Chapitre VI. Un malade disputé : la loi, la médecine et le toxicomane
p. 273-324
Texte intégral
1Alliés critiques et mesurés de la justice et des pouvoirs publics dans le processus de pénalisation1, les médecins ne vont-ils pas prendre leur distance vis-à-vis d’un modèle répressif qui les dessaisit de fait d’un pouvoir et d’un savoir sur le drogué demeurés presque sans partage jusqu’au début du XXe siècle ? Tactique et opportuniste, l’évolution de leur position se joue aussi sur le terrain théorique, articulée qu’elle est à la relecture du psychisme de l’intoxiqué qui s’engage dans les années vingt, en s’émancipant peu à peu du schéma dégénératif. La redéfinition de la « pathologie » du toxicomane n’échappe pas, en ce sens, aux tensions épistémologiques qui traversent une psychiatrie elle-même en voie de constitution, y compris autour de l’enjeu de la psychanalyse, qui fait une entrée discrète dans les schémas conceptuels comme dans les projets thérapeutiques. Par là, c’est aussi la question de la cure de désintoxication qui se trouve reposée, dans sa conception comme dans ses modalités concrètes.
2Si la réflexion médicale demeure pour l’essentiel confinée au champ étroit de spécialistes, elle n’en est pas moins riche de pistes et de promesses pour l’avenir, notamment dans le désir progressivement formulé de « sanitariser » la législation. Véritable laboratoire de réflexion, l’entre-deux-guerres apparaît à ce titre, malgré l’absence d’avancées concrètes, comme un moment décisif de maturation.
La toxicomanie, un territoire à reconquérir et à redéfinir
Un champ en reconstruction
La thérapeutique des toxicomanes, une spécialité marginale
3Une lecture superficielle de la littérature médicale consacrée aux toxicomanies pourrait donner le sentiment que la réflexion sur les toxicomanies n’avance guère. On croit voir se perpétuer, avec de légères nuances ou d’imperceptibles retouches, des modèles, des lectures ou des analyses développés dans la période précédente. Cette relative inertie théorique et conceptuelle reflète et renforce le faible prestige symbolique du champ : si quelques grands noms de la profession se penchent ponctuellement au chevet du toxicomane – évoquons Henri Claude, Édouard Toulouse, Achille Delmas ou Georges Heuyer2 – c’est, le plus souvent, de manière périphérique, à travers articles de circonstance, chapitres de manuels généraux ou direction de thèses, sans y consacrer un ouvrage novateur et décisif. L’essentiel de la réflexion est abandonné à quelques étudiants qui y consacrent leur travail de doctorat3, ou à des praticiens tels Roger Dupouy ou Jules Ghelerter4 qui, pour développer un zèle thérapeutique remarquable, n’affichent guère de grande ambition intellectuelle. Nul Ball, nul Chambard, nul Magnan, nul Moreau de Tours ne viennent, des années vingt aux années trente, ennoblir de leur prestige et de leur notoriété cette branche très secondaire de la clinique, ou témoigner pour les substances onirogènes d’une fascination comparable à celle des grands aliénistes du XIXe siècle. Sur ce point, l’entre-deux-guerres apparaît nettement en retrait, tant il semble admis que « les visions étincelantes des poètes feront toujours défaut aux imaginations pauvres »5 ; que « la morphine ou les autres stupéfiants n’apportent aucune qualité ni aucune supériorité nouvelle, ni physique, ni psychique »6 ; ou encore, que « les jouissances surtout intellectuelles et imaginatives célébrées par une littérature copieuse et célèbre qu’apporteraient en outre les stupéfiants sont [...] assez rares et bientôt inaccessibles7 ». De grandioses paradis artificiels, les drogues semblent devenues de petits enfers très ordinaires8.
4Ce désenchantement s’explique en partie par l’absence de découvertes scientifiques majeures à cette date, puisqu’en effet, les substances en circulation dans la période ont toutes été découvertes et isolées au siècle précédent, tandis que leurs effets nocifs sont désormais dûment répertoriés et dénoncés9. Il traduit aussi le pessimisme qui gagne la profession face au durcissement des pratiques, à l’impuissance relative de la répression, aux échecs de la thérapeutique. À ce titre, le déclassement social de la drogue qui caractérise l’entre-deux-guerres suscite un processus plus large de disqualification qui se reproduira d’une manière comparable au milieu des années 1970, quand « la diffusion de la consommation de drogues vers les milieux populaires déplace la dominance vers le marché de la drogue proprement dit et est à l’origine d’une représentation moins noble du toxicomane [qui explique] le désenchantement des spécialistes10 ». De toute évidence, la prostituée cocaïnomane ou le petit revendeur montmartrois n’exercent pas le même pouvoir de fascination que les fantasia qui réunissaient, au tournant des années 1840, littérateurs, artistes et médecins à l’hôtel de Pimodan.
5Pour autant, la réflexion théorique ne reste pas statique. Le désabusement des spécialistes contribue notamment à interroger la pertinence même du concept de toxicomanie, que la médecine du XIXe siècle avait forgé et autonomisé.
Une catégorie nosographique instable
6« Naturalisée » par le droit après avoir été élaborée par la médecine, la dissociation alcoolisme/toxicomanie semble acquise. Pourtant, le débat sur la validité de ce découpage nosographique rebondit dans l’entre-deux-guerres, à proportion des ratés du dispositif répressif. Dans le souci de reconceptualiser la notion, de nombreux praticiens sont amenés à dénoncer le caractère inadéquat, injuste et arbitraire d’une loi qui poursuit les usagers de psychotropes sans s’attaquer au principal d’entre eux, l’alcool.
7Ancien élève de Magnan, médecin-chef à Ville-Évrard, véritable apôtre de la lutte anti-alcoolique et chef de file du courant abstinent, Maurice Legrain (1860-1939) déplore ainsi que le toxicomane ne soit que le bouc émissaire d’une pathologie plus large, la « toxicophilie », dont la facette la plus dramatique est, selon lui, l’alcoolisme11. Un autre spécialiste n’hésite pas à proposer de la toxicomanie une définition très vaste, incluant toutes les formes d’usages compulsifs de substances psychotropes : « on désigne depuis Féré sous le nom générique de toxicomanie toute tendance impulsive non exclusivement systématisée à s’intoxiquer par telle ou telle drogue – alcool, opium, morphine, cocaïne, chloral, tabac, etc.12 ». De même, pour M. de Fleury, « les buveurs sont des toxicomanes comme les autres, exactement de même sorte, et ils s’apparentent tout particulièrement aux priseurs de cocaïne13 ». En 1922, le doctorant Georges Boussange avait formulé la même critique : « Nous nous étonnons aussi de cette étrange mentalité qui fait qu’un alcoolique [...] n’éveillera dans la rue qu’une ironie indulgente, voire même de la sympathie de la part des passants et souvent des agents de police, alors qu’un morphinomane, arrêté parfois pour un motif étranger à sa passion, et trouvé porteur d’une certaine quantité de morphine et d’une seringue, encourra toutes les sévérités de la loi14. »
8Ce point de vue est surtout répandu dans les milieux tempérants, qui militent pour un durcissement de la législation anti-alcoolique et qui ne forment pas en France un groupe de pression très puissant. D’autres travaux, notamment les thèses, accueillent au contraire comme un fait d’évidence le concept de « toxicomanie » tel qu’il s’est construit au XIXe siècle15, et qui restreint l’usage du terme aux dépendances induites par les produits définis comme stupéfiants (opium et dérivés, cocaïne, haschich). Le plus souvent, toutefois, on considère que toutes les substances psychotropes, y compris le tabac ou le café, peuvent entraîner certaines formes d’intoxications, à condition d’agir en terrain psychique propice. Jules Ghelerter propose ainsi de la toxicomanie une définition fondée avant tout sur l’état mental et non sur le produit : « La toxicomanie est [...] un état morbide caractérisé par une impulsion non systématisée à prendre d’une façon habituelle un ou plusieurs toxiques ; chez certains individus, elle résulte d’une appétence spéciale tenant à leur prédisposition mentale, chez certains autres c’est l’emploi plus ou moins prolongé de ces substances qui fait ressortir cette appétence. L’usage régulier de ces drogues provoque l’accoutumance et l’état de besoin, et l’intoxication, résultant de l’augmentation des doses, produit des troubles physiques et psychiques16. » Tendances psychiques, causes occasionnelles, effets d’accoutumance et de dépendance, on trouve là synthétisés l’ensemble des traits qui servent à définir depuis un demi-siècle la « toxicomanie », mais formulé dans une terminologie plus ouverte et plus neutre, susceptible d’intégrer de nombreuses formes d’intoxications.
9Les médecins de l’entre-deux-guerres mettent ainsi souvent en avant la notion de « polytoxicomanie », qui tend de même à relativiser le rôle des produits. Ainsi, pour Georges Boussange, « [...] un vrai toxicomane, au sens médical du mot, est indifférent vis-à-vis du toxique. Son psychisme et son organisme sont tels qu’ils accepteront avec les mêmes réactions un poison ou un autre, pourvu qu’il s’agisse d’un poison euphoristique17 ». Près de la moitié des thèses recensées pour la période s’attachent ainsi aux « toxicomanies » en général plutôt qu’à un toxique particulier : sans remettre en cause l’homogénéité du concept, le pluriel ménage un espace à la pluralité de ses formes.
10Ces nuances conceptuelles ne suffisent pourtant pas à bouleverser le vocabulaire et les pratiques. L’autonomie de l’entité « toxicomanie » est désormais largement validée par les représentations et les pratiques sociales. La tendance à la spécialisation qui caractérise l’entre-deux-guerres pousse d’ailleurs à son renforcement. De fait, malgré leur volonté de dénoncer les incohérences nosographiques, les quelques spécialistes des toxicomanies de la période s’occupent le plus souvent de drogués stricto sensu et développent des techniques curatives spécifiques, même s’il existe des lieux de désintoxication polyvalents18. Et aucun praticien ne pousse la logique de sa position jusqu’à suggérer de dépénaliser les drogues pour aligner leur statut sur celui de l’alcool, ou de criminaliser la consommation de ce dernier sur le modèle américain. Bref, sur le plan de la nosographie médicale comme de la législation, le processus de séparation est allé trop loin pour qu’il soit envisageable de faire machine arrière. Dans les faits, la toxicomanie constitue désormais un champ distinct, et la remise en cause de cette catégorie n’est souvent qu’une stratégie de reconquête. En faisant de l’intoxiqué un malade, ne s’agit-il pas en effet de montrer qu’il relève de la médecine beaucoup plus que de la justice ? Comme le souligne Alain Delrieu : « [les médecins], qui ont fait de la toxicomanie une maladie majeure, vont être acculés à pathologiser plus encore les amateurs de narcotiques, pour conserver mais aussi pour défendre ceux que la loi leur arrache en partie dès lors qu’elle les transforme en coupables19 ». Cette « pathologisation » de la pratique du toxicomane passe notamment par la mobilisation du modèle de la constitution mentale que l’on voit se diffuser pendant l’entre-deux-guerres au sein de la théorie psychiatrique.
Du modèle dégénératif à la « constitution mentale » du toxicomane
Terrain ou produit ?
11L’entre-deux-guerres voit rebondir le débat relatif au rôle respectif, dans la pathologie du toxicomane, du terrain et des produits. Déjà vieux d’un quart de siècle, l’adage « ne devient pas morphinomane qui veut »20 a désormais valeur d’évidence. Si la majorité des injections thérapeutiques d’opiacés n’évoluent pas vers une addiction pathologique, tandis qu’à l’inverse, une seule injection suffit parfois pour éveiller la manie du toxique, c’est, pense-t-on, parce que certains individus sont prédisposés, ou dotés d’une complexion psychique particulière qui les rend vulnérables aux effets addictifs des drogues. On doit donc distinguer d’un côté les toxicomanes accidentels ou occasionnels, dont le sevrage ne présente pas de difficulté particulière, et de l’autre les « prédisposés », qu’une rencontre malheureuse avec le stupéfiant suffit à précipiter dans une toxicomanie pathologique.
12L’un des seuls à faire entendre une note discordante, Louis Le Guillant, praticien de Sainte-Anne et l’un des premiers psychiatres français à s’intéresser à la psychanalyse, s’insurge contre cette vision très déterministe du « toxicomane-né » : « Nous ne pensons pas que la toxicomanie en général puisse s’expliquer par l’existence d’une “prédestination” fatale, d’une “constitution toxicomaniaque” révélée par la drogue, et rendant compte – à peu de frais – de l’état mental si particulier de ces sujets. Il nous paraît au contraire que c’est l’usage du toxique qui crée ces soi-disant tendances constitutionnelles21. » Mais cette position de principe, qui participe paradoxalement d’une intention humaniste de conférer au déséquilibre mental du toxicomane un caractère ponctuel et secondaire, rend mal compte des différences de comportements face à la drogue constatées par le même clinicien. Ce qui peut faire avouer au même auteur à quelques pages de distance : « Il est certain qu’il faut faire intervenir dans le déterminisme de la toxicomanie une susceptibilité particulière qui se trouve réalisée avant tout chez les psychopathes. [...] Il faut un certain système nerveux, un certain psychisme pour jouir des drogues22. » Difficile, même avec les meilleures intentions, d’évacuer la notion de « prédisposition » ou de « terrain ».
13Reste à définir la nature et l’origine de ce dernier. L’analyse des spécialistes de toxicomanies de l’entre-deux-guerres s’inscrit à ce titre dans le droit fil des évolutions qui traversent la réflexion psychiatrique depuis le tournant du siècle. On constate en effet le lent déclin du modèle explicatif par la dégénérescence au profit d’une clinique qui mobilise plus volontiers la notion de « constitution mentale » – soit l’ensemble des caractéristiques et des orientations psychiques propres à un individu, malade ou non23. Il existerait ainsi un certain type de constitution mentale prédisposant à l’appétence pour les toxiques, et que les psychiatres vont s’échiner à caractériser.
14Non que le modèle dégénératif soit définitivement remisé. On le trouve encore souvent mobilisé, du moins dans la première moitié des années vingt. Le doctorant Georges Boussange considère ainsi que c’est « toute la question de l’hérédité nerveuse qui est en jeu »24 dans la question de l’attirance pour les drogues. En 1924, le Dr Benjamin Logre, de l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de police, décrit les mécanismes de l’action des drogues sur l’organisme et le cerveau dans des termes qui font explicitement référence à la théorie de la dégénérescence :
« [Les intoxications] imprègnent l’organisme tout entier, détériorent les cellules génitales et compromettent l’avenir de la race. Quand le toxicomane se livre à son vice, en déclarant que “sa conduite ne regarde que lui”, il ne devrait pas oublier que son fils innocent risque d’en porter la peine [...]. Les intoxications volontaires sont, avec la tuberculose et la syphilis, les grands facteurs de dégénérescence humaine25. »
15Cause et conséquence de dégénérescence, la manie des toxiques continue de relever ici d’une morale stigmatisante (c’est un vice de « pervers » ou de « dégénérés ») ; surtout, elle est dénoncée comme une pratique risquant de produire des lésions organiques héréditairement transmissibles. Au vrai, le schéma dégénératif est devenu si banal, si passe-partout, qu’il continue d’imprégner la culture, le vocabulaire et les catégories mentales de nombreux médecins, y compris chez ceux qui n’y ont pas nécessairement recours en tant que modèle interprétatif global. C’est ainsi que la toxicomanie reste fréquemment caractérisée comme une pathologie de « dégénérés supérieurs »26 – quoique le terme plus neutre de « déséquilibré » tende de plus en plus à s’y substituer27 – et que les risques pour la descendance sont, comme pour l’alcoolisme, fréquemment invoqués. Ce qui peut faire écrire à Jules Ghelerter, dont la lecture est pourtant axée sur une toute autre problématique : « rareté des grossesses, fréquence des avortements, naissance d’enfants dégénérés, voici le bilan des effets nocifs des toxicomanies sur la natalité et la descendance28. »
16Cet exemple montre néanmoins que le schéma dégénératif n’intervient plus qu’à titre secondaire dans l’analyse de la pathologie du toxicomane. De plus en plus, celle-ci est pensée comme le fruit d’un déséquilibre mental lié à cette fameuse constitution psychique, dont l’origine reste certes difficile à cerner, mais dont la promotion relègue à l’arrière-plan les obsessions organicistes et héréditaristes de la période précédente. L’analyse que développe en 1930 un psychiatre de Sainte-Anne devant l’Académie de médecine résume parfaitement cette évolution :
« Pour être l’une de plus rebattues, la question des toxicomanies n’en est pas moins restée l’une des plus difficiles de la psychiatrie. [...] On convient généralement qu’il faut chercher, à l’origine d’une intoxication volontaire, une prédisposition. Mais laquelle ?... On a parlé de dégénérescence mentale, selon la formule chère à notre illustre Magnan et à son école. Il nous faut, à présent, d’autres précisions. [...] Eh bien, il résulte d’observations très nombreuses – je ne suis pas le seul à les avoir relevées – que ceux qui vont à l’alcool ou à la cocaïne sont des déprimés constitutionnels, de petits mélancoliques chroniques. Ils appartiennent à [la] catégorie [des] cyclothymiques29. »
17Le toxicomane vrai est donc avant tout un névrosé, dont la pathologie s’inscrit dans ce champ encore indécis des maladies nerveuses que la psychiatrie est en train d’annexer, et que les services ouverts des asiles réclamés par Édouard Toulouse commencent à prendre en charge30. Précisons à ce titre que la constitution toxicomaniaque n’est pas abordée, ou très rarement, comme relevant d’un terrain psychotique, ce qui interdit d’assimiler le drogué à un véritable malade mental et exclut l’enfermement asilaire, sauf cas ponctuels de crises paroxystiques. Toutefois, la caractérisation reste sur ce point indécise, et il arrive que la toxicomanie soit assimilée à une « psycho-névrose »31 ou une « psychose périodique de formule atténuée32 ». L’essentiel est que désormais, l’appétence maniaque pour les toxiques est définie comme une disposition psychique particulière, renvoyant à une pathologie nerveuse individuelle, et cela sans que l’on cherche à faire de la dégénérescence le pivot explicatif central.
