi-monde plus interlope ? Quoi qu’il en soit, on trouve une fois encore l’exemple d’une déchéance qui a fait traverser à cette toxicomane un large spectre de l’échelle sociale, et sans qu’on entrevoie d’issue favorable, puisque le médecin traitant réclame cette fois l’internement. À la fois symptôme et cause de dérèglement personnel, la drogue semble bien accentuer parfois certains penchants à l’autodestruction. Dans la majorité des cas, pourtant, il existe une postérité à l’épisode de la toxicomanie.
La drogue : et après ?
63Quelle est l’issue d’un parcours de toxicomane quand il ne s’est soldé ni par la mort, ni par la folie ou l’internement ? Comment s’effectuent les « sorties de la toxicomanie91 » ? Quel type de séquelles sociales la drogue peut-elle laisser sur le long terme ? Une fois de plus, ces questions n’ont pu trouver que des réponses partielles, tant nous manquons de munitions documentaires pour évaluer les trajectoires dans la longue durée. Quelques témoignages épars jettent néanmoins sur ces problèmes un éclairage plein d’enseignement.
Quitter la drogue
64La relative stabilité de la moyenne d’âge des inculpés parisiens indiquait déjà, on l’a vu, un renouvellement régulier du vivier. Sauf à postuler dans leurs rangs un taux de mortalité vraiment spectaculaire et non confirmé par les sources qualitatives, elle signale bien que la plupart des individus finissent d’une manière ou d’une autre par sortir de la drogue. Même dans les situations de marginalisation poussées, on constate généralement l’extinction du cycle de consommation après une dizaine d’années en moyenne. Tombé dans le plus sordide milieu de la drogue, l’artiste lyrique évoqué par Jules Ghelerter demande ainsi à être désintoxiqué parce qu’il attend une situation en province : « X, calme, accepte volontairement sa cure et en demande lui-même la prolongation afin de consolider les résultats. Il sort guéri le 26 novembre 192892. » Comme souvent, la guérison passe ici par une rupture avec le milieu de la toxicomanie. Certes, le sevrage ne résout pas à lui seul les problèmes sociaux ou personnels antérieurs, mais il peut offrir les conditions d’une amélioration relative, du moins quand la drogue constituait le principal facteur de désordres.
65On cerne moins bien, en revanche, les conséquences d’une toxicomanie à l’échelle d’une vie entière. Quelles influences peuvent avoir le délabrement physique, les séquelles psychologiques, l’ostracisme qu’entraîne parfois une réputation d’ancien drogué ou d’ancien délinquant ? De multiples nuances distinguent évidemment les situations individuelles93. Amélie Buvat-Cottin est un des rares médecins à s’être préoccupé du destin de ses patients, le plus souvent pour mettre en valeur la réussite de la cure, mais aussi pour souligner combien le souvenir de l’intoxication peut rester prégnant, et facteur de vulnérabilité. Ainsi remarque-t-elle, à propos d’un médecin, ex-morphinomane qui a eu des démêlés avec la justice : « Le 1er janvier 1936 nous avons reçu de lui une lettre nous annonçant sa guérison persistante malgré l’épreuve décisive de la vie courante depuis un an. [...] Il insiste sur les efforts continus encore nécessaires pour se maintenir, mais affiche un solide optimisme94. » Ou encore, à propos d’une femme de médecin, également morphinomane et désintoxiquée en 1924 : « Pendant quelques années, nous avons eu de ses nouvelles ; la guérison s’était maintenue95. » À propos d’un troisième patient, la thérapeute fournit une description plus détaillée de l’évolution post-cure :
« [X] reprend avec courage sa clientèle. Au bout d’un an, il est resté guéri ; sa mère avec un dévouement intelligent et inlassable lui évite tout souci intérieur. Il nous confie cependant qu’il se sent envahi d’une tristesse infinie et il craint de retomber. Une femme à son foyer lui manque mais étant donné son intoxication il n’ose se remarier. Une jeune cousine avait autrefois vivement désiré l’épouser ; elle était encore seule, s’intéressant toujours à lui, témoignant beaucoup d’affections à ses enfants ; nous le poussons à envisager un changement de vie. Il nous quitte rasséréné ; deux mois après, nous recevons l’annonce de son mariage et depuis ce moment, nous voyons arriver chaque année des lettres heureuses de notre confrère qui ne pense plus à la morphine, mais qui poursuit sa carrière sans difficulté96. »
66La culpabilité engendrée par l’épisode de toxicomanie a provoqué ici un réflexe d’auto exclusion qui n’est surmonté que par la pression amicale de l’entourage. Même quand elle n’a pas été facteur de rejet social, l’intoxication peut rester un souvenir honteux, générateur de repli sur soi et de fragilité psychologique.
67Certaines désintoxications débouchent sur des situations de grande précarité, liée à des situations familiales problématiques. Une patiente d’Amélie Buvat-Cottin désintoxiquée en 1916 à l’âge de 61 ans va jusqu’à refuser de quitter la clinique après sa cure : « Mme X n’a plus de famille. Elle ne veut plus quitter, autant par crainte de la rechute que par horreur de la solitude la maison de santé où elle a retrouvé un équilibre perdu depuis l’adolescence. Elle reste donc dix ans à notre maison de convalescence sans toucher à l’opium97. » Guérie, psychiquement stable, l’ex-toxicomane n’en est pas moins marginalisée de fait par son veuvage, qui ferait d’elle une inadaptée en dehors de la clinique. Cette autre patiente, actrice, connaît un destin post-cure plus tragique : « Si, lorsqu’elle quitte la maison de santé, elle est débarrassée de son poison, son séjour n’a pas été assez prolongé pour agir sur son état psychique. Après son départ, nous avons reçu des lettres reconnaissantes, puis nous apprenons qu’un jour ses extravagances maniaques l’ont fait interner98. » N’oublions pas que dans l’entre-deux-guerres, l’action psychothérapeutique qui constitue aujourd’hui le pivot essentiel du suivi des ex-toxicomanes, reste indigent, ou met en œuvre des solutions souvent inadaptées. Livré à lui-même, n’ayant rien réglé des problèmes personnels qui sous-tendaient son recours aux toxiques, l’ancien drogué est peut-être plus exposé aux risques de rechute. D’autres trouveront au contraire une issue dans la religion, la vie de famille ou une rupture complète avec le milieu de vie antérieur, ce qui implique parfois un déménagement ou un départ à l’étranger.
