Chapitre VII. Drogues et création : la fin de l’innocence
p. 325-364
Texte intégral
1Au siècle précédent, l’intérêt qu’ont suscité en Occident les modificateurs de conscience devait beaucoup à la médiation du regard des créateurs, dont les curiosités ont alimenté, tout au long du siècle, une littérature foisonnante. Par comparaison, les premières décennies du XXe siècle apparaissent comme un temps de reflux1. Leçons tirées des premières grandes dérives toxicomaniaques ? Lucidité quant aux limites et aux impasses d’un « art sous dépendance »2 ? Crispation face à la criminalisation du monde de la drogue, aux effets pervers de la pénalisation ? Déplacement vers de nouvelles recherches, de nouveaux modes d’expression qui excluent ou concurrencent l’usage d’excitants chimiques ? Complexe dans ses origines, cette évolution se traduit par une méfiance croissante à l’égard des paradis artificiels, par la tonalité plus pessimiste des prises de position, par un rejet explicite du monde crapuleux de la drogue, parfois teinté de nostalgie pour la « Belle Époque de l’opium ». Si de nombreux écrivains et artistes, des années vingt aux années trente, restent tentés par le « voyage », à titre expérimental ou récréatif, le temps de l’innocence n’est plus.
2On a donc cherché ici à dialectiser la relation entre la mosaïque des expériences singulières et la tonalité du climat général, pour montrer que si des peintres, des écrivains, des poètes, parfois aussi des artistes lyriques ou dramatiques, ont continué à rechercher dans les paradis artificiels des dérèglements féconds ou des refuges salvateurs, l’entre-deux-guerres renonce le plus souvent à les idéaliser ou à les exalter. On retrouverait donc, dans cette sphère, la dégradation qui est celle du monde de la drogue dans son ensemble.
Figures de la drogue littéraire et artistique : des usages pluriels
Mutations
Drogues et bohème
3Au siècle précédent, les écrits baudelairiens ou rimbaldiens, entre autres, ont contribué à faire de l’expérimentation des psychotropes un passage obligé de toute vie d’artiste. Comme le remarque Jérold Seigel, les projets de ces deux poètes « avaient en commun toute une série de moyens : excitation et expérimentation érotiques, drogues, alcool, humiliation, flirt avec la folie3 ». À cette caution littéraire qui permit souvent de légitimer bien des ivresses, d’ennoblir bien des « défonces », a pu s’ajouter le désir de « théâtraliser le rejet de la vie bourgeoise » qui caractérise, pour l’auteur, l’appartenance à la bohème. Cette « théâtralisation », qui peut se manifester par le débraillé ou l’excentricité vestimentaires, par le mépris ostentatoire du confort matériel, par la liberté des mœurs, notamment sexuelles, par des opinions politiques volontiers radicales, passe aussi de plus en plus, au XIXe siècle, par des excès toxiques divers, alcool, tabac, drogues4. Antidotes à la mesure bourgeoise, ces consommations peuvent exprimer l’excès ou le dérèglement mais témoigner aussi, non sans prise de risque, d’une volonté d’engagement dans l’introspection créative.
4Cette diffusion des drogues dans les milieux littéraires et artistiques est devenue, au début du XXe siècle, si courante, qu’elle fait presque figure de convention. Les artistes forment d’ailleurs un pôle important, on l’a vu, de la sociologie des toxicomanies. Il ne s’agit pas, en ce sens, d’effectuer un recensement des usagers de cette catégorie, car dans bien des cas, leur consommation ne fait que s’inscrire dans une sociabilité amicale et festive, et ne se distingue guère de celle du commun des mortels. On a plutôt cherché, à travers l’étude des trajectoires les plus significatives, à dresser une typologie des gestes et des parcours, mais aussi à repérer les discours les plus représentatifs ou les plus innovants. Car les créateurs, et tout particulièrement les écrivains, ont sur les autres groupes sociaux un avantage décisif : la capacité de représenter, de styliser, d’interpréter leur lien à la drogue, ce qui rend évidemment leur témoignage plus saillant. Avant d’évoquer ces figures dans leur singularité, rappelons brièvement les nouveaux axes de la période.
Changement de scène
5Dans l’entre-deux-guerres, le lien initial à la drogue n’est plus que très rarement thérapeutique – avec quelques exceptions notables, celles de Joë Bousquet ou d’Antonin Artaud. Contrairement aux écrivains anglais du début du XIXe siècle5 ou français des années 18506, les créateurs de l’entre-deux-guerres, lorsqu’ils usent de stupéfiants, le font pour la plupart dans le cadre d’une pratique récréative ou expérimentale volontairement assumée. Ils le font également sous le patronage plus ou moins revendiqué des « grands ancêtres », à l’intérieur d’une tradition littéraire – plutôt que picturale ou musicale – représentée par les plumes les plus prestigieuses, celles de Thomas De Quincey, de Charles Baudelaire, de Théophile Gautier ou d’Arthur Rimbaud, pour ne citer que les plus célèbres. Fascinants, ces précédents ont pu susciter des vocations mais aussi émousser les désirs, en les détournant d’expériences déjà rebattues et stéréotypées. Les « moteurs à rêves » (opium, haschich) du siècle précédent sont d’ailleurs moins facilement disponibles, même si c’est probablement dans ces milieux que leur usage a perduré le plus longtemps. La cocaïne, l’héroïne ont-elles le pouvoir de renouveler les attentes, de façonner des expériences originales, de répondre aux mutations de la sensibilité esthétique ? Ou bien leur ivresse jugée moins noble, leurs rituels sans poésie les excluent-ils a priori de toute démarche créatrice ?
6La nouvelle donne pénale doit être également prise en compte. L’interdit posé par la loi renforce de fait le caractère subversif de la pratique, même si le désir de transgression n’est pas toujours premier ni même présent dans l’acte de consommer des stupéfiants. On constate cependant que la question du statut légal du toxicomane devient plus souvent un objet de questionnement. D’esthétique, la réflexion s’infléchit ainsi vers l’éthique, voire la politique. En outre, comme le remarque, Jerold Seigel, depuis la fin du XIXe siècle, la définition même de l’artiste passe de plus en plus par le désir d’abolir les frontières entre l’art et la vie, puisque désormais « [...] le travail de l’artiste en tant que producteur d’objets se fondait avec – et se dissolvait dans – une vie consacrée à marquer ses distances7 avec la société traditionnelle ». Cette évolution marque le passage de la bohème – comme envers, mais aussi comme vestibule, de la vie bourgeoise – aux avant-gardes – en rupture plus affirmée avec les normes sociales. Sans forcément s’inscrire dans un tel projet, la drogue figure dans son horizon de possibilité, puisque cet engagement passe par la mise à l’épreuve des facultés corporelles. Arthur Rimbaud fut l’un des premiers à réclamer, non sans malentendu, la mise en œuvre d’un « dérèglement raisonné de tous les sens » propice, selon lui, à la création poétique8. Beaucoup, au XXe siècle, tentent de le prendre au mot, même si les drogues ne sont, dans cette entreprise, qu’un accessoire parmi d’autres. Dans l’entre-deux-guerres, s’ils sont nombreux à en avoir tâté, peu en ont fait un axe déterminant de leur travail et beaucoup n’y ont vu qu’un mirage sans intérêt. Quelques-uns cependant, ont trouvé dans les stupéfiants, pendant quelques années ou quelques décennies, soit un médium d’exploration mentale, soit un véritable un art de vivre, soit encore un refuge existentiel contre la dépression ou la souffrance physique. Commençons par évoquer ceux pour qui la drogue est resté un moyen privilégié de connaissance, même s’ils ne furent pas les plus nombreux.
Transgressions, expérimentations, explorations
Le Grand Jeu et les drogues : une « métaphysique expérimentale »9
7En 1922, au lycée de Reims, quatre jeunes gens de la classe de troisième, Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, Roger Vailland et Robert Meyrat, fondent, en même temps qu’une revue poétique, un mouvement baptisé le « Simplisme », conçu comme une véritable aventure métaphysique10. Grands lecteurs de Rimbaud et de Jarry, les Simplistes se revendiquent de leurs aînés surréalistes, tout en souhaitant infléchir le projet de Breton vers une tonalité plus sombre et parfois plus mystique.
8Les quatre jeunes gens – bientôt cinq avec la rencontre du parisien Pierre Minet – se réunissent régulièrement pour écrire, discuter mais aussi pour effectuer différentes expériences destinées à tester les limites de leur sensibilité corporelle ou de leurs états de conscience : exercices de dédoublement, de rêve éveillé, de paramnésie, de vision paroptique11. À cette fin, les stupéfiants sont également mobilisés. Dès l’âge de 14 ans, Roger Gilbert-Lecomte a, semble-t-il, pris l’habitude de soudoyer une préparatrice en pharmacie pour obtenir diverses substances psychotropes12. À partir de 1925, les jeunes gens, alors âgés de 17-18 ans, fument régulièrement l’opium chez un avocat de Reims13. Simple transgression adolescente au départ, l’expérimentation des drogues débouche progressivement sur un enseignement plus décisif. Pour ces jeunes gens pétris de culture littéraire, attentifs à l’effervescence des avant-gardes, la drogue devient en effet un moyen privilégié de mettre en œuvre le dérèglement rimbaldien, non seulement des sens, mais de tout l’être, entreprise qui mobilise depuis l’origine leurs curiosités. « C’est pour cette glissade sur le dos vers un vertige des âmes que nous aimons le surréalisme – au même titre que l’opium, note par exemple le principal théoricien du groupe René Daumal. Nous sommes surréalistes, à des nuances près. Le propre du surréalisme est de placer l’homme dans un état exceptionnellement réceptif et instable [...]14. »
9Convoqué à de vastes fins expérimentales, l’usage des modificateurs de conscience15 trouve une application privilégiée dans l’ordre de l’écriture et de la création poétique, précisément parce que la poésie se définit pour ces jeunes poètes des années folles non comme une forme littéraire procédant d’un travail contrôlé, mais comme une confrontation violente, exacerbée, au matériau même du langage. Y parvenir suppose de mettre au défiles modes ordinaires de la perception et de la conscience, ce à quoi insiste René Daumal dans une lettre de 1926 : « La rage humaine de “vouloir dire quelque chose” glisse des mots impurs dans l’harmonie retrouvée – d’autant plus que ce qui veut s’exprimer est moins conscient, moins directement senti, et que je suis plus éveillé à la vie humaine ; d’où : d’abord rechercher le plus d’inconscience, pour cela par exemple endormir l’intelligence (l’opium et autres drogues sont des moyens propres à y parvenir [...])16. » La disqualification de la raison et de la volonté, la soumission aux puissances de l’inconscient sont il est vrai, les axiomes intellectuels dominants d’une époque malmenée par la cataclysme militaire et travaillée par les premières retombées de la psychanalyse.
10À cette date, les jeunes Rémois ont réussi à entrer en contact avec le groupe surréaliste, fondé deux ans plus tôt, et se livrent régulièrement à la panoplie des exercices pratiqués par Breton et ses amis : écriture automatique, écoute et transcription de rêves, sommeils artificiels... Leur obstination à mobiliser les stupéfiants distinguent toutefois nettement les deux mouvements, puisque, nous y reviendrons, les surréalistes récusent pour leur part cette voie d’exploration de l’inconscient. René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et leurs amis, eux, peaufinent les expériences de l’adolescence et précisent dans divers écrits les vertus qu’ils prêtent aux modificateurs de conscience : en parasitant le sens logique, en favorisant des rapprochement inattendus d’images ou de vocables, en accélérant les enchaînements d’idées, les drogues libèrent l’imaginaire, fouettent la pensée, zèbrent la langue d’éclairs explosifs ou discordants. Malheureusement, si les membres du groupe ont souvent évoqué leurs expériences, ils n’ont pas produit sur cette question de texte à valeur programmatique, et n’en ont guère spécifié les modalités. La démarche impliquait-elle des tentatives d’écriture directe, « sous influence », à l’exemple de ce que tentera Henri Michaux deux décennies plus tard17 ? Ou bien la drogue n’est-elle qu’un simple accessoire dans un processus de déstabilisation qui emprunte toutes les voies offertes ?
11Expérimentateurs résolus, les jeunes Rémois n’ont pas cantonné leurs recherche aux exercices littéraires, souhaitant là encore se démarquer de leurs aînés surréalistes, jugés trop prisonniers de la matrice poétique traditionnelle. En 1927, le Grand Jeu succède au Simplisme. Systématisant les orientations précédentes, le mouvement s’adosse à une revue, dont le premier numéro paraît en mars 1928. À cette date, le noyau rémois d’origine s’est étoffé d’une vingtaine de personnes18. Les activités se diversifient, touchant aussi bien à la poésie qu’à la réflexion philosophique, au dessin ou à la peinture. Joseph Sima, peintre le plus représentatif du mouvement, a su retranscrire dans ses toiles les états oniriques « abstraits » que les membres du groupe cherchaient à atteindre19.
12Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal précisent peu à peu le projet philosophique du Grand Jeu20 : sa finalité ultime est d’explorer l’Être, l’Absolu, qu’il se nomme Dieu ou Mort, en cherchant notamment à approcher au plus près l’état pré-natal ou post-mortuaire. Des « stupéfiants » atypiques sont alors mobilisés, tels l’éther ou le tétrachlorure de carbone21. Leur violence d’effet permet de mettre en œuvre une « métaphysique expérimentale », qui débouche sur une véritable confrontation avec la mort22. Cependant, si ces drogues favorisent l’expérience, elles ne sauraient être désignées comme des instruments d’initiation privilégiées : simples outils parmi d’autres – René Daumal considère qu’il est possible d’atteindre les mêmes résultats avec « [...] certains commencements d’asphyxie, de narcoses, certains états fébriles »23 –, elles ne sont fécondes que pour les individus dotés d’un complexe psychique exceptionnellement réceptif : « [...] il existe de nombreux éthéromanes qui ignorent tout de cette révélation, précise encore Daumal ; sans doute parce que, parvenus à ce point critique, ils ne peuvent plus penser et s’endorment. Autrement, ce désespoir, cette souffrance plus qu’humaine les guérirait vite de leur manie : il est impossible à un homme de subir cela d’une façon quotidienne. [...]. C’est pourquoi la possibilité, pour un homme, d’une expérience telle que celle dont je parle est tout à fait contradictoire avec le goût des stupéfiants24. »
13Les expériences du Grand Jeu ouvrent donc un nouveau chapitre de l’histoire des expériences sous psychotrapes. On n’est plus, ici, dans la tonalité mi-fantastique, mi-sensualiste des fantasia du Club des Haschichins, pas plus que dans celle, ouatée et onirique, de l’opiomanie de la Belle Époque. Le questionnement et les effets sont à la fois plus vitaux et plus extrêmes, autant en raison de la nature des produits utilisés que des attentes qui président à l’aventure. Avec le Grand Jeu, les drogues n’ouvrent plus sur de riants ou curieux paysages, elles introduisent aux ténèbres.