De l’enjeu étiologique au reclassement nosographique
18Au vrai, cette nouvelle lecture ne vient pas contredire ou annuler le modèle dégénératif : elle le relègue plutôt dans les limbes des causalités nébuleuses pour essayer de s’en tenir à une description neutre des faits et des comportements. Cette évolution s’inscrit dans « le retour à une clinique dégagée de toute préoccupation doctrinale »33, puisque dans la lignée des travaux de Georges Ballet (qui fonde en 1906 L’Encéphale) et d’Arnaud, « la prédisposition est moins un facteur étiologique qu’un système de classement [...]34 ». Dès lors, les médecins s’emploient surtout à mieux décrire et caractériser le complexe psychique du toxicomane, plutôt qu’à vouloir à tout prix relier sa pathologie à un vaste système causal qui, en dernier ressort, n’explique pas grand chose. Tout au plus les spécialistes hésitent-ils encore pour savoir si le toxicomane est plutôt un « paranoïaque à tendance cyclothymique »35, un « déséquilibré pervers »36, ou si sa constitution mentale peut-être caractérisée comme « l’association de la cyclothymie à prédominance dépressive et de l’hyperémotivité qui constitue le déséquilibre propre aux toxicomanes prédestinées », c’est-à-dire la « dépression excitable »37 ; tous s’accordent, au bout du compte, sur la richesse et le polymorphisme de son « fond mental », notion qui permet de subsumer la multiplicité des combinaisons individuelles sous un terme unique. Manière commode, au vrai, de se dérober devant toute remise en cause frontale de la validité du concept de constitution : face aux multiples et insaisissables facettes de la « personnalité » du toxicomane, aucun médecin français ne se risquera pourtant à déclarer, à l’instar du psychiatre suisse August Forel que « les toxicomanies ne constituent pas une entité nosologique38 ». Mais il est vrai que leurs analyses s’inscrivent aussi dans le processus de « pathologisation » décrit plus haut et qui les incite à développer une conception très essentialiste de ce « fond mental ». Cette tendance est particulièrement accusée chez Achille Delmas, directeur de la maison de santé d’Ivry, dont l’analyse du système constitutionnel représente « l’expression la plus rigide du dogme39 ». Pour son élève Itzko Bussel40, tout imprégné des conceptions du maître, il ne fait pas de doute en effet que « [...] tous les toxicomanes paraissent présenter un état mental particulier faisant originellement partie de la psychologie du sujet, donc constitutionnel41 ». Aussi les causes accidentelles ou sociales n’ont-elles pour lui qu’un rôle tout à fait secondaire en regard de celui du complexe psychique. Ce dernier est, dans un tel cadre conceptuel, si contraignant que l’auteur n’hésite pas à parler de toxicomanes non plus seulement « prédisposés » mais bel et bien « prédestinés42 ».
19Cette interprétation a aussi pour conséquence de reléguer à l’arrière-plan le problème des modalités d’action des produits sur l’organisme, dont l’étude et la description mobilisent peu les spécialistes de la période43. La plupart des médecins s’accordent pour dissocier nettement le mécanisme physiologique de l’accoutumance, qui, pour être bien réel44, n’en est pas moins secondaire par rapport au rôle de l’appétence maniaque. Cette analyse revient à reconnaître que la dépendance relève d’un processus mental et organique très complexe, qui interdit de penser la toxicomanie comme le seul effet mécanique d’une molécule sur l’organisme. Roger Dupouy considère par là que « chez le futur toxicomane, chez le prédisposé [...] l’accoutumance se développe instantanément, l’habitude se noue d’emblée et les forces, le courage lui manquent pour renoncer à ce bienêtre languide qu’il chérit parce que celui-ci s’accorde avec son être moral et auquel il désire ne pas renoncer dès qu’il y a goûté45 ». Dans ce système d’interprétation, les effets de la drogue ne viennent que dupliquer, réfléchir, entretenir une tendance déjà présente dans le psychisme du malade. Par là, les propriétés (antalgiques, stimulantes...) de chaque substance sont minorées. Tout au plus s’accorde-t-on à reconnaître que les déprimés et les mélancoliques s’orientent plutôt vers les opiacés46, les pervers et les paranoïaques vers l’alcool ou la cocaïne ; mais c’est pour conclure le plus souvent, nous l’avons vu, à la polytoxicomanie foncière du « toxicomane vrai ». En revanche, on n’entend pas encore se formuler la notion de conduite addictive que mettent en avant aujourd’hui les spécialistes des toxicomanies, notamment parmi les psychiatres et les psychanalystes47, et qui permet d’englober des formes de dépendances aussi variées que la boulimie, l’alcoolisme, l’héroïnomanie, ou la passion du jeu.
La disqualification de la réflexion étiologique ?
20Ces nouvelles tentatives de définition ont pour effet de déplacer l’enjeu de la définition des toxicomanies de l’étiologie, que mettait en avant le schéma dégénératif, à celui d’une nouvelle nosographie psychiatrique, où la toxicomanie n’obtient d’ailleurs qu’une place indécise et ambiguë. Le seul modèle conceptuel qui aurait pu renouveler l’approche des causalités, à savoir la psychanalyse, demeure le plus souvent ignoré ou écarté, même si elle fait une timide apparition dans le domaine de la thérapeutique48. Que le déséquilibre constitutionnel qui mène certains individus à la toxicomanie puisse trouver son origine dans les carences symboliques de la toute petite enfance, donc dans l’histoire individuelle d’un sujet inscrite dans son inconscient, voilà qui n’est presque jamais envisagé ; le serait-il que l’étiologie sexuelle à laquelle ramène la psychanalyse est si scandaleuse, si largement rejetée – y compris par ceux qui font montre d’un intérêt sincère pour la nouvelle discipline – qu’elle se trouve aussitôt disqualifiée. Tel ce thésard analysant l’origine de la « dépression excitable » chez le toxicomane et qui estime que « l’importance des préoccupations sexuelles à cet âge [dans l’enfance et à l’adolescence] et chez de tels sujets est certainement le point de départ de l’importance que l’on a donné aux théories de Freud. Mais celles-ci ont le tort de prendre l’effet pour la cause et inversement49 ». Le plus souvent ignorée, mal comprise ou trahie50, la psychanalyse ne parvient pas à susciter un renouvellement de la réflexion sur l’origine des toxicomanies.
21Peu éclairant quant à l’étiologie, le passage du modèle dégénératif au modèle « constitutionnel » n’en contribue pas moins à modifier le regard que porte le thérapeute sur son malade.
Un portrait aux contours adoucis
22Dans le modèle de la dégénérescence, les droits de l’individu souffrant pesaient de peu de poids face aux intérêts supérieurs de la race ou de la nation. Responsable de son vice – bien qu’acculé par son hérédité –, le « dégénéré » était sommé de rendre des comptes à sa descendance et à la collectivité ; maillon faible de l’évolution, tout désigné à la vindicte du darwinisme social, il ne méritait, au mieux, qu’une pitié teintée de sévérité. d’où un portrait psychologique extrêmement accusateur, que l’on trouve encore dans l’entre-deux-guerres sous la plume de certains, tel cet ancien élève de Chambard : « cette appétence morbide [pour les drogues] [...] est si bien une perversion instinctive, qu’elle a pour cortège habituel toute une série d’autres perversions : l’esprit de fausseté, la mythomanie, les aberrations génitales (notamment l’homosexualité), la paresse, l’envie, la lâcheté, la malignité, la passion du jeu, la tendance au parasitisme, à la prostitution, l’indélicatesse pécuniaire, d’où la délinquance sous des formes multiples, [...] la propension au suicide, l’alcoolisme et les toxicomanies les plus diverses51. »
23Toutefois, dès lors que l’accent est mis sur une « constitution mentale » qui a valeur de destin, le toxicomane tend à devenir un malade auquel on ne saurait faire le reproche de sa maladie. Voilà qui peut faire écrire à Georges Boussange que « [le toxicomane] est un malade [...] qui n’est pas plus responsable de sa manie qu’un cancéreux ne l’est de sa tumeur »52 ; déplorer à Maurice Feuillade que le morphinomane soit « si souvent considéré, non comme un malade mais comme un homme de faible volonté, se laissant vivre »53 » et réclamer au doctorant Abraham Libow que « les sujets déjà atteints de la maladie [soient] traités avec tous les égards qu’on leur doit54 ». Cette relative bienveillance participe bien entendu de la stratégie de pathologisation évoquée plus haut. Mais elle s’inscrit plus globalement dans le processus d’humanisation de la pathologie mentale qui caractérise l’entre-deux-guerres, et qui s’opère par le passage au modèle constitutionnel : « Alors que la doctrine de la dégénérescence s’efforçait, par l’établissement des “stigmates”, de creuser le fossé entre le normal et le pathologique, la doctrine des constitutions va chercher à le combler »55, soulignent à ce titre les historiens de la psychiatrie. Non sans paradoxe, cette inscription du toxicomane dans une pathologie mentale lourde contribue à réintégrer le malade dans la norme de l’humanité ordinaire, puisque « du normal au pathologique, il n’y a qu’une variation quantitative » et que « les groupements de tendances que forment les constitutions psychopathiques sont les mêmes en psychologie normale qu’en psychiatrie, de telle sorte qu’à chaque constitution correspond une disposition psychique pour telle ou telle psychose56 ».
24Dès lors peut s’infléchir le redoutable portrait-robot du toxicomane élaboré au XIXe siècle. Si les médecins soulignent encore que l’intoxiqué est souvent un patient difficile, menteur, pusillanime, algophobe, tricheur ou prosélyte, c’est dans une tonalité moins flétrissante qu’au siècle précédent. Plusieurs auteurs, dont Louis Le Guillant57, ont même à cœur de souligner que les défauts dénoncés chez ce type de patients relèvent moins de traits spécifiques que des effets déstructurants de l’assuétude sur la personnalité et sur le mode de vie. Maître es désintoxications à l’hôpital Henri-Rousselle, Roger Dupouy est le type achevé du praticien bienveillant, compréhensif, un rien paternaliste, qui réclame patience et indulgence à l’égard du « malheureux toxicomane » – auquel il a d’ailleurs l’habileté de destiner sa « cure sans souffrance ». Son analyse résume parfaitement l’évolution du portrait du toxicomane, qui, pour n’être pas unanime, tend à se diffuser auprès des spécialistes et des thérapeutes des maladies mentales58 :
« Certes, je reconnais que les intoxiqués ne sont pas intéressants, mais tout de même il est des cas particuliers. Jusqu’à quel point peut-on faire grief à un individu qui par conformation cérébrale a un besoin constant d’euphorie, qui cherche à s’évader de lui-même et des contingences terrestres, et qui trouve dans l’emploi de la drogue la réalisation de ses inspirations inconscientes ? J’estime que c’est un gros malheureux, que l’on doit soigner pour le débarrasser de son exaspération inconsciente, et que dans le fond, il a quand même droit à quelque pitié59. »
25Pour la médecine des années vingt et trente, le toxicomane apparaît donc moins souvent comme le dégénéré que le XIXe siècle avait façonné en dangereux déviant, et de plus en plus comme un malade atteint d’une affection nerveuse dont on ne saurait lui imputer la responsabilité. Ce dédouanement partiel semble d’autant plus recevable qu’à la causalité individuelle s’articule désormais une causalité historique et sociologique qui paraît renforcer les déterminismes.
Une maladie de civilisation
Sociologie ou psychopathologie ?
26L’extrême sensibilité sociale aux « bouleversements » de l’après-guerre a conduit de nombreux observateurs à nouer plus étroitement le développement supposé des toxicomanies aux conditions nouvelles de la vie moderne. Les médecins ne sont pas en reste, ce qui leur permet de réinvestir, sur un autre mode, l’analyse de l’étiologie. Cette position est, sans surprise, plus souvent représentée chez les médecins hygiénistes que chez les psychiatres, moins enclins à mobiliser des causalités d’ordre sociologique ou historique. Ce que remarque l’un des seconds :
« Ici nous voyons s’affronter deux tendances philosophiques que nous retrouvons un peu partout et qui paraissent désormais devoir se partager les esprits attentifs : la tendance sociologique, appuyée sur les statistiques, parée de la précision quelquefois trompeuse des chiffres ; et la tendance psychopathologique, fondée sur l’observation clinique longuement prolongée. Sans parti pris d’avance, c’est à la seconde façon d’envisager que vont mes préférences60. »
27En réalité, la plupart des spécialistes prennent la peine d’articuler la dimension socio-historique à l’étude psychopathologique, mais en accordant à la première une importance de plus en plus décisive. Non d’ailleurs que les praticiens du XIXe siècle aient ignoré le rôle des facteurs socioculturels : certains avaient déjà conçu la toxicomanie comme une maladie du stress, de l’anxiété, de la dépression ou de l’adaptation, en relation avec le milieu socioprofessionnel ou familial61. Cette tendance, cependant, s’accentue. Elle s’inscrit dans l’évolution plus générale de la pensée médicale qui veut que « [...] la maladie et la santé [soient] la sanction d’un mode de vie, [...] deviennent des composantes essentielles de l’existence individuelle et sociale62 ». Après guerre, cette lecture se banalise pour ce qui concerne le toxicomane, en s’articulant au sentiment d’un désordre civilisationnel général. Ainsi, pour Roger Dupouy :
« Sur un tel fond les causes déprimantes ont beau jeu d’incliner à la toxicomanie des êtres incapables de résister aux exigences ou aux assauts de la vie et seulement désireux de fuir toute lutte, tout ennui, toute souffrance. Or, les motifs à douleur, souci, tourment, ne manquent point depuis la guerre et l’on comprend que la toxicomanie ait trouvé en celle-ci un terrain de culture63. »
28Ce n’est pas seulement que l’époque a multiplié les toxicomanies occasionnelles, mais aussi que la vie serait devenue un fardeau plus lourd pour les individus psychologiquement fragiles, contraints plus qu’autrefois à rechercher dans les substances chimiques une béquille salvatrice. Dans le même temps, les nouvelles conditions de vie auraient multiplié les inquiets, les tourmentés, les dépressifs, ce qui, dans la formule un peu paradoxale de Jules Ghelerter, mais qui a l’intérêt de nouer étroitement la problématique du terrain à celle du climat socioculturel, aboutit à défendre l’idée que les toxicomanies se sont développées parce que « le nombre des “prédisposés” a considérablement augmenté dans les périodes de bouleversement social qui ont suivi la guerre64 ».
29C’est ce praticien d’origine roumaine, thérapeute à Henri-Rousselle dans le service de Roger Dupouy et auteur, en 1929, d’une thèse dirigée par le Pr Henri Claude, qui livre la réflexion la plus aboutie sur la toxicomanie comme maladie de civilisation. Une cinquantaine d’observations minutieuses, très attentives à l’environnement socioculturel des patients, lui permettent ainsi d’élaborer une véritable étiologie socio-historique des usages de stupéfiants, approche qu’il développe également dans un article de 1930 consacré à la situation roumaine. La Roumanie, remarque-t-il, bien que déjà touchée par le problème des stupéfiants, est restée globalement à l’écart du « péril toxique » car celui-ci n’est pas aussi développée que dans les pays occidentaux. Les cas de toxicomanies recensés sont dus pour l’essentiel à des prescriptions médicales insouciantes et au total, « l’usage des stupéfiants [y] est très réduit, surtout en comparaison avec ce que nous avons eu l’occasion d’étudier à Paris et ailleurs, et sans tendance de s’accroître actuellement65 ». Mais ce qui retient notre intérêt c’est que les différences constatées doivent être, selon lui, mises en rapport avec l’inégal niveau de développement économique et culturel des deux pays :
« C’est qu’en effet, [la Roumanie est] un grand pays agricole et que même dans les agglomérations urbaines plus importantes, semblables par ailleurs aux centres européens, le rythme de la vie n’a pas encore pris cette intensité avec laquelle il vibre en Occident, que dans ces villes mêmes, les coutumes sont plus calmes, la lutte pour l’existence moins acerbe, les lieux de plaisir raffiné bien moins nombreux, la littérature moins répandue, la débauche même, encore d’ancienne mode. La contagion par la lecture, par le spectacle, l’influence de la mode n’ont donc pas eu lieu de s’exercer66. »
30Pour l’hygiéniste, la drogue doit donc s’interpréter comme une maladie de la civilisation urbaine et industrielle, une pathologie du déracinement et de la compétition sociale, en même temps qu’un vice du raffinement et de l’intercommunication humaine. À la limite, elle constitue presque un indice de développement :
31« Il nous paraît indiscutable [...] que de nombreuses causes d’ordre social contribuent à faire éclore, à entretenir, à perpétuer les toxicomanies ; leurs liaisons étroites avec le développement de la civilisation, leur fréquence dans certaines catégories sociales, leur accroissement dans les périodes de bouleversement social, apparaissent évidentes. De là leur grande fréquence dans les pays d’Occident, en Amérique ; de là leur rareté en Roumanie, où elles atteignent seulement les classes aisées et oisives, où la majorité des cas est d’origine médicale ou d’importation67. »
32Si l’expression de « grande fréquence » peut sembler prématurée au regard des chiffres encore modestes de l’épidémie, cette analyse a l’intérêt d’instituer un type nouveau de causalité qui, renversant la perspective jusque là privilégiée par les médecins, subordonne le problème du terrain psychologique individuel à celui des conditions économico-sociales. N’est-ce pas le projet même d’une thérapie qui s’en trouve modifié ?
Nouveaux horizons thérapeutiques
33Pour l’heure, Jules Ghelerter est sans doute l’un des seuls à affirmer que « les remèdes des toxicomanies, maladies sociales, ne doivent être cherchés que sur le terrain de l’hygiène et de la thérapeutique sociale68 ». N’intégrant le plus souvent les considérations sociologiques qu’à titre accessoire, la plupart des praticiens tiennent plus classiquement pour le rôle déterminant du terrain psychopathologique, qui met au premier plan l’enjeu de la cure individuelle. En effet, dès lors que le véritable toxicomane est victime d’une pathologie mentale « constitutionnelle », comment envisager et organiser l’objectif de la guérison par delà l’étape du sevrage ? Dans le modèle dégénératif, les impératifs supérieurs de la « race » posaient comme une nécessité prophylactique la désintoxication des patients, dont le vice risquait de contaminer les éléments sains du corps social, ou de mettre en péril la descendance et les forces vives de la nation. Cette conception, d’ailleurs compatible dans la pratique avec une certaine bienveillance thérapeutique, s’infléchit dès lors que le toxicomane accède au véritable statut de malade ou de névrosé, et que l’enjeu de la contamination se fait moins obsédant. Dans le même temps, nous l’avons vu, la prédisposition mentale est à ce point conçue comme un destin qu’elle semble décourager jusqu’au projet même d’une thérapeutique. Si bien qu’à peine libéré conceptuellement de l’asservissement mécanique au produit, le toxicomane semble destiné à retomber dans l’esclavage de sa complexion mentale, plus implacable encore peut-être du fait que celle-ci se définit à travers les tendances innées de l’individu. Les médecins sont d’ailleurs plusieurs à formuler sans détour leur scepticisme face aux possibilités de guérison de l’intoxiqué. Ainsi, pour Jean Goudot, « l’état mental des toxicomanes [...] rend la thérapeutique complexe, les résultats hasardeux et l’avenir problématique »69, tandis qu’un psychiatre pour le moins fataliste remarque : « Ce qui domine la scène, chez beaucoup de toxicomanes, c’est la constitution mentale spéciale de tels sujets, constante, immuable et qu’il est pour ainsi dire impossible de modifier. Cet état mental rend compte de rechutes qui sont la règle après les cures de désintoxication par n’importe quel procédé70. » Pessimisme qu’un praticien traduit dans une formule plus brutale : « Le morphinomane de cette catégorie [les déséquilibrés affectifs] récidivera presque aussi fatalement que la femme qui s’est prostituée se prostituera71. »
34Ce scepticisme assez unanime n’exclut pas la diversité des positions et des projets, laquelle dessine une ligne de partage entre démission fataliste et nouveaux espoirs thérapeutiques.