68Quelques observations laissent soupçonner des situations de rejet durable de la part de l’entourage familial ou professionnel, l’épisode toxicomaniaque opérant alors comme une tache honteuse. Ces manifestations d’ostracisme ne vont pas toujours, heureusement, jusqu’au désir manifesté par une épouse de morphinomane de se débarrasser d’un mari devenu en tous points détestable : « La femme du patient, que l’état de son mari rendait très malheureuse, anticipant l’“exitus” de ce dernier, avait fait envoyer quatre jours auparavant à la maison de santé deux superbes couronnes mortuaires que nous n’avions pu refuser, et que nous avions pu garder jusqu’au décès99. » L’infamie peut également rejaillir sur l’entourage100, comme le révèle incidemment la lettre d’une bourgeoise de province dont le mari médecin, usager de morphine dans un cadre thérapeutique, a été, à tort et très médiatiquement, condamné pour « trafic de stupéfiants » :
« Cette publicité éhontée a eu comme résultat une suspicion de mes filles en pension, suspicion telle que je vais me voir forcée de leur faire interrompre leurs études, en raison des racontars erronés faits à l’encontre de leur père et qui ont fait le tour de la pension. [...] Mon mari n’est pas un trafiquant de morphine comme il en est accusé, mais un homme qui a été malade pendant la guerre et à qui les médecins militaires ont ordonné la morphine. Il a, malheureusement, continué de se piquer quand il souffrait. Il est actuellement à la clinique du Dr Sollier à Saint-Cloud101. »
69Ce cas rappelle les risques d’exclusion sociale que peuvent entraîner une inculpation, une condamnation pénale et, a fortiori, l’expérience de la prison.
Le stigmate pénal
70Si la question de la réinsertion sociale se pose bien entendu pour toutes les catégories de délinquants ou de criminels, elle présente dans le cas de la toxicomanie des problèmes spécifiques puisqu’elle concerne des individus également malades, et souvent sans passé délinquant préalable. Là encore, cependant, la diversité prévaut. L’épisode judiciaire reste parfois un fait isolé, sans incidence réelle, surtout quand les poursuites se sont soldées par de simples peines d’amende ou de prison avec sursis, comme c’est de plus en plus souvent le cas dans les années trente pour les usagers. Il peut même opérer, on l’a vu, comme un déclencheur de cure. En revanche, quand il y a condamnation et peine de prison, la dimension d’infamie ou de honte se trouve sans doute aggravée. Un médecin belge morphinomane vit ainsi comme un drame personnel la menace de prison que lui valent ses auto prescriptions régulières, au point d’envisager un déménagement : « Désespéré à l’idée de ce qui l’attend dans son pays, il remue ciel et terre pour s’enquérir des possibilités d’installation en France. Sa femme et ses quatre enfants sont restés dans son pays ; il tente d’y retourner ; arrêté à la frontière, il est bel et bien incarcéré102. » Le fichage des toxicomanes par la police à la suite d’une arrestation ou d’une condamnation constitue également un facteur de stigmatisation et, partant, de pérennisation de la surveillance103. Un commissaire de la PJ remarque ainsi à propos d’une prostituée anciennement toxicomane : « On ne peut prédire qu’elle ne retombera pas dans son vice, qui influe sur sa mentalité », et réclame des poursuites contre une autre qui « ex-intoxiquée, [...] vivait d’expédients et était la digne compagne de son amant, trafiquant de drogues arrêté pour escroquerie104 ». Cet acharnement semble d’ailleurs si excessif au procureur de la République qu’il doit rappeler au fonctionnaire que « la femme X ne serait qu’une ancienne toxicomane aujourd’hui désintoxiquée105 ». Mais l’on voit bien, ici, combien le réflexe policier fonctionne sur le principe du « qui a bu boira ». À peine moins caricaturaux, les rapports du brigadier Métra révèlent une tendance identique au « marquage » symbolique, comme dans cet exemple qui met en cause deux jeunes femmes de Montmartre, ancienne couturière et ancienne lingère, décrites d’entrée de jeu comme des « toxicomanes chevronnées » :
« Ces deux femmes sont des phénomènes parmi la faune des toxicomanes. À 30 ans, elles en paraissent facilement le double. Elles se sont fait une spécialité de l’apparence la plus répugnante. Elles mendient et trouvent ainsi d’importants profits nés de la pitié d’autrui. Ces deux répugnantes épaves sont incurables en raison de l’intérêt immérité qu’elles suscitent106. »
71De telles formules contribuent à réifier et pérenniser l’identité de « toxi-comane », pensée comme un destin irrémédiable. Comme pour la prostitution ou l’homosexualité, la prégnance des préjugés contribue ainsi à préorienter les biais de la répression policière, et à enfermer durablement l’individu dans sa condition délinquante et marginale en les constituant identitairement comme « déviant ». En ce sens, on peut estimer que la répression pénale, sans jouer de manière mécanique dans le sens d’une exclusion durable, a contribué à renforcer ce risque pour les catégories de consommateurs déjà les plus fragilisées.
72Cependant, si la drogue apparaît bien comme un facteur de déchéance sociale, l’analyse ne saurait être généralisée. Facteur de désordres intimes, parfois génératrice de situations d’exclusions temporaires ou partielles, la toxicomanie n’épuise que rarement la définition sociale d’un individu. Aussi les phénomènes d’exclusion véritable s’inscrivent-ils toujours dans une constellation complexe, qui excède ce seul élément. Le trafic est, à ce titre, une des voies majeures de la déviance de la drogue et, de plus en plus, le point de focalisation de la réprobation sociale.