14Limitées dans le temps et balisées par un protocole rigoureux (comme, à la même époque, chez Walter Benjamin25 ou, plus tard, chez Henri Michaux), ces expérience ne sauraient d’ailleurs déboucher sur une apologie des stupéfiants, qui demeurent un simple instrument, jamais une fin en soi, et moins encore une jouissance ou un plaisir. Un temps accroché à l’opium – il dut subir une cure de désintoxication au début des années trente – René Daumal sut, globalement, se garder des pièges de la toxicomanie26. Au terme d’une trajectoire individuelle qui prolonge plutôt qu’elle ne désavoue les recherches des années vingt, il se consacrera par la suite à l’étude des philosophies orientales, avant de mourir, en 1944, de la tuberculose.
15Les bricolages expérimentaux se sont révélés plus coûteux pour Roger Gilbert-Lecomte, dont on a choisi d’étudier à part l’évolution personnelle, puisqu’elle bifurque hors du cadre de la drogue expérimentale27. Une brouille entre les deux amis fit d’ailleurs éclater le groupe en 1932. Roger Vailland, lui, s’était volontairement exclu du mouvement dès 1929, à la suite d’un humiliant conflit public avec André Breton. Grand traumatisme de sa vie, cet épisode déprimant l’incita à forcer sa consommation de drogues, notamment d’héroïne en injections28. Devenu toxicomane pour une longue décennie, Vailland évoquera parfois son expérience en filigrane de son œuvre de romancier29, mais sa dépendance aux stupéfiants revêt dès lors une signification plus banale qu’au temps des expérimentations du Grand Jeu. Inscrite dans la sociabilité littéraire (il fuma parfois l’opium avec Cocteau30), elle fut surtout un palliatif à ses failles intimes31 : non plus le lieu d’un défi ou d’une révolte, mais une vulgaire béquille.
16De tous les créateurs de l’entre-deux-guerres, les jeunes membres du Grand Jeu furent sans doute ceux qui poussèrent le plus loin, la dimension expérimentale de l’usage des modificateurs de conscience. On la retrouve pourtant dans des démarches moins extrêmistes. Peu connu, mais auteur d’une œuvre exigeante et admirée en son temps par les esprits les plus brillants, Joë Bousquet offre l’exemple d’une toxicomanie d’origine essentiellement thérapeutique, mais qui n’en a pas moins irrigué une réflexion originale sur les pouvoirs métaphysiques et esthétiques des paradis artificiels.
Joë Bousquet, le reclus
17Né en 1897 à Narbonne32, Joë Bousquet a grandi à Carcassonne dans une famille aisée, imprégnée de culture littéraire et artistique. Précocement sensibilisé à la peinture et à la poésie, le futur écrivain mena la jeunesse insouciante d’un dilettante aisé, qui lui fit croiser une première fois la drogue dans les salons littéraires de la ville : l’opium était à la mode, sa première maîtresse l’y aurait initié33. Mais c’est le drame de la Grande Guerre qui, indirectement, va le mener à la toxicomanie. Le 27 mai 1918, le jeune soldat de 21 ans est blessé à Vailly. Luttant plusieurs mois entre la vie et la mort, il « prit le parti de renoncer définitivement à réduire sa blessure »34 et se retira, paralysé des membres inférieurs, à Carcassonne, dans une maison qu’il ne quittera plus que pour quelques rares et périlleuses équipées en automobile. Enfermé dans une chambre aux volets clos, il trouve un exutoire dans l’écriture et commence à publier des récits entre autobiographie et essais philosophiques. Son talent manifeste lui attire vite l’estime des plus grands. D’André Gide à Paul Valéry, d’André Breton à Paul Éluard, de Max Ernst à Hans Bellmer, le Tout-Paris des arts et des lettres n’hésite pas à faire le déplacement dans le sud-ouest pour rendre visite au « reclus de Carcassonne », personnage fascinant et tragique qui reçoit dans son lit et se dépeint volontiers comme un « monstre de foire ».
18Victime de terribles douleurs chroniques, le poète doit consommer régulièrement d’importantes quantités d’opiacés, qui le rendent vite dépendant35. Mais Joë Bousquet n’est pas un vulgaire toxicomane : sa solitude, sa sensibilité exacerbée, son lien quasi mystique à l’écriture, l’incitent à analyser les effets de ces produits dans un esprit de curiosité expérimentale et de réflexion philosophique. Dépassant le simple usage médical, il observe avec minutie les différentes modifications des états de conscience que provoquent en lui les antalgiques opiacés, puis cherche volontairement à se procurer d’autres drogues (morphine, cocaïne, opium...), qu’il obtient par ses amis ou par un réseau chinois36.
19Il affirme connaître grâce à elles des états flottants, des effets de « décollement » du réel, qui ouvrent la voie à l’introspection, déploient les mots et les idées, placent sa conscience dans un état exceptionnellement réceptif. Aussi la réclusion, la douleur physique, la frustration sexuelle et les drogues conjuguent-elles leurs effets pour créer les conditions d’une expérience particulièrement aiguisée de l’être, dont l’auteur va nourrir son œuvre. Pour Max Milner, « l’usage qu’il fit de la drogue pour atteindre un état en quelque sorte prénatal [...] rappelle le but auquel tendaient les membres du Grand Jeu37 ». Le critique René Nelli précise : « Le goût des stupéfiants n’est pas venu à Bousquet à la suite et en compensation de son infirmité. La drogue entrait pour lui en composition avec l’amour, la poésie vécue et l’excitation terrible de la guerre. Elle avait toujours été en harmonie avec sa volonté de refuser la vie et de n’en accepter la réalité que sous son aspect non pas transcendant mais “autre”, non pas illusoire mais “panique”38. » Comme pour les membres du Grand Jeu, ces états pouvaient d’ailleurs être atteints par d’autres pratiques, l’écriture ou de la réflexion intellectuelle notamment39.
20Ces considérations sur la drogue sont plus particulièrement développées dans un ouvrage publié en 1936, La tisane de sarments. Le titre est une allusion cryptée à la cocaïne, drogue que Bousquet chérissait entre toutes et qu’il consommait parfois sous forme de décoctions. Elle constitue pour lui un moyen d’accès au « monde irrationnel, prophétique (négateur de toute chronologie), tel qu’il ne puisse être absorbé que par ceux qui ont intériorisé le temps, effacé les limites du “moi” et cherché leur être véritable dans l’amour du Dieu impensable qui est la mort40 ». D’où son statut ambivalent, à la fois instrument de connaissance, mais aussi piège et vecteur de dangers : « C’était un philtre qui donnait tout ce qu’on n’avait pas, mais avec une magnificence si épuisante qu’il n’était plus possible de rien obtenir par la suite d’une façon naturelle41. » Résonnent ici des échos baudelairiens : la drogue est mirage, artifice, impuissance. Mais comme pour René Daumal et ses amis, la tonalité morbide est plus accentuée, aiguisée par l’expérience de la maladie et de la réclusion. La drogue lui inspirera d’ailleurs plusieurs fois la tentation du suicide, comme il le reconnaît dans un ouvrage un peu plus tardif, Traduit du silence42. Mais ce sont essentiellement la maladie et l’épuisement qui mettront un terme à son existence, le 28 septembre 1950.
21Comme René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, quoique avec une sensibilité toute personnelle, Joë Bousquet offre l’exemple d’une vie atypique et meurtrie, où la drogue a nourri et accentué un rapport exacerbé à l’existence. Cet état douloureux mais intense, qui fut pour certains la condition même de la création artistique et littéraire, n’a pas toujours pris des formes aussi radicales. Ainsi pourra-t-on évoquer, en contrepoint, les aventures toxiques du couple d’amis que formèrent le poète Robert Desnos et le peintre Georges Malkine, non dénuées d’une dimension expérimentale, mais sur un mode plus ludique, dans les premiers temps du moins.
Robert Desnos et Georges Malkine, sociabilité et recherches des avant-gardes
22Né à Paris en 190043 dans une famille de commerçants des Halles, Robert Desnos se voue dès 19 ans, sous l’influence de Benjamin Perret, à l’écriture poétique. L’un de ses premiers poèmes s’intitule précisément l’Ode à Coco44, jeu virtuose sur le langage et sur la polysémie du terme45 La cocaïne, on le sait, est à la mode, et il est très possible que le jeune homme en ait fait l’expérience dans les bars et dancings qu’il commence à fréquenter. Sa conclusion n’en est pas moins teintée de méfiance :
« J’ai des champs de pavots luisants et pernicieux
Qui plus que toi Coco me bleuiront les yeux [...]
Le poison de mon rêve est voluptueux et sûr
Et les fantasmes lourds de la drogue perfide
Ne produiront jamais dans un esprit lucide
L’horreur de trop d’amour et de trop d’horizon
Que pour moi voyageur font naître les chansons46 »
23À la cocaïne, le jeune poète affirme donc préférer l’opium, mais plus encore les pouvoirs quasi onirogènes du sentiment amoureux et de la création poétique. La tentation toxicophile reste faible, même si on sait que Desnos sera durant toute sa jeunesse un expérimentateur curieux et volontaire de substances diverses. En 1921, alors qu’il séjourne au Maroc pour son service militaire, il aurait ainsi testé le haschich47.
24Le retour à Paris amorce l’aventure surréaliste. Au début de l’année 1922, le jeune poète a rencontré André Breton et collabore dès lors à la revue Littérature, que ce dernier vient de fonder. C’est aussi une aventure de l’esprit qui s’engage. Rêveur surdoué, Desnos participe activement, et brillamment, à tous les exercices surréalistes. La lecture des Champs Magnétiques (1919), qui retrace les premières expériences d’écriture automatique d’André Breton et de Philippe Soupault, avait été pour lui une révélation, l’incitant à cultiver les états limite décrits par les deux poètes, entre veille et perte de conscience.
25À la fin de 1922 commence la période dite des « sommeils », recherche volontaire d’états hypnotiques propres à libérer les forces inconscientes48. À cette occasion, André Breton décrit Robert Desnos comme « l’homme libre par excellence », celui qui « parle surréaliste à volonté »49 ; le plus doué, apparemment, de son groupe pour les modifications de l’état de conscience. Le jeune poète s’est-il parfois aidé de substances stupéfiantes, lui qui semble en avoir fait un usage assez libéral ? On ne possède là-dessus aucun témoignage précis, et l’on verra plus loin que Breton militait activement contre tout recours aux adjuvants chimiques, jugeant que l’auto conditionnement était suffisant50. La réputation de Desnos en la matière n’en révèle pas moins une personnalité fascinée par l’exploration mentale et prête à prendre tous les risques qu’elle impliquerait.
26La période 1923-1926 voit d’abord Desnos se consacrer plus résolument à l’activité journalistique, pour laquelle il témoignera toute sa vie d’un réel engouement. Il mène, en parallèle, une trépidante vie nocturne, qui le conduit tantôt à Montmartre, tantôt à Montparnasse. En 1926, le poète s’installe avec son meilleur ami, le peintre Georges Malkine, dans un vaste atelier d’artiste situé 45 rue Blomet, non loin de Montparnasse. Là, peut-être sous l’influence de Francis Picabia ou de leur voisin André de La Rivière, les deux hommes fument régulièrement de l’opium : rien que de très banal dans ce milieu. Mais la biographe de Desnos Marie-Claire Dumas estime que la drogue a sans doute joué également un rôle dans l’inspiration poétique de ces années-là : « [...] la période de la rue Blomet fut particulièrement fertile en ce genre d’expériences et, sans nul doute, Robert Desnos y chercha un moyen d’accroître ses pouvoirs surréalistes51. » Conjecture plutôt que certitude, car Desnos ne s’est pas directement exprimé sur le sujet.
27Si l’opium a pu l’aider parfois à « allumer l’électricité à midi », selon la belle formule du premier numéro de la Révolution surréaliste52, c’est plus sûrement sa rencontre, en 1925, avec la chanteuse Yvonne George, qui le fait pénétrer dans l’univers de la drogue. Gravement dépendante à la morphine et à l’héroïne53, la jeune femme demande parfois à son chevalier servant – car Desnos nourrit pour elle un amour sans réciprocité – de la fournir en stupéfiants sur le marché clandestin54. En usa-t-il lui-même ? Deux articles publiés dans Paris-Soir en avril 192655 semble l’attester, même si ce ne fut sans doute qu’à titre très occasionnel. S’ils ne forment évidemment pas l’armature d’une véritable réflexion sur les drogues, on doit néanmoins les évoquer pour relever que les nouveaux produits de la période, la cocaïne précédemment, l’héroïne ici, produisent bien une poétique spécifique. Ainsi dans ce passage qui insiste sur les sensations aquatiques induites par la drogue.
« L’héroïne a une action à la fois physique et morale. En même temps que les cloches de lointains clochers tintent aux oreilles ou que le rêveur coule dans une eau profonde, dont l’eau bruit autour de lui, se produit une métamorphose : appuyant profondément le talon sur les réalités de la vie, il s’élance ainsi qu’un plongeur à bout d’élan vers le rêve qui transforme en réussite ses échecs, en félicité ses amours malheureuses, en splendeur ses misères56. »
28Cependant, pour être un observateur attentif et inspiré, l’auteur ne cède pas au mirage, et achève son article par une vigoureuse mise en garde contre la drogue, dont on ne sait trop si elle est dictée par le souci de ménager le lecteur ou par une défiance personnelle : « L’héroïne au nom d’aventure est impitoyable pour ses amants57. » Quelques années plus tard, comme on le verra, Desnos écrira son seul roman, Le vin est tiré, pour dénoncer les ravages de la toxicomanie. Consommateur occasionnel et sans tabou, il aimait peut-être trop la vie pour se laisser entraîner dans la dépendance, lui qui se définissait comme « [...] un songe-plein combatif, véhément, exalté, embrassant la vie d’une vaste étreinte, et jonglant négligemment avec les réalités58 ». Marie-Claire Dumas remarque pour sa part : « [...] Desnos eut à l’égard de la drogue un étonnant pouvoir de résistance ; il put, dès 1931, y renoncer de sa propre volonté, avec presque autant de volonté qu’il s’y était adonné59 ». En ce sens, Desnos apparaît comme un représentant exemplaire de son époque : suffisamment renseigné sur les stupéfiants pour ne pas hésiter à les mobiliser à l’occasion, mais trop averti pour les idéaliser ou se laisser prendre à leurs pièges. Ajoutons que sa relation avec Yvonne George l’avait mis en contact avec un univers assez sordide de toxicomanes et de petits trafiquants, qui constitua sans doute un garde-fou très efficace contre les dérapages.
