Chapitre V. L’usager de drogues sous le régime pénal de 1916
p. 231-271
Texte intégral
1Sous le régime de 1916, on a déjà eu l’occasion de le souligner, l’usager de drogues n’est pas directement justiciable au seul titre de l’acte de consommer des stupéfiants. Pourtant, la mobilisation des sources judiciaires a largement montré qu’il était loin d’échapper aux poursuites. Par quels biais et avec quelles conséquences ? On cherchera moins, ici, à dresser un bilan complet de l’application de la loi de 1916, qu’à faire apparaître la figure spécifique de l’usager, pris dans une logique répressive qui ne le concerne que partiellement. Avant même que la loi de 1970 ne pénalise explicitement l’usage des stupéfiants1, la déviance du toxicomane bascule donc partiellement dans le champ de la délinquance, inaugurant par là « le siècle des policiers »2 et modifiant en profondeur l’univers de la drogue.
L’usager au sein du dispositif répressif : une position périphérique ?
2Si l’essentiel de l’action répressive porte sur le contrôle du trafic clandestin et sur la surveillance des circuits médicaux ou pharmaceutiques, on sait que l’acte de consommer des substances illicites peut être atteint pénalement à divers titres : l’usage en société, le port, la détention3, la fraude à l’ordonnance, voire le trafic si le consommateur s’y livre également. L’analyse de la situation juridique de l’usager doit également prendre en compte les modalités de l’action policière, et l’attitude des tribunaux, qui a pu varier selon la nature du délit et les situations individuelles. Quels sont les risques objectifs, pour le consommateur, d’être repéré, arrêté, poursuivi et condamné, dans le cadre de la loi de 1916 ? Tenter d’apprécier cette position, c’est aussi se demander quel statut symbolique est réservé au consommateur de stupéfiant, entre coupable et victime.
Le cadre de la répression : moyens et ambitions4
Naissance de la police des stupéfiants
3Les textes de 1845 et de 1908 offraient déjà à l’action policière un support juridique pour contrôler la circulation des « substances vénéneuses », dont font partie les produits qui seront ultérieurement regroupés dans la catégorie « stupéfiants ». Mais c’est l’entre-deux-guerres qui voit s’organiser et se développer des services autonomes spécialisés dans la lutte anti-drogue. Le premier d’entre eux est constitué d’une brigade au sein de la Police des mœurs (dite « brigade mondaine ») de la Préfecture de police de Paris5, spécialement affectée aux stupéfiants et qui compte, durant toute l’entre-deux-guerres, un effectif stable d’une dizaine d’inspecteurs. La croissance régulière des arrestations qu’elle peut mettre à son actif – de 151 en 1920 à 409 en 1939 – témoigne d’une efficacité grandissante6.
4Parallèlement, un service de la Sûreté générale7 s’est également spécialisé dès le début du siècle dans la lutte anti-opium. Il devient, après 1916, le « Service des stupéfiants et de la traite des blanches » puis, en novembre 1933, le « Service central des stupéfiants ». Composé d’un commissaire et de sept ou huit inspecteurs, dont une petite moitié sillonnent la France, il a pour ressort l’ensemble du territoire national. À Paris toutefois, et plus particulièrement sur les terrains d’action privilégiés que sont Montmartre et Montparnasse, les services de la Sûreté entrent fréquemment en concurrence avec les inspecteurs de la Mondaine, rivalité qui suscite de nombreuses querelles de compétence. Progressivement, les deux services apprennent à coopérer8.
5Dans les autres villes de France concernées par le trafic ou l’usage des stupéfiants, plus particulièrement à Lyon, Marseille, Toulon, Brest, Cherbourg, Bordeaux ou Lille9, la lutte contre la drogue est généralement confiée à des agents déjà spécialisés dans la surveillance des mœurs et des jeux, souvent secondés par les inspecteurs de la Sûreté en cas d’affaires de plus grande envergure. Il n’y a qu’à Marseille que la croissance du trafic impose la présence d’une brigade plus étoffée d’une demi-douzaine d’inspecteurs. Mais dans cette ville, les opérations, plus limitées qu’à Paris, engagent rarement plus d’un ou deux fonctionnaires10. Comme le souligne Igor Charras, « [...] le dispositif antidrogues mis en place entre 1900 et 1940 [...] constitue en fin de compte un secteur assez marginal de l’activité policière de l’époque », mais « le phénomène était encore trop limité pour justifier un déploiement plus conséquent des forces de l’ordre, par ailleurs bien secondées par une armée d’indicateurs11 ». Des contrôles de routine pouvaient également être effectués par des agents ordinaires et entraîner des arrestations. Si la drogue demeure assurément un secteur secondaire de l’activité policière et judiciaire, elle n’en commence pas moins à alimenter régulièrement les tribunaux12. Quelle est, au sein de cette délinquance de la drogue, la position spécifique de l’usager ?
Les affaires de drogues au sein de la délinquance parisienne
Nombre total d’affaires | Nombre total d’inculpés | Nombre inculpés drogue | % inculpés drogue | |
1919 | 18663 | 23056 | 119 | 0,52 |
1921 | 24855 | 30457 | 369 | 1,21 |
1923 | 25345 | 28585 | 197 | 0,69 |
1925 | 25002 | 27710 | 126 | 0,45 |
1927 | 33485 | 36694 | 149 | 0,41 |
1929 | 34833 | 40139 | 155 | 0,39 |
1931 | 34623 | 50048 | 165 | 0,33 |
1933 | 29173 | 34333 | 78 | 0,23 |
1935 | 40411 | 47412 | 129 | 0,27 |
1937 | 30627 | 36987 | 290 | 0,78 |
Total | 297 017 | 355 421 | 1 777 | 0,5 |
D’après les chiffres fournis par le Compte général de l’administration judiciaire pour les deux premières colonnes et les statistiques établies à partir des minutiers de jugements correctionnels pour la troisième
L’usager face à la police
6Pour Igor Charras, « [...] le travail des agents spécialisés dans la recherche des “poisons modernes” ne diffère pas fondamentalement de celui des autres inspecteurs [...] : enquêtes de voisinage, consultation de fichiers, demande d’information auprès des autres services, filatures, perquisitions, interrogatoires12 ». En ce sens, même orientée prioritairement vers la répression du trafic, la lutte anti-stupéfiants passe inévitablement par la surveillance des intoxiqués, désormais dûment repérés et répertoriés par les services spécialisés. Comme aujourd’hui, « le contrôle des usagers est la base d’une organisation du travail orientée vers la répression de la circulation des produits toxiques, ce dont évidemment la police ne se cache pas13 ». Aussi la plupart des enquêtes en manière de stupéfiants sont-elles démarrées sur l’initiative de la police14, et souvent dans le cadre d’affaires de trafic15, de la police mais visent parfois directement le consommateur, notamment quand il y a soupçon d’usage en société. Citons à titre d’exemple ce procès-verbal d’un commissaire de police toulonnais en date du 18 décembre 1922, qui signale que la fille X, « notoirement connue pour se livrer à l’usage des stupéfiants [...] recevrait chez elle de nombreuses visites au cours de laquelle on ferait usage d’opium », et réclame une perquisition16.