L’émergence d’une figure concurrente de la déviance : le trafiquant de drogues
73Le régime de pénalisation et le développement d’un marché clandestin qui en a découlé contribuent à recomposer le système de représentations qu’avait élaboré le XIXe siècle autour de la figure de l’usager de drogues, de plus en plus souvent présenté comme la victime du trafiquant. Ce déplacement ne contribue-t-il pas aussi à sa réhabilitation partielle, au moins symboliquement ?
Bourreaux et victimes : le trafiquant diabolisé
« Empoisonneurs« et « corrupteurs »
74On a pu voir que les médecins commençaient à dénoncer le rôle pernicieux des trafiquants dans la propagation des toxicomanies. Sur un autre mode, journaux et romans contribuent également à faire éclore autour de ce personnage tout un faisceau d’images négatives.
75La description, notamment physique, du trafiquant mobilise très souvent le registre sémantique de l’abjection, qui l’assimile à quelque animal répugnant. Pierre Drieu La Rochelle écrit par exemple dans Le Feu follet, à propos d’un ravitaillant : « Quelque part au-dessus, un peu de peau grise, des dents fausses, des yeux de sardine. Ce fœtus était sorti mort du sein de sa mère, mais il avait été rappelé à la vie par la piqûre d’un serpent qui lui avait laissé son venin107. » La métaphore circule sous une forme proche dans le roman populaire ou dans la grande presse. À propos d’un chasseur de restaurant qui trafique de la drogue, Guy de Téramond précise ainsi : « Il avait des mains trop fines pour un homme de sa condition avec de longs doigts qui donnaient cette sensation presque répugnante qu’on éprouve à voir les tentacules de certaines bêtes équivoques108. » Et André Montiers définit en termes guère plus aimables la « tribu » des revendeurs de Montmartre : « Minable racaille des barrières, germée sur le fumier moisissant des faubourgs, ils vivaient là d’expédients et de vols, attirés comme des nécrobies sur un cadavre putrescent109. » Les journalistes ne sont pas en reste, qui, à l’exemple d’Alexis Danan, évoquent « la pègre visqueuse de champs de course, de tripots, de maisons de femme »110, ou de René Dubreuil qui s’indigne de les voir « infester » tous les milieux111.
76Ces descriptions s’ancrent dans une certaine tradition de la littérature criminelle112, qui fait la part belle à la physiognomonie – le trafiquant reflète sur ses traits la bassesse de son caractère – et aux fantasmes dégénératifs – ce commerce infâme ne peut être dû qu’à un être taré. Par là, le trafiquant est proche du souteneur, ou même de l’apache début de siècle, qui, selon Dominique Kalifa, a « l’allure générale de déchet de l’humanité, le teint hâve et blême, le masque tragique, les membres grêles, la taille malingre113 ». Pour cet historien, « [...] l’apache qui naît alors cristallise sur sa personne tant d’images et de stéréotypes qu’il en vient rapidement à symboliser toutes les formes de délinquance juvénile et urbaine. Un cadre était tracé au sein duquel allaient désormais se mouvoir les diverses figures chargées d’incarner l’autre114 ». Mais de l’apache, dont il est un lointain cousin, le revendeur de drogues n’a pas su conserver l’allure crâne, le rire frondeur, le tempérament rebelle115. Déchet humain, il incarne à l’extrême la dégénérescence supposée des milieux populaires. Aussi l’imaginaire social le dote-t-il de traits qui soulignent la vilenie de son activité : il assassine, mais sournoisement, sans la grandeur du criminel ; il prospère aussi bassement que l’usurier, sans le génie de l’escroc ou l’habileté du cambrioleur, sans même l’audace du voleur à la tire. Comme le contrebandier, auquel son activité l’apparente, il pratique un commerce illégal, mais qui porte sur des substances mortifères : on frôle la figure du sorcier, dont il est peut-être une version désacralisée, privée d’essence magique ou religieuse. Dans une enquête de 1929, Marise Querlin peut ainsi remarquer : « Je m’étais attendue à trouver la “trafiquante” dans une maison sordide et délabrée, et j’avais même imaginé qu’elle devait être une de ces sorcières affreuses dignes du Moyen Âge116. »
77Cette salve négative révèle aussi des clivages sociaux internes au monde de la délinquance, puisque ce registre est avant tout réservé aux petits revendeurs de rue, c’est-à-dire l’échelon inférieur de la hiérarchie du crime, celle qui est en contact direct avec les produits et les clients. Le gros trafiquant, lui, même s’il est dénoncé, bénéficie de sa relative invisibilité et du caractère abstrait, immatériel des illégalismes à grande échelle. C’est un « monsieur » que son éloignement des transactions de terrain protège de toute contamination dégradante. Pour Cyril et Bergé, « il a l’aspect d’un personnage cossu, ne se déplace qu’en voiture, fréquente les meilleurs restaurants, entretient des relations avantageuses, le plus souvent dans le monde des parlementaires, grâce à l’argent qu’il sait faire rouler117 ». Cocaïne, roman de Claude Henrio, met en scène une jeune fille du monde, ignorant tout des activités louches de son trafiquant de père, qui vit en grand seigneur118. Sans aller jusqu’à l’indulgence, le discours social ne se teinte jamais ici de la coloration extrêmement péjorative qu’il réserve au « marchand de mort » ou à « l’empoisonneur ».