29Son ami le peintre Georges Malkine contrôla moins bien ce jeu avec le feu60. Né à Paris en 1898 d’un père musicien d’origine russe, le jeune homme commence à peindre après la guerre et se lie bientôt à de nombreux artistes, écrivains, poètes : non seulement Desnos, on l’a vu, avec qui il fume l’opium rue Blomet, mais aussi Jacques Prévert, Yves Tanguy, Georges Duhamel... Sans véritablement adhérer au groupe surréaliste, il adopte dans sa peinture un style « surréel », volontiers onirique, qui le rattache à cette mouvance. Plusieurs surréalistes, dont André Breton, lui achètent d’ailleurs des toiles.
30Celles qu’il a peintes dans l’entre-deux-guerres évoquent souvent l’univers cotonneux et indécis du rêve opiacé, jusqu’à y faire, pour l’une d’entre elle, explicitement référence – la toile s’intitule « Rêve d’opium ». Si son expérience de la drogue a donc partiellement nourri son œuvre, on hésitera toutefois à parler d’une « peinture sous influence ». Outre que Malkine ne s’est guère épanché sur le sujet, son style étrange, déroutant, inspiré du rêve, est proche de celui de beaucoup d’autres peintres de la période. L’opium renforce, aiguise peut-être ici une tendance, sans la produire directement.
31Plus fragile et plus isolé que Desnos, Malkine eut aussi plus de mal à se débarrasser de cette diabolique « machine à rêves ». Lourdement dépendant durant plus de dix ans, il dut subir plusieurs cures infructueuses. Il lui fallut la guerre, un mariage et un départ aux États-Unis pour rompre avec la drogue en même temps qu’avec son mode de vie parisien61. S’il offre un rare exemple, avec Joseph Sima et quelques artistes du XIXe siècle62, d’influence des stupéfiants dans le domaine des arts plastiques, ce mode d’inspiration n’a pas été véritablement explicité, et comme pour Gilbert-Lecomte ou Roger Vailland, la drogue créative et expérimentale des débuts évolua assez vite vers une toxicomanie sans poésie.
32Pour achever ce panorama de expériences et créations « sous influence » de la période, on doit bien sûr évoquer l’une de ses figures principales, celle de Jean Cocteau, sans doute le plus prosélyte de l’entre-deux-guerres. On va voir cependant que son opiomanie militante le rattache plus à la tradition opiophile de la Belle Époque, même si apparaissent des thèmes neufs, notamment celui de la désintoxication.
Jean Cocteau, le dernier fervent de l’opium
33Jean Cocteau occupe en effet une position charnière et singulière dans la littérature de la drogue de l’entre-deux-guerres, à laquelle son talent fécond et polymorphe ne saurait le réduire63 Né en 1889 dans la bonne bourgeoisie64 il a fréquenté dès l’adolescence les meilleurs salons, où il s’est exhibé en jeune prodige de la poésie. Bien que les traces en soient ténues et contradictoires, il est probable qu’il ait tâté l’opium, et peut-être d’autres drogues, dès ses jeunes années, d’abord lors d’une fugue, à Marseille, en 1906, puis dans les soirées de son mentor Édouard De Max, acteur à la Comédie Française, enfin lors de la Grande Guerre, alors qu’il servait comme ambulancier dans une compagnie de fusilliers-marins. Toutefois, l’entrée « officielle » en opiomanie, celle dont il fera la césure-clé de son existence, est plus tardive, puisque c’est en 1924, à la suite du décès de Raymond Radiguet, son premier amour, qu’il dit avoir commencé à fumer la drogue, sur les conseils de son ami Louis Laloy. Musicologue reconnu, secrétaire général de l’Opéra de Paris, celui-ci pratique l’art du bambou en esthète lettré et en moraliste exigeant. En 1913, il a publié sur le sujet un opuscule remarqué, Le livre de la fumée, à la fois manuel technique et ouvrage de réflexion65 Ce parrainage prestigieux et le choix exclusif66 de l’opium, drogue élégante mais déjà en déclin, inscrit d’emblée l’opiomanie de Cocteau dans la filiation de Claude Farrère, Pierre Loti, ou Jacques d’Adelsward Fersen, qui tous pratiquèrent l’opium avec passion et consacrèrent au sujet de belles pages de leur œuvre.
34D’antidépresseur, la drogue devient vite en effet pour Cocteau une habitude puis un art de vivre, presque une éthique, en même temps qu’un mode de sociabilité. L’écrivain n’hésite pas à faire fumer ses amis et amants parfois très jeunes (Jean Bourgoint, Jean Desbordes, Marcel Khill...) et fédère autour de lui une petite bande d’opiomanes invétérés, le décorateur Christian Bérard, les écrivains Joseph Kessel et Mireille Havet. S’il est difficile d’évaluer l’influence exacte de l’opium dans son art poétique – Max Milner remarque justement que rien ne distingue vraiment les textes rédigés sous opium du reste de sa production67 –, il n’en est pas moins certain que la drogue l’aida à retrouver la concentration nécessaire au travail, dans la période difficile qui suivit la mort de Raymond Radiguet. Outre cette fonction régulatrice, Cocteau a lui-même souligné que certaines déformations induites par l’opium avaient parfois directement nourri son inspiration. Ce fut le cas pour la genèse du poème « L’Ange Heurtebise »68, qu’il écrivit après avoir subi une vision hallucinée dans un ascenseur, alors qu’il sortait de chez Picasso le cerveau embrumé par l’opium.
35La drogue semble surtout avoir aiguisé une fascination récurrente pour le mystère de la mort, thème qu’il exploite dans toute son œuvre, à travers, notamment, le mythe d’Orphée. Si son dandysme, son hédonisme, son art élégant et solaire le dissocient résolument de la métaphysique radicale du Grand Jeu ou des obsessions mortifères de Joë Bousquet, il n’en partage pas moins avec la jeune génération de l’après-guerre une attention particulière à l’inconscient et à ses formes énigmatiques ou inquiétantes, ce dont témoigne un art poétique tout en symboles et miroitements, issu de ce qu’il appelait « sa nuit ».
36Cocteau eut enfin la grande originalité d’accorder une attention spécifique aux phénomènes de la désintoxication, longuement évoqués dans son fameux ouvrage Opium (1930). Suite de notes et d’aphorismes rédigés durant sa cure de 1929 à la clinique de Saint-Cloud, Opium n’est pas sans évoquer la tradition opiophile de la Belle Époque : la drogue y est célébrée comme clé d’accès à un mode supérieur de la conscience et de l’être, auquel le poète ne renonce qu’à regret et seulement pour composer avec les exigences de l’organisme et de la société69. Pour autant, Cocteau n’ignore rien de ses pièges et décrit d’une plume très imagée et très personnelle les terribles effets de la désintoxication : souffrance indicible, qui ne parvient à s’exprimer pleinement que dans le trait torturé le dessin70 mais souffrance féconde, aussi, puisque le violent coup de fouet qu’elle imprime à l’organisme réactive les forces émoussées par le poison de la dépendance. C’est d’ailleurs lors de cette cure, en avril 1929, que Cocteau écrivit « en sept jours » son roman Les Enfants terribles, comme sous l’effet d’une nécessité implacable. Subtilement onirique, le roman, qui retrace l’histoire d’un couple de frère et sœur enfermé sans aucune présence adulte dans un appartement parisien, évoque, par son charme et ses bizarreries, l’atmosphère déroutante de l’opium71.
37Cocteau eut un rapport dialectique à la drogue, alternant, sous son influence, des périodes de dynamisme créateur, et des moments de stérilité ou d’abattement72. Plus de sept cures jalonnent ce parcours tumultueux, jusqu’à ce que la rencontre avec Jean Marais, les aléas de la Seconde Guerre mondiale et sans doute aussi le vieillissement ne lui fassent renoncer, presque définitivement à l’opium. Fin 1940, Cocteau sortit guéri de la clinique Lyautey ; il ne devait retoucher à la pipe que très ponctuellement, dans ses dernières années, et dans un but essentiellement thérapeutique et récréatif.
38Avec Cocteau, disparaît, en 1963, le dernier chantre français de l’opiomanie littéraire. Celui, aussi, qui a sans doute laissé le texte le plus « toxicophile » de l’entre-deux-guerres. Le développement contemporain des toxicomanies, dont il a pu observer les prémisses au début des années soixante, ne lui inspira qu’un mépris apitoyé73. Sa conception de la drogue resta exigeante élitiste, très éloignée des dérives marginales. Surtout, si Cocteau fut dépendant, parfois malade, il parvint toujours à briser la chaîne quand elle risquait de l’étouffer. Opiomane, il ne fut jamais un véritable intoxiqué.
39Hommes de mots, de réflexion, d’intériorité, ces écrivains ont joué un rôle décisif dans le façonnement du rêve artificiel, par la mise en écriture et la stylisation de leurs expériences. Leurs écrits sont toutefois restés confidentiels, destinés à des cénacles étroits et cultivés. Or la première moitié du XXe siècle se caractérise, on le sait, par un fort accroissement de la visibilité des drogues dans l’espace public et culturel. On l’a vu pour la presse. On aurait pu tenter de l’évaluer dans un corpus de romans policiers, travail qui reste à faire74. On a voulu en repérer la trace dans l’univers de la chanson, qui invente peut-être les nouvelles formes d’une poésie populaire de la drogue.
La drogue en chanson
40On sait que les stupéfiants circulent en abondance, depuis la fin du XIXe siècle, dans le monde du théâtre, du music-hall, du cabaret. Les artistes qui en usaient furent-ils parfois tentés d’évoquer cette expérience, soit dans des confession à valeur autobiographique, soit dans leurs spectacles ou leurs chansons ? La drogue fut-elle, d’une manière on d’une autre, un vecteur d’inspiration ? Leur position, leurs aptitudes ne sont évidemment comparables en rien à celles des écrivains ou des artistes que nous venons d’évoquer. Plus exposés au regard du grand public, ils eurent moins de latitude pour revendiquer des pratiques réprouvées par la loi et de plus en plus, par la morale sociale. Orienté vers le divertissement, l’univers du spectacle populaire ne s’y prêtait guère. C’est surtout la chanson réaliste, qui, du fait qu’elle puise souvent aux sources d’un vécu douloureux75, nous est apparu comme une nouvelle fenêtre de visibilité pour le tragique de la drogue. Les trajectoires d’une Fréhel ou d’une Yvonne George en fournissent les exemples les plus intéressants, même si la place de la drogue dans leur répertoire ne peut être appréhendée, le plus souvent, que de manière ténue.
Fréhel : le drame réaliste
41Née en 1889 dans un milieu modeste, Marguerite Boulc’h entame sa carrière de chanteuse sous la protection de la Belle Otero, célèbre demi-mondaine de la Belle Époque. Jolie et talentueuse, celle qu’on surnomme d’abord « la môme Pervenche », puis « Fréhel » connaît un succès rapide sur les scènes de la Gaieté Rochechouart et du Moulin Rouge. En 1910, c’est le coup de foudre, réciproque, pour le fringant Maurice Chevalier. Mais le bonheur amoureux n’empêche pas la chanteuse d’user abondamment de cocaïne – elle aurait même, dit-on, converti son amant à la drogue76. Pour l’une comme pour l’autre, la lune de miel est de courte durée : Maurice est tombé amoureux de Mistinguett, c’est bientôt la rupture. Fréhel sombre alors dans tous les excès : après avoir tiré au revolver sur le couple, la maîtresse délaissée s’enfonce dans l’alcool et la drogue, détruisant son moral et sa santé.
42La Première Guerre mondiale guerre lui fait entreprendre un long voyage en Europe de l’Est. Quand sonne l’armistice, elle est à Constantinople. Cette absence de cinq années alimente les plus folles rumeurs : on la dit prisonnière d’un harem, et plus droguée que jamais77... Il est vrai que les produits abondent en Turquie, pays producteur de pavot et plaque tournante de tous les trafics. C’est en tout cas une femme métamorphosée qui regagne Paris en 1923 : obèse, malade, irrémédiablement marquée par les écarts et les stupéfiants.
43Elle n’en a que plus de mérite à entamer une seconde et brillante carrière. Mais par rapport aux chansons d’avant-guerre, le registre s’est assombri. Et sa consommation exorbitante de cocaïne (on parle de 15 gr par jour) lui vaut le pathétique surnom de « Miss Coco78 ». Elle avoue au reste prendre « tout ce qui lui tombait sous la main »79, alcool et opium, quand il n’y a rien d’autres. On raconte qu’elle amuse son public en passant un mouchoir dans sa cloison nasale rongée par la poudre80. C’est alcoolique, misérable et seule qu’elle meurt, le 3 février 1951, dans son domicile du 45 rue Pigalle.
44Dans ce portrait en noir d’une chanteuse alcoolique et cocaïnomane, on fera bien entendu la part du mythe. Autodestructrice et à bien des égards pitoyable, Fréhel n’en a pas moins fait une belle carrière, connu un grand succès public81. Et n’est-ce pas précisément cette souffrance intime qui, gage d’authenticité, séduit les auditeurs ? Son répertoire s’inspire en effet directement de son histoire personnelle82 : elle chante la jalousie, le drame passionnel, et à plusieurs reprises, la drogue, d’abord dans « J’ai l’cafard » et surtout dans « La coco », enregistrée en 1932, qui évoque le drame avec Maurice Chevalier. Selon Jean-Claude Klein, « [...] le public goûtait [dans son répertoire] l’âcre saveur de l’échec, la poésie des existences sans poésie, dans un halo de romantisme [...], terrain d’aventure des éternels blessés de la vie83 ». La drogue s’inscrit dans une thématique de l’échec et de la déchéance, qui l’élèvent à la dimension d’une tragédie. Elle n’est à ce titre jamais associée au registre festif : « À aucun moment, la chanteuse ne lie la drogue à une quelconque idée de plaisir ou de créativité. Elle refuse tout romantisme, toute idéalisation. La drogue n’avait rien d’initiatique mais était simplement le moyen commode d’anesthésier la mémoire et de laisser passer sans trop de douleur le temps84. » La toxicomanie ne se distingue guère, ici, de l’alcoolisme, dont elle est une sorte d’avatar moderne : non plus un vice raffiné ou une expérience envoûtante, mais une déclinaison de la vulnérabilité humaine.
Yvonne George, « l’infini toxique »
45C’est un même pathos de la drogue que l’on retrouve chez une artiste moins célèbre que Fréhel, mais qui a ébloui toute une génération de poètes, d’artistes et d’écrivains. Yvonne George, de son nom de baptême Yvonne de Knops, est née en Belgique en 1896 et fit ses débuts de chanteuse à Paris, en 1920, sur la scène de l’Olympia. Très vite, elle charme l’élite avant-gardiste qui fréquente Le Bœuf sur le toit ou le cabaret de Nelson Fysher. En revanche, le grand public la boude et parfois la siffle : son style dépouillé, son intensité de tragédienne, ses choix de répertoires (elle fut l’une des premières à imposer des chansons de marin) déroutent – la mode et l’ambiance des années folles sont à des rythmes plus enjoués. Un large succès d’estime lui permet pourtant de faire une assez belle carrière, puisqu’au milieu des années vingt, elle voit défiler dans sa loge les figures prestigieuses de Jean Cocteau, d’Henri Jeanson, de Foujita ou de René Crevel. Robert Desnos, lui, l’a vue pour la première fois sur scène en octobre 1924. Séduit par sa voix rauque et son visage tourmenté, il en tombe, on l’a dit, éperdument amoureux. Sans partager ses sentiments, la chanteuse l’accepte comme intime.