7L’examen des dossiers de procédure monte d’autre part qu’une partie non négligeable des arrestations pour infractions aux lois sur les stupéfiants peuvent résulter de contrôles de routine, ou découler indirectement de la surveillance de certaines catégories marginales ou déviantes (prostituées ou travailleurs immigrés notamment). Le 8 novembre 1927, par exemple, c’est l’allure étrange d’une domestique tonkinoise traversant la place de la Joliette avec un énorme paquet de linge sale qui attire l’attention du douanier en faction ; l’interpellation fait découvrir un pain d’opium de près de deux kilos dissimulé au cœur du ballot17. Dans la cité phocéenne, toujours, des brigadiers repèrent le 13 août 1938 à l’angle des rues Bonnetieri et Poissonnerie Vieille un « individu d’aspect louche qui a voulu s’enfuir » ; la fouille au corps de ce navigateur indochinois fait découvrir « un paquet de poudre blanche “cocaïne”, une seringue à injection et une aiguille18 ». Il arrive que la découverte de stupéfiants intervienne inopinément dans le cadre d’une arrestation ou d’une information pour une autre infraction : c’est à la suite d’une affaire d’adultère qu’il est ainsi retrouvé des boîtes de pantopon, des ampoules de morphine et une seringue de Pravaz chez un jeune médecin cannois par le mari s’était tout de même plaint que sa femme infidèle était abrutie par la « coco » que lui faisait prendre son amant, ce qui a pu aiguiser l’intérêt des policiers19. Une domestique de 23 ans doit à une accusation de vol une inculpation corollaire pour détention de stupéfiants, le personnel de l’hôtel où elle avait dérobé plusieurs objets ayant signalé que « la demoiselle X, dont on n’ignorait pas qu’elle faisait usage de stupéfiants, se rendait fréquemment aux W.C.20 ». Enfin, certains comportements violents ou étranges, parfois dus aux effets des psychotropes, peuvent désigner l’usager à l’attention des autorités : le 4 septembre 1920, l’attitude jugée scandaleuse d’une sténodactylo de 27 ans suscite l’intervention de la police, car « elle se tenait à califourchon sur un manège installé Place Blanche et [...] n’ayant ni chemise ni pantalon, chaque mouvement du manège relevait son jupon jusqu’en haut de la ceinture, exhibant ainsi ses parties sexuelles aux regards des personnes stationnées au dit endroit » ; l’arrestation fait découvrir sur elle un paquet de cocaïne21. Remarquons toutefois que les inculpations pour un double délit ne représentent que 5,15 % des inculpations d’« usagers » et 10,56 % des « détenteurs », signe que la majorité des poursuites s’effectuent dans le cadre exclusif de la loi de 1916.
8À ce titre, on notera que l’utilisation fréquente d’ordonnances falsifiées par les intoxiqués font des médecins et des pharmaciens des pivots essentiels de la surveillance : nous avons vu qu’il leur incombait souvent d’alerter les services de police, quand leurs soupçons sont éveillés par la maladresse d’un faux grossier, ou par le caractère répété de la fraude. Il arrive même que leurs syndicats22 se portent partie civile contre des usagers abonnés au trucage ou au vol d’ordonnances23.
9Quel sort attendra le simple usager à l’issue de ces repérages ? Doit-il, comme l’estime une police volontiers sécuritaire, être poursuivi avec la même sévérité que le trafiquant ? Ou bien l’application de la loi doit elle rester centrée sur la répression du trafic, comme semblent y inviter les textes ? Le caractère souvent ambiguë de la position du consommateur de stupéfiants au regard de la loi rend compte des frictions repérables entre les différents niveaux de la juridiction sur cette épineuse question.
Une appréciation conflictuelle des textes
10On sait qu’aujourd’hui, dans le cadre d’une législation qui réprime pourtant explicitement l’usage, les arrestations de simples consommateurs se soldent très fréquemment par un classement sans suite à l’échelon de la police ou du parquet, tandis que les affaires de trafic ou de cession entraînent des poursuites de manière quasi systématique24. Ces décisions renvoient à une hiérarchisation implicite des délits tacitement admise par l’ensemble des acteurs du système pénal, puisque les classements résultent généralement d’une anticipation de l’attitude attendue de l’échelon supérieur25.
11Une même attitude est-elle repérable pour l’entre-deux-guerres ? En réalité, plusieurs traits importants distinguent la période de la situation contemporaine, et rendent difficiles la comparaison. En premier lieu, l’absence des « drogues douces » (haschich) qui, aujourd’hui, font très souvent l’objet d’un simple avertissement sans suite ; dans l’entre-deux-guerres, il n’existe pas de catégorie de produits considérés comme plutôt bénins et bénéficiant de ce fait d’une relative tolérance sociale26. À l’inverse, nous le savons, l’usage en tant que tel n’est pas réprimé, sauf dans le cas de l’usage en société, délit dont la qualification fait souvent problème27. Enfin, il n’existe pas de troisième voie d’ordre juridico-sanitaire, celle de l’injonction thérapeutique. Difficile, dans ces conditions, de préciser si l’usager est plus ou moins vulnérable qu’aujourd’hui à la sanction pénale.
12En tout état de cause, notre documentation atteste que la politique à suivre en matière de poursuite d’usagers fait débat. Plus portée, par idéologie professionnelle et par souci d’efficacité, à réclamer une application ferme de la législation sur les stupéfiants, la police se plaint régulièrement du laxisme supposé de la justice à l’égard des trafiquants mais aussi des consommateurs. Un rapport de la Préfecture de police de la Seine en date du 6 mars 1936 déplore ainsi « la mansuétude des Tribunaux qui, bien qu’armés par des textes législatifs suffisants, se montrent d’une bienveillance excessive28 ». Et les rapports du brigadier Métra résonnent de la même plainte :
« Le nombre de toxicomanes reste égal à lui-même et cela tient à l’usage qui veut que la répression soit clémente vis-à-vis des délinquants atteints d’intoxication.