Une thérapeutique entre fatalisme et progrès
Les lieux de soin dans l’entre-deux-guerres
Modalités de la cure
35S’il est un point sur lequel les spécialistes s’accordent, c’est bien sur l’idée qu’une cure réussie ne peut s’effectuer que sous contrôle médicale – c’est-à-dire aussi, implicitement, en milieu fermé, maison de santé, clinique ou hôpital, voire asile ou prison. De fait, les rares récits littéraires ou autobiographiques d’autodésintoxications soulignent tous l’extraordinaire effort de volonté qu’exige un sevrage personnel72. Bien souvent, c’est l’échec d’une tentative individuelle qui mène à la maison de santé ou à l’hôpital, à moins qu’une arrestation ne provoque un sevrage forcé en prison. Plus rarement, la cure peut s’effectuer en ambulatoire, sous le contrôle d’un médecin, ce dont témoignent plusieurs affaires judiciaires qui ont mené en correctionnelle des praticiens accusés de les prolonger excessivement. Les juges parisiens ne manquent pas de condamner ces écarts en des termes virulents :
« Attendu que les experts commis par le tribunal estiment que pour que la bonne foi du praticien soit hors de doute, il importe que la cure de désintoxication ne soit pas prolongée à plaisir [...] ; que le professeur Piédelièvre précise d’ailleurs dans son rapport que les cures faites en dehors du milieu hospitalier ou de maisons de santé sont vouées à l’échec ; qu’a priori celles consenties par un malade ambulant n’aboutira pas ; qu’en dehors de la méthode rapide et même très rapide, sinon immédiate, qui est fort douloureuse mais qui n’entraîne cependant pas d’ordinaire d’accidents graves, il existe bien la cure lente, mais que celle-ci ne doit pas dépasser quelques semaines ; que la prolonger des mois et des années comme dans certains cas relevés dans la procédure soumise au tribunal, c’est fournir la preuve manifeste qu’il ne s’agit pas d’un but médical mais d’un entretien systématique de l’intoxication73. »
36En tout état de cause, la cure modèle se déroule sous haute surveillance médicale, en fonction d’une longueur et de modalités qui font l’objet de vifs débats théoriques autant que d’âpres rivalités entre médecins ou cliniques privées. Elle ne peut, en l’état de la législation, être imposée par l’autorité publique, mais nombreux sont les médecins à souligner que les « tracasseries judiciaires », comme d’ailleurs le manque d’argent ou les pressions familiales, peuvent contribuer à y mener. La demande de sevrage peut d’ailleurs relever d’une stratégie destinée à amadouer les juges, puisque un médecin remarque : « L’hospitalisation permet de demander au tribunal des remises pour raison de santé et de plaider la responsabilité atténuée74 ». Le taux de renvoi pour hospitalisation ou examen médical demeure toutefois faible (à peine 1 % des inculpés parisiens).
37En revanche, au risque d’internement en asile qui bornait déjà l’horizon du toxicomane de la Belle Époque s’ajoute désormais celui de la prison, qui signifie dans la majorité des cas un sevrage immédiat. Malade ou délinquant ? La question ne se pose jamais avec autant d’acuité que dans ces situations de désintoxication forcée, que le régime de pénalisation a de facto multipliées.
Des lieux de négligence et de souffrance : l’asile et la prison
38Nous sommes mal renseignés sur la situation asilaire, qui ne concerne d’ailleurs que marginalement le toxicomane, puisque l’intoxication par les drogues n’est pas en soi un motif d’internement, sauf cas de crise incontrôlable ou de pathologie mentale aiguë. Amélie Buvat-Cottin évoque le cas d’un médecin morphinomane et alcoolique, dont l’intoxication chronique est entrecoupée d’accès de démence dont l’un le mènera quelque temps à Charenton75. Dans ce type de situation, il est rare que le toxicomane puisse faire l’objet d’une thérapie adaptée, et la « psychiatrisation » du modèle asilaire durant l’entre-deux-guerres n’a sans doute guère contribué à améliorer sa position car « l’éloignement des établissements des centres urbains, les pesanteurs de tous ordres feront des hôpitaux psychiatriques de véritables ghettos où le psychiatre s’enferme dans un conservatisme frileux76 ». Les services ouverts que mettent en place certains grands hôpitaux urbains s’avèrent mieux adaptés mais restent peu nombreux.
39C’est surtout la prison qui, plus que l’asile, devient une menace bien réelle. On a vu qu’un nombre non négligeable de consommateurs comparaissaient détenus (20 % des « usagers » et 41 % des « détenteurs »), et la fréquence des peines fermes (respectivement 69 et 76 % des condamnations à la prison) permet d’inférer des situations très pénibles pour les grands intoxiqués. Nous possédons peu de témoignages directs sur cet aspect de l’expérience du toxicomane, mais les remarques de certains médecins laissent deviner des pratiques de désintoxication pour le moins sommaires, équivalant la plupart du temps au sevrage immédiat, sans considération pour les douloureux symptômes de la dépendance. Le doctorant Jean Lacroix note ainsi en 1923, sans ironie, que la « méthode brusque » (ou « méthode allemande ») est « à l’heure actuelle, [...] la méthode utilisée sans aucune hésitation dans les asiles et les maisons d’arrêt ». Il situe l’origine de cette technique curative dans les asiles d’aliénés, où l’auteur semble s’en féliciter, « on se désintéresse des plaintes et des supplications des malades », ce qui a l’heureux résultat de faire apparaître que « certains morphinomanes étaient [de la sorte] guéris77 ». Plusieurs spécialistes n’hésitent d’ailleurs pas à déplorer que les conditions drastiques de l’enfermement asilaire ou carcéral ne soient pas la norme en matière de cure, car elles ont assurément le mérite de l’efficacité78 : « Les conditions de sa réalisation nécessitent une subordination du malade qui n’est réalisée que par certaines circonstances administratives, policières ou pénales. Un toxicomane est arrêté, il est conduit au dépôt et en prison ; le sevrage brusque est alors appliqué dans les conditions de sécurité et de tranquillité qui mettent à l’abri de toute protestation du malade79. » Il n’y pas jusqu’à Roger Dupouy, d’ordinaire mesuré, qui n’y voit quelque avantage : « [la méthode rapide] exige en effet, en dehors d’une contrainte à laquelle on ne peut s’opposer (services asilaires, milieux pénitentiaires), un “cran” que peu de toxicomanes possèdent80. »
40Ces remarques révèlent que le sevrage effectué sous la contrainte des autorités asilaires ou judiciaires est d’abord et avant tout une « cure de souffrance », ce dont témoignent plusieurs malades. À propos d’un jeune héroïnomane soigné à Henri-Rousselle, le médecin a ainsi noté : « Porteur d’un gramme d’héroïne, il est arrêté par la police et est sevré en prison. Cure très pénible »81 ; un patient du Dr Ghelerter également arrêté en décembre 1927 par la police judiciaire a subi un séjour carcéral tout aussi douloureux : « trois semaines après, il sort de la Santé “malade comme un chien” et son premier soin est d’aller vivement acheter un paquet de cocaïne82 ». En 1937, une affaire toulonnaise jette un éclairage plus cru sur les conditions de détention des toxicomanes de l’entre-deux-guerres : arrêté en compagnie d’un complice dans un dancing de la ville, un petit revendeur-toxicomane est conduit, en état de manque, à l’infirmerie, où il est selon toute vraisemblance sevré sans ménagement ; c’est du moins ce que l’on déduit d’une lettre rédigée par son comparse et interceptée par l’autorité judiciaire : « je ne sait pas ou ais paquita sandoute a lhopital cars il les taité malade cars il lavé pas de la cocaïne a prissé il pouvé plu setenire debou sa me fezé de lapinne. Car je le voiellet comme sat mé que vetu faire avec tou sat83. »
41Devons-nous mettre sur le compte d’un sevrage forcé les quelques cas de décès en cellule révélés par les archives judiciaires, tel celui de ce jeune préparateur en pharmacie de 30 ans décédé à Fresnes en juin 1921 juste avant d’être jugé pour détention de cocaïne84 ou, le 18 mars 1937, celui d’un jeune récidiviste sans profession85 ? La rigueur des conditions de détention rend assurément possible ce type d’accident. Au vrai, le faible poids social de la toxicomanie justifie que l’institution pénitentiaire soit mal préparée pour la prendre en charge, et qu’il n’existe pas dispositif spécifique pour cette catégorie de malades. À Paris, les intoxiqués arrêtés sont conduits, quand leur comportement est de nature à troubler l’ordre public, à l’Infirmerie spéciale du Dépôt, où depuis 1872 un local est réservé aux malades mentaux86. On peut douter que le toxicomane y bénéficie d’un traitement adapté à son cas.
42La question de l’incarcération doit nous amener à envisager celle de la circulation des produits en milieu carcéral87, que nos sources laissent affleurer. Un jugement marseillais met ainsi en scène une « passeuse » qui introduit clandestinement de la drogue pour une amie : « [...] le 19 avril 1937 à Marseille la fille X s’est présentée à la prison des Présentines au prétexte de remettre un paquet de linge à la femme Y, détenue ; [...] la vérification de ce linge fit découvrir un petit paquet d’héroïne dissimulé dans l’ourlet d’une serviette de toilette88... » Exemple exceptionnel d’une fraude à haut risque – et, en l’espèce, avortée – ou indice de pratiques devenues banales ? Les rapports du brigadier Métra font également état, pour Paris, de circulation des produits en prison. Ainsi, à propos d’une prostituée : « Précédemment interpellée et identifiée alors qu’elle recevait des stupéfiants à la prison Saint-Lazare, il a été établi que la drogue lui était envoyée par son amant lorsqu’elle était détenue pour fait de prostitution89. » Et à propos d’une autre fille soumise : « [À la prison Saint-Lazare] elle recevait de l’extérieur de l’héroïne et en consommait pendant sa détention90. » Pas plus hier qu’aujourd’hui la prison n’est un sanctuaire au seuil duquel l’individu incarcéré, a fortiori toxicomane, abandonnerait ses problèmes, ses souffrances et sa pathologie91. Mais nos exemples montrent aussi que l’entreprise est difficile, et que les situations de manque sont sans doute les plus banales.
43En dehors du cas de la prison et de l’asile, il n’est pas certain que le sevrage en hôpital public offre de meilleures garanties de sérénité à l’intoxiqué. Un vieux morphinomane soigné à Henri-Rousselle en 1934 a ainsi noté dans un mémoire d’auto-observation : « pendant la guerre, à Maison-Blanche, bromure, camisole de force... Je n’insiste pas. [...] À Nantes [vers 1933], suppression immédiate et radicale. Souffrances terribles92 ». On a le sentiment que les conditions de soins très sommaires attendent encore de nombre de toxicomanes de l’entre-deux-guerres, victimes d’un « ancien régime de la douleur » partiellement remis en cause, mais toujours dominant dans certains lieux.
44Une brèche est cependant ouverte avec la mise en place des premiers centres publics spécialisés qui, à côté des cliniques et des maisons de santé réservées à une clientèle aisée, ouvrent leur porte à un public moins fortuné. Encore peu nombreux, ils vont tout de même permettre la mise au point et la démocratisation des nouvelles techniques curatives.
La création de l’hôpital Henri-Rousselle
45En 1922, est inauguré le premier « hôpital psychiatrique » français, en réalité deux pavillons annexes de Sainte-Anne affectés à l’accueil des malades mentaux dont la situation n’exige pas d’internement93. Il a été créé à l’initiative d’Édouard Toulouse94, le fondateur de la Ligue d’Hygiène Mentale, qui réclamait, sur le modèle des hôpitaux généraux, une institution regroupant des lits d’hospitalisation libre, un dispensaire, un service social, des laboratoires de recherche et l’organisation d’un enseignement. Cette institution, exclusivement consacrée aux pathologies mentales, s’écarte donc résolument du modèle asilaire95, puisqu’elle est conçue comme un lieu où les malades peuvent être traités et guéris en service ouvert. Elle constitue une petite révolution dans le « monopole de l’indigence » qui caractérisait l’hôpital public jusqu’à la fin du XIXe siècle, lequel est lui-même en mutation dans notre période, du fait de la création de « pavillons pour malades payants à prix réduits, c’est-à-dire de véritables cliniques ouvertes au sein du service public96 ». Il va permettre à la clientèle issue des classes moyennes ou populaires, désormais concernées par la drogue, de se sevrer dans des conditions matérielles et financières convenables.
46C’est en effet à Henri-Rousselle que s’organise le premier service hospitalier de soins spécialisés pour les toxicomanes stricto sensu. Ancien élève de Magnan, très tôt spécialisé dans la question des toxicomanies97 et médecin-inspecteur des asiles de la Seine, le Dr Roger Dupouy s’est consacré dès l’ouverture de l’établissement98 aux cures de désintoxication. Il met au point, au début des années trente, un traitement qui assure sa notoriété ainsi que celle de l’hôpital, la cure au Démorphène99. L’antenne « toxicomanie » d’Henri-Rousselle devient ainsi un service de référence, auquel les hôpitaux et les médecins libéraux adressent les cas les plus difficiles, mais aussi la clientèle modeste qui n’a pas accès aux cliniques privées. L’annexe de Sainte-Anne est souvent l’étape ultime d’un parcours de sevrage qui a d’abord mené les intoxiqués dans divers établissements, ou dans les services hospitaliers100 où se pratiquent, on l’a vu, des cures assez rudimentaires.
47Ce service spécialisé semble avoir reçu en moyenne une quarantaine de patients par an dans les années vingt et sans doute plus du double dans les années trente101, pour des cures dont la durée théorique et initiale fut de quarante jours, mais a été progressivement raccourcie. Rapporté au caractère encore très minoritaire des toxicomanies, l’ordre de grandeur n’est pas ridicule et témoigne du succès de l’institution. L’admission, parfois sur initiative personnelle du malade102, semble avoir été aisée. En 1934, le Dr. Dupouy n’en déclare pas moins à l’enquêteur de Paris-Soir Alexis Danan, en forçant peut-être un peu le trait : « Je dispose, à l’hôpital Henri-Rousselle, d’un nombre si ridicule de lits que je suis obligé de donner des numéros aux candidats à la cure de désintoxication103. » De fait, cette institution demeure, tant du point de vue des techniques curatives que de l’environnement, un lieu privilégié et à ce titre recherché.
Les autres établissements
48En dehors de cet établissement, unique en son genre dans le secteur public, les lieux de cure se départagent en deux catégories principales : d’un côté les services hospitaliers non spécialisés, de l’autre des cliniques ou des maisons de santé privées, dont certaines se sont forgé depuis la fin du XIXe siècle de solides réputations en matière de cures de désintoxication pour alcooliques et toxicomanes. En région parisienne, c’est le cas de la Villa Montsouris, dirigée par le Dr Buvat, ou de la maison de santé du psychiatre Achille Delmas à Ivry, que fréquentera Antonin Artaud à la fin de sa vie104, ou encore de la clinique neurologique de Saint-Cloud, immortalisée par Jean Cocteau dans Opium105, qui propose la « méthode physiologique » du Dr Sollier, mise au point dans les premières années du siècle au sanatorium de Boulogne-sur-Seine. Outre ces institutions qui ont pignon sur rue, de nombreux établissements moins connus prospèrent sur les vices de l’élite, en palliant souvent le laxisme ou l’indigence thérapeutique par le luxe et la modernité des installations.
49Nous sommes moins bien renseignés sur les lieux de soins en province. Compte tenu de la sociologie et de la géographie des toxicomanies, il n’y a rien de surprenant à ce que la région parisienne ait concentré les centres de pointe, mais le reste du territoire national accueille un certain nombre de maisons de santé spécialisées dans le traitement des maladies nerveuses ou les cures pour alcooliques, et ouvertes aux drogués. En 1914, par exemple, Antonin Artaud, alors âgé de 18 ans, fait un premier séjour au Sanatorium de la Rouguière du Dr Reboul-Lachaux, à Marseille, célèbre clinique de la région ; en 1918, l’épuisement provoqué par un lourd traitement antisyphilitique à base de bismuth le fait séjourner un an au Chanet, dans une maison pour riches intoxiqués : c’est même là qu’il aurait pris pour la première fois du laudanum106 ; évoquons encore le toulousain Maurice Dide (1873-1944), directeur à partir de 1909 de l’asile de Braqueville, qui a accueilli de nombreux toxicomanes. Par ailleurs, il est probable que certains services psychiatriques hospitaliers de renom, tels celui du Pr Régis à Bordeaux ou du Pr Lépine à Lyon107, ont pris des drogués en cure. Toutefois, on peut se demander si les cas les plus difficiles ne sont pas en dernier recours orientés vers Henri-Rousselle à Paris : une couturière toulonnaise intoxiquée de longue date échoue ainsi, vers 1928, au service spécialisé de Sainte-Anne, après avoir « déjà subi sept cures de désintoxications à Z et à R.108 ».
50On voit donc qu’il existe une gamme hiérarchisée d’établissements, allant des divers services des hôpitaux généraux jusqu’à la clinique de grand luxe pour toxicomanes fortunés, en passant par des maisons plus modestes et les nouveaux centres spécialisés. Cette diversité recouvre bien entendu différentes méthodes de cures, que peaufinent et perfectionnent les médecins, à partir des grands modèles légués par le XIXe siècle.
L’art de la cure : humanisation et « psychiatrisation » du traitement
« La cure de sevrage doit-elle être une cure de souffrance ? »
51Dans les années 1880-1890, la médecine a défini trois modalités principales de la cure109 : les méthodes dites « brusque », « rapide » et « lente », avec possibilités d’ajustements intermédiaires. La première, pratiquée de facto en milieu asilaire ou pénitentiaire, consiste à interrompre d’un coup l’usage de la drogue ; jugée d’autant plus barbare qu’elle est d’origine allemande, elle été très tôt rejetée par la majorité des praticiens français, qui rappellent qu’elle exige la contrainte et peut se solder par de graves accidents (collapsus, voire décès). La troisième, à l’inverse, étirée sur plusieurs mois, est souvent décrite comme une torture lente, qui émiette stérilement l’énergie et la volonté du patient. L’un d’entre eux déclare à ce sujet : « À Henri-Rousselle, en 1932, diminution lente, mais non sans anxiété, comme tout ce qui est progressif. On regarde la montre, si l’heure de la piqûre a une minute de retard, c’est un calvaire110... » En France, un large consensus s’est dégagé pour privilégier la cure « rapide » ou « semirapide » (dite aussi « semi-lente ») en cinq à dix jours, avec dosages régressifs jusqu’au degré zéro.
52Tranché en apparence, le débat n’est pas clos pour autant. Dans les années vingt, il se trouve encore quelques partisans de la méthode « brusque », promue comme sain électrochoc pour contrecarrer les effets débilitants de la toxicomanie. On les trouve surtout dans le milieu asilaire et pénitentiaire, notamment chez deux médecins de Sainte-Anne, les Drs Marcel Briand et Yves Porc’her, qui consacrent à ce sujet un long article argumenté111. Si la défense du procédé se fait au nom du bien-être des patients – « soigneusement interrogées, [les malades] déclarent très catégoriquement le sevrage brusque moins douloureux que toute autre méthode »112 – la tonalité nettement conservatrice de l’article renvoie à l’exaltation du statut éthique de la douleur, dont d’autres auteurs n’hésitent pas à vanter ouvertement les vertus morales :
« Nous estimons que la douleur qui accompagne la suppression est utile, nécessaire, même. Le souvenir de cette période terriblement angoissée restera gravée dans l’esprit du toxicomane et le mettra peut-être à l’abri des récidives. [...] On se fait d’ailleurs une idée très inexacte, croyons-nous, des souffrances accusées par le morphinomane en traitement par la suppression brusque. On se fie beaucoup trop à ce qu’on voit, à ce qu’on entend, sans tenir assez compte de ce caractère d’exagération théâtrale propre au morphinomane113. »
53Ce jeune doctorant note que la méthode « brusque » est encore utilisée par le Dr Dubuisson à Sainte-Anne, par le Dr Legrain à la maison de santé de Ville-Évrard et par les Drs Briand et Dide à Villejuif, signe qu’elle n’est pas aussi unanimement rejetée que ne le donne à penser le concert réprobateur de la littérature médicale.