46À la fin des années vingt, la jeune femme est déjà très marquée par l’alcool et les drogues, cocaïne, opium, morphine, héroïne. De surcroît tuberculeuse, elle perd complètement pied : aux épisodes de cures succèdent les rechutes. Le 12 juin 1928, sur l’initiative de Jean Cocteau, elle donne son dernier concert au cabaret le Grand Écart, puis disparaît pour un long voyage qui la mène de ports en ports. C’est dans la petite chambre d’un hôtel de Gênes qu’elle trouve la mort, le 16 mai 1930, Robert Desnos à son chevet.
47Yvonne George n’a pas connu la gloire d’une Fréhel ou d’une Damia, et son répertoire eut moins d’influence : des deux cents chansons qu’il comptait, seules dix-neuf ont été enregistrées. A-t-elle évoqué ouvertement la drogue ? Nulle certitude, mais c’est peut-être plutôt dans le climat étrange de ses chansons, dans la sombre tonalité de ses inflexions vocales, qu’il faut chercher l’influence souterraine de ses penchants toxiques. Robert Desnos fut particulièrement sensible à cette facette de son talent, lui qui écrivait en 1925 :
« Le merveilleux, le mystère, le miracle, autant de visages de l’inquiétude auxquels l’âme humaine donne ses baisers ténébreux, soit que le rêve pose la main sur son sommeil, soit que la songerie transforme les paysages au gré de son regard qui n’est pas de ce monde. Certaines chansons, par la vertu d’un mot plus précieux que l’alluvion de certains fleuves sauvages, par la vertu d’un ton qui est celui même des plus retentissantes paroles, ouvrent les portes de ces domaines désirables. [...] J’admire en Yvonne George la faculté de donner la vie à ce qui, si facilement, n’est que momie exhumée dans un désert de sable85. »
48Pour le poète, le talent lyrique de la chanteuse avait donc la faculté de révéler la qualité même du rêve opiacé. Dans une formule plus explicite, le poète du Grand Jeu René Daumal remarquait quant à lui : « Yvonne George chante et fait pleurer tout Paris ; c’est l’infini toxique [...] Nous avons bondi dans sa loge. Elle est usée, fanée par les drogues, elle lit Aragon et a les yeux bleus les plus liquides que j’aie jamais vus86. » Peut-être le talent d’Yvonne George n’eût-il pas atteint un tel degré de vérité s’il n’avait été aiguisé par cette souffrance personnelle dont la drogue et la maladie étaient les principaux symptômes : sources muettes de son inspiration, et que son timbre, ses regards, ses postures scéniques savaient aussi rendre parlants.
49Les chanteuses toxicomanes de l’entre-deux-guerres ont célébré une drogue sans joie, d’où s’était absentée toute dimension de volupté ou de griserie. Sans doute leur registre est-il différent de celui des écrivains évoqués plus haut, et leur mode d’expression, moins élaboré. Mais un trait rassemble ces figures disparates, aux destins divergents87 : c’est, à travers l’expérience des stupéfiants et, parfois, de la toxicomanie, l’obsession de la mort qui revient incessamment, jusque chez un Cocteau, pourtant le plus esthète et le plus voluptueux. Beaucoup plus que pour la génération des romantiques ou celle de la Belle Époque88, les drogues ont été abordées, expérimentées, exprimées dans leur dimension morbide, infléchissement qui témoigne d’une mutation des sensibilités et des codes esthétiques. Est-ce la pulsion de mort89 qui, en écho aux drames de la Grande Guerre, innerve souterrainement les imaginaires ? Peut-on rattacher cette tonalité assombrie aux motifs saturniens que Jean Clair décèle dans la peinture de l’entre-deux-guerres90 ? L’influence du climat général sur la culture de la drogue n’aurait rien de surprenant, même elle se nuance d’écarts individuels. Elle permet peut-être de comprendre, qu’en dehors du cas-limite de Jean Cocteau, les prises de position sur la drogue s’inscrivent majoritairement dans le registre de la critique.
Textes, manifestes et partis-pris : du plaidoyer a minima au rejet sans concession
50L’entre-deux-guerres n’a pas produit, sur le sujet, de textes programmatiques aussi importants que ceux du premier XIXe siècle, ou de l’après Seconde Guerre mondiale – signe, en soi, de relative désaffection. Trois manifestes eurent cependant une certain retentissement et figurent en bonne place dans la littérature de la drogue : celui d’Antonin Artaud, celui de Roger Gilbert-Lecomte, ainsi que quelques grands textes du surréalisme qui prennent positions sur la question des paradis artificiels. Écrits par des toxicomanes, revendiquant le libre droit de se droguer, les deux premiers n’ont pourtant rien d’une apologie. Rejetant explicitement le vecteur chimique, les derniers formulent une condamnation sans appel. Dans les trois cas, la drogue n’apparaît jamais comme un instrument de connaissance, d’ouverture ou de libération : elle est au mieux une béquille, au pire une impasse et une aliénation
Antonin Artaud et Roger Gilbert-Lecomte : des plaidoyers au nom de la souffrance
Antonin Artaud, l’écorché vif
51Le nom d’Artaud est associé à plusieurs textes91 qui lui vaudront ultérieurement la réputation d’un grand apologue des stupéfiants. Rien de plus trompeur, pourtant, que cette aura de souffre92. Si l’auteur du Pèse-nerfs a bien été, jusqu’au terme de sa vie, très dépendant des opiacés, et s’il a consacré quelques écrits retentissants à ce sujet, ses positions trouvent leur source dans une trajectoire personnelle marquée par la maladie mentale et la souffrance existentielle, aux antipodes de toute glorification. Artaud fut d’ailleurs très sévère vis à vis du monde de la drogue, avec lequel il a constamment cherché à garder ses distances. C’est essentiellement son voyage au Mexique qui inaugure une nouvelle modalité, ethnique et mystique, du rapport aux psychotropes, que populariseront les années soixante. Épisode à ne pas négliger, cette aventure demeure une parenthèse au cours d’une histoire longue et complexe.
52Antonin Artaud est né en 1896 dans une famille de négociants marseillais aisés93. Très jeune, il fut victime de troubles nerveux tantôt attribués aux séquelles d’une méningite infantile, tantôt aux effets d’une syphilis héréditaire. C’est à l’âge de 23 ans qu’il aurait commencé à consommer du laudanum, lors d’un séjour dans une maison de santé où il suivait un traitement contre cette maladie. Sa grande instabilité psychique le pousse dès lors à user très régulièrement d’opiacés, essentiellement sous cette forme médicamenteuse.
53En 1920, le jeune homme monte à Paris avec le désir de faire carrière dans le théâtre et dans les lettres. Son état de santé chancelant l’oblige toutefois à prendre pension chez le Dr Toulouse94, directeur de l’asile de Villejuif et ami de sa famille. Ses bizarreries, sa violence, même, n’empêchent pas l’apprenti acteur de faire ses classes d’art dramatique chez Charles Dullin puis chez Pitoëff, ni de participer activement à la vie littéraire. Il noue à cette époque une liaison avec une jeune actrice roumaine, Génica Athanassiou ; mais des migraines tonitruantes, des sensations d’épuisement intense, des bouffées d’angoisse paroxystiques l’incitent à augmenter sa consommation de drogues. À de nombreuses reprises, quand l’escalade ou l’approvisionnement deviennent ingérables95, il tente de se désintoxiquer, en vain : « Je ne me séparerai du poison que quand mon état de santé me le permettra »96, écrit-il à Genica. « J’arrive à de telles acuités de souffrance qu’il me semble que mon âme va se rompre, que je vais m’évanouir de douleur. Hier, après quatre jours et demi de patience, je me suis résigné à prendre quelque chose97. » Cette plainte ne s’interrompra qu’à sa mort.
54Entre 1925 et 1927, il tâte du cinéma ; c’est aussi le début de la période surréaliste, marquée par la publication des principaux textes sur les drogues : « Sûreté Générale, la liquidation de l’opium », publié dans le n ° 2 de La Révolution Surréaliste en janvier 192598, puis la « Lettre à Monsieur le législateur sur les stupéfiants », qui figure dans le recueil L’Ombilic des Limbes (1927), sans compter les nombreux poèmes, lettres, écrits divers dans lesquels il évoque sa toxicomanie99. Après une psychanalyse avortée chez René Allendy, la consommation d’Artaud connaît, dans les années trente, une rapide escalade. Assailli par des problèmes matériels, affectifs, financiers de tous ordres, la santé de plus en plus chancelante, l’écrivain prend parfois, outre du laudanum, de la cocaïne, puis, à partir de 1936, de l’héroïne. Ses cures de désintoxication, en 1932, 1933 et 1935 tournent cours. « Ma vie est une longue désintoxication ratée, se lamente-t-il. [...] Cesser de me droguer, c’est mourir. Je veux dire que seule la mort peut me guérir du palliatif infernal des drogues100. »
55Est-ce pour rompre ce cycle infernal qu’Artaud décide, en 1936, de partir pour le Mexique ? Il est peu plausible en tout cas que la drogue, comme on l’a dit, en ait fourni le prétexte central101. Certes, l’écrivain, fasciné depuis son enfance par les cultures aztèques et mexicaines, ne pouvait ignorer l’usage rituel du peyotl102 que pratiquaient plusieurs tribus indiennes vivant aux confins du Mexique et des États-Unis. En France, plusieurs travaux avaient déjà été consacrés au sujet, dont l’ouvrage remarqué du pharmacologue Alexandre Rouhier, publié en 1926 sous ce titre intrigant : Le Peyotl, la plante qui fait les yeux émerveillés. À supposer qu’Artaud l’ait lu, ce n’est toutefois pas pour expérimenter une « drogue de plus » qu’il prend la route, mais pour se familiariser avec une culture qui intégrait de fait l’usage religieux de substances hallucinogènes103. Comme pour se purifier, il s’abstient d’ailleurs de toute drogue durant la traversée. Et s’il se met à l’héroïne durant les quelques semaines que dure le séjour à Mexico104, c’est pour y renoncer solennellement lors de son départ vers les territoires indiens du nord-est105. Durant plusieurs mois, il séjourne au sein de la tribu des Tarahumaras.
56Si les détails de ce séjour restent mal connus106, il est très probable qu’Artaud a été associé au rite du peyotl. Dans le contexte mexicain, cependant, il va de soi que l’emploi de modificateurs de conscience n’a plus grand chose à voir avec la toxicomanie occidentale. Intégré à une cérémonie de type chamanique, qui vise à faire entrer les participants en communication avec l’au delà et les ancêtres, en faisant voyager l’âme hors de son enveloppe charnelle, l’usage du petit cactus permet à Artaud de développer « le mythe d’une régénération et d’une sortie de soi qu’il avait vainement demandé à l’opium107 ». L’expérience fut-elle un succès ? Il n’eut évidemment pas l’occasion de la renouveler. C’est plutôt par l’écriture que s’est opérée, tout au long de sa vie, une tentative pour échapper à son enfer intérieur108.
57Après le voyage au Mexique, et deux cures en 1937109, les drogues semblent moins présentes dans sa vie. Sa fiancée d’alors, une jeune artiste belge, aurait fait beaucoup d’efforts pour l’en détourner110. Hélas, les dernières années d’Artaud sont marquées par une nouvelle dégradation de sa santé mentale, qui ramène les drogues dans sa vie, et rend nécessaire, pendant la guerre, des séances d’électrochoc pratiquées à l’asile de Rodez par Gaston Ferdière. Jusqu’à sa mort, en mars 1948, Artaud reste lourdement dépendant des stupéfiants. Dans les derniers mois, le cancer dont il souffre lui donne accès à des prescriptions illimitées111.
58L’opium et ses dérivés furent avant tout, on le voir, une médication psychique, par laquelle l’écrivain tentait d’atteindre la stabilité indispensable à l’écriture et au travail. Aussi témoigna-t-il un mépris marqué pour les usages récréatifs, prenant soin de distinguer son cas personnel de celui des vulgaires drogués, et s’en tenant essentiellement au laudanum, auquel il ne fit d’infidélité qu’en situations de pénurie112. Sans la drogue, Artaud eut-il basculé dans « le cri sans passer par l’écrit », selon la formule de Jacques Derrida113 ? L’opium fut pour lui un garde-fou, un stabilisateur, non un moteur à rêves ou à vertiges. Si l’épisode du peyotl fait apparaître une dimension plus ouvertement expérimentale, « toute comparaison avec Henri Michaux ou avec les Beatniks qui se réclamèrent de lui se révèle [...] inadéquate » estiment ses biographes114, car le poète ne chercha jamais à conférer à cette expérience une valeur exemplaire.
59Aussi sa « Lettre à monsieur le législateur... », son texte le plus célèbre sur ce sujet, n’a-t-elle rien d’un manifeste libertaire prônant le libre droit de se droguer. Centré sur le thème de la loi, du législateur et des institutions médico-judiciaires, ce plaidoyer émane d’un malade réclamant le libre accès à un médicament : la législation répressive, selon lui, est inutile parce qu’inefficace ; elle ne gêne que les toxicomanes les plus légitimes, c’est-à-dire les malades, nullement les « voluptueux » qui trouveront toujours moyen de s’approvisionner au marché noir ; l’opium est le seul médicament capable d’apaiser la douleur mentale ; la société des hommes ne saurait se faire juge et comptable de la folie. Le texte ne milite pour la dépénalisation des drogues, seulement pour le droit d’accès à un traitement, dans une période encore mal armée pour soigner les malades mentaux. À son psychiatre, l’écrivain n’hésite pas à confier : « Je comprends qu’on interdise [la drogue] aux maniaques, pas à un pauvre type comme moi qui en a besoin pour ne pas souffrir115. »
60Lui aussi être souffrant et torturé, Roger Gilbert-Lecomte rejoint Artaud dans sa condamnation de la toxicomanie ordinaire et « voluptueuse », mais sur un mode, on va le voir, nettement plus ambivalent.