Si cette manifestation, dictée par un sentiment d’humanité, apparaît comme légitime il n’en est pas moins certain qu’elle laisse les malades persévérer dans leur vice et donne aux trafiquants leur raison d’être29. »
13Cette frustration policière incite parfois à des méthodes pour le moins douteuses, que les sources révèlent incidemment. En 1921, par exemple, une jeune Parisienne est accusée d’outrage à agent, en sus d’une d’infraction à la loi sur les stupéfiants, pour avoir déclaré : « J’ai vu les inspecteurs de police mettre de la cocaïne dans les poches de M. pour motiver son arrestation » et considéré « que c’était honteux de faire des affaires comme ça30 ». Dans une affaire marseillaise plus tardive (1933), le prévenu accuse les inspecteurs d’avoir perquisitionné sa chambre dans des formes guère respectueuses de la légalité : « J’étais encore couché et j’ai ouvert la porte et me suis vu immédiatement entouré par les policiers au nombre de trois qui m’ont maintenu en me faisant signer un consentement à la perquisition qu’ils opéraient, me disant que si je refusais mon consentement, le commissaire opérerait lui-même et que ce serait alors beaucoup plus grave31. » Dans cette affaire, la police n’aura de cesse de vouloir prouver à l’encontre de cet héroïnomane le délit de trafic, pourtant douteux au regard du dossier. La tentation de la surqualification est fréquente, l’inculpation pour trafic entraînant automatiquement l’instruction de la plainte jusqu’à son terme, et une peine plus élevée.
14Face à ce déploiement de zèle, la justice doit souvent en appeler à la modération. Répondant aux critiques, le substitut de la Seine signale ainsi que l’analyse détaillée des dossiers évoqués n’a nullement révélé « de la part du tribunal de la Seine la bienveillance excessive et la déplorable mansuétude que dénoncent les conclusions du rapport de police dont vous avez bien voulu me communiquer le texte » ; il souligne que « les cas d’espèce sont infiniment variés » et qu’« à l’administration rigoureuse de la preuve du délit et de sa gravité, il ne peut être suppléé par une simple notice de renseignements [...] souvent puisés dans le milieu suspect des souteneurs, des filles publiques et des repris de justice [...]32 ». Le magistrat confirme explicitement la hiérarchie trafiquant/usager en rappelant à propos de plusieurs affaires qui se sont closes par des peines clémentes qu’elles « ne concernaient que des toxicomanes » tandis qu’« au contraire à l’égard des trafiquants de lourdes peines ont été infligées par le Tribunal33 ».
15Cette clémence joue-t-elle également en amont de l’échelon judiciaire, par des abandons de poursuites plus fréquents pour les usagers ? Certains documents le donnent à penser. Dans une affaire marseillaise visant un réseau de trafiquants d’une certaine envergure, il est ainsi précisé à propos d’une prostituée toxicomane impliquée qu’elle n’a servi que de « simple intermédiaire34 ». Quoique récidiviste, la jeune femme n’a pas fait l’objet de poursuites et on ne peut exclure que la liberté lui ait été promise en échange de renseignements. On notera toutefois que nos sondages ponctuels (sur l’année 1921 et l’année 1937) dans les registres de main courante de deux commissariats parmi les plus concernés par les affaires de drogues, celui du quartier Saint-Georges (Pigalle) et celui du quartier Grande-Carrière (Montmartre) n’ont pas fait apparaître de noms qui ne figuraient pas dans notre fichier judiciaire – ce qui signifie que les individus de cet échantillon ont tous été poursuivis devant les tribunaux après avoir été convaincus d’infraction à la loi de 1916.
16En l’absence de dépouillement exhaustif, on se bornera à conclure avec prudence que moins systématiquement poursuivi que les trafiquants, les usagers ne font pas l’objet d’une mansuétude excessive, du moins lorsqu’ils sont repérés par la police, et que la nature de leur délit peut être aisément qualifiée. Ainsi, l’exemple du tribunal de la Seine (et dans une moindre mesure, celui de Marseille) montre que l’absence du délit d’usage et les difficultés rencontrées par la police dans l’application de la loi n’ont nullement empêché les institutions policières et judiciaires de poursuivre effectivement le consommateur de stupéfiants.
Vulnérabilités de l’usager
La délinquance de la drogue
17Le tableau ci-dessous ventile les différents types d’inculpations possibles dans le cadre de poursuites pour infractions à la loi de 1916. Malgré les différences d’ordre de grandeur entre Paris et Marseille, il fait bien ressortir deux traits déjà souvent soulignés, la place apparemment marginale de l’usager dans l’application de la justice des stupéfiants, puisqu’il n’apparaît directement que dans 23 % des cas à Paris35 et 16,59 % à Marseille, tandis que 50 % des inculpations parisiennes visent la distribution illicite des stupéfiants (qu’elle prenne la forme de transactions sur le marché clandestin, de fraudes médicales, ou de malversations commerciales36).
18Rappelons cependant qu’un nombre non négligeable, quoique difficile à quantifier, de consommateurs sont concernés par la rubrique « port-détention37 ». Ainsi, dans les deux cas, l’usager est minoritaire ou peu visible, mais non absent. Si ses infractions sont sans doute moins bien repérées, elles sont loin d’être ignorées par la justice, même en l’absence de délit d’usage. Remarquons aussi que les modalités d’inculpation ont évolué à Paris dans le sens d’un rééquilibrage entre les inculpations pour vente/cession d’une part et port-détention d’autre part. Or, il est très probable que cette évolution concerne un nombre croissant d’usagers38, puisque on a vu qu’elle s’accompagnait aussi d’une féminisation et d’un allègement de la pénalité39. Ce serait donc eux, ainsi que les petits revendeurs de rue (également parfois consommateurs) qui auraient fait prioritairement les frais de l’« énervement » de la répression à la fin des années trente.
Répartition des délits pour infraction à la loi de 1916

Évolution de la répartition des infractions à Paris (en % des infractions totales)

19Si donc la tendance générale a bien été à la lutte contre le trafic, on a le sentiment que la répression de l’usage s’est en quelque sorte banalisée au cours de l’entre-deux-guerres, selon des modalités qu’il faut maintenant examiner plus précisément.
Se procurer la drogue
20C’est d’abord la fraude à l’ordonnance (14,75 % des inculpations parisiennes) qui apparaît comme le délit le plus spécifique à l’usage, et qui constitue pour le consommateur un risque important de confrontation avec la justice. Cette modalité de la répression distingue nettement notre période de la situation contemporaine, en raison du poids encore grand, dans l’entre-deux-guerres, des toxicomanies d’origine thérapeutique et d’une population d’usagers insérés. Il faut préciser aussi que le régime des ordonnances en matière de stupéfiants sera modifié après la Seconde guerre mondiale40. L’importance de ce chef d’inculpation au sein de nos statistiques montre bien que la justice l’a considéré sans bienveillance excessive. Il est vrai que l’utilisation d’ordonnances falsifiées s’apparentait à des délits excédant la seule législation sur les stupéfiants, notamment le faux en écriture41 et l’exercice illégal de la médecine.