54La tendance n’en est pas moins au rejet croissant des méthodes les plus douloureuses. Et la plupart des médecins condamnent le sevrage brusque comme « [...] une méthode barbare, non exempte de dangers graves, demandant une surveillance pénible de tous les instants et, par moment, très angoissante pour le médecin qui la pratique »114 ; pour un autre, il s’agit d’un procédé « [...] contraire à toutes les règles médicales, [qui] impose un véritable martyr à des sujets déjà assez déshérités par leur vice [...]115 ». L’argumentation oscille on le voit entre la crainte des accidents risquant d’engager la responsabilité du praticien, et la défense des droits du malade au nom du caractère inhumain de la douleur. Dans un article de 1936, le Dr. Neuberger pose frontalement la question : « La cure de sevrage doit-elle être une cure de souffrance ? » Spécialiste de l’opiomanie, ce thérapeute condamne en termes virulents ce qu’il considère comme une cruauté d’un autre âge :
« Pourquoi ne pas le dire ? Cette théorie de la souffrance obligatoire nous a toujours parue inique. Cette idée d’“expiation” qu’elle emporte avec soi, déjà, choque le sentiment. Mais ce qui nous semble surtout détestable et barbare, c’est d’infliger à un malade, précisément au moment où il est excédé de lassitude et d’inquiétude, un supplément d’épuisement et d’angoisse, fût-ce au nom d’une médecine rationnelle et efficace116. »
55Dans les années trente, cette conception humanisée de la cure gagne du terrain, même si différentes pratiques continuent de coexister. Passé 1925, nous ne trouvons plus de plaidoyers en faveur de la méthode brusque, au moins sur le plan de l’argumentation théorique.
56La promotion des techniques « garanties sans souffrance » constitue il est vrai un argument de poids pour les spécialistes soucieux d’asseoir leur notoriété et d’élargir leur clientèle. C’est le cas du Dr. Dupouy, à l’hôpital Henri-Rousselle, qui a conçu une méthode toute entière axée sur le souci de minimiser la douleur de la cure : « La première question du patient est de s’informer si le traitement sera douloureux, sa première recommandation est de ne pas aller trop vite. Nous devons d’abord le rassurer et lui affirmer notre intention sincère d’épargner sa souffrance117. » Et lorsque ce praticien présente dans diverses publications118 le résultat de ses méthodes, c’est toujours en soulignant la satisfaction de ses patients : « Votre cure est merveilleuse et je n’ai pas trop souffert un seul jour » ; « Au cours des cures de démorphinisation que j’avais déjà subies je ressentais toujours de l’asthénie douloureuse, surtout aux jambes ; je n’en ai pour ainsi dire pas souffert avec le traitement que m’a fait le Dr D... » ; « Je suis satisfaite à tous les points de vue et n’ai pas souffert du manque de drogues119 ». La tonalité optimiste de ces témoignages ne doit pas masquer les difficultés multiples que pose le sevrage, et qui apparentent souvent cette tâche à un véritable travail de Sisyphe : cure interrompue avant terme, inconduite du patient, rechute dans la semaine qui suit la sortie d’hôpital, tentatives menées parfois sur plusieurs décennies, sans parler de la douleur inhérente à toute suppression, même progressive, du toxique120... Tel est le chemin de croix qui attend le malade et son thérapeute, chemin dont la difficulté peut faire conclure à certains pessimistes, on l’a vu, que la cure est une illusion, la guérison, un fantasme. Ce fatalisme n’empêche pas les techniques de se diversifier toujours plus.
Le déroulement de la cure
57L’entre-deux-guerres se caractérise par le développement de nombreuses techniques adjuvantes qui, associées aux modulations du rythme de la cure, offrent une grande variété de solutions. Cette évolution s’explique en partie par l’abandon définitif des méthodes de substitution longtemps favorisées au siècle précédent (consistant par exemple à guérir la morphinomanie par administration de cocaïne) et dont on mesure désormais parfaitement les risques. Elle est aussi favorisée par le développement des recherches en pharmacologie, qui, en faisant mieux connaître l’action des alcaloïdes sur l’organisme, permettent de cibler plus finement les produits utilisés en cours de traitement. Enfin, on s’intéresse également aux techniques mises au point à l’étranger, dans la clinique anglo-saxonne, désormais, plutôt que germanique.
58S’il est difficile de définir une « cure-type », le sevrage n’en obéit pas moins à des règles précises, observées dans la majorité des établissements : isolement et surveillance stricte du malade, réduction progressive des doses, techniques adjuvantes destinées à adoucir les souffrances du manque, et dans certains cas, suivi psychothérapeutique destiné à agir sur le « fond mental sous-jacent ». À Henri-Rousselle, Roger Dupouy propose jusqu’au début des années trente le sevrage lent par doses régressives en 40 jours, option originale par rapport aux maisons de santé, où domine le sevrage rapide en une semaine, parfois suivi d’un séjour de convalescence destiné à consolider les résultats acquis121. La « méthode Dupouy », qui mobilise également la balnéothérapie et la psychothérapie, repose sur un protocole soigneusement codifié : ignorance absolue par le malade des doses injectées, piqûres à heures fixes, recours – limité et prudent – aux barbituriques et à divers sédatifs, adaptation du traitement à la psychologie du malade en fonction de ses antécédents familiaux et psychiques, traitement parallèle des troubles anatomiques et fonctionnels provoqués par l’intoxication122.
59À son arrivée, le toxicomane est soigneusement fouillé – parfois, précise Amélie Buvat-Cottin de la Villa Montsouris, « jusqu’aux cavités naturelles » – pour s’assurer qu’il n’a conservé sur lui aucune drogue ; puis il est installé dans une chambre, à deux ou trois lits à Henri-Rousselle123, individuelle dans les établissements plus luxueux124. Le sevrage commence dès le premier jour – sauf si l’état du patient est trop critique –, avec suppression immédiate de la « ration de luxe », puis administration régressive de morphine jusqu’à l’injection ultime d’un sérum placebo entièrement démorphinisé. Roger Dupouy estime la durée totale de l’opération à 30 jours, la durée pouvant varier selon la nature de la drogue, et les quantités consommées. Le malade est volontairement tenu dans l’ignorance des doses qui lui sont administrées, et c’est bien entendu le médecin, ou parfois l’infirmière, qui pratiquent l’injection pour débarrasser par la même occasion le patient de sa « kentomanie », ou manie de la piqûre. Certains praticiens préfèrent d’ailleurs supprimer d’emblée les injections en recourant aux préparations per os. Une fois le sevrage achevé, le processus complet de désintoxication prendra encore une dizaine de jours, afin d’éliminer les toxines accumulées dans l’organisme, et plus particulièrement dans le foie. Pratiquement, estime Roger Dupouy, « la désintoxication [...] n’est achevée que lorsque le sujet dort bien et sans hypnotiques, lorsqu’il va normalement à la selle, qu’il a recouvré l’appétit ou plutôt ses appétits car l’instinct sexuel sort de son assoupissement dès le sevrage obtenu, lorsqu’en un mot toutes les fonctions ont repris leur cours et leur activité normale. De longs mois sont souvent nécessaires pour parfaire la cure125 ».
60À partir des années trente, la tendance est au raccourcissement. Le phénomène s’explique sans doute par les effets de la crise économique, mais aussi par l’évolution de la sociologie des usagers : le toxicomane n’est plus, ou plus seulement, le riche oisif maître de son temps. Fréquemment issu des classes moyennes ou populaires, généralement salarié, dans une période où la couverture sociale, quoique mieux assurée grâce aux lois de 1928 et de 1930126, ne permet pas de longs congés maladies, il ne peut s’offrir le luxe d’une cure de confort. L’écrivain Jean Cocteau en fournit un parfait contre-exemple, lui qui s’éternise volontairement à Saint-Cloud en 1928-1929, grâce aux subsides de son amie Gabrielle Chanel127. Roger Dupouy insiste lui sur « la nécessité impérieuse de ne pas allonger la durée d’un traitement dont le temps est pris sur celui des vacances ou du travail »128 tandis que Daniel Hochart estime en 1935 que « de nos jours, [la cure lente] n’est presque plus praticable car le malade est rarement assez fortuné pour supporter des frais de séjour élevés dans un établissement où il ne pourra plus s’occuper de ses affaires et devra, par conséquent, renoncer à ses occupations129 ». Le praticien d’Henri-Rousselle attribue pour sa part l’évolution des modalités de son traitement aux changements des conditions socio-économiques :
« Progressivement démunis de temps et d’argent à mesure que la crise économique se faisait sentir, [les toxicomanes] insistèrent pour que la cure fût le plus écourtée possible ; exceptionnels aujourd’hui sont les malades pouvant disposer comme autrefois de deux ou trois mois pour se désintoxiquer et bénéficier d’une convalescence prolongée ; presque tous nous offrent une quinzaine, parfois moins, avant un départ en tournée, l’occupation d’une nouvelle place, le retour à un poste officiel, cette quinzaine étant même souvent prise sur le temps normal des vacances annuelles. Force nous était donc d’abandonner notre ancienne méthode de régression lente ou demi-lente pour en utiliser une autre, rapide130. »
61Cette remarque souligne combien les techniques ne cessent de s’adapter, pour répondre aux exigences d’une clientèle aussi soucieuse d’efficacité que rétive à l’inconfort du sevrage.
Perfectionner la cure : un espoir toujours renouvelé
62Sur le canevas général que nous venons de décrire se greffent en effet de nombreuses techniques auxiliaires destinées à parfaire la guérison du patient autant qu’à rendre tolérables les douleurs du traitement : régime lacto-fruito-glacé et balnéothérapie à la Villa Montsouris ou à Henri-Rousselle, rayons ultraviolets ou adjuvants médicamenteux tels la spartéine, l’adrénaline, le camphre, la génésérine ou le bromure de calcium ; hypnose, parfois... « Bien d’autres dont l’énumération n’offre qu’un intérêt relatif, ont été tentés ou sont utilisés avec des succès divers », remarque le Dr. Dupouy131. Elles n’en constituent pas moins un remarquable argument publicitaire frisant parfois l’escroquerie. Un médecin ne manque pas de dénoncer le « charlatanisme qui a pu, dans ce domaine, se développer avec une singulière richesse et une importance que peu de branches ont pu égaler en médecine. Les méthodes secrètes abondent, méthodes secrètes coûteuses et forfaitaires il faut bien le dire132 ».
63Sans nécessairement jouer les escrocs, les praticiens rivalisent, il est vrai, d’ingéniosité dans la mise au point de techniques séduisantes. En 1932, un médecin égyptien du nom de Pierre Modinos propose ainsi une méthode de désintoxication testée à l’hôpital d’Alexandrie, et qui constitue selon lui la panacée en matière de toxicomanies : le sérum de vésicatoire ou « phlycténothérapie », qui consiste, sur le principe de l’auto-immunologie, à prélever du sérum par apposition de vésicatoires sur la peau, puis à le réinjecter au malade133. Transposée aux toxicomanies, cette technique d’ordinaire réservée au traitement des maladies infectieuses n’emporte guère l’adhésion des médecins français : Amélie Buvat-Cottin considère qu’« elle ne peut être prise au sérieux »134 et si Roger Dupouy lui reconnaît les vertus d’un « réel soulagement au moment de la suppression du dernier centigramme », il la juge néanmoins « trop infidèle dans son résultat » et d’une action « au surplus trop passagère135 ».
64Il en existe d’autres cures spécifiques de ce type, mises au point notamment aux États-Unis : la cure de Lambert, sevrage accéléré accompagné d’une administration de purgatifs et de tonicardiaques ; la cure de Greene et Pierson, qui vise à atténuer les effets de la suppression brusque par un procédé analgésique (en l’occurrence une « anesthésie paravertébrale cocaïnée ») ; enfin, très à la mode dans la période, toutes les méthodes fondées sur le principe de la « phylaxie », c’est-à-dire « utilisant des substances non toxiques qui ont une attirance spéciale pour les mêmes tissus qu’imprègne déjà le poison »136 : plus particulièrement certains composés gras ou lipoïques, tels l’huile camphrée à doses massives, le « narkosan », les injections de choline (cure de Klee et Grossman), la lécithine de soja donnée en ingestion (cure de Ma) et, en France, la cure au Démorphène mise au point par Roger Dupouy et son collègue Maurice Delaville, en collaboration avec le laboratoire pharmaceutique Biolabo. Présentée devant l’Académie de Médecine le 27 mars 1934, la méthode promet une désintoxication en cinq jours, (presque) sans souffrance137. Elle se fonde sur l’injection régulière, après sevrage immédiat, d’un sérum à base de lipides végétaux (une émulsion d’huile d’olive ricinée et lécithinée) qui a pour but d’adoucir les effets du manque en fixant les produits secondaires de la morphine brusquement libérés par celui-ci :
« Quand l’état de toxicomanie est constitué, les cellules nerveuses et les tissus riches en lipoïdes fixent les produits secondaires à la morphine, sous forme de dioxydomorphine ; à l’occasion d’un sevrage partiel ou total, ces produits seraient libérés et agiraient sur le sympathique en l’excitant. [...] Pour nous, l’augmentation du taux de ces substances [les ferments] capables de fixer et d’empêcher l’action excitante des produits secondaires de la morphine aurait la signification d’un signe de défense. Cette action expliquerait en partie les résultats favorables obtenus par [...] Delaville et Dupouy, qui ont employé des lipoïdes dans le traitement de la toxicomanie138. »
65Largement vantée et diffusée dans la deuxième moitié des années trente, la méthode n’est pourtant pas une panacée – Amélie Buvat-Cottin la déclare pour sa part aussi peu convaincante que les autres139. Sa mise au point, comme celle des techniques concurrentes, témoignent malgré tout de ce que la période réalise « un très notable perfectionnement dans l’art du sevrage », qui, s’il ne parvient « pas toujours à éviter le passage douloureux qui coïncide avec la soudaine suppression du toxique », n’en a pas moins « le mérite d’abréger considérablement ces heures si pénibles140 ».
66Ces méthodes concernent bien sûr de manière quasi exclusive les intoxications aux opiacés. Pour les autres drogues, notamment la cocaïne, les médecins avouent leur impuissance ou estiment que l’absence d’assuétude peut suffire à légitimer le sevrage immédiat. Il arrive encore qu’on remplace la cocaïne par un dérivé de l’opium141, mais l’entre-deux-guerres voit globalement se renforcer le rejet, affirmé au tournant du siècle, des cure fondées sur le remplacement d’un toxique par un autre. Seuls les hypnotiques, dont les effets sédatifs rendent des services appréciables, sont autorisés. Roger Dupouy les juge pour sa part indispensables pour apaiser la nervosité fébrile, voire l’érotisme exacerbé qui ne manquent pas de se développer lors du sevrage142. Mais en dénonçant les risques de toxicomanies aux barbituriques, Louis Le Guillant ne manque pas de mettre en garde les praticiens qui en feraient un usage trop libéral : « C’est une assez vieille histoire et la même erreur a déjà été commise à propos de l’héroïne et de la cocaïne143. » Si la dépendance aux barbituriques est un moindre mal, les praticiens n’en sont pas moins soucieux d’interrompre leur usage le plus tôt possible.
67De même, le recours, même temporaire, à des opiacés de synthèse (sedol, pantopon, codéine...) reste généralement banni durant les cures de sevrage, « en raison de l’accoutumance possible au stupéfiant utilisé »144. Seule est parfois tolérée l’administration prolongée de pilules ou de boissons opiacées, notamment pour les malades les plus fragiles, ou pour ceux qui pratiquaient déjà l’ingestion per os avant la cure. Le but ultime n’est évidemment pas de maintenir le patient dans l’usage d’un produit moins addictif ou moins grisant, mais bien de le ramener à la guérison complète, c’est-à-dire de le faire renoncer définitivement à la drogue, sauf dans les rares cas où la consommation de celles-ci est « une thérapeutique et non une toxicomanie »145 : on vu que ces situations nous restaient partiellement invisibles.
68Malheureusement, cet objectif de guérison s’avère, sur le moyen et le long terme, autrement plus difficile à réaliser que le simple processus de désaccoutumance physiologique. Dans l’échantillon Ghelerter, ils sont 14 malades sur 50 à avoir renoncé au sevrage en cours de traitement – sans compter 2 décès survenus pendant la cure – et plus de la moitié effectuaient alors une deuxième, une troisième, voire une cinquième ou une sixième tentative. Et l’on retrouve des ratios identiques dans l’échantillon Buvat-Cottin (13 sur 21) ou dans l’échantillon Dupouy (36 sur 71). Par delà l’enjeu du sevrage, c’est bien celui du traitement de fond qui est posé.
L’impossible guérison ? Psychothérapie et suivi social du toxicomane
69On sait que les médecins font volontiers la distinction entre « toxicomanes d’accident » et intoxiqués « prédisposés » ou « constitutionnels ». Pour les premiers, le sevrage n’est, pour ainsi dire, qu’une formalité : une fois l’organisme débarrassé du poison, la guérison est pratiquement acquise et les risques de rechute sont rares. Le cas des seconds est plus problématique : l’appétence maniaque pour les toxiques n’est en effet que le symptôme d’une pathologie mentale sous-jacente, qu’elle contribue souvent à masquer, et dont elle peut même apaiser les symptômes. à leur propos Amélie Buvat-Cottin déclare : « Le pronostic de la toxicomanie se confond avec celui de la psychopathie : il est bon chez les intoxiqués simples, il est sombre au maximum chez les malades porteurs d’une tare mentale profonde, héréditaire, et qui les empêche de mener une vie normale. Entre ces deux extrêmes s’échelonnent tous les degrés de gravité146. »
70Dès lors, le suivi psychothérapeutique apparaît de plus en plus comme un complément indispensable au sevrage, voire comme la clé de voûte du traitement. À Henri-Rousselle, établissement spécialisé dans le traitement des maladies nerveuses, « la psychothérapie joue un rôle de premier plan147 ». Amélie Buvat-Cottin considère de son côté que « [la guérison] ne peut être obtenue qu’après traitement de l’état psychique »148, tandis que R. Krainick conclut : « Les malades, une fois désaccoutumés de leurs stupéfiants, devraient être traités d’une double manière : un traitement qui viserait la disparition des troubles organiques et un autre dont le but serait la normalisation de leur état mental149. » Pour Georges Boussange, c’est la convalescence qu’il faudra mettre à profit pour effectuer ce travail de fond : « Il est essentiel de pratiquer une psychothérapie qui aura pour but de rééduquer et de fortifier la volonté du sujet, en détruisant ses illusions, les systèmes moraux ou intellectuels qu’ils croient définitifs et qu’il a échafaudés dans les fumées stériles de son intoxication150. » D’où la nécessité d’un suivi psychologique prolongé jusqu’à la disparition des principaux symptômes mentaux – travail dont Amélie Buvat-Cottin évalue la durée de six mois à un an après la cure de sevrage151. Hélas, les conditions de la vie moderne, comme aussi parfois la dérobade des patients, rendent difficile la réalisation de ce programme idéal.