« Monsieur Morphée, empoisonneur public »
61Quand, en 1930, paraît Monsieur Morphée... Roger Gilbert-Lecomte est déjà très atteint par les drogues116, victime d’une toxicomanie qui n’a plus rien à voir avec les expériences maîtrisées des premières années du Grand Jeu. À plusieurs reprises, René Daumal a tenté d’arracher son ami à son intoxication, mais sans succès. Roger lui-même ne se fait aucune illusion sur son état : « [...] les gens ne manquent pas qui me considèrent comme une pitoyable loque humaine et objectivement, il est bien impossible de leur donner tort117 ». Après la dissolution du Grand Jeu en 1932, alors que ses anciens camarades suivent chacun leur voie, Lecomte vit l’existence misérable d’un poète impécunieux, qui est aussi celle d’un toxicomane lourdement dépendant, plusieurs fois poursuivi en justice pour détention de stupéfiants118. Épuisé, malade, il meurt le 26 décembre 1943 d’une crise de tétanos sans doute consécutive à des abcès infectés, eux-mêmes provoqués par des injections répétées de morphine ou d’héroïne119.
62Outre quelques poèmes et lettres évoquant directement la drogue, il a laissé à la postérité un beau texte énigmatique120, hybride de pamphlet et de poème en prose, qui fut publié en 1930 dans le n ° 4 de la revue de l’ex surréaliste Georges Ribemont-Dessaignes Bifur121. Dans ces lignes, Lecomte imagine un inquiétant personnage, sorte de monsieur Loyal satanique, régnant sur un fictif « royaume des stupéfiants », et qui s’adresse à ses sujets, « les Morphéens », pour célébrer le pouvoir délétère de toutes les drogues. Dans l’avant-propos, l’auteur s’est placé sous le patronage de Claude Farrère, Antonin Artaud et Robert Desnos122, tradition composite qui mêle un opiophile Belle Époque, un grand malade dépendant et un dilettante de la pipe. S’il semble donc se revendiquer de ces différents axes, Lecomte développe surtout ses obsessions personnelles, celle de la mort, tout particulièrement, dont les drogues sont seules susceptibles de donner un avant-goût123. Les drogues ne sauraient donc se prêter à un usage sensualiste ou imaginatif :
« Ce que tous les drogués demandent consciemment ou inconsciemment aux drogues, ce ne sont jamais ces voluptés équivoques, ces foisonnement hallucinatoires d’images fantastiques, cette hyperacuité sensuelle, cette excitation et autres balivernes dont rêvent tous ceux qui ignorent les “paradis artificiels”. C’est uniquement et tout simplement un changement d’état, un nouveau climat où leur conscience d’être soit moins douloureuse124. »
63La formule peut se lire comme la liquidation d’une certaine tradition littéraire de la drogue, celle des romantiques ou de Baudelaire. Pour Lecomte comme pour Artaud le poète est moins, de toute façon, un explorateur de formes qu’un être doté de la conscience « effroyablement claire »125, un individu visionnaire payant d’une souffrance exorbitante le cheminement surhumain de l’Esprit en lui. Position qui ferme la voie à toute forme de jouissance chimique, mais aussi à tout projet d’écriture poétique sous psychotropes. Cependant, le texte de Lecomte, dans son raffinement formel, explore une poésie de la morbidité qui le distingue nettement d’Artaud, dont les prises de position demeurèrent extérieures à la littérature. Et de l’exaltation de l’état des « Morphéens » se dégage implicitement une défense de la drogue, à la fois fuite hors de la vie, mais aussi seul moyen d’accéder à une dimension plus authentique de l’être. Par là, Lecomte, radicalisant les positions initiales du Grand Jeu, et ennoblissant sa propre toxicomanie, peut être considéré comme l’un des rares apologues de la drogue de l’entre-deux-guerres, même s’il le fait sur un mode passablement nihiliste, et même s’il n’eut de cesse de dénoncer la vulgate romanesque ou journalistique sur le sujet.
64Les surréalistes, eux, disqualifièrent de manière beaucoup plus ferme ces fascinations morbides, condamnant les drogues en des termes qui nous éclairent sur la nature même de leur projet.
À quoi bon la drogue quand on est surréaliste ?
65L’histoire du surréalisme est connue : on en rappellera seulement les principaux jalons. En 1924, un groupe de jeunes poètes dominés par André Breton et Louis Aragon publie le premier numéro de La Révolution Surréaliste126, qui se donne pour ambition de libérer les consciences, notamment en cultivant les états oniriques. Révoltés contre l’état social et amateurs de scandales, les jeunes gens se livrent, depuis la fin de la guerre, à des expérimentations littéraires qui les ont rapprochés un temps de l’aventure dadaïste – fondée en 1919 et ancêtre de la Révolution surréaliste, la revue Littérature avait largement ouvert ses colonnes au mouvement de Tristan Tzara et de Francis Picabia.
66Mais Breton et ses amis ont fini par se lasser du nihilisme radical que revendiquait Dada. Cherchant surtout à renouveler la création poétique, ils se livrent à des séances d’écriture automatique, de spiritisme, de récits de rêves, de cadavres exquis... Publié en octobre 1924, le Manifeste du surréalisme précise les objectifs, à la fois artistiques, éthiques et politiques, du groupe : rompre avec les catégories ordinaires de la pensée et de la raison, explorer les trésors cachés de l’inconscient, libérer l’homme de toutes ses entraves. Cette révolution totale implique le rejet des formes artistiques traditionnelles, jusqu’à la remise en cause des notions même d’art et de littérature.
Les voies de l’inconscient
67Les drogues pouvaient-elles avoir leur place dans un tel programme ? On sait que de nombreux artistes et écrivains liés au mouvement ont usé de stupéfiants, parfois jusqu’à l’intoxication chronique ; et l’intérêt porté par les disciples d’André Breton aux zones d’ombre de la vie psychiques, pouvait laisser augurer la tentation, au moins ponctuelle, du « rêve artificiel »127, exalté par une tradition littéraire prestigieuse.
68De fait, les surréalistes ont pris à cœur cette question128, s’interrogeant sur les pouvoirs et les limites des expériences sous psychotropes, et définissant à plusieurs reprises le fondement même de leur projet par comparaisons, métaphores, analogies avec leurs effets. On sait notamment, par diverses allusions et témoignages, qu’André Breton et Louis Aragon avaient fait, pour imiter Baudelaire, l’expérience du haschich129, peut-être aussi de l’opium. On ignore quelles leçons ils en tirèrent, mais cette aventure ne fut pas renouvelée. Elle avait dû cependant les marquer suffisamment pour que, par la suite, le surréalisme fut souvent appréhendé comme un mode d’exploration du psychisme concurrent des drogues, dotés d’un pouvoir onirogène si efficace et si subversif qu’il pouvait rivaliser avec le plus puissant des psychotropes. La préface-manifeste du premier numéro de la Révolution Surréaliste130 affirme ainsi :
« Le surréalisme ouvre les portes du rêve à tous ceux pour qui la nuit est avare. Le surréalisme est le carrefour des enchantements du sommeil, de l’alcool, du tabac, de l’éther, de l’opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne nous piquons pas et nous rêvons, et la rapidité des aiguilles des lampes introduit dans nos cerveaux la merveilleuse éponge défleurie de l’or131. »
69Le texte maintient tout du long une ambiguïté volontaire entre psychotropes et surréalisme, en usant, pour décrire les effets et les buts du mouvement, de formules aisément applicables aux premiers. Par exemple : « Vous à qui la nature a donné le pouvoir d’allumer l’électricité à midi et de rester sous la pluie avec du soleil dans les yeux, vos actes sont gratuits, les nôtres sont rêvés. Tout est chuchotement, coïncidences, le silence et l’étincelle ravissent leur propre révélation132. » Le merveilleux, le bizarre, le déroutant, l’étrange sont toujours déjà là, à l’état latent, dans le cerveau de l’homme, accessibles par le rêve ou par l’écriture automatique et donc mobilisables à volonté et naturellement par la mise en œuvre des différentes techniques surréalistes. Dès lors, pourquoi recourir à des produits dangereux et illégaux, aux résultats incertains et ambivalents ?
70Cette question est suffisamment importante pour que la revue juge bon d’y revenir dans plusieurs articles, à travers notamment la question de l’écriture automatique, pratique qui implique la recherche d’un état de flottement mental et même d’un « dérèglement psychique », qui n’est pas sans évoquer, là encore, l’effet des stupéfiants. Avec Les Champs Magnétiques133 qui rendent compte des premières tentatives d’écriture automatique de 1919, Philippe Soupault et André Breton s’étaient déjà entraînés à la pratique d’une écriture « hallucinée », affranchie des attaches de la raison et de la volonté, et seule à même de provoquer les télescopages sémantiques qui devaient constituer selon eux, la matière même de la poésie moderne. Il s’agissait pour cela de se placer dans un état mental approprié afin de laisser monter les flux verbaux depuis l’inconscient, puis de les retranscrire immédiatement, sans chercher à les enfermer dans le corset de la grammaire et du sens – en bref, renoncer à « écrire », avec tout ce que le terme pouvait impliquer de travail et de contrôle.
71Est-ce à dire que les drogues pouvaient produire ou faciliter cet état ? Il n’est pas certain que la question se soit posée sous cette forme. C’est plutôt que la pratique de l’écriture automatique provoque elle-même une sorte de transe, d’état hypnotique qui rappelle en tout point les effets de l’opium ou du haschich. C’est du moins l’idée que développe Francis Girard134, dans une longue chronique publiée dans le premier numéro de La Revue surréaliste135, où la référence aux drogues est à la fois explicite et métaphorique. « L’exercice de l’écriture automatique fait subir au sujet un ensemble de sensations et d’émotions qui distinguent absolument cet état de celui que provoque tout autre ordre d’écriture. Déjà L.A. et A.B. l’avaient comparé aux stupéfiants, à la harpe composée des douces cordes de chanvre136. » Ces sensations croissent au fur et à mesure qu’augmente la vitesse d’écriture, aux différents paliers (v’, v’’, v’’’, v’’’’) définis par Breton et Soupault dans Les Champs magnétiques137. Dès le premier palier, s’observent d’intéressantes modifications :
« Dans cette béatitude, on observe un engourdissement général du corps, toute la vie semble se réfugier dans une griserie mouvante et dans la fraîcheur (particulièrement directe) d’une activité toute intérieure. L’impression très douce paraît comparable à l’ivresse du tabac, et plutôt encore, de l’opium. [...] Si on interrompt alors l’écriture, on s’aperçoit que les yeux n’accommodent plus aux objets environnants, les jambes titubent, le corps est las, l’esprit se sent vague et doucement blessé [...]. Une sorte de flottante ivresse trouble encore la lucidité, en même temps que la transporte encore une vierge exaltation, une fièvre d’activité brusquement surprise et douloureusement suspendue138. »
72Repli à l’intérieur de soi, modification des perceptions usuelles et de la cénesthésie, perte de sentiment du réel, traumatisme post-expérimental... L’exercice de l’écriture automatique a tout d’un « voyage » opiacé ou haschichique, avec cette différence qu’il évite le recours à l’artifice et permet de déjouer les pièges inhérents aux drogues.
Artifice, mensonge, aliénation
73On comprend dès lors que les surréalistes, du moins les principaux d’entre eux, aient eu à l’égard des stupéfiants un regard globalement critique. La disqualification du rêve artificiel engage en effet la définition même du surréalisme comme force créatrice fondée sur les ressources propres du cerveau humain. Deux textes livrent sur ce point des clés intéressantes. Le premier est le célèbre « rêve du haschich » qu’André Breton raconte dans Les Vases Communicants139. Noté le 5 avril 1931, ce rêve met en scène le dormeur lui-même, victime d’une terrible hallucination après avoir absorbé du haschich. Voici de quelle manière ce personnage ressent les effets de la drogue :
« Quelle impression extraordinaire de réalité ! Je fais observer à quelqu’un, qui doit être Paul Éluard, que je les [les petites filles] touche [...], que ce n’est plus du tout comme en rêve où la sensation est toujours plus ou moins émoussée, où manque on ne sait quel élément indéfinissable, spécifique de la sensation réelle [...]. Ici, par contre, il n’y a aucune différence. C’est la réalité même, la réalité absolue [...]. Aussitôt voici les petites filles qui se reforment au même point, elles prennent vite une intensité terrifiante. Je sens que je deviens fou. Je demande à tue-tête qu’on allume. Personne ne m’entend140. »
74Voilà qui met en évidence les différences essentielles, pour Breton, entre le rêve naturel et le rêve artificiel – et de ce point de vue, la structure « à double tiroir » du rêve est significative puisqu’elle permet de les confronter. Le premier, malgré son caractère d’étrangeté parfois effrayant, conserve toujours un lien, même ténu, avec la réalité, qui empêche le rêveur de perdre complètement ses repères ; le second, en revanche, fait basculer le rêveur du côté de la véritable hallucination, c’est-à-dire de la folie, du dérèglement ou du cauchemar : bref, dans une expérience du déphasement total qui ferme la voie à toute médiation créatrice141.
75Si Breton a accepté d’affronter sans dérobade les risques inhérents aux diverses pratiques surréalistes – effets hallucinatoires de l’écriture automatique, délires somnambuliques de la période des sommeils142... – il a toujours su, en capitaine avisé, s’arrêter au bord du gouffre – et les drogues ouvraient pour lui de ces abîmes où l’on se perd irrémédiablement. Doit-on alors considérer, avec Jerold Seigel, que « [Breton] répugnait à descendre trop loin dans les profondeurs »143 et y voir une preuve de frilosité, voire le reniement de son jusqu’au-boutisme théorique ? En réalité, sa position sur la question des drogues est en parfaite conformité avec le projet même du surréalisme, qui visait à trouver un point d’équilibre, toujours instable et fragile, entre folie et raison, rêve et réalité, pour établir de l’un à l’autre une circulation féconde, mais qui saurait déjouer dans le même temps le risque de la mort, de la psychose ou du non-sens – limites qui dessinent aussi les frontières entre le surréalisme et le dadaïsme, le Grand Jeu, ou la trajectoire d’un Artaud. Le refus des excès ou de la folie ne trouve pas tant sa source dans une quelconque tiédeur, que dans le risque, bien réel, de la stérilité poétique ou de l’autodestruction.
76La position des têtes pensantes du mouvement (essentiellement André Breton et Louis Aragon) sur la question des drogues n’engage pas seulement en effet des enjeux esthétiques ou psychologiques, mais également éthiques et politiques. Le surréalisme s’est voulu « briseur de chaînes »144 : libérer l’homme, c’était autant ouvrir les portes de son psychisme que le délivrer de toutes les formes de servitudes (économiques, sociales, familiales...). Or, les détraquements extrêmes risquent toujours de se renverser en négation de la liberté, en esclavage aliénant. Par delà les possibilités d’expérimentation qu’elle offrait, la drogue portait en elle ce danger, et les cas d’addictions pathologiques étaient suffisamment bien représentés dans l’entourage de Breton et de ses amis pour qu’ils aient pleinement conscience de ce risque, surtout à une période charnière où les drogues « onirogènes » cèdent la place à des produits plus durs. Aussi la préface du premier numéro de la Révolution Surréaliste peut-elle affirmer : « nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne nous piquons pas et nous rêvons ».