21Ce délit renvoie plus largement au problème de l’achat ou de l’obtention de stupéfiants, qui représente un moment de vulnérabilité spécifique pour l’intoxiqué, amené à entrer en contact avec des délinquants plus ou moins professionnels, souvent dans l’espace public. 27 % des affaires parisiennes mettent ainsi en scène des consommateurs arrêtés avec leur(s) fournisseur(s) au moment de la transaction, et ces affaires représentent près de 37 % du total des inculpés. Un jugement parisien de 1919 illustre bien les risques que fait courir à l’usager le moment de l’achat, d’autant qu’ici, le trafiquant a commis l’erreur de conserver sur lui la liste détaillée de ses clients :
« Le 24 octobre 1919, les inspecteurs de la Sûreté Générale ont arrêté X rue de Trévise au moment où il sortait d’un bar ; [...] ils l’ont trouvé porteur de 32 paquets de cocaïne ; [...] les inspecteurs, pénétrant dans le bar, arrêtaient Y, qui était détenteur d’un carnet sur lequel il notait le nom des personnes auquel il vendait de la cocaïne ; [...] Z nie avoir vendu de la cocaïne mais reconnaît en avoir acheté à Y pour son usage personnel ; [...]42. »
22La surveillance des revendeurs permet souvent à la police de remonter les filières, soit jusqu’aux grossistes, soit jusqu’aux usagers, cas de figure qu’illustre une autre affaire jugée à Paris en 1927 : le 22 novembre 1926, un revendeur a été arrêté dans la rue à la suite d’une filature, porteur de 23 paquets d’héroïne et de 8 paquets de cocaïne. L’ouverture d’une enquête va permettre d’identifier peu à peu les clients, et le fournisseur en gros dont la culpabilité est, malgré ses dénégations, « établie par tous les faits et documents ». Un dentiste, un couple d’artistes, une femme sans profession, un jeune homme de 25 ans reconnaissent tour à tour être intoxiqués et se fournir auprès de ce réseau. Ils seront tous inculpés pour avoir acheté, ou « s’être fait délivrer des substances vénéneuses autrement que sur prescription d’un médecin43 ».
23Ainsi, peut-on confirmer, bien avant la période contemporaine qu’« en étudiant de façon détaillée la mise en œuvre de la chaîne pénale dans le cas des usagers de drogues, on retrouve de multiples façons les liens avec la répression de la distribution des stupéfiants44 ». Dans le cadre de la loi de 1916, la conclusion était encore plus attendue. Cependant, il n’est pas sans intérêt de remarquer que cette législation a également réussi à atteindre l’acte même de l’usage, par des détours parfois assez subtils.
Les prodromes du délit d’usage ?
24On a vu que le délit « d’usage en société » demeurait statistiquement marginal (à peine 2 % du total des inculpations parisiennes, 5,85 % à Marseille). Cette rareté s’explique pour partie par des problèmes de techniques répressives : il est souvent difficile d’établir la preuve de la consommation en commun, ce dont se plaint en ces termes le procureur général de la cour d’Aix-en-Provence : « Il est bien certain [...] que les fervents de la “drogue” – opium ou cocaïne – savent ou bien s’isoler au sens exact du terme, ou bien observer religieusement en quelque sorte les lois de la discrétion quand ils ont satisfait leur penchant avec des tiers. Et dès lors, le rôle des indicateurs est souvent réduit à néant45. » Face à ces difficultés, la jurisprudence tend à restreindre l’application du délit d’usage en société aux groupes les plus nombreux, ainsi qu’aux séances répétées ou à visée commerciale. En 1922, le procureur de la République de Toulon estime ainsi que « [...] le législateur a voulu pourchasser les établissements et les particuliers qui réunissent un certain nombre de fumeurs d’opium [...]. Mais il n’a pas voulu réserver ses sévérités à l’amant qui fume en tête à tête avec sa maîtresse, ou qui admet dans son intimité un camarade qui se livre également à l’abus des stupéfiants. Il serait contraire à la loi de 1916 de poursuivre un mari et sa femme légitime qui s’adonneraient à la drogue en compagnie même d’un ami46 ». En outre, le déclin de la fumerie d’opium a rendu partiellement inopérant ce chef d’inculpation, qui cible mal les pratiques des consommateurs de l’entre-deux-guerres, plus discrètes et plus atomisées.
25Doit-on alors considérer que dans la période, « seule la publicité de l’acte importait, ce dernier étant lui-même laissé au choix individuel, au domaine de l’intimité. [...] Le droit moderne s’interdit d’aller plus loin que ce qui est manifestation sociale, visible et concrète d’une attitude [...] Il y a un hors champ juridique pour ce qui ressort de l’intime »47 ? La jurisprudence que nous venons d’évoquer semble aller en ce sens. Mais notre dépouillement révèle une approche policière et judiciaire moins rigoureuse et plus ambiguë. Il n’est pas rare en effet que les attendus de jugements mentionnent l’usage, sans préciser s’il fut pratiqué en solitaire ou en commun : le 1er juillet 1921, par exemple, il est reproché à un jeune ingénieur de 24 ans d’avoir détenu de la cocaïne et d’en avoir usé48, formule que reprend le tribunal le 2 décembre 1927, à l’encontre d’un prévenu défaillant et pour de l’héroïne cette fois49 ; en 1931, la tournure se généralise : un bon tiers des inculpés sont poursuivis pour avoir « détenu et usé » de stupéfiants ; en 1933, enfin, un hapax lourd de sens nous révèle qu’un homme de 35 ans, marié et sans profession, a été « trouvé porteur de 3 gr d’héroïne », qu’il en a « facilité à autrui l’usage », et qu’il a « lui-même usé en secret de stupéfiants50 ». « En secret » ? La précision déroute : l’inculpation de port et de facilitation à autrui suffisaient pour instruire l’affaire. Pourquoi alors spécifier un détail qui n’apporte rien sur le plan de l’administration de la preuve et dont la justice, en bonne rigueur juridique, ne devrait pas avoir se soucier ? Hypothèse aussi stimulante qu’invérifiable : peut-on aller jusqu’à imaginer un lapsus calami du greffier, qui aurait distraitement remplacé « en société » par « en secret » ? En tout état de cause, cette contamination progressive des attendus par l’idée même de délit intime montre comment la répression de l’usage s’est insidieusement coulée dans un moule d’évidence qui préparait souterrainement le terrain à sa répression légale officielle. C’est dès cette période que en effet que l’« attitude du toxicomane qui se retranche est inconsciemment vécue comme une agression », y compris par le droit qui « ne saurait cautionner la servitude volontaire51 ».
Les délits de port, de détention et de trafic
26Au vrai, la criminalisation de l’usage n’était pas techniquement indispensable puisque le délit de port ou de détention permettait aisément de poursuivre l’usager, sans avoir à connaître la destination et l’utilisation des produits. Rappelons qu’à l’origine, les inculpations pour « détention » précisait toujours « en vue de la vente » et concernait donc essentiellement des trafiquants ; mais il a tendance à décliner au cours de la période, au profit du « port », plus simple à prouver. L’importance statistique de ce dernier chef d’inculpation (près de 25 % des poursuites à Paris, et plus de 50 % à Marseille) montre que la justice s’en est servi comme d’un fourretout, qui avait le mérite de la simplicité, même s’il a l’inconvénient de nous masquer la qualité réelle de l’inculpé. Mais c’est aussi que dans la période, un nombre croissant d’usagers en viennent à pratiquer des activités de petit trafic et qu’il n’y a pas, en ce sens, de cloison étanche entre ces différentes catégories de délits. Si le nombre d’usagers également poursuivis pour des activités de trafic reste dérisoire (1,4 % des chefs d’inculpation), c’est peut être parce que les minutiers correctionnels ne sont pas la source la plus adéquate pour les cerner. Outre que les attendus demeurent souvent très laconiques, les inculpés ont tout intérêt à nier l’accusation de trafic, qui, si elle est prouvée, alourdira leur peine, tandis que certains trafiquants n’hésitent pas à plaider la consommation personnelle dans l’espoir de fléchir les juges. D’où une ambiguïté récurrente, dont témoignent de nombreux exemples.