78Ce dernier semble parfois cristalliser sur sa personne les réminiscences plus ou moins conscientes d’un imaginaire chrétien qui l’assimile au serpent tentateur, détenteur d’un pouvoir diabolique ; la métaphore des « paradis artificiels » achève de le rattacher au thème de l’Éden et de la Chute. Le doctorant Jean Goudot écrit dans ce registre que « [le trafiquant] est le tentateur qui sait consentir des sacrifices immédiats pour des profits plus lointains. Il est l’âme charitable qui, un soir de cafard, offrira gracieusement à sa victime désorientée le philtre d’oubli qu’il lui fera payer si cher, ultérieurement119 ». Dans les représentations, la victime n’est-elle d’ailleurs pas souvent une femme ? Ève corrompue qui saura, plus tard, se faire corruptrice. Poison qui révèle des secrets redoutables tout en précipitant la chute, la drogue a tout du fruit de l’arbre de la connaissance, ouvrant sur de biens sombres secrets.
Une réhabilitation parallèle du toxicomane ?
79Les représentations littéraires et médiatiques semblent par là reproduire la dichotomie toxicomane/trafiquant qu’opèrent de fait la justice et la médecine. Plus souvent que par le passé, le vice du toxicomane semble trouver son origine dans une causalité externe, celle de l’influence pernicieuse des revendeurs. « Il convient ici de distinguer entre le toxicomane, qui est le malheureux esclave de son vice [...] et le trafiquant qui édifie froidement sa fortune sur l’emprisonnement de ses contemporains », soulignent par exemple Cyril et Bergé120. Un attendu du tribunal de la Seine insiste de même sur les ravages de la cocaïne pour mieux souligner la nécessité de condamner les trafiquants : « attendu qu’il faut empêcher la propagation de cette drogue qui provoque des exaltations dangereuses suivies de la déchéance morale et physique des intoxiqués ; attendu que les vrais trafiquants doivent être frappés de peines exemplaires121. »
80La notion-clé est désormais celle de « victime », récurrente sous de nombreuses plumes. « Qu’était Mongol pour Tamara ? interroge par exemple Claude Henrio dans le roman Cocaïne. Un sinistre personnage, son mauvais génie qui, lentement, implacablement, conduisait la malheureuse à la déchéance physique et morale... au poison qui tue. Dans ses mains, Tamara n’était qu’une pauvre chose sans volonté, une victime douloureuse dans les sombres griffes d’un bourreau sans pitié122. » Certains reportages à sensation recourent au même argument :
« On ne déplorera jamais assez l’étrange mansuétude dont fait preuve la justice à l’égard des trafiquants de stupéfiants. C’est, en effet, à cette faiblesse que l’on doit d’avoir à enregistrer la mort d’un jeune étranger, fils d’un ancien diplomate suisse, qui a succombé avant-hier soir dans un building des Champs-Élysées, à la suite d’une intoxication provoquée par l’abus de la drogue123. »
81On ne peut évidemment exclure, même si cela reste difficile à prouver, que ce système de représentations influence les juges dans leur appréhension du toxicomane. De même, les médecins n’hésitent pas à mobiliser cette imagerie pour appuyer leur exigence d’une modification du système pénal en vigueur et d’un traitement plus humain des malades. Il faudra attendre l’après-Seconde Guerre mondiale, voire, en France, les années 1960, pour que se reconstruise autour de l’individu drogué une figure dégradante de l’altérité, celle du « hippie » ou du « junkie ». Dans l’entre-deux-guerres, le toxicomane apparaît avant tout comme un être déchu par la faute d’un autre.
82Cette présence en creux du trafiquant dans l’imaginaire social de la drogue nous a incité à interroger de plus près son origine et son devenir pénal. On se doute que, sans grand rapport avec les fantasmes que nous venons d’écouter, le dealer relève d’une délinquance classique, qui fait prioritairement les frais de la répression.
Le trafic de drogues, nouveau pôle délinquant124
Les inculpés pour trafic de drogues
83Les statistiques judiciaires font d’abord apparaître une population composée de strates socioprofessionnelles différentes, qui correspondent sans doute à des degrés plus ou moins grands d’implication dans la délinquance de la drogue. D’autre part, pas plus que pour le « toxicomane » la notion de « trafiquant » ou de « revendeur » ne renvoie à une catégorie stable. Elle mêle l’usager pratiquant de menues activités de revente, le petit délinquant de rue, le professionnel du « milieu », parfois le médecin « marron » ou le passeur d’occasion que ses activités ont exposé à la tentation du gain facile. On sait d’ailleurs que l’inculpation de « trafic » ou de « détention en vue de la vente » par la justice est parfois hâtive ou problématique. Globalement, on constate une certaine proximité sociologique des « trafiquants » et des usagers, signe de l’interpénétration croissante entre ces deux pôles.
Les inculpés pour vente et cession de drogues à Paris (1917-1937)
Nombre d’inculpés | % | Ensemble fichier (%) | |
Sexe | |||
– hommes | 655 | 79,39 | 70,8 |
– femmes | 170 | 20,61 | 29,2 |
État civil | |||
– célibataires | 541 | 65,58 | 63,19 |
– mariés | 216 | 26,18 | 27,29 |
– veufs, séparés, divorcés | 43 | 5,21 | 7,73 |
– non précisé | 25 | 3,03 | 1,79 |
Âge moyen | 32 ans | – | 33,4 ans |
Lieu de naissance | |||
– non précisé | 25 | 3,03 | 2,37 |
– Paris et région parisienne | 212 | 25,7 | 28,22 |
– province | 425 | 51,52 | 48,59 |
– étranger (dont colonies) | 163 | 19,75 | 20,83 |
Profession | |||
– sans ou non précisée | 119 | 14,42 | 22,33 |
– médicale ou assimilée | 73 | 8,85 | 11,02 |
– artistique et intellectuelle | 92 | 11,15 | 11,31 |
– tertiaire moyen et supérieur | 123 | 14,91 | 12,75 |
– employés | 58 | 7,03 | 7,56 |
– commerce, restauration | 140 | 16,97 | 14,77 |
– ouvriers et petits artisans | 184 | 17,25 | 17,25 |
– autres | 36 | 1,82 | 3 |
Adresse | |||
– inconnue ou non précisée | 83 | 10,06 | 10,39 |
– Paris | 628 | 76,13 | 75,65 |
(dont Grand Montmartre) | (371) | – | – |
– région parisienne | 83 | 10,06 | 10,21 |
– province | 27 | 3,27 | 3,23 |
– étranger | 4 | 0,48 | 0,52 |
Drogues concernées | |||
– cocaïne | 488 | 57,01 | 42,3 |
– haschich | 10 | 1,17 | 0,98 |
– opium | 116 | 13,55 | 12,58 |
– morphine | 87 | 10,16 | 12,35 |
– héroïne | 144 | 16,82 | 25,91 |
– autres | 8 | 0,93 | 1,56 |
– non précisé | 179 | 20,91 | 26,37 |
84Ce qui change, en revanche, d’une catégorie à l’autre, c’est le rapport de proportion entre les origines sociales, les milieux populaires étant mieux représentés dans la première que dans la seconde, les détenteurs occupant à tous points de vue une position intermédiaire. Ces trafiquants ne se distinguent guère à dire vrai de la sociologie ordinaire de la délinquance des classes laborieuses, telle qu’elle ressort par exemple du Compte général de l’administration judiciaire, ou de l’étude menée par Jean-Claude Farcy et Francis Démier pour la fin du XIXe siècle sur l’ensemble de la délinquance parisienne. Ce qui signifie que l’on a affaire à une population très majoritairement masculine (80 % du groupe), essentiellement composée de jeunes adultes, et qui déclinent prioritairement des qualifications d’ouvriers (22 %), de petits commerçants ou d’employés (14 %), enfin de métiers de la restauration et de l’hôtellerie (10 %), de professions artistico-intellectuelles et de « sans profession125 ».