71De plus en plus nombreux à réclamer sa mise en œuvre, la plupart des spécialistes se montrent peu diserts quant aux modalités précises de ce protocole, qui s’inscrit dans la diffusion hésitante des psychothérapies telles qu’elles se sont s’élaborées à la suite des travaux du psychiatre Pierre Janet152. Grand rival de Freud, il a été le premier théoricien français à dégager clairement la notion de névrose, et à envisager leur guérison par des traitements psychologiques, dont l’hypnose. Il a également mis au point une méthode d’investigation fondée sur le tête-à-tête médecin-patient, la notation rigoureuse des paroles de ce dernier (« méthode du stylographe ») et l’exploration de tous ses antécédents et traitements antérieurs153. La psychothérapie des toxicomanes ne dérogent pas à l’ensemble de ces règles.
72Tous les praticiens s’accordent à reconnaître le rôle essentiel que revêt, en l’espèce, l’ascendant du médecin sur le patient. Maurice Mignard suggère pour sa part de profiter du « désarroi momentané dans lequel se trouve le malade et de la confiance que devra lui inspirer un bon psychothérapeute pour se livrer à quelques investigations sur les occasions particulières de sa toxicomanie »154 et Jean Goudot remarque qu’au cours de la cure, le médecin se devra de pratiquer lui-même les injections « car son prestige personnel entre en jeu »155 ; Amélie Buvat-Cottin insiste de même sur « la grande importance de l’ascendant psychothérapique du médecin156 ». Ce mécanisme n’est toutefois pas formulé en terme de transfert, du fait de la méconnaissance dont reste victime en France, jusqu’à la fin des années trente, l’ensemble des théories psychanalytiques, en dehors de petits cercles spécialisés157. L’entre-deux-guerres correspond pourtant bien à la diversification et au perfectionnement des thérapies psychologiques158, mais même quand la nécessité d’un tel suivi est affirmée haut et fort, les spécialistes conçoivent rarement un dispositif précis et rigoureux. La conclusion que formule Roger Dupouy, à la croisée de considérations physiologiques, psychologiques et sociologiques, fournit peut-être le meilleur exemple de cet empirisme doctrinal et thérapeutique :
« Pour chaque cas interrogez donc le passé du toxicomane, étudiez son système neuro-glandulaire, cherchez l’épine irritative qui le blesse, élaborez et dosez une thérapeutique individuelle, basée sur les résultats des examens cliniques, des tests endocriniens, des recherches de laboratoire, enfin sur les données psychologiques que vous aurez pu recueillir et sur la connaissance indispensable du milieu où il vit et il souffre159. »
Une timide percée de la psychanalyse ?
73C’est sans doute le Dr Mignard, médecin des asiles de la Seine, qui livre en 1924 un des aperçus les plus complets sur la question du suivi psychologique des toxicomanes160. L’auteur commence par distinguer les trois étapes d’une cure réussie : sevrage, rééducation et consolidation. Au cours de la première, l’influence du thérapeute et la position de soumission du patient doivent être mises à profit pour tenter un approfondissement de la psychologie du malade :
« Sans être exactement psychanalytiques, ces investigations pourront rendre cependant de très appréciables services. La découverte psychologique des systèmes idéo-associatifs qui s’associent aux souvenirs de l’habitude vicieuse sont parfois de la plus grande importance pour jeter la pleine lumière sur la valeur des prétextes invoqués et chercher derrière eux les causes réelles pour apprendre au sujet à se mieux connaître et par ce qu’ils impliquent à se mieux diriger ; c’est détruire une quantité d’idées fausses, adjuvants cachés du vice favori, pour donner plus de force à la claire conscience et réduire la part du subconscient et de son influence morbide ; c’est combattre la peur des fantômes en montrant leur inanité161. »
74On voit que la doctrine freudienne, sans être entièrement ignorée162, est mobilisée dans des formules qui révèlent les approximations et les arrangements théoriques d’une appréhension « à la française » de la psychanalyse : approche domestiquée et rassurante de l’inconscient réduit à un simple « subconscient » ou pré-conscient, obsession de la clarté, de la certitude rationnelle, et donc à terme, primat de la « claire conscience » sur le trou noir du psychisme, dont les manifestations sont ramenées à la dimension de quelques fantômes bien peu belliqueux et faciles à maîtriser163. Lorsqu’ils font mine de recourir à la psychanalyse dans la thérapeutique des toxicomanes, la plupart des psychiatres ne cherchent ainsi, à l’instar d’Henri Claude qui a pourtant contribué à introduire le freudisme à Sainte-Anne qu’à « utiliser la technique de la psychanalyse en laissant tomber l’ensemble de son édifice théorique, notamment le symbolisme et l’étiologie sexuelle164 ».
75Il se trouve bien quelques praticiens pour articuler leur intérêt pour Freud à leur savoir clinique en matière de toxicomanies, mais sans qu’ils aient produit de réflexion conceptuelle ou de propositions thérapeutiques notables. Évoquons tout de même le cas de Georges Heuyer et de son élève Louis Le Guillant qui ont travaillé sur les toxicomanies médicamenteuses165 : né en 1884, mort en 1977, le premier, qui a travaillé avec le Dr Dupré à l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de police, est spécialiste de psychiatrie infantile et devient l’un des principaux défenseurs de la théorie de l’inconscient dans le milieu médical, en soutenant notamment en 1934 la création de l’Institut de psychanalyse, consacré à la diffusion des idées freudiennes en France166. Le second qui, à Sainte-Anne, consacrera sa vie aux « déclassés en tout genre »167, a soutenu en 1930 une thèse consacrée à la toxicomanie barbiturique, pathologie pour laquelle il préconise plus généralement un traitement psychanalytique, seul à même de laisser espérer une « guérison vraie168 ».
76Psychiatres de formation, très intéressés par les aspects théoriques du freudisme, les deux hommes n’ont guère été, en revanche, de véritables praticiens de l’inconscient, ce qui rend difficile de préciser la manière dont ils ont pu concevoir la « psycho-analyse » des intoxiqués. Il s’est trouvé pourtant des analystes pour prendre en cure des toxicomanes ou pour s’intéresser à la question des drogues. Par exemple Adrien Borel, qui fut, selon Élisabeth Roudinesco, « spécialiste de toxicomanie », ainsi que l’un des membres fondateurs de la Société Psychanalytique de Paris169. Psychiatre exerçant aussi bien à Sainte-Anne qu’en cabinet privé, il fut l’analyste de nombreux écrivains, notamment de Georges Bataille, mais n’a pas laissé d’écrits importants sur la toxicomanie. Tout au plus évoquera-t-on le passage très sévère qu’il consacre aux drogues dans un petit opuscule rédigé en 1925 avec le Dr Gil Robin, intitulé Les rêveurs éveillés170 ; il y dénie aux substances stupéfiantes, notamment le haschich, la moindre vertu onirogène et créative, position qui rejoint celle des surréalistes, auxquels il était lié. Le temps des fascinations est, on aura l’occasion d’y revenir, bel et bien révolu, tant du côté des créateurs que des médecins.
77On évoquera enfin la figure de René Allendy, proche, lui aussi, des avant-gardes artistiques, et analyste, entre autres, d’Anaïs Nin, d’Antonin Artaud et de René Crevel. Si ces deux derniers ont connu dans leur vie de longues périodes de toxicomanies, il ne semble pas que la psychanalyse leur ait permis d’y remédier. Antonin Artaud renonce pour sa part à la cure analytique après dix séances chaotiques qui lui font déclarer : « Du plus profond de ma vie je persiste à fuir la psychanalyse, je la fuirai toujours comme je fuirai toute tentative pour enserrer ma conscience dans des préceptes ou des formules171. » Et l’écrivain de réclamer à son thérapeute, pour combattre ses angoisses... du laudanum172 !
78Dans la France de l’entre-deux-guerres, le lien entre la drogue et la doctrine freudienne est donc moins passé par l’enjeu thérapeutique que par le canal des avant-gardes littéraires et artistiques, à qui les stupéfiants pouvaient offrir un vecteur expérimental vers l’inconscient173. En tout état de cause, on peut douter que le tout-venant de la clientèle d’Henri-Rousselle et des maisons de santé soit orienté vers le traitement psychanalytique, qui reste essentiellement, dans la période, une pratique confidentielle et élitiste. Dans une thèse de 1935, un étudiant signale bien que psychanalyse et hypnose « auraient donné quelques résultats » dans le traitement des toxicomanies... mais sur un mode si dubitatif que son travail ne semble guère militer pour la généralisation du traitement174.
79Si la psychothérapie du toxicomane demeure floue dans ses modalités et largement aléatoire dans ses résultats, si la psychanalyse n’effectue qu’une percée peu décisive, doit-on en déduire que la guérison du toxicomane demeure un horizon inaccessible ? C’est en tout cas la position que défendent les partisans les plus rigides du modèle constitutionnel, faisant émerger par là même le projet d’une maintenance contrôlée pour certaines catégories de malades, essentiellement les déprimés chroniques et constitutionnels.
L’émergence du concept de maintenance
80In fine, le débat sur la cure pose la question de l’utilité, voire de la possibilité même du sevrage. Élève d’Achille Delmas à la maison de santé d’Ivry, Itzko Bussel remarque à ce sujet :
« Des toxicomanes déprimés excitables depuis l’enfance ont déclaré que jusqu’à leur première piqûre de morphine, ils n’avaient jamais ressenti la joie de vivre. Il ne faut pas se tromper sur la sensation qu’ils ont éprouvée. Ils sont tous unanimes à insister non pas sur une sorte d’ivresse euphorique qu’ils auraient ressentie, mais au contraire sur ce phénomène de détente qui les avait brusquement délivrés d’un poids immense, qu’ils avaient le sentiment de traîner depuis des années, sinon depuis toujours. Comme nous l’a dit l’un deux, “c’est une véritable naissance à la vie”175. »
81Dans ce cas, vouloir à tout prix débarrasser le toxicomane de sa drogue semble vain : « [la] cure nous paraît devoir être refusée comme inutile ou inhumaine [...] pour certains morphiniques habituellement neurasthéniques, qui ne recourent au poison d’ailleurs que dans les circonstances rares, où l’anxiété, l’insomnie, l’éloignement de tous soins engendrent un paroxysme insupportable176 ». Position courageuse et « progressiste » que l’on retrouve pourtant chez des thérapeutes plus conservateurs. À propos d’une femme de 50 ans devenue morphinomane à la suite d’une opération du foie et restée, malgré l’intervention, anorexique, Amélie Buvat-Cottin remarque : « Nous en concluons, une fois de plus, qu’il y a des cas de toxicomanie auxquels il ne faut toucher qu’avec une extrême prudence ; tant qu’un état mental aigu comme celui de Mme X persiste, il est plus sage [...], plutôt que de tenter une cure radicale, de se contenter de ramener les doses de calmant à des doses médicales177 ». Itzko Bussel évoque de même le sevrage d’une déprimée « constitutionnelle » héroïnomane entrée à la maison de santé d’Ivry pour désintoxication en juin 1934 :
« Dès qu’elle est sevrée, elle fait de la dépression anxieuse extrêmement intense avec idées actives de suicide et on est obligé de lui rendre de l’héroïne en prises. À partir de ce moment, on essaye une diminution progressive mais dès qu’on atteint de petites doses, l’état dépressif anxieux réapparaît, avec une telle intensité qu’elle refuse la suppression complète. Les doses auxquelles elle était habituée depuis plusieurs années varient en prises d’héroïne de 1 à 2 gr. Il est facile de la maintenir entre 0,20 et 0,30 gr, mais il apparaît au dessous de cette dose non un état de besoin mais un état mélancolique nettement caractérisé178. »
82Les tenants du modèle constitutionnel n’hésitent pas à défendre l’usage de l’opium et ses dérivés comme médication privilégiée de certains états psychopathiques, ou du moins, à reconnaître son statut de béquilles incontournables dans le cas des toxicomanies constitutionnelles. Un autre doctorant estime de la sorte que l’opium est « le médicament de choix de l’anxiété »179 et le Dr Sollier, du sanatorium de Boulogne-sur-Seine « a fini par donner de plus en plus fréquemment aux toxicomanes récidivistes des certificats établissant que pour eux l’usage du toxique était un traitement nécessaire », ce que fait également Achille Delmas à Ivry180.
83Antonin Artaud, qui a séjourné dans l’établissement de ce dernier à la fin de sa vie, représente sans doute le type achevé du malade considéré comme inguérissable. Ses amis Arthur Adamov et Marthe Robert ont été frappés par l’extrême compréhension de son psychiatre – qui avait également soigné le poète toxicomane Roger Gilbert-Lecomte – à l’égard des drogués : « Il estimait que certains êtres comme Gilbert-Lecomte et Artaud se droguaient depuis trop longtemps pour qu’on puisse espérer les désintoxiquer181. » Ce médecin fournissait d’ailleurs régulièrement à son pensionnaire des doses importantes d’opiacés, ce qui n’empêchait pas celui-ci de recourir également sur le marché noir182. Mais à la mort de Delmas, en 1947, changement complet de régime : son successeur Georges Rallu refuse tout net de donner de la drogue au poète malade, réaction qui montre bien la méfiance que pouvait encore susciter le projet d’une maintenance prolongée. Ce n’est que lorsque l’écrivain sera hospitalisé à la Salpêtrière pour un cancer de l’anus qu’on lui prescrira de nouveau des stupéfiants, cette fois en quantité illimitée183. Mais il était devenu alors un malade vieillissant et incurable.
84Bien entendu, cette tolérance thérapeutique peut tout autant s’interpréter comme un aveu d’impuissance, et certains médecins reconnaissent explicitement que l’usage des opiacés est surtout destiné à pallier les impasses de la thérapeutique en matière de maladies mentales : « Tant que [celle-ci] ne pourra pas s’attacher à la guérison de la dépression constitutionnelle, les cures de sevrage demeureront vaines et stériles184. » Comme le remarque Alain Ehrenberg, « [...] en médecine générale, on dispose au cours des années 1930 de médications fort aléatoires pour traiter les pathologies nerveuses »185 et « [...] dix ans plus tard, les moyens curatifs ont peu évolué. [...] À l’approche de l’invention des médicaments de l’esprit, la pharmacologie ne semble guère avoir avancé depuis l’invention des barbituriques au début du XXe siècle. Le vieil opium est encore recommandé et les discussions sur les propriétés sédatives ou toniques se perpétuent depuis plus d’un siècle186 ». Les traitements plus lourds – l’électrochoc, notamment, tenté sur Artaud en 1943 avant qu’il ne revienne à la drogue – ne sont réservés qu’aux cas extrêmes, et restent controversés tant d’un point de vue éthique que pour l’efficacité de leurs résultats187. Ainsi, avant que des molécules plus spécialisées et mieux adaptées ne viennent les remplacer dans les années cinquante, les opiacés demeurent dans l’entre-deux-guerres les adjuvants incontournables de certains traitements psychiques, au point que le recours régulier peut faire figure, pour les intoxiqués lourds, d’une forme relativement efficace, d’automédication. Si tous les médecins ne souscrivent pas à cette thèse, elle n’en incite pas moins certains d’entre eux à prescrire plus libéralement les substances du tableau B.
85Enlisée dans ses limites et ses contradictions, la cure du toxicomane s’engage aussi parfois du côté de la rééducation sociale.
À maladie de civilisation, thérapie sociale
86La lecture plus sociologique qui s’engage dans la période attire en effet l’attention de plusieurs thérapeutes sur le problème du milieu de vie du toxicomane. Pathologie de la vie urbaine et de l’interaction sociale, favorisée par le développement d’un « milieu de la drogue », la toxicomanie, estiment certains spécialistes, doit être appréhendée également sur le terrain des conditions de vie. Aussi voit-on s’esquisser, de manière encore floue, le projet d’une guérison passant par la rupture avec les habitudes quotidiennes, ainsi que par la pratique d’activités saines, centrées sur le travail manuel, la dépense physique, le retour à la nature188 – non, parfois, sans un certain paternalisme teinté d’ordre moral. Pour Maurice Mignard, par exemple, « le travail va tenir une place très importante [dans la période de rééducation], la place centrale, si l’on veut, dans cette reprise de l’activité. La réduction de la paresse n’est-elle pas la destruction de l’une des plus profondes racines menant à la toxicomanie ? L’on devra choisir un travail adéquat aux moyens, aux goûts, à l’état actuel du sujet. En fait de travail manuel, la culture des champs et des jardins pour l’homme, les soins du ménage chez la femme ont en général de très bons effets189 ». Dans la lignée du déjà ancien « traitement moral »190, mais conformément aussi aux nouveaux idéaux hygiénistes, ce médecin propose même une rééducation par le sport : « [...] il est bon aussi de donner au travailleur intellectuel quelques exercices corporels. Une spécialisation trop étroite fait de la mauvaise hygiène mentale, et l’on pourra profiter d’une cure de désintoxication pour remédier à ce défaut. Les sports, utilisés avec modération, peuvent rendre de grands services191. » Amélie Buvat-Cottin juge nécessaire pour sa part de « stimuler l’énergie, l’honnêteté, l’esprit de travail ; lutter contre l’avilissement, contre l’indiscipline générale si souvent encouragée, bref réveiller les forces morales sans lesquelles rien ne peut aboutir192 ». Par delà, certains auteurs suggèrent la mise en œuvre d’un véritable suivi postcure sous contrôle institutionnel. Jules Ghelerter, qui analyse avant tout la toxicomanie comme une pathologie sociale, remarque de son côté : « [Le sevrage] fait dans des établissements ou des services spécialement consacrés à cet effet, doit être complété par la surveillance de la convalescence et par la rééducation mentale des sujets. Une œuvre d’assistance, annexe à ces services, cherchera à dépister les cas nouveaux dans l’entourage du malade, à les déterminer à se faire soigner, à assurer enfin au convalescent des conditions de vie nouvelles permettant d’empêcher les récidives193 ». Le désintoxiqué deviendrait, en quelque sorte, un libéré sous condition194. Le thème récurrent du prosélytisme pernicieux des pourvoyeurs justifie tout particulièrement le projet d’une rupture avec le cadre de vie, car le toxicomane est souvent « harcelé par les trafiquants195 ».
87Ces nouvelles réflexions n’entraînent pas toutefois la mise en place d’institutions ou de centres spécialisés dans le suivi post-cure. Du fait que les effectifs de drogués demeurent faibles, et que les toxicomanes sont loin de former un groupe homogène, il n’existe pas de communautés d’anciens intoxiqués organisées autour d’un projet de rééducation. Les seules communautés thérapeutiques qui existent de fait sont celles des maisons de santé ou de convalescence... unanimement dénoncées comme des foyers de prosélytisme et de rechutes ! Essentiellement destinées à une clientèle aisée, individualiste et attachée à son confort, elles n’intègrent pas de véritable projet rééducatif ni même de suivi psychothérapeutique spécifique196.