27Évoquons le cas d’un jeune homme en attente de jugement, chez qui la police a retrouvé de nombreux paquets d’héroïne, et qui « reconnaît être toxicomane mais nie faire le trafic de la drogue. Il en aurait simplement cédé au prix coûtant à des amis momentanément sans fournisseur et il explique la quantité de drogue découverte chez lui par son habitude de ne se fournir que chaque mois »52 ; la présentation et la quantité importante du produit risque pourtant de l’accabler. L’intention de duper la justice est parfois explicite. Voici les paroles qu’un témoin a entendues dans la bouche d’un co-détenu : « Heureusement que la police n’a pas trouvé notre planque [...] C’est une véritable veine que l’on nous ai saisi que les 14 gr de cocaïne car Mme X dira que c’était pour son usage personnel53. »
28Quelques rapports de police évoquent également des figures d’usagers-trafiquants : c’est ainsi qu’une prostituée marseillaise « connue du service comme se livrant au trafic de stupéfiants » dans un bar-restaurant de la place Victor Gelu à Marseille est également décrite par un inspecteur comme « une malheureuse intoxiquée elle-même qui écoule de la drogue non pas je pense dans un but de lucre mais uniquement pour pouvoir en trouver pour elle-même54 ». Une autre affaire marseillaise met en scène deux petits dealers qui, d’après la police, viendraient tous les premiers du mois à Toulon écouler de la drogue dans les bars et les dancings de la ville. La police marseillaise a noté à propos de l’un d’eux, valet de chambre de 31 ans d’origine algérienne : « il est connu comme faisant usage de stupéfiants et sert d’intermédiaire entre les individus qui se livrent au trafic de drogues et ceux qu’il gagne à sa passion55 ». L’inculpation pour trafic suscite chez son comparse le plaidoyer suivant :
« Macher petite coussine
cherre petite polette je tai cris set deux mot pourte ferre savoire deux mest nouvelles quarelle sonpatré bonne ai jespère que les tien sonbonne mintenemt. Je vais te ferre savoir pourquoi je sui dedant. Jai tai avéc un copin quil prisé de l’airoïne. je vaite dire comman sesaipasé. om navai été dansé chéfilim ondi la il li a u une désente de poliçe onnous a dommandé lêpapiai est comme ils ont vut connétai nouveau il nous ont em me né auposte de police la il nous zonfouillest est il ontrouvai le peti paquet d’airoïne sur mon copin et la ils ondi connété détrafiqan mest se net pavai conné détrafiqan. mon copin il intocsiqué depui une dousaine denét alore pasque onnatrouvé sa sur lui on magardé amoi aux si [...]56. »
29Cas exceptionnels ou représentatifs d’une situation devenue banale ? Bornons-nous à souligner ici que la progression des drogues dures et la prolétarisation partielle du monde de la drogue ont peut-être accru le nombre d’usagers contraints de recourir à des activités de trafic, dont nous verrons plus loin les vulnérabilités spécifiques. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que le trafic devient dans l’entre-deux-guerres, quoique à une échelle difficile à évaluer, un biais d’inculpation des usagers. Il est vrai que, hier comme aujourd’hui, il existe entre ces deux pôles « tout un continuum de configurations allant de l’affaire d’usage pur à l’affaire de trafic caractérisé57 ». Cessions ponctuelles à l’entourage immédiat, petit trafic destiné à financer sa propre consommation, intégration à des réseaux de trafiquants professionnels... Le coût très lourd de la dépendance aux stupéfiants a inévitablement accru ce type de tentation, faisant de l’usager-trafiquant la figure la plus vulnérable face à la répression.
Les délits complémentaires des toxicomanes
30Les risques de confrontation avec la justice seront également plus lourds si l’inculpé doit répondre d’un deuxième délit. On a déjà vu que cette délinquance connexe est, dans nos sources, plutôt rares, puisqu’elle ne concerne que 5 à 10 % des inculpés, selon les catégories. Sans surprise, elle relève des infractions traditionnelles des « classes dangereuses » (recel, port d’armes prohibées, infraction aux lois sur les étrangers), surtout pour les trafiquants. Elle est parfois, a contrario, étroitement liée à la délinquance de la drogue, par exemple dans le cas des inculpations pour exercice illégal de la médecine couplées à des fraudes à l’ordonnance. Nous trouvons également quelques cas d’ivresse sur la voie publique, assortis au délit de détention de cocaïne, ou encore de coups et blessures ou d’outrages à agent, mais sans que le rapport avec la drogue puisse être établi de manière nette. C’est le vol qui, à Paris, apparaît comme le délit complémentaire le mieux représenté, mais il n’y a là qu’une tendance plus large de la délinquance dans son ensemble58.
Les délits complémentaires des délinquants de la drogue à Paris, 1917-1937

31On abordera plus loin la difficile question de la délinquance des toxicomanes, qui demande à être analysée à partir de sources plus qualitatives. Bornons nous à constater ici qu’il est difficile de l’appréhender par le seuil biais des infractions à la loi sur les stupéfiants. Dans la très grande majorité des cas, celles-ci ont constitué le fondement unique de l’inculpation. Reste à voir maintenant comment la justice a déployé l’échelle de la pénalité, et apprécié la situation spécifique de l’usager de drogues.
La justice face au toxicomane : entre sévérité et impuissance
32On sait que, sous le régime de 1916, trafiquants et usagers relèvent théoriquement de la même échelle de pénalité, et que la justice n’a pas à sa disposition la solution intermédiaire de l’injonction thérapeutique59. Pour autant, les juges n’ont-ils pas réservé à l’usager de stupéfiants un sort plus clément qu’à l’« empoisonneur » ?
33À Paris, véritable capitale de la drogue en volume d’affaires et en nombre d’inculpés, c’est la dixième chambre correctionnelle qui, peu à peu, se spécialise dans les affaires de stupéfiants. La production d’une jurisprudence sinon abondante, du moins régulière, sur cette catégorie de délits, dessine progressivement une cohérence de la politique pénale en la matière, mais laisse entrevoir aussi des évolutions, qui pourraient témoigner d’une lente prise de conscience des impasses de la solution répressive pour le toxicomane.