85Logiquement, c’est dans cette catégorie que l’on trouve le plus faible taux de cadres supérieurs. Seule exception, les professions médicales et para-médicales, qui pratiquent une forme spécifique de « trafic ». Enfin, près de 60 % des « revendeurs » déclinent une adresse au sein du « Grand Montmartre », soit le Paris populaire du nord et du nord-est, plus particulièrement autour de la Butte et de Pigalle, sur les lieux mêmes de leur commerce. Ces éléments, couplés à l’étude de la pénalité (qui fait ressortir la rareté des peines vraiment lourdes, supérieures à un an), montrent que les « trafiquants » arrêtés et inculpés sont avant tout les petits et moyens revendeurs de détail, de milieux modestes, et qui ne pratiquent pas une délinquance à grande échelle ou véritablement professionnalisée, mais s’adonnent à de petites activités de revente plus ou moins régulières. Ce cas de figure semble particulièrement bien représenté pour les professions que leur position d’intermédiaire place en position privilégiée de passeurs, et qui se trouvent de ce fait sollicitées par les réseaux du trafic (chasseurs, serveurs, camelots, chauffeurs, voyageurs de commerce). Voici, en 1920, le procès de trois trafiquants de Pigalle, dont l’un se dit camelot, l’autre garçon boucher, le troisième marchand de vin. Accusés de trafiquer de la cocaïne dans les cafés du boulevard de Clichy, ils se sont mutuellement accusés devant le juge, les semi-grossistes cherchant à rejeter la faute sur le revendeur de rue :
« [...] attendu que le brigadier-chef Lechat et l’inspecteur Jacquot au cours de nombreuses surveillances avaient constaté que X [le camelot] vendait de la cocaïne dans le débit Panet bd de Clichy, dans la brasserie Léon et à la brasserie Cyrano ; [...] que Y dit Doudou [le marchand] remettait à X un salaire de 50 F par jour pour son trafic ; attendu que X a révélé qu’il opérait en outre pour le compte d’un autre marchand de drogues nommé Z dit Charlot [le garçon boucher] ; attendu que le brigadier Lechat a affirmé à l’instruction que Y et Z sont des trafiquants notoires de cocaïne [mais] qu’ils allèguent qu’ils sont victimes des dénonciations calomnieuses de la part de X, qu’ils n’ont jamais fait le trafic de cette drogue [...] ; attendu que les déclarations de X sont corroborées par les renseignements recueillis par la P.J. sur ces deux prévenus126. »
86Les détails de cette affaire montrent comment, le plus souvent, le commerce de détail est délégué aux membres inférieurs de la hiérarchie délinquante, qui, opérant en première ligne, risquent plus systématiquement l’arrestation. Dans ce cas précis, pourtant, la pénalité ne distingue que modérément détaillants et grossistes, puisque les premiers sont condamnés à quatre mois et 200 francs d’amende et les deux « trafiquants notoires » à six mois et 2000 francs, sans doute faute de preuves suffisantes.
87Si ce sont ces petits et moyens trafiquants qui constituent, pour l’essentiel, la clientèle des tribunaux, on devine parfois, mais plus rarement, la présence d’une pègre de haut vol. L’importance, notamment, des professions commerciales intermédiaires (voyageur de commerce, agents d’import-export...) fait parfois soupçonner des professions-écran dissimulant des trafiquants engagés dans des activités régulières de contrebande. C’est d’ailleurs dans ce groupe qu’on trouve une majorité de délits complémentaires relevant d’une délinquance professionnalisée : vol, port d’arme prohibée, infraction à interdiction de séjour. On remarquera aussi le poids non négligeable d’inculpés nés en Corse et dans les Bouches-du-Rhône, déclinant parfois une adresse dans ces départements, indices qui trahissent de véritables réseaux organisés à l’échelle du territoire, surtout à compter des années trente, quand le « milieu » s’installe à Montmartre pour y prendre le contrôle de la drogue et du proxénétisme127. Enfin, certaines affaires donnent à voir de manière ponctuelle le jugement de très gros trafiquants, souvent multi-récidivistes, ou condamnés à des peines dont la lourdeur trahit implicitement l’envergure. C’est ainsi qu’en avril 1917, le tribunal de la Seine juge un « journaliste » de 36 ans désigné comme trafiquant « international » :
« X [...], qui se livre depuis de longues années à ce commerce délictueux, se procurait à Londres des quantités importantes d’opium au prix de 48 F et 5 centimes la boîte de 200 gr qu’il revendait à ses clients habituels à des prix qui variaient de 125 à 150 F le gramme, réalisant ainsi aux dépens de la santé publique des bénéfices importants. [...] Plusieurs fois condamné par les tribunaux de Paris, Brest, Toulon, Lorient, ainsi que par la cour d’Aix pour trafic d’opium, [il] n’a jamais cessé tant à Londres qu’à Paris de se livrer à ce commerce délictueux [...] ; il recevait de nombreux envois d’argent de clients lui demandant des boîtes d’onguent et de pilules d’opium [...] et tenait à Londres une fumerie parfaitement organisée et parfaitement achalandée128. »
88On est au vrai étonné, après un tel réquisitoire, de voir l’affaire se solder par une peine extrêmement légère de quatre mois de prison ferme et de 3 000 francs d’amende. Cinq ans plus tard, ce grand récidiviste se verra plus logiquement infliger une peine de deux ans de prison et 1 000 francs d’amende, confirmée lors de l’opposition et en appel129. Ce type de profil se développera surtout dans les années trente.