88Avec la trilogie sevrage, suivi psychothérapeutique et rééducation sociale se trouvent donc définies les principales modalités de la thérapeutique des toxicomanes. Dans la période, seule la première apparaît relativement bien maîtrisée, les deux autres faisant l’objet de propositions et de mises en œuvre encore tâtonnantes. Elles n’en témoignent pas moins du dynamisme de la réflexion autour d’une pathologie dont on commence à admettre qu’elle s’est installée pour durer. Parfois fataliste, la clinique ne renonce pas aux espoirs de progrès, fermement postulé par l’optimisme scientiste de la majorité des praticiens. S’il est un point sur lequel tous s’accordent, c’est bien que la thérapeutique ne peut que pâtir d’un modèle pénal qui semble dénier au toxicomane le statut de malade. Ainsi, au processus de « pathologisation » et de « psychiatrisation » s’articule simultanément une critique en règle du dispositif de 1916.
« Sanitariser la législation » ?
Un modèle pénal remis en cause
89La volonté de redonner au médecin le premier rôle dans la gestion sociale du « problème des drogues » sous-tend la revendication d’une révision de la loi qui accorderait plus de place aux professions médicales. Si l’enjeu de la préséance professionnelle est décisif, les failles et les effets pervers que les médecins pointent du doigt ne sont pas tous imaginaires. Et si leurs critiques ne mobilisent pas encore activement les pouvoirs publics, il ne fait pas de doute que l’entre-deux-guerres prépare un modèle de gestion sociale de la toxicomanie moins étroitement judiciaire et répressif.
Une thérapeutique sous haute surveillance
Médecins et pharmaciens otages de la justice ?
90Le dépit des médecins trouve d’abord son origine dans les multiples tracasseries juridiques que n’a pas manqué d’entraîner l’application de la loi de 1916, notamment sur la question des prescriptions de substances du tableau B. Sans doute certains inculpés sont-ils d’authentiques escrocs ; mais d’autres relèvent de situations limites, dont la condamnation suscite le malaise et le mécontentement de la profession. Si celle-ci a soin de prôner la modération dans la délivrance des opiacés, elle entend surtout faire œuvre de vigilance interne et d’autodiscipline, sans se voir régulièrement chapitrer par la justice.
91Or, il ne fait pas de doute que les obligations légales sont devenues très contraignantes pour les praticiens et leurs malades, notamment la limitation à sept jours pour les ordonnances et la nécessité de tenir minutieusement les registres. D’autre part, la détermination de la durée acceptable des cures de désintoxication, comme celle du traitement des malades incurables, s’est révélée délicate. Si le droit au soulagement de la souffrance est théoriquement reconnu par les textes et si la jurisprudence prend bien soin de le réaffirmer solennellement, la prescription régulière de substances du tableau B n’en inspire pas moins la méfiance des juges. Un attendu du tribunal de la Seine en date du 17 juillet 1935 résume parfaitement, sur ce point, la position des tribunaux :
« attendu qu’il convient tout d’abord et d’une manière générale de préciser que si le médecin a incontestablement le droit – et souvent le devoir – d’épargner à certains malades des souffrances inutiles, qu’il s’agisse notamment de cancéreux, de crises néphrétiques ou hépatiques, s’il peut entreprendre dans certains cas des cures de désintoxication, il ne peut cependant faciliter à autrui l’usage de stupéfiants [...]197. »
92Nuance qui légitime nous l’avons vu les poursuites lancées contre les praticiens soupçonnés d’entretenir complaisamment la toxicomanie de leurs patients. De 1917 à 1927, nous recensons ainsi une vingtaine d’affaires qui montrent que les opiacés sont désormais sous haute surveillance judiciaire. En témoigne notamment un procès exemplaire qui réunit, le 20 juillet 1923, 63 inculpés devant la 10e chambre du tribunal correctionnel de la Seine198 : 49 toxicomanes ainsi que 6 pharmaciens et 8 médecins sont accusés d’avoir indûment pérennisé les cures en prescrivant des doses excessives, ou en délivrant des ordonnances pour une durée supérieure à sept jours. Les attendus, qui reproduisent des extraits d’un rapport d’expertise de l’Académie de médecine, témoignent de l’embarras des juges, pris en tenaille entre le sévère réquisitoire du ministère public et l’apparente bonne foi des inculpés :
« attendu que pour apprécier la culpabilité des médecins, il faut tenir compte tout à la fois de ce qu’on est convenu d’appeler cure de désintoxication et de la faute commise par les praticiens dans la manière de soigner les malades ; attendu que d’après les travaux les plus récents sur la matière, les cures doivent comprendre pour le malade après une dose de début dite de tâtonnement une diminution progressive des doses jusqu’à complète guérison ; attendu toutefois que pendant la cure des accidents peuvent se produire nécessitant un relèvement momentané des doses employées suivi d’un abaissement progressif et continu ; attendu qu’en ce qui concerne un certain nombre d’intoxiqués, l’examen des ordonnances délivrées autoriserait peut-être à penser que le médecin n’a pas eu un but thérapeutique mais a voulu faciliter à son client l’usage des stupéfiants ; mais [...] attendu que le tribunal [...] ne peut décider que ces cures dites de désintoxication établissent la faute lourde des praticiens, faute lourde seule acceptée par la jurisprudence pour engager la responsabilité du médecin traitant199... »
93La sanction finale exprime la même ambivalence, puisqu’elle va d’une amende simple de 2 000 F pour les patients, à 2 ans de prison ferme doublés d’une amende identique pour un praticien multirécidiviste ; trois pharmaciens sont relaxés, trois autres médecins se voient tout de même infliger des peines de 2 à 3 mois de prison ferme, indice de ce le tribunal n’a pas réussi à départager les escrocs des praticiens honnêtes.
94En 1927, l’inculpation d’un médecin accusé d’avoir excessivement prolongé la cure d’une vieille dame morphinomane déclenche une campagne de protestation dans la presse syndicale, que relaie Paris-Soir200. Elle se clôt sur la volonté proclamée de réhabiliter les opiacés en thérapeutique et sur la dénonciation des effets pervers de la législation : « Tous les médecins s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que la législation actuelle est trop étroite, ou du moins trop étroitement interprétée201 ». Tous ? La généralisation est abusive, car les médecins, on l’a vu, sont loin de présenter un front unanime sur la question du statut éthique et thérapeutique de la douleur. Mais les nouvelles entraves judiciaires ont sans doute favorisé la reconquête de ces produits dont le XIXe siècle avait appris à se méfier.
Tensions internes
95Elles semblent également avoir avivé les tensions entre médecins et pharmaciens : dans plusieurs affaires ce sont en effet les syndicats des uns ou des autres qui se sont portés partie civile, soit contre les « brebis galeuses » de leur propre corporation, soit contre les membres de la profession rivale, chacune ayant tendance à rejeter sur l’autre la responsabilité des fraudes et des excès. Dans le vaste procès de 1923 que nous venons d’évoquer, c’est ainsi la Chambre syndicale des pharmaciens de Paris et de la Seine qui a porté plainte contre l’ensemble des accusés, pharmaciens inclus. L’absence de médecins parmi les experts a constitué un argument pour la défense, la justice admettant qu’« aucun médecin n’a été commis dans cette affaire pour examiner les ordonnances saisies et déclarer qu’elles ne tendent pas à un but médical202 ». De même, les officines jugées trop laxistes font l’objet d’une vigilance particulière de la part des syndicats de médecins. Dans une affaire jugée le 3 mai 1935 à Paris, c’est le Syndicat des médecins de la Seine qui se porte partie civile contre un préparateur en pharmacie accusé d’avoir illégalement détenu des stupéfiants et exercé la médecine203.
96C’est bien entendu la délimitation d’un domaine de compétence qui se joue dans ces passe d’armes juridiques et le refus de polariser la répression pénale204. La principale pomme de discorde est la fameuse limite de validité des prescriptions (7 jours) ainsi que la question des quantités à prescrire, laissées à l’appréciation de la jurisprudence. Dans un article de 1934, le pharmacien G.L. Toraude, conseiller technique du Comité National de Défense contre les Stupéfiants, fondé en 1931 par Justin Godard, résume ainsi le caractère potentiellement conflictuel des textes en vigueur :
« Il est indéniable que le législateur n’a pas voulu créer bénévolement des conflits. Il a voulu seulement, et ceci est tout à sa louange, que le malade soigné à l’aide de substances du Tableau B, restât sous la surveillance constante de son médecin. Mais pour certains malades souffrant d’une affection chronique à évolution bien déterminée, il est parfois superflu de faire appeler le médecin tous les sept jours, de même que certains médecins seraient désireux, pour des raisons diverses, de se dispenser d’un dérangement hebdomadaire obligatoire.
Quelques cas nécessitent aussi ce que l’on a appelé “le chevauchement”, c’est-à-dire des ordonnances prescrites au cours des sept jours, l’état du malade réclamant brusquement l’emploi de doses plus élevées ou des modifications inattendues dans son traitement. Ce sont là, pour le pharmacien, des complications qui viennent troubler sa comptabilité et dont il faudrait bien éviter l’inconvénient. Or, le service d’inspection des pharmacies attache une grande importance à cette règle des sept jours, qui incontestablement paralyse les abus et réclame à tout prix son maintien. Comment tout concilier205 ? »
97La conciliation demeurera, en l’espèce, dans l’ordre empirique et jurisprudentiel. Par delà, ces tensions alimentent toute une réflexion critique sur la validité du modèle répressif en vigueur.
Une loi à réaménager
Critiques
98Dépossédés de leur pouvoir de prescrire, exposés aux risques de poursuites judiciaires, indignés par le sort que la justice réserve à l’individu souffrant qu’est le toxicomane, témoins enfin de ce que l’érection d’un rempart répressif n’a pas suffi à endiguer la progression du « fléau » de la drogue, de nombreux médecins en viennent à critiquer un mode de règlement du problème de la toxicomanie fondé sur un dispositif de nature étroitement répressive.
99Il se trouve ainsi peu de spécialistes pour tirer un bilan positif de l’application de la loi de 1916. Henri Piouffle considère à ce titre que « les lois prohibitives ne sont qu’un des seuls moyens – et à notre avis le moins efficace – de ceux qu’il faudrait employer pour enrayer l’extension des toxicomanies [...] »206 ; Benjamin Logre remarque quant à lui que « la loi de 1916 n’a pas empêché le progrès du cocaïnisme à Montmartre »207 tandis qu’à dix ans de distance, le Dr Buvat, de la Villa Montsouris, dresse un constat tout aussi pessimiste : « Les mesures législatives de prophylaxie qui ont interdit l’opium et la cocaïne n’ont pas diminué le nombre des toxicomanes, tout au plus ont-elles fait baisser les doses communément prises208. » Nombreux sont les praticiens à dénoncer les multiples effets pervers du régime de clandestinité du point de vue de la santé publique : escalade vers des produits plus durs et plus nocifs209 – dont l’alcool et les barbituriques, souvent jugés plus dangereux que le « subtil opium »210 ; renforcement de l’attrait du fruit défendu211 ; collusion de l’univers de la drogue avec celui de la pègre et du trafic212. Soit l’ensemble des évolutions que nous avons déjà évoquées et qui sont bien réelles, même si les médecins les attribuent peut-être trop exclusivement aux seuls effets mécaniques de la pénalisation.
100Les voilà d’accord, en tout cas, pour conclure au caractère contestable d’un modèle répressif qui a de fait constitué le drogué en délinquant, sans qu’aucune de ses dispositions ne prenne en compte la dimension sanitaire, médicale et sociale du problème. Georges Boussange, par exemple, estime que « les peines sont trop rigoureuses pour le toxicomane qui, de plus, est exposé à une rigueur non prévue et non imposée par la loi, à savoir le supplice horrible résultant pour lui d’un sevrage brusque, au moment où il est enfermé en prison, dépourvu du toxique presque indispensable à sa vie »213 ; et Jules Ghelerter souligne également :
« La raison de l’échec [des] mesures visant à combattre l’abus des stupéfiants doit être cherchée dans l’esprit même du législateur parti de ce point de vue erroné qui consiste à considérer le toxicomane comme un délinquant, ce qu’il est quelquefois, et non pas comme un malade, ce qu’il est toujours ; d’envisager comme un vice la toxicomanie qui est une maladie sociale214. »
101Dès lors, le système en place doit nécessairement être aménagé, complété, refondu, voire aboli pour quelques audacieux, qui restent cependant minoritaires.
Unanimité du constat, diversité des propositions
102Sur le socle d’une critique unanime, les réaménagements souhaités s’orientent en effet dans des directions divergentes, qui font apparaître deux courants principaux, l’un nettement conservateur, l’autre plus « humaniste ».
103Rares sont ceux qui réclament un renforcement de la répression à l’encontre des drogués eux-mêmes. Il s’agit essentiellement de praticiens travaillant dans une perspective étroitement médico-légale, et surtout dans les années d’après-guerre, quand le thème d’une épidémie de cocaïne en progression semble justifier toutes les sévérités. Les Drs Courtois-Suffit et Giroux n’hésitent pas ainsi à déclarer en juin 1921 : « Qu’il nous soit permis [...] de demander à MM. les magistrats de se montrer moins bienveillants et de frapper sévèrement les toxicomanes comme les trafiquants215 ». Mais la grande majorité des spécialistes se focalisent essentiellement sur la répression du trafic : « la distinction entre le toxicomane et le vendeur de toxiques s’impose absolument au point de vue de la répression et de la prophylaxie »216 note par exemple Georges Boussange en exprimant une opinion largement partagée. Cette analyse postule au vrai une certaine étanchéité entre l’univers du trafic et de celui de l’usage, en méconnaissant les problèmes liés à leur interpénétration croissante. Mais elle a au moins le mérite d’inciter à plus de compassion. Comme le formule Itzko Bussel en 1936 : « En fait, la loi a méconnu le caractère pathologique des toxicomanes, a aggravé les modes de leur intoxication, sans parvenir à la diminution de leur nombre. Nous pensons qu’elle serait à reprendre sur des bases médicales mieux appropriées à la réalité des faits217. »
104S’il convient de distinguer désormais « entre le malade qu’il faut soigner et le délinquant qu’il faut punir »218, comment toutefois gérer socialement et pénalement la situation du toxicomane, ce malade qu’on ne peut ni absoudre tout à fait ni abandonner sans remords à sa souffrance ? Ce dilemme conduit progressivement à l’élaboration d’un projet de sevrage qui serait imposé par l’autorité publique : être aboulique et faible, esclave de son produit, le toxicomane doit être pris en charge nolens volens par la société et rendu de force à la vie normale, en vertu d’une coercition que seule la loi est en mesure de rendre effective. On voit bien par là que la critique du dispositif légal développée dans l’entre-deux-guerres ne s’oriente nullement vers le vœu d’une dépénalisation, mais fait éclore, sans la nommer encore, le projet d’une obligation de soin inscrite dans la loi. Ce souhait, nous le trouvons exprimé à de multiples reprises, dès le début des années vingt, chez des auteurs de tendances très diverses. « Qu’on enferme le toxicomane, soit, admet par exemple Georges Boussange, mais qu’il soit permis de le soigner d’office, de lui imposer un traitement, en s’entourant bien entendu de toutes les garanties de succès, notamment en s’adressant à un traitement de désintoxication et non point de sevrage, et en précédant et en accompagnant ce traitement organique d’une psychothérapie appropriée »219 ; pour Jules Ghelerter également, « le traitement du toxicomane doit être obligatoire ; le traitement à domicile est illusoire ; il aura donc lieu dans un service hospitalier destiné spécialement à cet effet. La cure commencée sera obligatoirement terminée220 ».
105Selon les tendances éthico-politiques, le dispositif envisagé peut prendre la forme « douce » d’un suivi médico-social régulier, ou celle, plus coercitive, d’une cure forcée en milieu fermé. Adepte de la manière forte, Amélie Buvat-Cottin appelle de ses vœux le développement d’« asiles-prisons » sur le modèle belge, où seraient détenus les toxicomanes pour des cures imposées par l’autorité publique, proposition que l’on retrouve par exemple chez Jean Perrin221 ou chez Daniel Hochart222.
106En effet, les modèles étrangers contribuent de plus en plus à inspirer la223 réflexion des thérapeutes français. Outre le cas belge, le « modèle anglais » – qui repose sur la non criminalisation de l’usage et la possibilité laissée aux médecins de mener les cures à leur guise – est fréquemment cité en exemple, bien que les médecins français, forcément enthousiasmés par un dispositif laissant la part si belle aux professions médicales, en ignorent souvent les modalités précises et surestiment la marge de manœuvre laissée aux praticiens britanniques224. Le Brésil est parfois évoqué : « Sa loi du 3 septembre 1921 envisage le problème des toxicomanies du point de vue préventif et curatif ; elle traite ces malades comme des malades, grâce à un système de sanatoria spéciaux, où se poursuivent de bonnes cures de désintoxication et de rééducation. Elle réserve les châtiments juridiques pour ces criminels de droit commun que sont les trafiquants225. » A contrario, la prohibition de l’alcool aux États-Unis est souvent dénoncée comme l’exemple patent des impasses du « tout répressif » : « L’Amérique du Nord, en dépit de ses prohibitions et de sa puissante organisation policière, boit encore excessivement226. » En France, pays où les abstinents sont très minoritaires au sein des mouvements anti-alcooliques, où le modèle anglo-saxon est volontiers perçu comme le fruit d’un puritanisme rigide, peu assimilable à la culture gauloise, l’accent est plus volontiers mis sur la prophylaxie à visée préventive que sur la criminalisation de l’usage. Même si l’on accorde aux drogues un statut bien différent de celui de l’alcool (condamnable uniquement dans l’abus) il n’est pas sans intérêt de remarquer que les réticences à l’égard de la prohibition américaine finissent par déteindre sur la lecture du dispositif mis en place pour lutter contre les toxicomanies. Il arrive même que la dénonciation du fléau de l’alcool et des contradictions de la législation suscitent indirectement la réhabilitation de certaines drogues, notamment des opiacés, dont les effets sociaux sont jugés moins destructeurs que le premier. Partisan, dans la lignée d’Achille Delmas, d’un usage libéral des opiacés dans la clinique des maladies mentales, Itzko Bussel s’indigne ainsi de ce que la prohibition ait pu rejeter certains toxicomanes vers la cocaïne, plus facile à trouver sur le marché clandestin, car elle est « extrêmement toxique et aboutit très rapidement aux hallucinations et aux délires. [...] Si la toxicomanie était libre, on ne verrait guère comme avant la loi que des morphinomanes et des héroïnomanes, et nous avons dit que de tous les toxiques, c’était les plus inoffensifs227 ». Cependant, de telles déclarations, qui postulent sans vraiment le dire, la dépénalisation des opiacés, se rencontrent presque exclusivement dans quelques milieux psychiatriques avancés. La position la plus fréquente consiste à réclamer l’indulgence pénale pour le toxicomane et l’obligation de soins. Or, sur ce point, il s’écoulera encore plusieurs décennies avant que les médecins commencent d’être entendus. Comment interpréter, dès lors, la relative inertie qui caractérise l’entre-deux-guerres en matière de législation et de projet sanitaire relatif aux drogues ?
Impasses ?