Une pénalité plus favorable à l’usager qu’au trafiquant
L’application de la loi de 1916 par les tribunaux
34Un tableau de la pénalité comparée par principales catégories d’inculpés montre que les délits relevant de l’usage bénéficient globalement d’une pénalité plus douce que la trafic, constat qui devra être légèrement nuancé par les résultats de l’appel, et par les différences régionales, puisque Marseille se distingue sur ce plan de Paris.
35Si l’on compare la situation de nos trois catégories d’inculpés sous l’angle de la pénalité qui les frappe, il apparaît sans détour que les « usagers » ont bénéficié d’un régime nettement plus favorables que les « trafiquants », les « détenteurs » occupant sous presque tous les angles une situation intermédiaire, quoique généralement plus proches de la première que de la seconde60. Beaucoup plus souvent libres (ou défaillants, position qui implique la liberté préalable) avant leur procès, les « usagers » bénéficient plus fréquemment d’une simple peine d’amende et, lorsqu’ils sont condamnés à la prison, sont destinés à y effectuer des séjours moins longs que les revendeurs de drogues : 30 % d’entre eux n’ont pas subi de peines de prison, 26 % ont été condamnés à une peine de prison inférieure à 3 mois61, et seulement 15,2 % à plus 6 mois, tandis que le rapport s’inverse pour les « trafiquants ». Ceux-ci sont en outre plus souvent soumis à une double pénalité (près de 73 % d’entre eux doivent effectuer un séjour en prison et s’acquitter d’une amende, contre 56 % des « usagers » et 56,5 % des « détenteurs »)
36En revanche, le niveau des amendes ne distingue pas nettement nos trois catégories, la situation la plus favorable étant cette fois celle des « détenteurs », redevables dans 67 % des cas d’une amende inférieure à 1000 F, contre 50,6 % des « usagers » et 51,3 % des trafiquants. Mais à amende égale, la pénalité reste bien évidemment plus lourde pour les seconds du fait qu’ils sont plus souvent soumis à une double peine. D’autre part, la lourdeur de l’amende n’a sans doute pas la même signification dans l’esprit des juges selon qu’elle pèse sur des consommateurs ou sur des trafiquants : dans le cas des usagers, la peine s’adresse à une clientèle plus aisée, et permet d’éviter la prison à des inculpés qui sont parfois aussi des malades ; l’amende qui frappe le trafiquant de drogue sanctionne l’immoralité d’un commerce très lucratif, qui s’effectue au détriment de la santé d’autrui. Le choix de l’amende, et son niveau, peuvent donc être indice de clémence relative pour les premiers, signe de sévérité accrue pour les seconds.
La pénalité pour infractions à la loi de 1916 à Paris 1917-1937

Tableau établi à partir des minutiers de jugements correctionnels (A.D. Seine, D1 U6) ; on n’a dépouillé qu’une année sur deux. 32 inculpés n’ont pas été pris en compte, faute de renseignements. Les niveaux d’amende ont été établis comme suit : niveau 1 (10-99 F), niveau 2 (100 à 499 F), niveau 3 (500 à 999 F), niveau 4 (1 000 à 1999 F), puis de 1000 en 1000 jusqu’au maximum légal (10 000 F).
37Si l’on cherche maintenant à évaluer la proportion des inculpés qui, pour des raisons diverses, n’ont pas eu à purger de peine – soit qu’il y ait eu relaxe pour insuffisance de charges ou irresponsabilité, soit qu’ils aient bénéficié d’un sursis, soit qu’ils aient été graciés ou amnistiés62 – on s’aperçoit encore que les « usagers » et les « détenteurs » sont placés dans une situation globalement plus favorable que les « trafiquants » : ce cas de figure concerne en effet 20,4 % des premiers et 21,1 % des seconds contre 13,21 % des troisièmes. En revanche, on ne s’étonnera pas que la relaxe simple, qui reste de toute façon très rare, bénéficie un peu plus souvent (dans 2,57 % des cas) aux « trafiquants » qu’aux autres catégories : habiles à exploiter les failles de la législation, les professionnels du trafic ont semble-t-il plus souvent réussi à obtenir la remise en liberté pour irrégularité de procédure. À Marseille, où le « milieu » contrôle de plus en plus étroitement les circuits clandestins de la drogue, il est frappant de constater que les gros trafiquants, d’ailleurs peu représentés devant les tribunaux, réussissent souvent à esquiver la sentence63. En revanche, lorsque la preuve du trafic a pu être établie, les peines peuvent, surtout en cas de récidive, s’envoler vers des sommets (plusieurs années de prison, amendes jusqu’au maximum légal de 10 000 F) qu’atteignent très rarement les « usagers »64 et les « détenteurs ».
38Enfin, on ne s’étonnera pas de voir croître, d’une catégorie à l’autre, les interdictions de séjour et la privation des droits civiques, peine rendue obligatoire par la loi de 1922 pour « les individus reconnus coupables d’avoir facilité à autrui l’usage desdites substances soit en procurant dans ce but un local soit par tout autre moyen », mais qui semble avoir été réservée aux professionnels du trafic, ainsi qu’à certains multirécidivistes et dans de rares cas, à des usagers-trafiquants65.
Moyenne comparée des peines de prison à Paris et à Marseille

39À Marseille66, la justice a été globalement moins sévère qu’à Paris, ce qui étonne dans la mesure où le trafic y sévit à grande échelle. Certes, le taux de détention avant jugement (près de 75 % des inculpés) est plus élevé qu’à Paris ; et le pourcentage de condamnation à la prison, assortie ou non d’une amende, est comparable à celui des « trafiquants » et « détenteurs » de la capitale (respectivement 90 % et 76 %), de même que les condamnations fermes. En revanche, le niveau moyen de la pénalité est nettement inférieur à Marseille, tant pour les peines de prison que pour les amendes (sauf en 1921), puisque la moyenne s’établit à 1,9 mois pour la première et le niveau médian à 1,5 pour la seconde (de 10 à 499 F). Il est possible, néanmoins, que cette différence ne concerne pas seulement la loi sur les stupéfiants, mais trahisse un clivage Paris-province plus général. Enfin, plusieurs témoins ont également dénoncé le laxisme, voire la corruption de la police et de la justice marseillaises, sans qu’il soit possible de le prouver formellement dans le cadre de ce travail.
Moyenne comparée des amendes à Paris et à Marseille

40L’évolution est au vrai comparable dans les deux villes : adoucissement de la pénalité au cours des années vingt, regain de sévérité dans la deuxième moitié des années trente, probablement liée au sentiment qu’éprouvent les autorités d’une recrudescence du trafic. D’autre part, le rapport de proportion dans le niveau de pénalité reste à peu près identique, sauf en 1921, année durant laquelle la justice parisienne a fait preuve d’un zèle répressif sans commune mesure avec la pondération marseillaise ; sauf, également, en 1929, pour le niveau d’amende, puisque cette année-là, c’est la justice marseillaise qui a distribué les amendes les plus élevées. À comparer ces pénalités moyennes, on a le sentiment d’une efficacité répressive bien supérieure dans la capitale, où sont concentrés, rappelons-le, l’essentiel des effectifs policiers, mais aussi les plus gros bataillons d’usagers de drogues. À délit comparable, trafiquants et usagers arrêtés en région parisienne risquent une peine souvent plus lourde que s’ils avaient été jugés dans les Bouches du Rhône, tendance confirmées par l’appel.