89Lorsqu’il est repéré et prouvé, ce gros trafic entraîne des condamnations très lourdes, supérieures ou égales à un an. Ils sont ainsi 19 sur 825, dans notre fichier, à avoir été condamnés au maximum légal de deux ans de prison, 18 à dix-huit mois et 48 à un an. Si l’amende maximale de 10 000 francs n’a jamais été infligée dans les jugements recensés, ce sont toujours ces gros trafiquants de drogues qui se voient infliger les peines pécuniaires les plus fortes, celles-ci restant en revanche faibles, voire nulles pour les petits détaillants, généralement condamnés à des peines de prison de quelques mois. Toutefois, outre que la pénalité a varié au cours de la période, et tend, comme pour les « usagers », à s’atténuer dans les années trente, le gros des inculpés reste condamné à des peines allant de trois à six mois de prison, fermes dans 85 % des cas. De manière générale, le fichier judicaire révèle que l’application de la loi sur les stupéfiants s’est faite plutôt au détriment des classes populaires-trafiquantes, donc plutôt en faveur des usagers, qui se trouvaient aussi être, plus souvent, issus des classes moyennes et privilégiées.
Un délinquant ordinaire ?
90En dehors de ces quelques éléments statistiques, la silhouette du trafiquant reste assez floue. Loin de l’image d’une déviance anomique, le revendeur de drogues semble relever essentiellement d’une délinquance ordinaire de milieux populaires vivant au contact de populations elles-mêmes liées à la drogue – prostituées, mais aussi élites sociales et « milieux de la noce » pour les personnels de la restauration, du spectacle, et parfois, la domesticité. La relative stabilité de la moyenne d’âge du groupe au cours de la période, comme le faible taux de récidive, montrent aussi qu’il y a eu, comme pour les consommateurs, un renouvellement régulier du vivier, signe indirect du caractère instable et temporaire de cette activité. Remarquons, il est vrai, qu’elle n’exige aucun apprentissage ou savoir-faire particulier, sinon, comme l’a observé l’anthropologue Terry Williams à propos des dealers de cocaïne new-yorkais130, un minimum d’aptitudes « commerciales », de discrétion, et de capacité à maîtriser sa propre consommation si l’on est soi-même un usager. Sans doute a-t-il pu arriver que le petit trafic de rue forme le premier échelon d’une carrière délinquante débouchant sur des activités plus complexes et plus professionnelles, mais il reste difficile de les repérer dans le cadre d’une étude consacrée prioritairement aux usagers.
91Quant au trafic à grande échelle, c’est bien dans la période qu’il s’organise. À compter des années trente, les arrestations de grands trafiquants internationaux ponctuent ainsi régulièrement l’actualité : Otto Jauffman, « l’empereur des stupéfiants »131, Louis Lion, le « roi de la drogue »132, Orsini et Battestini, du « réseau corse »133, Fernandez Bacula, le « caïd de la drogue parisienne »134, tels sont quelques uns des personnages les plus saillants de cette pègre internationale dont un journal comme Paris-Soir relate les méfaits sur un mode ambigu, entre fascination et réprobation. On est loin, désormais, des figures pittoresques, quasi « artisanales », du Montmartre des années 1910, le « grand Thomas » ou « la bande à Jarzuel135 ». La drogue représente un champ d’action privilégié du crime organisé, souvent articulé à d’autres d’activités traditionnelles (contrebande, « traite des blanches »). Pour monopoliser l’attention médiatique, cette catégorie de grands délinquants reste très minoritaire dans ce que le fichier judiciaire nous révèle de l’application au quotidien de la législation sur les stupéfiants. Au bout du compte, il nous a semblé que ce sont probablement les usagers-trafiquants qui courent le plus de risques objectifs de faire converger sur eux les foudres de la réprobation judiciaire et sociale.
92Le XIXe siècle avait construit la toxicomanie comme un « destin » menant inéluctablement au crime, à la débauche ou à la mort. Pourtant, l’usager de stupéfiants restait le plus souvent un membre respectable de la communauté, que ses désordres ne mettaient pas à l’écart. C’est bien dans l’entre-deux-guerres que la répression et le commerce clandestin génèrent une délinquance spécifique de la toxicomanie qui a pu contribuer à marginaliser certains individus. Ne concernant qu’une minorité, cet underworld de la drogue demeure circonscrit à quelques poches géographiques et sociales. Aussi reste-t-il difficile de définir le toxicomane de l’entre-deux-guerres comme un marginal ou un exclu, même si les processus menant à la déviance ou à la déchéance nous ont semblé s’accélérer dans la période, autant du fait de la répression que d’une progressive désaffection sociale vis à vis des drogues.
Notes de bas de page
1 D. Schnapper, « Intégration et exclusion dans les sociétés modernes », dans L’exclusion, l’état des savoirs, S. Paugam (dir.), Paris, Éditions de la Découverte, 1996, p. 23.