107On ne conclura pas au désintérêt ou à l’indifférence des pouvoirs publics sur ces questions. Nous savons qu’en 1922, une loi renforce la pénalité contre les trafiquants, mesure qui va largement dans le sens souhaité par les médecins. S’il est vrai que la décennie suivante ne voit pas se développer d’action législative d’envergure, les pouvoirs publics et les différents acteurs sociaux sont loin de rester inactifs. Dans les années trente, l’action de la S.D.N. à l’échelle internationale contribue à réactiver en France la réflexion des hygiénistes sur les toxicomanies : c’est, nous l’avons vu, en 1931 qu’a été fondé à l’initiative du Dr Dequidt et sous le haut patronage de Justin Godard un Comité National de Défense contre les Stupéfiants, qui réunit des sociologues, des journalistes, des juristes et des médecins228, et qui va répercuter auprès du gouvernement ou de l’administration les critiques des spécialistes. Parallèlement, les pouvoirs publics, qui ont formé en 1930 une « commission interministérielle sur les stupéfiants », resserrent les mailles du filet répressif en adoptant une série de mesures administratives destinées à lutter contre le commerce clandestin, mesures qui culminent avec les retouches apportées par le « code de la famille » de 1939229. À cette date, la législation française peut être considérée comme l’« une des plus draconiennes d’Europe230. »
108L’action publique reste toutefois centrée, et c’est une constante depuis le début du siècle, sur le projet d’une maîtrise du trafic clandestin, sans que soit envisagée une modification de la loi qui prenne mieux en compte le sort du malade. Or, comme le remarque Jacqueline Bernat de Célis, la perception de la gravité épidémiologique du problème des stupéfiants aurait pu justifier une telle modification : « Ce texte [la loi de 1970] n’avait pas émergé jusque là, alors que certains faits auraient pu en susciter l’avènement, par exemple lorsque dans les années 1920, une consommation importante de cocaïne avait été enregistrée231. » Mais on le sait, l’émotion fut éphémère ; passé 1922, l’ensemble des conditions qui auraient pu permettre un acte aussi solennel que l’adoption d’une nouvelle loi ne seront plus réunies. Jugée certes « angoissante »232, la consommation de drogues paraît dans l’ensemble stabilisée ; et même si, dans les années trente, le sentiment d’une recrudescence du trafic alimente les craintes d’un regain épidémique, ce sentiment n’est pas assez fort ni assez général pour entraîner une nouvelle action législative. Aucune campagne de presse, aucun mouvement d’opinion ne vient ainsi relayer, amplifier les craintes des spécialistes pour faire éclore cette « conscience d’avoir à légiférer » qu’avait vu naître la Belle Époque. En ces années troublées, les préoccupations sociales et politiques sont orientées ailleurs, d’autant que ce ne sont plus les élites sociales qui semblent prioritairement victimes de la drogue, mais des milieux plus marginaux.
109Aussi les velléités de modifications législatives destinées à harmoniser la législation française avec les conventions internationales tournent-elles cours. La justice elle-même ne pousse guère à la surenchère. En 1925, le Procureur général de la Cour d’appel de Paris répond ainsi au Garde des sceaux qui l’interrogeait sur l’opportunité d’une modification de la loi : « [...] la législation française qui réprime d’une façon très complète tous les actes se rattachant au trafic des stupéfiants ne paraît pas devoir être modifiée233 ». Une décennie plus tard, à l’occasion d’une vaste enquête lancée dans le même but auprès des cours d’appel du pays, le Procureur général d’Amiens souligne, pour récuser la pertinence d’une pénalisation de l’usage : « La jurisprudence a fort justement décidé que si l’usage en société se trouvait interdit, l’usage purement privé ne l’était pas et que si le port sans motif légitime était assorti de sanctions pénales, la simple détention ne tombait pas sous le coup de la loi234. » Les ambiguïtés de la position française quant à l’application de la législation internationale sur les drogues, liées au problème indochinois et au poids du commerce des produits pharmaceutiques235, contribuent enfin à brider les ardeurs répressives.
110On constate ainsi un certain hiatus entre la position des médecins spécialistes des toxicomanies et celles des différentes instances chargées de réguler la question des drogues. S’il se trouve des juristes pour s’associer à une demande de révision de la loi, c’est le plus souvent sur un plan étroitement technique, et dans une visée plutôt sécuritaire236.
111Au reste, il n’est pas certain que les médecins, lorsqu’ils réclament une révision des textes et l’obligation des soins inscrites dans la loi, aient pleinement conscience des problèmes juridiques qu’un tel dispositif risque de poser. De quelle manière en effet obligera-t-on le toxicomane à se soigner ? Voilà un aspect de la question, pourtant crucial, qui n’est guère envisagé. Devra-t-on prononcer le placement d’office, comme pour les aliénés ? Mais un tel dispositif convient mal au drogué, sauf à faire de lui un individu entièrement dépossédé de sa raison et de ses facultés mentales, position difficilement tenable – ce que reconnaît Henri Claude en déclarant que « les internements dans les asiles d’aliénés, pour ces malades, sont souvent difficiles à justifier »237. On sait que l’ouverture d’un service ouvert à Sainte-Anne répond à cette lacune, mais la thérapie ne saurait y reposer sur la contrainte.
112Les médecins ne semblent pas voir que l’obligation de soins qu’ils commencent à réclamer porte en germe le risque d’une pénalisation de l’usage. Sera-t-il possible en effet, sur un plan strictement juridique, de rendre les soins obligatoires sans inscrire au préalable dans la loi l’interdiction de la pratique ayant engendré la « maladie » ? Le débat rebondira en 1970. Dans l’entre-deux-guerres, malgré l’action de nombreux médecins, le toxicomane reste un malade que l’on envoie se soigner chez le juge.
113En un quart de siècle, le toxicomane passe progressivement du statut de « dégénéré » à celui de névrosé. Irriguée par des querelles de prérogatives, cette mutation du discours médical traduit aussi un processus plus général de « psychiatrisation » des maladies mentales, qui aboutit à redéfinir les enjeux de la cure dans le sens d’un meilleur suivi psychothérapeutique. Faute, cependant, d’une relecture de l’enjeu étiologique qui aurait intégré l’armature théorique de la psychanalyse, la plupart des spécialistes, tout en œuvrant à perfectionner les modalités du sevrage, demeurent souvent fatalistes. La construction de la toxicomanie comme « maladie sociale » par les médecins hygiénistes participe ainsi d’un désir de trouver des solutions innovantes. Ce changement de regard aboutit à la remise en cause du modèle pénal en vigueur et au désir d’inscrire dans la loi l’obligation de soin. Il faudra toutefois attendre les années cinquante pour que ces critiques encore timides soient relayées par l’action des pouvoirs publics238. L’entre-deux-guerres s’inscrit autant, en ce sens, dans la continuité du modèle répressif du début du siècle, qu’elle n’annonce les solutions de l’avenir. En tout état de cause, la clinique du toxicomane demeure un secteur marginal des disciplines médicales, signe d’une désaffection dont témoignent aussi, à leur manière, artistes et écrivains.
Notes de bas de page
1 A. Delrieu (op. cit., p. 64-66) estime que les médecins sont restés très circonspects quant à la nécessité d’une répression pénale en matière de drogues, leurs préférences allant, pour d’évidentes raisons de prérogatives professionnelles, au contrôle des pharmacies et à l’auto-discipline en matière de prescriptions (voir le rapport des Prs Brouardel, Motet, Ballet et Vibert, Les mesures à prendre pour diminuer la morphinomanie, 1906, cité par J.-J. Yvorel, op. cit., p. 230). De fait, nous avons vu que la loi avait été préparée avant tout sur l’initiative des autorités militaires et du pouvoir politique, et nous avons nuancé la notion d’un « bio-pouvoir » conquérant. Il n’en reste pas moins que ce sont les médecins qui ont forgé le modèle du toxicomane « dégénéré », dont la dangerosité supposée pour la sécurité collective et la santé de la race exigeait l’intervention des pouvoirs publics. Ce sont aussi des groupes de pression hygiénistes incluant de nombreux médecins qui ont poussé à la pénalisation et qui restent mobilisés après la guerre (tels les Drs Courtois-Suffit et Giroux en 1918-1919). Le processus de pénalisation a d’ailleurs coïncidé avec l’apogée du pouvoir politique des médecins, qui, bien représentés à la Chambre et au Sénat, ont voté les textes dans une très large majorité (cf. J. Léonard, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981, p. 282-283 et J.-J. Yvorel, op. cit., p. 240-241).
2 Respectivement directeur de L’Encéphale et médecin chef à Sainte-Anne à partir de 1922, directeur de l’Institut de psychiatrie et de prophylaxie mentale, directeur de la maison de santé d’Ivry, psychiatre à Sainte-Anne.
3 A. Delrieu (op. cit., p. 67) note la baisse proportionnelle des travaux consacrés à ce sujet par rapport à la période antérieure. Le nombre non négligeable de femmes (4) et d’étudiants d’origine étrangère (9) parmi les doctorants qui ont consacré leur thèse aux toxicomanies (25 recensés de 1919 à 1939) pourrait être un indice supplémentaire du caractère marginal de la drogue dans le champ de la recherche médicale.
4 Le premier a été élève chez Magnan et va devenir le grand spécialiste des toxicomanies à Henri-Rousselle ; le second, d’origine roumaine, travaille sous la direction du premier dans ce même hôpital, avant de regagner la Roumanie dans les années trente. C’est lui qui laisse, avec un travail de doctorat soutenu en 1929, l’étude la plus complète, de la période sur la question des toxicomanies, qu’il envisage surtout sous un angle médico-social.
5 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 23.
6 J. Ghelerter, op. cit., p. 81.
7 L. Le Guillant, op. cit., p. 45.
8 Cf. R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., p. 297.
9 Il faudra attendre la diffusion de la marijuana, du L.S.D. et des amphétamines dans les années quarante et cinquante pour voir se réactiver un courant institutionnel d’expérimentation sous égide médicale, surtout dans le monde anglo-saxon.
10 M. Zafiropoulos et P. Pinnell, « Drogues, déclassement et stratégies de disqualification », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 42, avril 1982, p. 68.
11 M. Legrain, op. cit., p. 5.
12 J. Roubinovitch, « Notions générales sur la toxicomanie », Le Bulletin Médical, 22-25 octobre 1924, p. 1187.
13 M. De Fleury, Bulletin de l’Académie de Médecine, op. cit., 16 décembre 1930, p. 663.
14 G. Boussange, op. cit., p. 45.
15 Voir par exemple H.-A. Brunot, Contribution à la lutte contre les stupéfiants, Paris, imprimerie Chaix, 1933, D. Hochart, Du sevrage rapide des toxicomanes, Paris, Librairie Marcel Vigné, 1935, ou M. Hechler, La morphinomanie chez les médecins, Strasbourg, Imprimerie Horo, 1936.
16 J. Ghelerter, op. cit., p. 10.
17 G. Boussange, op. cit., p. 36.
18 Par exemple la Villa Montsouris ou le sanatorium de Boulogne-sur-Seine, qui traitent à la fois les alcooliques et les toxicomanes.
19 A. Delrieu, op. cit., p. 64.
20 Souvent attribuée à Benjamin Ball, la formule est du Dr D. Jouet, dans une thèse de 1883. Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 201.
21 L. Le Guillant, op. cit., p. 54.
22 Ibid., p. 116.
23 Voici la définition qu’en donne Achille Delmas en 1932 : « La constitution psychopathique représente un groupe défini de tendances faisant partie de la personnalité innée du sujet. C’est un héritage définitif qui se manifeste de la naissance à la mort », cité par J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 343. Médecin-chef de la maison de santé d’Ivry, Achille Delmas considère ainsi que « la morphinomanie réelle ne se développe que chez les déséquilibrés constitutionnels » (in Barbe, Delmas et Laignel-Lavastine, La pratique psychiatrique, Paris, 1929, p. 394) et inspire le travail de thèse d’Itzko Bussel, consacré à L’état mental des toxicomanes (op. cit., 1936).
24 Op. cit., 1922, p. 24.
25 B. Logre, op. cit., p. 121.
26 Cf. M. Hechler, op. cit., p. 18.
27 Voir par exemple J. Perrin, qui évoque le type du « déséquilibré supérieur », (op. cit., observation IX).
28 J. Ghelerter, op. cit., p. 168. C’est nous qui soulignons.
29 M. de Fleury, op. cit., p. 659, 661 et 664. C’est nous qui soulignons.
30 Cf. J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 351.
31 M Sterimbaum, Toxicomanie et déficience mentale, thèse de médecine, Rennes, Imprimerie M. Simon, 1939.
32 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 19.
33 J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 341.
34 Ibid.
35 J.F. Buvat, « Réflexions sur les toxicomanies », Gazette des Hôpitaux, no 19, 8 mars 1933.
36 J. Perrin, op. cit., p. 25.
37 I. Bussel, op. cit., p. 46 et 49.
38 A. Forel, « Les toxicomanies (considérations psychiques et thérapeutiques) », Rapport présenté à la Société Suisse de Psychiatrie le 30 août 1931, Annales Médico-Psychologiques, 1re série, nov. 1931, p. 387.
39 J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 343.
40 I. Bussel, L’état mental des toxicomanes, op. cit., 1936.
41 Ibid., p. 12.
42 Ibid., p. 40.
43 On citera néanmoins quelques études de pharmacologie, telles celle de M. Delaville (directeur du laboratoire de Chimie Biologique de l’hôpital Henri-Rousselle), « Action physiologique des alcaloïdes de l’opium », L’Hygiène Sociale, 1934 ou de R. Krainik, « Physio-pathologie de l’intoxication chronique par la morphine », Archives hospitalières, séance de la Société médicochirurgicale des hôpitaux libres, séance du 3 février 1936, p. 197-207. L’approfondissement de la connaissance des mécanismes de l’action des drogues sur l’organisme, et plus particulièrement sur les cellules nerveuses, constituent surtout un enjeu pour l’élaboration des traitements de désintoxication : citons sur le sujet l’article de A. Brissemoret et de A. Challamel, « Essai de chimiothérapie du morphinisme », Bulletin général de thérapeutique, 1920, p. 206-215 ou, de R. Krainik encore, « Les principes d’une nouvelle thérapeutique des toxicomanies », Le Monde Médical, 15 novembre 1935, p. 1000-1007. Le biologiste M. Delaville va ainsi mettre au point, avec le spécialiste des désintoxications R. Dupouy, un traitement à base de lipides végétaux, grand succès thérapeutique de l’entre-deux-guerres en matière de cure (voir infra).
44 Ainsi le Dr Neuberger peut-il écrire : « Prétendre que le goût pour l’opium ainsi que les atroces et authentiques tourments du sevrage seraient purement “de nature psychique” témoigne d’une observation pour le moins indigente », op. cit, Journal des praticiens, 1936.
45 R. Dupouy, op. cit., Le Monde médical, 1er juillet 1934.
46 J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 342
47 Voir par exemple F. Hofstein, Le poison de la dépendance, Paris, Seuil, 2000.
48 Voir infra. Que la réflexion conceptuelle et la thérapeutique soient à ce point dissociées montre suffisamment combien la psychanalyse reste souvent abordée dans la France de l’entre-deux-guerres, sous l’angle d’une simple technique d’appoint pour le traitement des maladies nerveuses, et non comme une discipline possédant sa cohérence et sa rigueur propres. À notre connaissance, les psychanalystes de l’entre-deux-guerres – René Allendy, Adrien Borel – qui ont analysé des toxicomanes n’ont pas consacré à cette question de réflexion particulière (voir infra). Consultée sur ce point, Élisabeth Roudinesco ne se souvient pas avoir repéré de textes sur le sujet. Freud en revanche, qui fut un grand consommateur de cocaïne, s’est passionné pour ce produit et lui a consacré plusieurs articles ; le modèle de l’intoxication chronique a même nourri un certain nombre de ses réflexions et de ses théories (Cf. S. Freud, De la cocaïne (Cocaïne papers), textes réunis et commentés par Robert Byck, Bruxelles, 1975). C’est surtout dans la sphère germanique et anglo-saxonnes que des psychanalystes ont engagé dès l’entre-deux-guerres une importante réflexion sur l’étiologie des toxicomanies. Cf. A. Gross, « The psychic effects of toxic and toxoid substances », in International Journal of Psychoanalysis, 1935, vol. XIV et E. Glover, « On the aetiology of drug-addiction », in International Journal of Psychoanalysis, vol. XIII, 1932, cités par S. Le Poulichet, Toxicomanies et psychanalyse, les narcoses du désir, Paris, PUF, 1987, p. 132 et suiv.
49 I. Bussel, op. cit., p. 57.
50 Voir infra.
51 Dr Y. Porcher, « Prédisposition et morphinomanie », L’Hygiène Sociale, juin 1934. Médecin-chef des Asiles de la Seine, l’auteur, qui a étudié chez Chambard et qui reprend ici les analyses de Dupré et Logre, réinvestit tous les clichés du schéma dégénératif, sans d’ailleurs y faire explicitement référence. Il se dit violemment opposé à la nouvelle « psychopathologie » : « En fait, tous ces essais de classifications psychologiques sur lesquels je n’insisterai pas davantage ne peuvent donner qu’une idée fort grossière sinon totalement erronée de ce que peut être dans sa nature la prédisposition morphinomanique, et je ne reprendrai pas ici les critiques que j’ai opposées ailleurs aux idées de constitutions psychopatiques » (Ibid.).
52 G. Boussange, op. cit., p. 45.
53 M. Feuillade, « Réflexions sur le morphinisme et la morphinomanie », L’Avenir médical, no 5, mai 1934, p. 148.
54 A. Libow, op. cit., p. 8.
55 J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 342.
56 Ibid., p. 343, citant Achille Delmas (1932).
57 La toxicomanie barbiturique, op. cit., 1930.
58 Avec, bien entendu, des nuances. Les préjugés forgés dans la période précédente restent vivaces et les convictions éthiques ou idéologiques, peuvent, à partir d’un même socle théorique, infléchir considérablement la tonalité des analyses.
59 R. Dupouy, « Causes et traitement de la morphinomanie », Le Monde médical, 1er juillet 1934. C’est nous qui soulignons.
60 M. de Fleury, op. cit., p. 662.
61 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 206-208.
62 O. Faure, Histoire sociale de la médecine, Paris, Anthropos, 1994, p. 221.
63 R. Dupouy, op. cit., 1er juillet 1934, p. 775.
64 J. Ghelerter, op. cit., p. 129.
65 J. Ghelerter, « Les toxicomanies et leur aspect médico-social, à propos de quelques chiffres statistiques », Le Bulletin Médical, 21 juin 1930.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 469-470.
68 Ibid., p. 470.
69 J. Goudot, op. cit., p. 8.
70 J.A. Chavany, discutant l’article de R. Krainik, op. cit.
71 J. Lacroix, Morphinomanie et démorphinisation, thèse de médecine, Toulouse, 1923, p. 69.
72 Voir notamment le récit de J. Basque (pseudonyme de Léon Pierre-Quint), op. cit. ou, pour le XIXe siècle, le Journal d’un morphinomane, d’un médecin anonyme, Paris, Allia, 1997.
73 A.D. Seine, D1 U6 3062, 12 juillet 1935, 10e c.c. ; voir un argumentaire identique le 20 juillet 1923.
74 J. Goudot, op. cit., p. 11.
75 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 77.
76 J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 352.
77 J. Lacroix, op. cit., p. 47.
78 Cf. B. Logre, Les toxicomanies, Paris, Stock, 1924, p. 64.
79 J. Goudot, op. cit., p. 16-17.
80 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., 1934.