L’appel : une politique pénale confirmée ?
41Afin de cerner la chaîne de pénalité dans son ensemble, on a tenté d’effectuer un sondage dans les registres d’arrêts correctionnels de la Cour d’appel de Paris67. Il pouvait être intéressant de savoir si les usagers de drogues avaient été nombreux à réclamer une sentence plus clémente, ou bien si, dans l’autre sens, le ministère public avait eu le souci de corriger l’éventuel « laxisme » des tribunaux de première instance. Malheureusement, ce travail s’est révélé trop lourd dans les limites de cette recherche, notamment du fait que les registres d’appel ne mentionnent pas clairement le chef d’inculpation en tête de l’arrêt et s’avèrent pour cette raison d’un dépouillement très malaisé. On s’est donc contentés d’effectuer un sondage à partir des mentions d’appel que le greffier a, certaines années, fait porter en marge des registres correctionnels.
L’appel pour infractions à la loi de 1916 à Paris
Appels recensés | Total inculpés | Tx d’appel (%) | |
1927 | 14 | 149 | 9,4 |
1929 | 21 | 155 | 13,55 |
1931 | 2 | 165 | 1,21 |
1933 | 16 | 85 | 18,82 |
1935 | 15 | 129 | 11,63 |
1937 | 67 | 290 | 23,1 |
Total | 135 | 973 | 13,8 |
« usage » | 19 | 135 | 14,07 |
« port » | 53 | 135 | 39,26 |
« trafic » | 55 | 135 | 40,74 |
autres | 8 | 135 | 5,93 |
42Grosso modo, le taux d’appel concernerait environ 10 % des inculpés, avec une légère inflation en 1933 (mais c’est aussi l’année la plus pauvre en affaires) et une autre plus accentuée en 1937, peut-être parce que le relèvement de la pénalité pour les trafiquants a suscité le désarroi parmi les condamnés, et une surenchère du côté du ministère public, dont émane près de la moitié de ces appels.
43Plus largement, on n’est guère surpris de trouver le taux d’appel le plus élevé dans la catégorie « trafic », type de délinquance qui fait l’objet d’une vigilance particulière de la part des autorités, tandis que la lourdeur des peines incite peut-être plus souvent les condamnés à tenter leur chance auprès de la Cour. Cette tendance pourrait être confirmée par le sondage que nous avons effectués dans les dossiers d’appel de la Cour d’Aix-en-Provence.
44Là encore, malgré la minceur des effectifs, on voit bien que les « trafiquants » sont proportionnellement plus nombreux à faire appel, et que l’intervention du ministère public est également fréquente. C’est dans cette catégorie que l’appel se solde plus souvent par un alourdissement de la peine, alors que les appels dans les affaires de détention ou d’usage aboutissent le plus souvent à une simple confirmation du jugement prononcé en première instance.
L’appel pour infractions à la loi de 1916 à Aix-en-Provence
« usage » | « port » | « trafic » | autres | |
Origine : | ||||
– inculpés | 2 | 7 | 15 | 1 |
– ministère public | 11 | 11 | 19 | 4 |
– les deux | – | 2 | 3 | – |
Résultat : | ||||
– aggravation peine | 5 | 7 | 18 | 3 |
– maintien | 8 | 11 | 14 | 1 |
– atténuation | – | 2 | 5 | 1 |
45À noter que les appels du ministère public dans les deux derniers cas sont très souvent motivés par la volonté d’alourdir la peine en requalifiant le délit, notamment en poussant à l’inculpation de trafic pour des affaires de simple détention. C’est ainsi qu’en 1925, à propos d’un cuisinier philippin jugé pour la détention de 2,5 kg d’opium, le procureur a motivé sa requête d’appel en observant que « si aucun fait de trafic n’a pu être relevé contre lui, il résulte toutefois des renseignements recueillis sur son compte qu’il est un professionnel du trafic de stupéfiants »68 ; même argument dans cette autre demande :
« attendu que le Tribunal a seulement retenu à l’encontre des prévenus le délit de détention de stupéfiants, estimant que le trafic n’était pas établi ; que cependant, il appert de la déposition de l’inspecteur de la Sûreté S que F a été remarqué au moment où il remettait à une femme un paquet de cocaïne ; que d’autre part B a reconnu qu’elle avait remis à titre gratuit de la cocaïne à F ; que les faits constitutifs du trafic semblent résulter d’une façon suffisante de ces deux déclarations69... »
Une pénalité nuancée mais sans concession
46L’analyse succincte des procédures d’appel, qui demanderait à être confirmée par un dépouillement plus systématique, révèle sans surprise la focalisation des autorités sur la répression du trafic, à la fois mieux surveillé par la police, plus systématiquement instruit jusqu’au terme de la chaîne pénale, et puni avec plus de sévérité.
47Pour autant, les « usagers » et les « détenteurs » n’ont pas été épargnés : une moyenne de 2,6 à 2,9 mois de prison, voilà qui est loin d’être négligeable, surtout quand on constate que 78 % des peines prononcées à l’encontre de ces deux catégories de délinquants furent des condamnations fermes, et qu’ils ne sont, respectivement, que 32 et 23 % à avoir échappé définitivement ou provisoirement à la prison (grâce à une amende simple, à un sursis ou un renvoi). 28,15 % des « usagers » ont ainsi été condamnés à une peine comprise entre 3 et 5 mois, 15,2 % à une peine supérieure à 6 mois, les rapports étant respectivement de 22,1 et 16,1 % pour les « détenteurs ». D’autre part, les peines d’amende sont, pour près de 50 % des « usagers », des peines plutôt lourdes, égales ou supérieures au minimum légal de 1 000 F, et souvent cumulées à une peine de prison.
48Ainsi, dès l’entre-deux-guerres, un nombre non négligeable d’usagers de drogues sont non seulement passés devant les tribunaux, mais ont également fait de la prison, pour des durées qui, certes inférieures à celle des trafiquants, n’en restent pas moins significatives. Le « laxisme » judiciaire que déplorent la police et parfois la presse n’apparaît guère. En revanche, il est vrai que l’hétérogénéité des consommateurs, la diversité des délits dont il pouvait être redevable dans le cadre de la loi de 1916, rendaient difficile d’appliquer une échelle de pénalité uniforme, et nécessaire d’affiner la sentence en fonction d’une typologie de situations qu’on voit bien se dessiner au fil du dépouillement, notamment à travers les attendus de jugements. Y a-t-il eu des catégories d’usagers plus épargnées que d’autres, et dans l’affirmative, selon quels critères personnels, sociaux, et/ou juridiques ?