77En 1928, dans son Traité du style, Louis Aragon revient plus explicitement sur cette articulation entre liberté et indépendance. Dans un chapitre consacré à la quête du bonheur et de l’évasion sous toutes ses formes (voyages, recherche mystique...), il s’en prend vigoureusement aux « paradis artificiels » – formule dont il dénonce, comme à la même date Roger Gilbert-Lecomte, le caractère de cliché145 –, pourvoyeurs d’ivresses factices.
« Je sais que le goût du défendu confère à la lueur d’une législation délirante un ténébreux attrait à ce qui n’a pourtant pas le moindre mystère. [...] Ça ne peut changer en rien le contenu des toxicomanies. Contenu inexistant. Nul. L’escroquerie. Tous ceux qui veulent nous présenter sur le ton de l’aventure, de l’expérience, ce remède incertain, sont des esbrouffeurs. Il n’est pas lyrique de se droguer. C’est tout simplement lamentable. [...] Rien de nouveau, rien que ce qui est en moi, la même marchandise sans fin. Cela vous change moins qu’un costume146. »
78En écrivant ces lignes, Aragon ne pouvait manquer de penser à la situation d’Artaud, de Rigaut, de Lecomte, de Desnos, de Malkine, autant de membres de la nébuleuse surréaliste qui avaient de la drogue une pratique régulière, y ayant même parfois consacré des écrits importants, mais qui offraient pour certains l’exemple de dérives pitoyables. Largement disqualifiée comme pourvoyeuse de rêves et de sensations, la drogue est à peine réhabilitée comme médication existentielle :
« Vous me direz que vous entendez conserver le droit de vous soustraire à cet accablement. Je vous répète sur tous les tons que je ne vous en connais pas le pouvoir et qu’en ce cas, la comédie que vous jouez vous ravale au rang des plus sales mômes. Ce n’est pas une raison parce qu’il fait sombre de manquer si élémentairement de tenue147. »
79Malgré son caractère extrême, la révolte surréaliste n’entendait pas pactiser avec le débraillé ou les excès de la bohème. Tout au plus le groupe accepte-t-il, par tropisme libertaire, de plaider en faveur de la dépénalisation de l’usage, ouvrant dans sa revue un espace de liberté aux toxicomanes qui, tels Artaud, réclament le droit au soulagement de la souffrance148. Mais cette tolérance distanciée ne prend jamais la forme d’un soutien ouvert, encore moins d’une apologie. Amis de la liberté, les surréalistes sont fidèles à eux mêmes lorsqu’ils rejettent la servitude toxique.
80Bien dans l’air du temps, cette position se retrouve dans la grande majorité des œuvres littéraires, fictions ou témoignages autobiographiques, qui ont évoqué la drogue et prolongé, sur un autre mode, la réflexion engagée par ces théoriciens.
Fictions et témoignages : un regard assombri
81La méfiance croissante que suscitent les drogues trouve aussi son expression dans le caractère négatif des scénarios littéraires qu’elle inspire. Puisant leurs exemples dans l’expérience intime de l’auteur ou de son entourage, romans et récits reflètent et répercutent l’infléchissement du regard social, en l’intégrant au système de valeurs et de représentations de l’écrivain. Chez Pierre Drieu la Rochelle et Robert Desnos, cette mise en scène du drame de la toxicomanie va jusqu’à revêtir des implications morales et politiques explicites, signe que la drogue est bien ce « fait social total » capable de refléter tous les enjeux d’une époque.
Pierre Drieu La Rochelle ou l’obsession de la décadence
Jacques Rigaut, l’inspirateur du Feu follet
82Non consommateur lui-même, volontiers critique, voire méprisant, à l’égard des toxicomanes, Pierre Drieu la Rochelle a souvent évoqué la drogue dans son œuvre. D’abord parce qu’il évoluait dans un milieu où elle était banale. Mais aussi parce qu’elle semble avoir fourni un précieux matériau à sa réflexion obsessionnelle sur la décadence et l’impuissance. En 1929, le suicide de son ami Jacques Rigaut, toxicomane de longue date et dandy en perdition, lui offrit l’occasion d’écrire le livre qui, par sa rigueur et sa concision, est sans doute l’un de ses plus aboutis.
83Né à Paris en 1898, Rigaut avait fréquenté très jeune les milieux littéraires, tout en travaillant comme secrétaire pour le peintre Jacques-Émile Blanche. Son goût de l’humour noir, son ironie glacée l’attirèrent un temps vers le mouvement Dada puis vers la nébuleuse surréaliste. Mais plus dandy qu’écrivain, il peine à construire une œuvre – ses écrits rempliront à peine un mince volume de la N.R.F149. En 1924, il rencontra une riche héritière américaine, Gladys Barber, qu’il épousa deux ans plus tard. Ses penchants de plus en plus destructeurs pour l’alcool et l’héroïne provoquèrent une rapide séparation. Incapable de se désintoxiquer, habité par un profond sentiment d’échec, Rigaut se tira le 6 novembre 1929, à l’âge de trente ans, une balle dans le cœur150.
84Conçu dans les mois suivant ce suicide, le roman de Drieu Le Feu follet151 imagine les derniers jours du jeune homme : pensionnaire d’une luxueuse maison de santé spécialisée dans les cures de désintoxication, Alain, jeune oisif velléitaire et désabusé, s’octroie quelques jours de liberté dans Paris, qu’il met à profit pour retrouver de vieilles connaissances, replonger dans la drogue et dresser un bilan de son existence ratée. À l’issue de cette courte dérive, il se suicide, comme Rigaut, d’une balle de revolver.
85Le récit n’est pas, directement, un « roman de la drogue ». Drieu visait surtout à faire le portrait d’un jeune homme représentatif de la « génération perdue » de l’après-guerre, à propos de qui le critique littéraire Edmond Jaloux a pu écrire : « L’histoire de Jacques Rigaut est celle de bien des jeunes hommes de son temps ; son abdication fut le signe de sa pureté152 ». Trop jeune pour s’être battu dans les tranchées, trop velléitaire pour s’engager dans une carrière ou une entreprise, dévirilisé par les plaisirs faciles, dépourvu de tout idéal politique ou religieux, Alain est un être en perdition, dont les ambitions littéraires, érotiques ou financières, se sont évaporées les uns après les autres. La toxicomanie du personnage opère évidemment comme un symptôme exemplaire de cette démission : elle est, très clairement, dans l’esprit de Drieu, un motif d’époque. Et si le contexte social demeure peu détaillé, le roman met en scène de manière très réaliste l’univers de la drogue : le séjour à la maison de santé, la quête du produit dans Paris, le portrait répulsif du fournisseur, la séance d’injection aux toilettes forment autant de scènes vraisemblables, qui témoignent d’une certaine intimité de l’écrivain avec ce monde, même si lui-même garda toujours ses distances.
86Si, comme on l’a dit, les années trente n’ont pas entraîné la floraison d’une « littérature de l’héroïne » comparable à ce s’était produit pour l’opium, la morphine puis la cocaïne, Le Feu follet fait figure d’exception remarquable. C’est peu dire que cette prose n’a plus rien de prosélyte : avec ce roman, le mythe romantique ou décadent des « paradis artificiels » achève de succomber. En reprenant plusieurs fois le thème au cours des années trente, Drieu témoigne non seulement d’un épuisement des cycles de la drogue, mais l’interprète aussi comme le symptôme d’une faillite de la société entière
De l’obsession décadentiste au sursaut fasciste
87Si la question des stupéfiants reste globalement marginale dans l’œuvre de Drieu, elle est évoquée avec suffisamment de régularité pour dessiner un motif signifiant153, qui s’articule à d’autres obsessions récurrentes : l’efféminement ou la dévirilisation des mœurs, la progression des vices au sein des élites, l’influence de plus en plus nocives de groupes ou de milieux « dénaturés » (Juifs, démocrates, homosexuels...). Dans le contexte de plus en plus politisé des années trente, cette lecture prend évidemment des connotations explicitement droitières.
88Dans Le Feu follet, l’échec du héros restait encore de l’ordre d’un destin individuel ou générationnel. Les opinions politiques de Drieu, à la date de publication du roman, n’étaient d’ailleurs pas encore très précises, même s’il avait déjà rompu avec la nébuleuse surréaliste marquée à gauche154. À la fin des années trente, l’engagement pro-fasciste de l’écrivain est consommé. Aussi ses allusions à la drogue, généralement associées à la dénonciation de l’homosexualité, vont-elles prendre une tournure beaucoup plus ouvertement dénonciatrice, devenant le symbole d’une société pourrie. Ainsi dans ce passage de Gilles, vaste roman à clé autobiographique :
« Un homosexuel ? Il haussa les épaules. Il y en a partout. Avec la drogue, c’était la maladie qui lui avait le plus déchiré le cœur à Paris. Cent maladies faisaient cette immense maladie dont mourait ce peuple, dont il avait manqué mourir. Les drogues, les hommes caressant les hommes, la peinture de Picasso [...], les musics-halls, les casinos sur les plages, les romanciers catholiques et leur hideuse obsession d’un péché qu’ils voulaient non seulement originel mais final, les juifs et leur chute en dehors de toute authenticité, les cauteleux radicaux francs-maçons comme de grosses araignées, L’Action Française et sa vaine vérité : il se rappelait tout le grouillement de son cauchemar de vingt ans155. »
89Ce sentiment de décadence culmine logiquement avec la guerre et l’Occupation, comme en témoignent de nombreux passages de son journal : « Tout cela, c’est l’infect milieu parisien où se mêlent étroitement la juiverie, l’argent, le gratin dévoyé, la drogue, la gauche. Petit milieu plein d’arrogance et de suffisance qui pense tenir le monopole de l’intelligence, de l’art, de tout156. » Au thème rebattu de la décadence des mœurs s’ajoute désormais celui du complot et du pouvoir occulte de certains groupes, dont la « franc-maçonnerie de la drogue » est censée donner un exemple : « Toutes les confréries secrètes se rencontrent là et s’entraident avec le fanatisme le plus actif : la drogue, les deux inversions, la juiverie, l’aristocratie de salon, l’art de la décadence. Tout cela est couvert par la franc-maçonnerie politique. Un drogué sait qu’il trouvera toujours quelqu’un pour le protéger au pouvoir, un haut fonctionnaire de l’Intérieur ou de la police, un Sarraut quelconque157. » À ces louches connivences de réseaux, à ces petites combines individuelles, Drieu oppose évidemment, tout au long de ses écrits de la période, la grandeur du sursaut fasciste et de la totalité nationale. N’avait-il pas déjà écrit dans Le Feu follet : « La volonté individuelle est le mythe d’un autre âge ; une race usée par la civilisation ne peut croire dans la volonté. Peut-être se réfugiera-t-elle dans la contrainte : les tyrannies montantes du communisme et du fascisme se promettent de flageller les drogués158. »
90Pris dans l’échec du nazisme et de la collaboration, Drieu n’aura pas l’occasion de voir s’édifier la société totalitaire qui aurait éradiqué le vice bourgeois et décadent de la toxicomanie. Arrêté comme collaborateur, il fit le choix de se suicider, le 13 mars 1945. Si son œuvre a posé avec acuité la question de la crise morale de l’entre-deux-guerres, dont la drogue formait selon lui une facette essentielle, sa lecture du phénomène est demeurée prisonnière de sa sensibilité pessimiste et de ses œillères sociales. Abordant la toxicomanie comme le vice exclusif d’un petit groupe d’intellectuels et de mondains décadents159, il n’a pas su y déceler un véritable problème de société. Tout autre est la lecture que propose Robert Desnos dans son unique et dernier roman Le vin est tiré : frotté aux mêmes milieux, l’ex suréaliste a bien senti, lui aussi, que la question des drogues étaient devenus un objet central de questionnement des sociétés contemporaines. Mais sa sensibilité d’homme de gauche déploie un regard plus empathique et bienveillant, qui appelle des solutions à dimension humaine.
Robert Desnos contre la drogue-aliénation
91Desnos, on l’a vu, a connu le monde de la drogue de l’intérieur, à la fois en témoin proche et en usager occasionnel. Si certains de ces textes (notamment ceux sur l’héroïne) témoignent d’une fascination trouble pour le rêve toxique, le principal écrit qu’il a consacré à ce sujet est tout le contraire d’une apologie.
92Publié en 1943160, mais sans doute en gestation dès la fin des années trente161, Le Vin est tiré met en scène une bande de jeunes gens aisés, plus ou moins oisifs. Promis à des avenirs brillants, mais adeptes trop insouciants de la pipe à opium, ils passent progressivement d’une opiomanie récréative à de lourdes dépendances à l’héroïne et à la morphine. Certains parviendront à s’en sortir, d’autres paieront un dramatique tribut, mort ou prison, à la toxicomanie.
93Ce petit roman à thèse, qui, après les audaces surréalistes de jeunesse, revendique un certain classicisme, entend « poser la question de la drogue sur un plan réaliste162 ». En ancien journaliste, le romancier apporte son témoignage sur un univers qu’il connaît bien et qu’il dépeint avec un grand souci de vérité, sans en oublier aucun aspect : sociabilité de la drogue problèmes d’approvisionnement, cures de désintoxication, démêlés judiciaires et policiers... Ce souci documentaire l’amène aussi à se préoccuper, de manière peut-être plus neuve et plus originale, des clivages sociaux qui traverse le milieu. Aussi imagine-t-il d’un plombier adepte occasionnel de la « coco », et qui s’agrège à la petite bande ; victime d’un vice qu’il ne peut assumer financièrement et professionnellement, le jeune homme subira la double tragédie d’une toxicomanie et d’un déclassement social.
94Desnos entend clairement démonter les multiples mécanismes d’aliénation qui rendent redoutable le spectre d’une démocratisation généralisée des toxicomanies, laquelle est déjà, selon lui, en marche : « les poisons ne sont plus le privilège des classes riches ou intellectuelles mais menacent le prolétariat et toute la nation163 ». Servitude physique, esclavage économique, déstructuration du temps socialisé, perte d’identité socioculturelle : la nocivité des « paradis artificiels » est très largement accrue dans le contexte d’un usage populaire, puisqu’elle interagit avec d’autres handicaps sociaux.