81 D. Hochart, op. cit., p. 30.
82 J. Ghelerter, op. cit., p. 66.
83 « Je ne sais pas où est Paquita, sans doute à l’hôpital car il était malade car il n’avait pas de cocaïne à priser ; il ne pouvait plus se tenir debout, ça me faisait de la peine, car je le voyais comme ça, mais que veux-tu faire avec tout ça. » Extrait d’une lettre écrite à la maison d’arrêt de Toulon le 9 février 1937, A.D. Bouches du Rhône, 208U31/60, 1937. L’allusion à la cocaïne est curieuse, le reste du dossier évoquant plutôt, et plus logiquement, une intoxication à l’héroïne.
84 A.D. Seine, D1 U6 1615, 30 juin 1921, 10e c.c.
85 A.D. Seine, D1 U6 3293, 18 mars 1937, 10e c.c. Les deux autres cas de décès que nous avons recensés concernaient des inculpés libres.
86 Voir P. Pichot, Un siècle de psychiatrie, Synthélabo, 1996, p. 33 : « Le Dépôt était à l’origine un local carcéral dans lequel la police parisienne enfermait toute personne qui troublait l’ordre public et la sécurité des personnes, criminels, délinquants, prostituées, vagabonds, infirmes aussi bien qu’aliénés ». À partir de 1850, un psychiatre est chargé d’examiner cette population pour décider, dans le cadre de la loi de 1838, d’une éventuelle orientation vers un asile d’aliénés. En 1872, une infirmerie contiguë au Dépôt est créée ; elle est réservée aux malades mentaux et prend le nom d’« infirmerie spéciale ». Spécialistes de l’alcoolisme et des toxicomanies, les Drs Dupré et Logre y ont travaillé dans la première moitié des années vingt ; le second souligne la rareté des admissions de toxicomanes.
87 On sait qu’aujourd’hui le cas est banal, cf. J.-P. Jean, « L’usage de drogues en prison », Psychotropes, vol. 3, no 4, décembre 1997, p. 93-106.
88 A.D. Bouches du Rhône, 403U1263, 20 juin 1937. Cette prison est décrite comme surpeuplée et mal surveillée par M.-F. Attard-Maraninchi, in « La prostitution à Marseille au XXe siècle », in Ordre moral..., op. cit., p. 412.
89 A.N. F7 14 832, rapport du 7 juillet 1936.
90 Ibid., rapport du 28 juin 1937.
91 Cf. J.-P. Jean, op. cit., p. 95.
92 R. Dupouy, L’Hygiène Sociale, art. cit., juin 1934, observation LVIII.
93 Il devient en 1926 l’hôpital Henri-Rousselle, du nom d’un conseiller municipal radical du XIIIe arrondissement qui a été rapporteur du budget de l’Assistance publique au Conseil général de la Seine, et qui a joué un rôle important dans toutes les initiatives médico-sociales des années vingt. Voir P. Morel, Dictionnaire biographique de la psychiatrie, Paris, Synthélabo, 1996 et Nouvelle histoire de la psychiatrie, op. cit., p. 351.
94 Édouard Toulouse (1865-1947) a été directeur de l’Institut de Psychiatrie et de prophylaxie mentale, et médecin-chef de l’Asile de Villejuif. Il a mené toute sa vie le combat pour l’hospitalisation des malades mentaux hors internement, tout en étant parallèlement un homme de laboratoire et un chercheur passionné.
95 En 1937, un décret va d’ailleurs étendre à tous les asiles d’aliénés la dénomination d’« hôpital psychiatrique », mais sans que cette appellation d’allure moderniste reflète correctement la réalité encore passablement archaïque du monde asilaire.
96 C. Maillard, « Les contradictions du service public aujourd’hui », Depuis cent ans..., op. cit., p. 129.
97 Il a publié en 1912 Les opiomanes, mangeurs et fumeurs d’opium, étude clinique et médico-littéraire, Paris, Félix Alcan.
98 Cf. R. Dupouy, « Quelques réflexions sur la toxicomanie », Annales médico-psychologiques, séance du 27 avril 1922.
99 Voir infra.
100 J. Ghelerter cite le cas d’un morphinomane envoyé par le médecin de la Commission de contrôle des soins aux victimes de guerre (observation XXV) et de différents malades adressés à Henri-Rousselle par des hôpitaux parisiens (l’Hôtel-Dieu, la Salpêtrière, Necker, Lariboisière, La Pitié ou Laënnec) parfois après y avoir subi ou commencé une première cure. Le plus souvent, les malades viennent « sur le conseil du Dr X ».
101 Cf. R. Dupouy, Le Progrès médical, op. cit.
102 Une patiente de J. Ghelerter s’est ainsi présentée spontanément à Henri-Rousselle, « ayant eu connaissance, par un article de journal, de l’existence du service de prophylaxie mentale » (op. cit., p. 74).
103 A. Danan, « Vivre ! Vivre ! », Paris-Soir, 19 décembre 1934.
104 Cf. T. Maeder, Antonin Artaud, Paris, Plon, 1978, p. 263.
105 Le poète y fait en 1929 un séjour, au cours duquel il rédige, outre Opium, journal d’une désintoxication (op. cit.), Les Enfants terribles, Paris, Stock, 1930.
106 T. Maeder, op. cit., p. 32.
107 Cf J. Postel et C. Quetel, op. cit., p. 351.
108 J. Ghelerter, op. cit., p. 56.
109 Cf J.-J. Yvorel, « Naissance de la cure, débats sur la thérapeutique dans les années 80-90... du siècle dernier », Autrement, no 106, avril 1989, p. 144-151.
110 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., p. 2699.
111 M. Briand et Y. Porc’her, « Deux cas de morphinomanie – la méthode brusque de démorphinisation, comparée aux méthodes lentes et rapides », Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale, séance du 16 février 1920, p. 44-50.
112 Ibid., p. 45.
113 J. Lacroix, op. cit., p. 60.
114 F. Frilley, Les cures de désintoxication comparée pour la morphine et le tabac, thèse, Paris, 1925, p. 18.
115 J. Goudot op. cit., p. 17.
116 L. Neuberger, « Les fumeurs d’opium, leur cure méthodique et leur guérison », Journal des Praticiens, 10 octobre 1936, p. 1930.
117 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., juin 1934.
118 Voir notamment Le Monde Médical, op. cit., p. 1018-1026 ou L’Encéphale, op. cit., p. 145-146.
119 L’Hygiène Sociale, op. cit., juin 1934, observations XXXI, XXXII, XL, LI.
120 Voir sur ce point le témoignage capital de Jean Cocteau (Opium, op. cit.).
121 Cf. R. Dupouy, Le monde médical, 1er juillet 1934, « Causes et traitement de la morphinomanie », p. 772-780.
122 J. Ghelerter, op. cit., p. 18.
123 Voir une description littéraire mais fidèle d’une cure-type à Henri-Rousselle dans Le vin est tiré, de Robert Desnos, op. cit., p. 121-125.
124 Cf. J. Cocteau, Opium, journal d’une désintoxication, Paris, Stock, 1930.
125 R. Dupouy, Le Monde médical, op. cit., p. 777.
126 Voir P. Guillaume, op. cit., 1996, p. 183 et suiv.
127 J. Cocteau, op. cit.
128 L’Hygiène Sociale, op. cit., juin 1934
129 D. Hochart, op. cit., p. 18.
130 R. Dupouy, « Le traitement rapide des toxicomanes par le Démorphène », Le Progrès Médical, 8 juin 1935, p. 963. Le traitement est également présenté en mai 1934 dans L’Encéphale.
131 Ibid.
132 J. Goudot, op. cit., p. 12.
133 Dr. Modinos, Le traitement des toxicomanes par la phlycténothérapie, Paris, Librairie J. B. Baillière et fils, 1932.
134 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 143.
135 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., p. 2693.
136 Dr L. Neuberger, op. cit.
137 Voir L’Hygiène sociale, 25 juin 1934.
138 Les mécanismes de l’action de la morphine sur l’organisme sont décrits par R. Krainik dans un article du Monde Médical en date du 15 novembre 1935, « Les principes d’une nouvelle thérapeutique des toxicomanies ».
139 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 142.
140 Dr L. Neuberger, op. cit., p. 758-759.
141 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 89.
142 R. Dupouy, op. cit., juillet 1934.
143 L. Le Guillant, op. cit., p. 18.
144 R. Dupouy, op. cit., p. 963.
145 R. Dupouy, Le Progrès médical, op. cit., p. 964.
146 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 129.
147 J. Ghelerter, op. cit., p. 18.
148 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 5.
149 R. Krainik, op. cit., p. 1007.
150 G. Boussange, op. cit., p. 73.
151 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 144.
152 Cf. A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 47.
153 Cf. É. Roudinesco, Histoire..., t. 1, op. cit., p. 247.
154 Op. cit., 1924, p. 1192.
155 J. Goudot, op. cit., p. 22.
156 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 21.
157 Voir l’ensemble des analyses d’É. Roudinesco, op. cit.
158 Cf A. Ehrenberg, La fatigue..., op. cit., p. 99.
159 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., p. 2694.
160 M. Mignard, « Psychologie et psychothérapie des toxicomanes », Le Bulletin médical, 22-25 octobre 1924, p. 1190-1198.
161 Ibid., p. 1192.
162 À cette date, la psychanalyse a déjà commencé de susciter un large intérêt en même temps qu’un certain scepticisme auprès du public et des milieux médicaux français. Comme le remarque É. Roudinesco (op. cit., t. 1, p. 269), « vers 1915, la psychanalyse est reconnue comme telle ; elle est critiquée, déformée, admirée ou rejetée mais elle existe et c’est à partir d’elle qu’un renversement se produit dans les modes de pensée ». Le groupe de L’Évolution psychiatrique se forme en 1925, la Société Psychanalytique de Paris est fondée en 1926.
163 E. Roudinesco, op. cit., t. 1, p. 251.
164 Ibid., p. 285.
165 G. Heuyer et L. Le Guillant, « De quelques toxicomanies nouvelles », L’Hygiène mentale, art. cit., mars 1930.
166 Cf. É. Roudinesco, op. cit., t. 1, p. 361, et M. Prévost et Roman D’Amat, Dictionnaire de biographies françaises, Librairie Letouzey, 1956. G. Heuyer s’intéressera après guerre à la toxicomanie aux amphétamines des adolescents (cf. aussi P. Morel, op. cit.).
167 É. Roudinesco, op. cit., t. 2, p. 202.
168 L. Le Guillant, op. cit., p. 133.
169 É. Roudinesco, op. cit., t. 1, p. 358.
170 A. Borel et G. Robin (pseud. du Dr Gil-Robin), Les rêveurs éveillés, Paris, Gallimard, 1925, p. 62. Le second s’est spécialisé dans le soin et la désintoxication du gratin littéraire et artistique. (Cf. A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 84-85).
171 A. Artaud, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1956-1974, p. 125.
172 Ibid.
173 Voir chapitre suivant.
174 A. Libow, Principes actuels du traitement des toxicomanies, thèse médecine, Paris, Librairie Marcel Vigné, 1935, p. 35.
175 I. Bussel, op. cit., p. 71.
176 Dr L. Neuberger, « Les toxicomanies », Journal des Praticiens, août 1925.
177 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 76.
178 I. Bussel, op. cit., p. 28 et suiv.
179 E. Mergui, Contribution à l’étude des dérivés opiacés dans le traitement de certains états névropathiques, Montpellier, Imprimerie Firmin et Montane, 1922, p. 130.
180 Cf. I. Bussel, op. cit., p. 78. Sans valeur légale, de tels certificats étaient sans doute destinés à permettre aux patients sous traitements opiacés d’éteindre la méfiance des pharmaciens réticents. Nous n’avons recensé aucun témoignage y faisant allusion.
181 Cf. T. Maeder, op. cit., p. 263.
182 Ibid., p. 278.
183 Ibid., p. 283 et 288.
184 I. Bussel, op. cit., p. 78.
185 A. Ehrenberg, La fatigue..., op. cit., p. 59.
186 Ibid., p. 60.
187 Ibid., p. 67-68.
188 C’est sur de tels principes que se fondera un demi-siècle plus tard l’association Le Patriarche (cf. Les sorties de la toxicomanie, op. cit., p. 105). Dans l’entre-deux-guerres, il n’existe pas encore de communautés thérapeutiques de ce type.
189 M. Mignard, Le Bulletin Médical, op. cit., p. 1190. L’analyse concerne également les alcooliques.
190 Destiné à distraire et éduquer les aliénés par toutes sortes d’activité impliquant dépense physique et le redressement moral (cf. C. Quetel et P. Morel, Les fous et leurs médecines, Paris, Hachette, 1979, p. 244-247).
191 Dr M. Mignard, Le Bulletin Médical, 22-25 octobre 1924, p. 1193.
192 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 160.
193 J. Ghelerter, Le Bulletin Médical, op.. cit., p. 470.
194 Sur cette question, voir aussi G. Boussange, op. cit., p. 74.
195 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 131.
196 Voir notamment la description sans concession qu’a laissé de certaines maisons de santé P. Drieu La Rochelle dans Le Feu follet, op. cit., p. 23-53.
197 A.D. Seine, D1 U6 3062, 12 juillet 1935, 10e c.c.
198 L’affaire est si exemplaire que l’ambassade de Grande-Bretagne réclame avec insistance au Ministère des Affaires Étrangères des « renseignements précis et complets » sur les inculpés et les motifs de l’inculpation, car le Royaume Uni envisage la même année d’interdire aux médecins le droit à l’autoprescription de stupéfiants (voir des éléments du dossier en A.N. BB18 2691).
199 A.D. Seine, D1 U6 1791, 20 juillet 1923, 10e c.c.
200 Paris-Soir, 10 avril 1927, p. 1 et 3.
201 Ibid., 22 avril 1927, p. 1 et 3.
202 A.D. Seine, 20 juillet 1923.
203 A.D. Seine, D1 U6 3030, 10e c.c., 3 mai 1935.
204 Nous avons vu au premier chapitre que les pharmaciens avaient déjà exprimé de telles craintes lors des débats parlementaires de 1913-1916.
205 L.G. Toraude, « La santé publique et la lutte contre les stupéfiants », Le Mouvement sanitaire, février 1934, p. 93.
206 H. Piouffle, op. cit., p. 192.
207 B. Logre, op. cit., p. 119.
208 J.F. Buvat, « Réflexions sur les toxicomanies », Gazette des Hôpitaux, no 19, 8 mars 1933, p. 355.
209 Voir le point de vue d’I. Bussel, op. cit., p. 73 et celui de L. Le Guillant, op. cit., p. 17.
210 C’est le point de vue de J.F. Buvat, op. cit., p. 355 ; c’est aussi celui de nombreux psychiatres qui, nous l’avons vu, considèrent que l’opium a un effet sédatif bénéfique pour les grands anxieux et les dépressifs, là ou l’alcool et la cocaïne ne font qu’accentuer les tendances violentes ou paranoïaques.
211 Cf. J. Ghelerter, Bulletin Médical, op. cit., p.
212 I. Bussel, op. cit.,
213 G. Boussange, op. cit., p. 45.
214 J. Ghelerter, Le Bulletin Médical, op. cit., p. 165. Cette analyse est relayée devant l’Académie de Médecine le 16 décembre 1930 par M. de Fleury (cf Bulletin de l’Académie de Médecine) avant d’être répercutée par de nombreux commentateurs.
215 Drs Courtois-Suffit et Giroux, Bulletin de l’Académie de Médecine, op. cit., juin 1921.
216 G. Boussange, op. cit., p. 48.
217 I. Bussel, op. cit., p. 80.
218 L. Simmat-Durand, « Les obligations de soin aux toxicomanes », Psychotropes, décembre 1997, no 3, p. 129.
219 G. Boussange, op. cit., p. 48.
220 J. Ghelerter, op. cit., p. 182. À Henri-Rousselle, les malades s’engagent par écrit à rester les quarante jours que dure la cure, mais le document n’a évidemment aucune valeur juridique.
221 J. Perrin, op. cit., p. 73.
222 D. Hochart, op. cit., p. 43-44.
223 Cf. J. Goudot, op. cit., p. 50.
224 Cette liberté ne concerne en réalité que la prescription de morphine pour les consommations d’origine thérapeutique ; l’opium à fumer, la cocaïne, l’héroïne même, ne peuvent faire l’objet d’une ordonnance médicale. Le droit à la « maintenance » ne concerne ainsi qu’une petite catégorie de malades (Voir les remarques de T. M. Parssinen, op. cit., p. 165). Au fond, le droit anglais est-il si différent sur ce point du droit français ? On sait que ce dernier maintient de jure la liberté pour le médecin de prescrire des opiacés.
225 M. de Fleury, Bulletin de l’Académie de Médecine, op. cit., p. 660, repris de J. Ghelerter, Bulletin Médical, op. cit., p. 465.
226 Ibid.
227 I. Bussel, op. cit., p. 73 et 80.
228 L.G. Toraude, op. cit.
229 Cf. J.O. 30 juillet, 1939, p. 9621-9622.
230 I. Charras, op. cit., p. 16.
231 J. Bernat De Celis, op. cit., p. 161.
232 M. de Fleury, Le Mouvement Sanitaire, op. cit. De ce point de vue, la situation française se distingue de celle du Royaume-Uni où, en 1926, le Rolleston Committee Report (vaste enquête lancée par le Ministère de la santé sur les consommations d’héroïne et de morphine) conclut à la baisse globale des consommations de drogues et à l’idée que « la toxicomanie est un problème si mineur en Grande-Bretagne qu’il n’y a pas lieu de renforcer la législation existante » (T. M. Parssinen, op. cit., p. 191, traduit par nous).
233 A.N. BB18 6854, lettre du 12 novembre 1925.
234 Ibid., lettre du 19 mai 1937.
235 Voir sur ce point la Note d’instruction du Ministre des Affaires étrangères au délégué de la France à la Commission consultative de l’opium du 12 janvier 1927, présentée par I. Charras (op. cit., p. 18). Il y est rappelé que la France devra s’employer à interdire toute mesure qui pourrait avoir pour conséquence de restreindre les exportations de spécialités pharmaceutiques vers l’étranger, de mettre la France dans la dépendance de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne pour son approvisionnement en opium brut et en morphine, de diminuer les ressources du budget de la Régie Indochinoise.
236 Voir par exemple la thèse de J. Builly, La lutte contre le trafic et l’abus des stupéfiants en France, thèse de droit, Aix-Marseille, 1933, p. 130 ou celle de R. Milliat, op. cit., p. 156-158.
237 H. Claude, « De quelques poisons sociaux : la morphine et la cocaïne », Revue Scientifique, 25 août 1923, p. 515.
238 La loi du 24 décembre 1953 permet au juge d’instruction secondé d’un médecin expert de prendre à l’égard de certains délinquants toxicomanes une mesure de traitement autre que l’incarcération en milieu pénitentiaire – placement dans une maison de cure spéciale où il doit être rééduqué par le travail. Dans les faits, ces établissements spécialisés seront essentiellement constitués de certaines sections spéciales des hôpitaux psychiatriques. Cette première tentative de « sanitarisation » est à rapprocher de la loi de 1954 sur le placement des alcooliques dangereux. Cf G. Heuyer, Les troubles mentaux, étude criminologique, Paris, PUF, 1968, p. 305-306.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008