2 Cf. R. Castel (dir.), Les sorties de la toxicomanie, ministère des Affaires Étrangères, avril 1992, p. 14.
3 Cf. H. S. Becker, Outsiders, 1963, Paris, A.M. Métailié, 1985.
4 Sur cette question, voir les remarques de R. Castel à propos des marginaux de l’époque moderne : « Il est concevable que ces populations coupées des formes de vie communes aient eu tendance à bricoler pour leur compte des formes différentes de sociabilité », « Les marginaux dans l’histoire » dans L’exclusion..., op. cit., p. 34. Sociologues et anthropologues soulignent combien le toxicomane est souvent intégré de fait à un univers qui, bien que marginal, l’oblige à adopter un comportement actif et socialisé (impliquant revenus réguliers, approvisionnement, liens avec le fournisseur et d’autres drogués...) Voir par exemple F. Vedelago, « La carrière sociale du toxicomane » dans A. Ogien et P. Mignon, La demande sociale de drogues, Paris, La Documentation française, 1994, p. 63-71. Le toxicomane n’est que rarement une figure d’exclu ou de marginal solitaire.
5 Avec l’exception notable du Journal de Mireille Havet, déjà évoqué.
6 Cf. S. Brochu et N. Brunelle, « Toxicomanie et délinquance, une question de style de vie ? », Psychotropes, décembre 1997, vol. 3, no 4, p. 107-125.
7 Cf. la distinction opérée par M.-D. Barré dans Toxicomanie et délinquance, CESDIP, ministère de la Justice, novembre 1994.
8 Paris-Soir, 30 mai 1924.
9 Paris-Soir, 25 octobre 1932.
10 Paris-Soir, 3 juin 1934.
11 Paris-Soir, 25 août 1935.
12 M.-D. Barré, op. cit., p. 17.
13 Ibid., p. 22 : « Constater que beaucoup d’usagers de stupéfiants sont aussi impliqués dans des affaires de délinquance ne permet pas d’inférer que les délinquants sont tout aussi fréquemment des toxicomanes. »
14 M.-D. Barré (ibid., p. 21) s’interroge : « Qu’est-ce qui précède quoi, quel comportement provoque quel autre ? »
15 B. Logre, op. cit., p. 123.
16 M.-D. Barré estime néanmoins que le problème de la délinquance comportementale est souvent sous-estimée par nombre d’auteurs spécialistes des toxicomanies dans une visée anti-prohibitionniste, op. cit., p. 20.
17 J. Ghelerter, op. cit., p. 39.
18 Ibid., p. 59.
19 J. Ghelerter, op. cit., p. 115.
20 Voir annexes.
21 AD Seine, D1 U6 2154, 10e c.c., 28 octobre 1927.
22 J. Ghelerter, op. cit., p. 48.
23 Ibid., p. 24.
24 Ibid., p. 52.
25 Ibid., p. 56.
26 Ibid., p. 28.
27 Ibid., p. 32.
28 Ibid., p. 60.
29 Ibid., p. 45.
30 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 114.
31 Ibid., p. 122.
32 J. Perrin, op. cit., p. 63.
33 Ibid. p. 65.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 62.
36 Ibid.
37 Voir par exemple A. Montiers, Les petites « visionnaires », op. cit.
38 A.N. F7 14 832, rapport du 19 juin 1935.
39 Ibid., rapport du 10 février 1936.
40 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/65, rapport du commissaire, 2 mars 1938.
41 AD Bouches-du-Rhône, 208U31/43, Toulon, 1929/1931.
42 AN BB18 6857 103BL75, Préfecture de police, Direction de la PJ, rapport du Commissaire Lefèvre, 6 mars 1936.
43 J. Perrin, op. cit., p. 67-68.
44 F. Tamagne, op. cit., p. 511. Sur ce point, voir également pour la période antérieure, R. Révenin, Homosexualité et prostitution masculine à Paris, 1870-1918, Paris, L’Harmattan, 2005.
45 AN F7 14 832, rapport du brigadier Métra du 19 juin 1935.
46 Ibid., rapport du 1er août 1935. Par « pédéraste professionnel », il faut comprendre se livrant à la prostitution.
47 Ibid., rapport du 4 novembre 1935.
48 Voir infra.
49 Cf. E. Retaillaud-Bajac, op. cit.
50 La toxicomanie..., op. cit., p. 62-67.
51 Ibid., p. 62-63.
52 Cf. A. Lindensmith, op. cit.
53 À noter que le terme le plus fréquemment employé dans la période est « intoxiqué ». « Toxicomane » reste assez rare dans la littérature généraliste et apparaît essentiellement sous la plume des médecins. « Drogué » est moins usité.
54 Voir par exemple la correspondance de Jean Cocteau, de Mireille Havet ou de Klaus Mann.
55 AD Bouches-du-Rhône, 208U31/4, lettre de Mme X à une prostituée toulonnaise, La Rochelle, 5 février 1923.
56 Op. cit., p. 103 et suiv.
57 J. Ghelerter, op. cit., p. 153.
58 A.D. Seine, D1 U6 3373, 3 décembre 1937, 10e c.c.
59 A.N. F7 14 832, rapport du 28 juin 1937.
60 Ibid., rapport du 7 juillet 1936.
61 J. Ghelerter, op. cit., p. 46.
62 A.N. F7 14 837, Sûreté générale, rapport du commissaire de la police mobile, 2 juillet 1931.
63 Archives de la Préfecture de police, main courante du 19 novembre 1921.
64 AN BB18 2488 (2), « Le trafic de la cocaïne », coupure du Petit Niçois, 16 janvier 1923.
65 AD Bouches-du-Rhône, 403U63, 26 mai 1937.
66 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 64.
67 Ibid.
68 Ibid.
69 Ibid.
70 Ibid. Depuis le XIXe siècle, surmenage et stress professionnel servent de justification banale à la toxicomanie des professions médicales (cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 207).