95Si le roman, par sa vision nuancée et polyphonique, donne de la drogue une image moins uniformément sinistre que la majorité des ouvrages de la période, la drogue n’en est pas moins disqualifié sans la moindre ambiguïté. Morts, suicides, dégradations irrémédiables jalonnent le récit. Surtout, la fiction développe en filigrane une réflexion éthique et politique qui entend rattacher la question des drogues à des enjeux plus vastes :
« Le présent livre essaie, sans que l’auteur croie y être clairement parvenu, de prouver que la question sociale est responsable de la diffusion chaque jour plus grande des drogues, que les intoxiqués méritent d’être rendus à la vie réelle, que les lois de répression actuelles sont absurdes, injustes, néfastes et qu’il importe, avec la collaboration du corps médical, de réformer un code barbare164. »
96Pour Desnos, humaniste et homme de progrès, le recours aux stupéfiants procède d’une société aliénante et cruelle à l’homme, celle que génère (même si le terme n’est pas utilisé) le système capitaliste. Il n’est sans doute pas anodin que cette charge anti-drogue, qui peut surprendre chez un auteur amateur de stupéfiants et peu suspect de bien-pensance, ait été conçue dans le contexte de l’Occupation. Comme le remarque sa biographe Marie-Claire Dumas, la date de publication du roman donne à celui-ci la dimension d’un plaidoyer pour la liberté, avec pour message implicite : « Il faut savoir résister à ce qui opprime l’individu, que ce soit la drogue ou la peste nazie165. » Par son contexte propre, l’Occupation semble ainsi faire culminer les croissants rejets de la période antérieure. Aussi avons-nous tenu à évoquer un texte beaucoup moins connu et plus circonstanciel, mais qui apporte de ce point de vue un précieux témoignage.
Le Journal d’une double Libération de Léon Pierre-Quint
97Il n’y a sans doute pas de hasard en effet à ce l’éditeur Léon-Pierre Quint rédige au même moment un journal de désintoxication qui sera publié en 1954 avec le titre évocateur de Journal d’une double libération166. De son vrai nom Léopold Léon Steindecker, celui qui prend en 1918 le pseudonyme de Léon Pierre-Quint est une figure éminente de la vie littéraire de l’entre-deux-guerres. Co-directeur, avec Philippe Soupault, des éditions Kra liées au mouvement surréaliste, il a été critique, reconnu notamment pour ses études sur Proust, a participé à de nombreuses revues littéraires et a joué un rôle de conseiller, d’éminence grise et de mécène auprès de nombreux artistes de l’avant-garde. En 1926, il s’est lié plus particulièrement aux membres du Grand Jeu167 et a effectué avec Roger Gilbert-Lecomte de nombreux voyages ou tournée de conférences. Ce n’est pas cependant à l’auteur de Monsieur Morphée, empoisonneur public, qu’il doit d’avoir rencontré la drogue, mais à une banale opération chirurgicale subie au début des années trente. À l’issue du traitement, l’éditeur se retrouve accroché à l’héroïne et à la morphine pour de longues années. Ce n’est qu’en 1944, à la faveur de la guerre, qu’il parviendra à se désintoxiquer définitivement. Sans le moindre soutien médical : le fait est assez rare pour être relevé.
98C’est cette dure expérience que relate son journal des années de guerre, dont la rédaction est contemporaine du sevrage. Avec Opium, journal d’une désintoxication, Jean Cocteau avait inauguré le genre du « récit de cure », qui s’inspirait lui même de la littérature médicale. Ce dispositif formel n’était cependant, chez l’auteur des Enfants Terribles que prétexte ou point de départ à une réflexion plus globale sur l’opium et la littérature. Le texte de Quint se présente lui comme un véritable journal de bord, description méticuleuse et sans complaisance d’un corps en lutte contre les effets de la dépendance168. Le récit débute alors que l’auteur, réfugié dans les Pyrénées, entame en juillet 1944, après deux échecs précédents, une troisième tentative de sevrage. Occasion de revenir longuement sur sa longue histoire avec la drogue, qua sa culture et sa finesse d’analyse lui permettent de commenter avec perspicacité. Comme chez Cocteau (qu’il a de tout évidence lu et médité169), il n’y a pas de reniement. Quint écrit même : J’ai vécu si longuement avec la drogue que je suis curieux de vivre sans elle. Quitte plus tard, à lui revenir [...] La drogue me paraît toujours une fin d’existence honorable, comme une vieillesse de sénateur170 ». Elle pose, cependant, la question de la dépendance :
« Sans doute, il n’y a pas de “mal” à chercher l’apaisement à l’aide d’un médicament [...]. Mais la drogue est un toxique particulier qui implique l’accoutumance, l’entraînement : qu’est-ce qu’un remède contre l’angoisse dont ni le médecin ni le malade ne sont plus maîtres ? [...] La drogue est un moyen bon marché de rejoindre Dieu. [...] La drogue ne peut donner qu’une illusion de sagesse, sagesse de l’illettré ou du dément171. »
99La drogue n’est donc qu’un mirage ou un leurre frappée du sceau de l’inauthenticité. Usager de drogues pharmaceutiques, Quint n’envisage même pas son potentiel onirogène, dont on a vu qu’il était assez largement disqualifié par les créateurs de l’entre-deux-guerres. Le contexte spécifique de l’été 1944, qui lui fit ressentir avec une acuité douloureuse la mise à l’écart de la communauté dont est inévitablement victime le toxicomane, achève de hâter le douloureux mais salvateur processus de « libération ». L’ouvrage accouche par là d’une sagesse qui est aussi celle des leçons tirées de l’Histoire et de la maturité. Il mérite pleinement de figurer en bonne place dans la littérature de la drogue.
100Notre panorama des grands écrits sur la drogue de l’entre-deux-guerres a laissé apparaître un paysage qui demeure polyphonique : de l’opiomanie distingué d’un Cocteau aux souffrances existentielles d’un Artaud ou d’un Lecomte, en passant par les bricolages expérimentaux du Grand Jeu, la toxicomanie intégrée d’un Quint ou la toxicophilie intermittente d’un Desnos, les produits, les contextes, les trajectoires restent variées, nuançant fortement les témoignages et les prises de positions. La tonalité générale n’en est pas moins à un certain retrait. Globalement, la majorité des écrivains ou des artistes concernés ont choisi de mettre l’accent sur leurs réticences, leurs doutes et leurs rejets plutôt que sur les charmes du « voyage ». Une aura morbide nimbe l’ensemble de cette production, y compris chez l’esthète mondain Cocteau. Drogue conquérante des années trente, sobrement mise en scène par Drieu La Rochelle dans son roman Le feu follet, l’héroïne symbolise l’impasse existentielle et créatrice qu’incarne désormais la drogue pour ceux qui ont encore eu la témérité ou l’imprudence de se laisser séduire.
101Si cette évolution ne saurait surprendre, dans une époque travaillée par la figure de Thanatos, et témoin de la criminalisation du monde de la drogue, il n’est pas sans intérêt de remarquer que cette évolution n’entraîne pas le développement d’une littérature ou d’un art de la marge, tels qu’il en existe déjà dans le monde anglophone172. Issus de milieux plutôt privilégiés, conservant, jusque dans leur révolte, une conception très élitiste de la pratique artistique, les artistes et écrivains français de la période n’ont guère eu l’ambition de dépeindre les bas-fonds de la toxicomanie, moins encore de lui conférer une poésie de la déchéance ou d’en faire le terreau d’une identité contestataire. Très critiques vis-à-vis du monde des toxicomanes « vulgaires », Artaud ou Lecomte peuvent difficilement être perçus comme des précurseurs des mouvements contre culturels des années 1960, qui feront plus volontiers de la drogue le porte-étendard de leur révolte. C’est peut-être plutôt du côté de la chanson réaliste ou du roman policier et populaire qu’il faudrait chercher un renouvellement de l’imagerie dans le sens d’une représentation empathique de la marge. Mais la drogue n’y occupe souvent qu’une place assez ténue. Cet univers que la période commence à produire, celui de la toxicomanie déchue et crapuleuse, c’est à travers des sources plus traditionnelles et un regard plus classiquement sociologique qu’il nous faut maintenant l’aborder.
Notes de bas de page
1 Voir la mise en perspective de M. Milner, L’imaginaire des drogues, Paris, Gallimard, 2000.
2 Cf. le numéro spécial de la revue Sociétés et Représentations, « Art sous dépendance », no 1, nov. 1995.
3 J. Seigel, op. cit., p. 253.
4 Ibid., p. 373.
5 Ibid., M. Milner, « Écrivains toxicomanes en Angleterre », p. 13-40.
6 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 31-44.
7 J. Seigel, op. cit., p. 346.
8 M. Milner, L’imaginaire..., op. cit., p. 150-175.
9 Ce développement a fait l’objet d’une première présentation dans le no 1 de la revue Société et représentations, op. cit., p. 71-83, sous le titre : « Le Grand Jeu et les drogues : littérature et toxicomanie ».
10 R. Daumal, 8 juin 1926, Correspondance, t. 1, Paris, Gallimard, 1992, p. 116.
11 Voir M. Random, Paris, Denoël, 1970, 2 t.
12 Ibid., t. 1, p. 26 et R. Gilbert-Lecomte, Correspondance, Paris, Gallimard, 1971, p. 88.
13 Ibid., p. 19.
14 Ibid., p 116-117.
15 Outre les drogues ordinaires, cocaïne, opium, les membres du Grand Jeu ont usé également d’éther, de benzines, de tétrachlorure de carbone.
16 R. Daumal, Correspondance, t. 1, 8 juin 1926, Paris, Gallimard, 1992, p. 116.
17 Cf. J.P. Martin, Henri Michaux, Paris, Gallimard, 2003.
18 Qui suscite la méfiance de Breton et de ses amis. L’un d’entre eux, André Thirion, future figure du PCF, remarquera plus tard : « Le Grand Jeu (...) me paraissait reprendre inopportunément toutes les scories dont s’était dépouillé le surréalisme ; je ne pouvais que m’inquiéter d’une nouvelle offensive des philosophies orientales, des attitudes anarchistes, du merveilleux des fakirs, des boules de cristal et du haschich » (in Révolutionnaires sans révolution, Paris, Laffont, 1972, p. 182).
19 Cf. Sima, catalogue de l’exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1992.
20 Pour ces aspects, voir M. Random, op. cit., 1970, ainsi que O. et A. Virmaux, R. Gilbert-Lecomte et Le Grand Jeu, Paris, Belfond, 1981.
21 Détachant industriel. René Daumal s’en servait initialement pour asphyxier les coléoptères dont il faisait collection. Le récit de ces expériences est rapporté dans R. Daumal, L’évidence absurde, Paris, Gallimard, 1972, p. 51-56.
22 Voir L’évidence absurde, op. cit., p. 52.
23 Ibid. p. 52.
24 Ibid., note 1, p. 54-55.
25 On a renoncé ici à analyser le cas de Walter Benjamin, à la fois parce qu’il n’est pas de langue française, mais aussi parce que ses notes sur le haschich, destinées à un ouvrage qui ne vit jamais le jour, sont restées à l’état de matériau brut, duquel il n’est pas toujours aisé de tirer une interprétation. Malgré l’innovation que représente le caractère « scientifique » de ses expériences, lesquelles préfigurent Henri Michaux, Benjamin reste assez proche de Baudelaire dans sa démarche et dans ses observations. Cf. Sur le haschich et autres écrits sur la drogue, Paris, Christian Bourgois Éditeurs, 1993.
26 Voir la mise au point de M. Random, op. cit., p. 112-116.
27 Voir infra.
28 Cf. Y. Courrières, Roger Vailland, Paris, Plon, 1991, p. 146.
29 Voir notamment Drôle de jeu, Paris, Corrêa, 1945, qui pose le problème intéressant de la toxicomanie dans le cadre de la résistance.
30 Y. Courrières, op. cit., p. 165 et 241.
31 Ibid., p. 146.
32 Cf. R. Nelli, Joë Bousquet, sa vie, son œuvre, Paris, Albin Michel, 1975.
33 Ibid., p. 28.
34 Ibid., p. 40.
35 Ibid., p. 134 et 260.
36 Cf. J. Bousquet, Correspondance, Paris, Gallimard, 1969, p. 133-134.
37 M. Milner, L’imaginaire..., op. cit., p. 321.
38 R. Nelli, op. cit., 1975, p. 33.
39 On retrouve la même idée chez les surréalistes, voir infra.
40 R. Nelli, préface à La tisane de sarments, in J. Bousquet, Œuvres complètes, t. 1, Albin Michel, 1979, p. 282.
41 La tisane..., ibid., p. 298.
42 Réédition Gallimard « L’Imaginaire », 1995.
43 Cf. M.-C. Dumas, Robert Desnos ou l’exploration des limites, Paris, éditions Klincksieck, 1980.
44 Cf. A. Coppel et C. Bachmann, op. cit., p. 307.
45 M. Milner, op. cit., p. 306.
46 Repris dans R. Desnos, Corps et biens, Paris, 1930 ; rééd. 1968, Poésie/Gallimard, p. 29-30.
47 Ibid., p. 35.
48 Cf. G. Durozoi, Histoire du mouvement surréaliste, Paris, Hazan, 1997, p. 45-46.
49 M.-C. Dumas, op. cit., p. 43.
50 Breton disait y avoir mis fin « par souci d’hygiène mentale », cf. G. Durozoi, op. cit., p. 46.
51 M.-C. Dumas, op. cit., p. 75.
52 Préface au no 1 de La Révolution surréaliste, 1er déc. 1924.
53 Voir infra.
54 M.C. Dumas, op. cit., p. 77.
55 Cf. Paris-Soir, 11 avril 1926, p. 1 et 3 et 13 avril 1926, p. 1 et 2.
56 Ibid.
57 Paris-Soir, 13 avril 1926.
58 S. Alexandrian, Le surréalisme et le rêve, Paris, Gallimard, 1974, p. 262.
59 M.-C. Dumas, op. cit., p 75.
60 Cf. P. Walberg, Georges Malkine, Bruxelles, A. de Roche, 1970 et Georges Malkine, le vagabond du surréalisme, catalogue de l’exposition, Paris, Pavillon des Arts, 1999.
61 Georges Malkine fut poursuivi devant le tribunal de la Seine pour achat, détention et consommation d’héroïne le 9 décembre 1938.
62 Voir notamment les dessins sous influence du haschich de l’aliéniste Charcot et un autoportrait de Charles Baudelaire. Repris dans E. Retaillaud-Bajac, Les drogues, une passion maudite, Paris, Gallimard, 2002, p. 40 et 44.
63 Pour une analyse plus détaillée, voir E. Retaillaud-Bajac, La pipe d’Orphée, Jean Cocteau et l’opium, Paris, Hachette, 2003.
64 Pour les détails biographiques, voir C. Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003, A. King Peters, Jean Cocteau et son univers, Paris, Société Nouvelle des Éditions du Chêne, 1987 et F. Steegmuller, Cocteau (a biography), Paris, Buchet-Chastel, 1973, ce dernier repris et commenté dans M. Milner, L’imaginaire..., op. cit., p. 295-301.
65 Cf. A. de Liedekerke, op. cit.
66 Il dira souvent sa méfiance pour les produits plus violents, la morphine, la cocaïne, l’héroïne bien qu’il ait sans doute consommé de la cocaïne à titre ponctuel.
67 M. Milner, op. cit., p. 298.
68 Publié en mars-avril 1925 dans la revue Les Feuilles libres, « L’Ange Heurtebise » est intégré en 1927 au recueil Opéra. Voir Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1999.