71 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 48.
72 J. Ghelerter, op. cit., p. 38.
73 Ibid., observation xxxvi.
74 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 86.
75 Ibid., p. 88.
76 Ibid.
77 Ibid.,
78 Ibid., p. 89.
79 Ibid.
80 Ibid., p. 122. Il s’agit selon toute vraisemblance du frère aîné de Sacha Guitry, Jean Guitry, déjà jugé à Paris en 1917. Cf. AD Seine, D1 U6 1403, 14 mai 1917, 10e c.c.
81 Ibid., p. 123.
82 Ibid., p. 124.
83 Cf. E. Retaillaud-Bajac, Mireille Havet..., op. cit.
84 Paris-Soir, 8 novembre 1931.
85 Voir sur une trame très proche le roman de G. de Teramond, Les drames de la cocaïne, op. cit.
86 A.D. Seine, D1U6 1968, 24 octobre 1925, 10e c.c.
87 Le deuxième jugement d’Olga Poufkine a été prononcé le 22 mai 1931.
88 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 31 mai 1937.
89 Ibid., rapport du 28 juin 1937.
90 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 52.
91 Cf. R. Castel (dir.), op. cit.
92 J. Ghelerter, op. cit., p. 67.
93 Voir le cas de Léon Pierre-Quint, Journal..., op. cit.
94 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 47.
95 Ibid.
96 Ibid., p. 68.
97 Ibid., p. 65-66.
98 Ibid., p. 82.
99 Ibid., p. 57.
100 Voir les remarques d’E. Goffman, op. cit., p. 43-44.
101 A.N. BB18 2488(2), lettre de Mme X au Garde des Sceaux, Amiens (mai 1923 ?).
102 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 47.
103 On remarquera que les abcès nombreux qu’occasionne la pratique de l’injection et qui constituent de nos jours autant de stigmates signalant la « présomption d’usage » (voir les remarques d’E. Goffman, op. cit., p. 112-113), commencent dans l’entre-deux-guerres à ressortir au regard des autorités du registre de l’indice. Nous y avons trouvé quelques allusions dans les comptes rendus de police ou dans les attendus judiciaires, comme cette description, qui témoigne d’une attention spécifique à l’aspect physique de l’inculpé : « X est un morphinomane invétéré [...]. Son aspect physique démontre nettement sa tare : des photographies de lui remontant à quelques années le montrent comme un homme fort et puissant, à la figure ronde et pleine ; actuellement, il est décharné et flotte dans ses vêtements. Il dit avoir perdu près de 50 kilos depuis trois ans » (AN F7 14837, rapport du Commissaire divisionnaire d’Orléans au juge d’instruction, 3 octobre 1930). Signalons également cette remarque d’un cocaïno-morphinomane écrivant à son médecin vers 1915 après son entrée à l’armée : « J’ai la satisfaction de vous annoncer qu’ayant passé récemment l’épreuve du conseil de révision, j’ai été déclaré apte pour le service armé. Inutile de vous dire que mon anatomie toute constellée de taches bleues, noires ou violettes fut l’objet d’une légitime curiosité. » Non décelée ou insuffisante pour justifier, surtout en ces temps de mobilisation intensive, l’inaptitude, la toxicomanie ne semble pas faire pas encore partie, en tant que maladie sociale, de l’horizon d’attente des autorités militaires.
104 AN BB18 6857 103BL75, 6 mars 1936.
105 Ibid., Rapport du procureur de la République, substitut de la Seine, 7 juin 1936.
106 AN F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 27 décembre 1937. C’est nous qui soulignons.
107 P. Drieu la Rochelle, op. cit., p. 100-101.
108 G. de Téramond, op. cit., p. 11.
109 A. Montiers, op. cit., p. 21-22.
110 A. Danan, « Vivre, vivre ! », Paris-Soir, 16 décembre 1934.
111 R. Dubrueil, « Les chevaliers de la coco », Paris-Soir, 4 septembre 1929, p. 3.
112 Voir D. Kalifa, op. cit.
113 Ibid., p. 157.
114 Ibid., p. 302.
115 Cf. M. Perrot qui remarque : « Ils ont [...] suscité l’admiration, l’envie d’une fraction de la jeunesse des classes populaires qui cherche à s’identifier à eux, ne serait-ce que par l’allure, le costume », dans Les marginaux..., op. cit., p. 389.
116 M. Querlin, op. cit., p. 120.
117 V. Cyril et Dr Bergé, op. cit., p. 51.
118 Op. cit., 1924.
119 J. Goudot, op. cit., p. 54.
120 Ibid., p. 279.
121 AD Seine D1 U6 1540, 10e c.c., 21 avril 1920.
122 C. Henrio, op. cit., p. 25.
123 R. Delpêche, « Le fils d’un ancien diplomate suisse meurt intoxiqué », Paris-Soir, 17 juin 1937, p. 9.
124 À titre de comparaison, on renverra à l’étude de l’ethnologue américain Terry Williams, Cocaïne kids, Paris, Gallimard, 1990, qui a séjourné plusieurs années parmi des dealers de crack new-yorkais.
125 À relier surtout à la structure par sexes puisque les « sans profession » sont majoritairement des femmes.
126 AD Seine, D1 U 6 1560, 12 août 1920, 10e c.c.
127 Cf. L. Chevalier, Montmartre..., op. cit., p. 426 et suiv.
128 AD Seine, D1 U6 1398, 13 avril 1917, 8e c.c.
129 AD Seine, D1 U6 1601 et 1792, 12 avril et 26 juillet 1923, 10e c.c.
130 Cf. T. Williams, op. cit.
131 Cf. Paris-Soir, 25 janvier 1935, p. 5.
132 Cf. Paris-Soir, 21 juin et 1er juillet 1938.
133 Cf. Paris-Soir, 18 octobre 1935, p. 1.
134 Cf. Paris-Soir, 4 juin 1938, p. 5.
135 Cf. C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 250-251.
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