69 Opium, journal d’une désintoxication, Paris, Stock, 1930 ; réed. 1999, p. 104.
70 Voir les illustrations d’Opium, op. cit.
71 Cf. J. Cocteau, Les enfants terribles, Paris, Grasset, 1929, p. 26, 79 et 112.
72 On sait qu’il fut arrêté en juillet 1938 en compagnie de Jean Marais et jugé en février 1939 à Toulon.
73 Selon les remarques de Carole Weisweiller, fille de la dernière grande amie de Cocteau, Francine Weisweiller.
74 Georges Simenon (1903-1989), par exemple, qui commence dans les années vingt sa carrière de journaliste fait-diversier et d’écrivain, a parfois mis en scène l’univers de la drogue. Voir par exemple La nuit du carrefour ou Maigret au Picratt’s (1951).
75 Cf. J. Deniot, « Le peuple des chansons : la voix des femmes », Sociétés et représentations, février 2000, p. 83-100.
76 Cf. N. et A. Lacombe, op. cit., p. 56.
77 Ibid., p. 125.
78 Ibid., p. 161.
79 Ibid., p. 174.
80 Ibid., p. 175.
81 Cf. J.-C. Klein, La chanson à l’affiche, Paris, Éditions du May, 1991, p. 80. Au début des années trente, Fréhel est déjà une légende vivante. La radio et le disque accompagnent son succès.
82 Rappelons cependant que, dans l’entre-deux-guerres, les chansons sont rarement le patrimoine exclusif d’un seul interprète. Nous ignorons si d’autres chanteuses ont chanté ce texte, qui fait entendre des résonances étroitement autobiographiques.
83 J.-C. Klein, op. cit., p. 57.
84 N. et A. Lacombe, op. cit., p. 125. La même remarque a été faite à propos de la chanteuse Damia lorsqu’elle se produisait dans un bouge de la rue Fontaine, à Montmartre, pendant la Première Guerre mondiale : « Pourquoi disait-on que tous les drogués de Montmartre étaient là ? Damia attirait la neurasthénie comme Rollinat. (...) Le soir, son saint public des faubourgs rappliquait » (cf. Paris-Soir, 10 août 1938, p. 4).
85 R. Desnos, « Yvonne George ou la main de gloire », article non publié (1925 ?), repris dans Nouvelles Hébrides et autres textes, Œuvres, Paris, Gallimard, 1999, p. 281.
86 Lettre à R. Gilbert-Lecomte, 15-17 mai 1928, in R. Daumal, Lettres..., op. cit., t. 1, p. 244. C’est nous qui soulignons.
87 On évoquera également la figure de Mireille Havet (1898-1932), poétesse, écrivaine, amie d’Apollinaire et de Cocteau, qui a laissé dans son prolixe journal actuellement en voie de publication (Journal 1918-1919, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2003), une narration très sombre, jusqu’au sordide, de sa propre toxicomanie.
88 Rappelons cependant que les décadents de la fin du XIXe siècle tissèrent également autour de la morphine un imaginaire très morbide.
89 C’est en 1920, dans Au delà du principe de plaisir, que Freud conceptualise cette notion.
90 Jean Clair, Malinconia, motifs saturniens dans l’art de l’entre-deux-guerres, Paris, Gallimard, 1996.
91 Voir infra.
92 Sur ce thème, voir la mise au point d’O. et d’A. Virmaux in Artaud, un bilan critique, Paris, Belfond, 1979, p. 150-159.
93 Voir T. Maeder, A. Artaud, Paris, Plon, 1978.
94 L’un des principaux psychiatres de l’entre-deux-guerres, à l’origine de la création du service ouvert de Sainte-Anne.
95 À cette date, Artaud se fournit encore essentiellement par la voie médicale, mais les doses qu’il réussit à se procurer par ordonnances couvrent mal ses besoins croissants. Cf. T. Maeder, op. cit., p. 51.
96 A. Artaud, Lettres à Génica Athanasiou, Paris, Gallimard, 1969, p. 113, lettre non datée (oct. 1923).
97 Ibid., p. 96, 2 septembre 1923.
98 La Révolution Surréaliste, 15 janvier 1925, réédition en fac-similé J.-M. Place, 1975.
99 Voir par exemple « L’osselet toxique », dans le no 11 de La Révolution Surréaliste, 15 mars 1928 ou de nombreux textes de L’Ombilic des Limbes (« Docteur, il y a un point... », « Il y a une angoisse acide et trouble... »).
100 Cité par T. Maeder, op. cit., p. 161.
101 Ibid., p. 185.
102 Le peyotl est un petit cactus mexicain dont l’alcaloïde le plus actif est la mescaline (différent du mescal, un alcool tiré de l’agave). Utilisé dès la plus haute antiquité par les peuples précolombiens lors de certaines cérémonies religieuses, il fut connu en Europe au début du XIXe siècle, et semble avoir circulé à titre confidentiel dans les cercles de l’avant-garde artistique et littéraire. Ses effets hallucinogènes se caractérisent par « une excitation vive de l’imagination subconsciente se traduisant par une ivresse visuelle très curieuse. Elle consiste en un défilé d’images vivement colorées et animées d’un mouvement continu et s’accompagne de phénomènes psycho-physiologiques d’ordres divers », in A. Rouhier, Le Peyotl, Paris, Gaston Doin & cie, 1926, p. 1-2.
103 Voir la mise au point de M. Milner, op. cit., p. 331-333.
104 Il semblerait qu’il ait été arrêté par la police pour usage de stupéfiants.
105 T. Maeder, op. cit., p. 185.
106 Artaud, dans un certain état de confusion mentale, en a étalé le récit sur près de dix ans, de 1937 à 1945. Cf. M. Milner, op. cit., p. 329.
107 Ibid., p. 333.
108 Ibid., p. 332.
109 T. Maeder, op. cit., p. 195.
110 Ibid.. La jeune femme est devenue elle-même par la suite opiomane.
111 Ibid., p. 283.
112 Dans ses lettres, Artaud se plaint souvent de la mauvaise qualité du laudanum que l’on trouvait à Paris. Il aurait même chargé son ami Maxime Alexandre, d’origine alsacienne, de s’en procurer à Strasbourg, où les officines étaient moins surveillées, et les produits, de qualité supérieure. Cf. M. Alexandre, Mémoires d’un surréaliste, Paris, 1968, La Jeune Parque, p. 149. Artaud n’a jamais, à notre connaissance, fumé l’opium et semble avoir toujours privilégié l’ingestion per os.
113 J. Derrida, « L’écriture soufflée », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1979.
114 M. Milner, op. cit., p. 333.
115 Cité par A. et O. Virmaux, op. cit., p. 150.
116 Il prend de l’opium, mais aussi de la morphine, et plus tard, de l’héroïne.
117 Lettre à Jean Puyaubert, 1931, citée par M. Random, op. cit., p. 68.
118 D’après Roland Dumas, il a été poursuivi une première fois le 7 avril 1938 pour achat et détention d’héroïne et condamné par défaut à 2 mois d’emprisonnement ; il est relaxé le 15 juin 1938 pour une autre accusation d’achat et de détention d’héroïne, et poursuivi une nouvelle fois en compagnie de toute une bande (dont Georges Malkine) le 9 décembre de la même année. Enfin, le 14 janvier 1943, il est relaxé ainsi que son médecin, pour l’accusation de fraude à l’ordonnance. (R. Dumas, Plaidoyer pour Roger Gilbert-Lecomte, Paris, Gallimard, 1985, p. 187-189). Nous avons repéré pour notre part un jugement antérieur en date du 20 mars 1937, qui condamnait le poète à 4 mois de prison avec sursis et 100 francs d’amende pour détention d’héroïne ; le procureur a fait appel de cette décision (A.D. Seine D1 U6 3294, 10e c.c.).
119 Voir le récit des derniers jours de Roger Gilbert-Lecomte dans P. Minet, op. cit., p. 16-18.
120 R. Gilbert-Lecomte, Monsieur Morphée, empoisonneur public, Paris, éditions Fata Morgana, réédition 1998, p. 26.
121 Cf. G. Durozoi, op. cit., p. 183.
122 Cette référence est plus mystérieuse, car Desnos n’avait guère publié sur la drogue à cette date – on peut même se demander si ses articles de Paris-Soir, n’étaient pas l’archétype des « reportages retentissants pondus par des scribes de toutes opinions et de tous sexes » dénoncés par Lecomte. Le « de tous sexes » est peut-être une allusion à Marise Querlin, qui venait de publier un reportagesfiction sur le monde de la drogue (op. cit.).
123 On retrouve ici la « pulsion de mort », si fréquente dans la littérature de la drogue de la période. Lecomte évoque ainsi « l’instinct d’auto-destruction, dont on n’ose jamais parler et qui tient pourtant une place égale dans la plupart des consciences humaines » (Monsieur Morphée, op. cit., p. 42).
124 Ibid., p. 44-45.
125 Ibid., p. 46.
126 Sur l’origine et l’histoire du mouvement surréaliste, voir G. Durozoi, op. cit.
127 Cf. Y. Ripa, Histoire du rêve, Paris, Olivier Orban, 1988.
128 Cf. S. Alexandrian, Le surréalisme et le rêve, Paris, Gallimard, 1974, p. 162-165.
129 Cf. M. Alexandre, op. cit., p. 151, S. Alexandrian, op. cit., p. 163. et l’allusion de Francis Gérard in « L’état d’un surréaliste », La Révolution surréaliste no 1, 1er déc. 1924, p. 29.
130 Ibid., p. 1-2.
131 Ibid., p. 1, texte de J.-A. Boiffard, P. éLuard et R. Vitrac. L’image de la lampe et des aiguilles peut renvoyer, par contamination poétique, au rituel de l’opium.
132 Ibid., p. 1.
133 A. Breton et P. Soupault, Les Champs magnétiques, Paris, Au Sans Pareil, 1921.
134 Né en 1904, il a collaboré à la revue proto-surréaliste L’Œuf dur (1921-1924), avant de rejoindre le groupe d’André Breton et d’écrire quelques textes pour leur revue. Il s’en sépare dès 1925, préférant l’engagement politique au côté de Trotsky.
135 « L’état d’un surréaliste », op. cit., p. 29-30.
136 Ibid., p. 29. L.A. et A.B. désignent Louis Aragon et André Breton.
137 Cf. S. Alexandrian, op. cit., p. 94-95.
138 F. Gérard, op. cit., p. 29.
139 A. Breton, Les Vases communicants, Paris, Gallimard, 1932 ; rééd. 1955, p. 69-71.
140 Ibid., p. 70-71.
141 Voir une analyse comparable dans l’ouvrage des deux médecins proches du surréalisme, déjà évoqués, Adrien Borel et Gilles Robin, Les rêveurs éveillés, Paris, Gallimard, 1925, p. 62.
142 Voir ces remarques sur les risques encourus lors des expériences de 1919, in A. Breton, Entretiens, cité par P. Audouin, préface des Champs Magnétiques, Gallimard, 1971, p. 14-15.
143 J. Seigel, op. cit., p. 355.
144 Voir supra.
145 L. Aragon, Traité du style, Paris, Gallimard, 1928, p. 93.
146 Ibid. p. 110-111.
147 Ibid., p. 114.
148 Cf. A. Artaud, « Sûreté générale : La liquidation de l’opium », La Révolution Surréaliste, no 2, p. 20-22. Louis Aragon évoque de même, on l’a vu plus haut, une « législation délirante ».
149 J. Rigaut, Écrits, Paris, Gallimard, 1970.
150 D’après les éléments fournis par Jean-Claude Bitton, auteur d’une biographie de Jacques Rigaut (à paraître en 2010).
151 P. Drieu la Rochelle, Le Feu follet, Paris, 1931 ; rééd. Gallimard, 1959, p. 123.
152 Ibid., p. 213.
153 Voir sur ce point J.-L. Saint-Ygnan, Drieu La Rochelle ou l’obsession de la décadence, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1984.
154 Cf. D. Desanti, Drieu La Rochelle ou le séducteur mystifié, Paris, Flammarion, 1978, p. 287 et suiv.
155 Ibid., p. 646-647.
156 P. Drieu la Rochelle, Journal, Paris, Gallimard, collection Témoins, 1961, p. 107.
157 Ibid.
158 P. Drieu la Rochelle, Le feu..., op. cit., p. 48.
159 Lecture que font d’ailleurs aussi les surréalistes.
160 À cette date, Desnos, démobilisé, a repris ses activités littéraires et journalistiques, et publie plusieurs recueil de poésies (Fortunes en 1942, État de veille en 1943). Après la rafle du Vel d’Hiv, les 16-17 juillet 1942, il entre dans le réseau de résistance Agir. Il est arrêté le 22 février 1944 par la Gestapo et meurt du typhus au stalag de Terezin le 8 juin 1945. Le Vin est tiré, Paris, Gallimard, 1943, est son unique roman achevé et publié.
161 Plutôt que dans les années vingt, comme on l’a parfois suggéré. Plusieurs éléments nous donnent en effet à penser que sa rédaction fut largement postérieure à la période 1925-29 qui l’inspira, et durant laquelle il fréquentait Yvonne George. Il est notamment fait allusion à la cure au Démorphène pratiquée à l’hôpital Henri-Rousselle, et qui ne fut pas mise au point avant 1932 ; d’autre part, le personnage de Columot, âgé d’environ 18 ans pendant la guerre, est censé atteindre la quarantaine au moment de sa cure de désintoxication, ce qui situerait la fin du roman vers 1938 (cf. p. 184-185). Naturellement, il peut s’agir d’une licence romanesque et en dehors d’allusions nettes à la Première Guerre mondiale, l’arrière-plan historique assez flou. Peut-être le roman a-t-il été commencé, abandonné, puis repris.
162 R. Desnos, op. cit., p. 7.
163 Ibid., p. 7-8.
164 Ibid.
165 M.-C. Dumas, in R. Desnos, Œuvres, rééd. Quarto, Gallimard, 1999, p. 981.
166 J. Basque (pseudonyme de Léon Pierre-Quint), Journal d’une Double Libération, Paris, Éditions de la Table Ronde, 1954.
167 Pour une biographie plus détaillée, voir le catalogue de l’exposition Joseph Sima, Sima, op. cit., p. 299-300.
168 Dans la même veine, on peut évoquer, à la charnière du médical et du littéraire, le Journal d’un morphinomane, rédigé par un médecin anonyme de la fin du XIXe siècle (1896 ; rééd. Allia, Paris, 1997) ou encore le Morphine de Mikhail Boulgakov (1921, remanié en 1927 ; Paris, Solin, 1990).
169 Léon Pierre-Quint préfacera la réédition d’Opium en 1955.
170 Op. cit., p. 39-40.
171 J. Basque, op. cit., p. 229-230.
172 Voir notamment. Alastair Crowley, Diary of a drug fiend, (1922), William Burroughs, Junkie (1952) ou Hubert Selby Jr, Last exit to Brooklyn (1957).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008