Une indulgence sélective et limitée
49En appliquant la loi de 1916, les juges se sont trouvés confrontés à plusieurs problèmes d’interprétation, qui les ont amenés à définir implicitement une hiérarchie de la légitimité des situations et à appliquer, plus peut-être que pour tout autre catégorie de délits, le principe de l’individualisation de la peine. Face au grand malade intoxiqué, au mondain fumeur d’opium, à la prostituée cocaïnomane, devant la mère de famille victime d’une intoxication iatrogène ou le petit délinquant-revendeur, la justice n’a pas fait preuve, on s’en doute, d’une même sévérité. Peut-on aller jusqu’à discerner, par delà la manière qu’ont eu les juges de distinguer « bons » et « mauvais » toxicomanes, la mise en œuvre plus ou moins consciente d’une « justice de classe » ? Il est difficile de le démontrer à partir d’une étude portant sur les seuls jugements. S’il est vrai que certaines catégories de consommateurs semblent avoir bénéficié de mansuétude, le critère de l’origine sociale est loin d’être seul à jouer.
50« La responsabilité pénale des toxicomanes »70
51Le premier nœud de réflexion juridique a trait à l’état mental du toxicomane, et au statut à réserver à l’argument de l’intoxication comme excuse pénale71. L’intoxiqué ne peut-il pas arguer du caractère impérieux de sa dépendance pour réclamer les circonstances atténuantes, voire un renvoi pour irresponsabilité72 ? La jurisprudence s’adosse en l’espèce sur celle, déjà fort abondante, qui s’est développée autour du problème de l’ivresse alcoolique73, dont l’intoxication par les stupéfiants n’est après tout qu’une variante – même si les médecins s’accordent pour reconnaître que le problème spécifique de la dépendance et du manque entraînent un degré supérieur d’irresponsabilité pour le toxicomane.
52La tendance générale du droit a été, depuis le XIXe siècle, de refuser de considérer l’ivresse comme une excuse pénale valable, puisque le buveur d’alcool est jugé, in fine, responsable de sa folie passagère et criminogène. Toutefois, la tendance à l’individualisation des peines, qui s’affirme au tournant du siècle, a permis d’établir une jurisprudence plus nuancée. Au bout du compte, estime le doctorant Jean Perrin, qui a consacré sa thèse à cette question, ce n’est pas tant l’« ivresse toxique » en tant que telle mais les circonstances qui l’ont déterminée qui doivent être prises en compte par les juges, notamment en cas d’intoxication involontaire. La remarque est d’importance pour ce qui concerne les toxicomanies iatrogènes, les seules dont on puisse considérer qu’elles ont été, dans certains cas, contractées à l’insu du malade.
53De fait, ce n’est que dans une faible proportion que les jugements rendus pour infractions à la loi de 1916 se soldent par un renvoi pour irresponsabilité (1,87 % du total, auxquels on peut ajouter le 1 % de renvois pour examen médical dont nous ignorons l’issue74). Autant qu’on puisse en juger, ces renvois concernent essentiellement des cas d’intoxications thérapeutiques. C’est ainsi qu’en 1929, une mère de six enfants est déclarée irresponsable par le médecin-chef de Sainte Anne, qui a estimé qu’« au moment des faits qui lui sont reprochés, la dame X se trouvait sous le coup d’une ancienne et grave intoxication par l’opium (pantopon), intoxication d’origine thérapeutique [...] ; on conçoit que par l’effet habituel de cette intoxication, elle se soit trouvée dans un état psychopathique tel qu’elle n’était plus à même d’apprécier sainement la valeur et la portée de ses actes en ce qui concerne les moyens à employer pour se procurer la drogue, dont elle était par elle-même incapable de se passer75 ». Cette compréhension semble toutefois réservée aux cas de pathologies ou de troubles psychiques lourds, ainsi qu’aux situations familiales et sociales les plus tragiques.
54Voici pourtant une affaire qui offre l’exemple, rarissime, d’un renvoi pour irresponsabilité dans une affaire de trafic, et pour une drogue, la cocaïne, qui n’a rien de thérapeutique :
« [...] il résulte du rapport du Dr Bonnet [...] que X était au moment du fait qui lui est reproché dans un état prononcé d’intoxication par la cocaïne, qu’il se trouvait débilité au moral comme au physique ; que chez lui le degré d’intoxication par la cocaïne était tel qu’il a déterminé une véritable impulsion maladive à s’en procurer ; qu’il ne saurait être tenu pour responsable du fait qui lui est reproché76. »
55De telles conclusions, insistons-y, sont loin d’être la norme, et le tribunal de la Seine semble s’être très précocement soucié de décourager les velléités des toxicomanes qui auraient été tentés de s’abriter un peu abusivement derrière l’argument de la « folie toxique ». À une jeune lingère morphinomane qui réclame en 1917 un examen médical pour prouver le caractère « impérieux » de son intoxication, les juges ont ainsi rétorqué :
« attendu que la fille X invoque pour sa défense ses habitudes invétérées de morphinomanie, lesquelles l’induiraient comme une sorte de contrainte à chercher la drogue funeste dont elle ne peut se passer [...] ; mais attendu que [...] le législateur [...] a voulu atteindre à côté des trafiquants et des intérimaires ceux qui depuis longtemps se sont soumis à l’intoxication et dont la santé se trouve de ce fait profondément altérée ; attendu que dans ces conditions [...] une expertise ordonnée à son égard ne peut apporter au tribunal que des éléments d’atténuation mais non des raisons suffisantes de complète immunité [...], le tribunal retiendra seulement qu’il y a lieu pour ces motifs de faire à la fille X une application modérée de la loi [...]77. »
56La justice parisienne semble donc avoir oscillé entre une certaine compréhension fataliste à l’égard des pathologies les plus lourdes – pour lesquelles, rappelons-le, elle ne disposait pas de la solution de l’injonction thérapeutique78 – et la crainte de dédouaner un inculpé toxicomane toujours plus ou moins soupçonné de tromperie ou de duplicité. De fait, certains cas ambigus révèlent que les usagers, voire les trafiquants, n’ont pas hésité à recourir à l’argument de l’état de santé pour bénéficier d’un sort pénal plus avantageux, comme dans cette affaire révélée par un rapport du brigadier Métra :
« X a été trouvée en possession d’héroïne et de cocaïne. Elle a simulé une violente indisposition pour se faire hospitaliser puis a été incarcérée [...]. Elle a réussi ensuite à obtenir sa mise en liberté en excipant de son état de santé [...]. Le cas de cette femme a fait l’objet d’un précédent exposé et constitue le vice de la répression, impuissante à lutter contre de semblables moyens dilatoires79. »
57Au vrai, il n’y a là qu’une ficelle banale chez toutes les catégories de délinquants, peut-être seulement plus facile à mobiliser dans le cas de la toxicomanie.
58La question de la responsabilité et de l’état mental s’est posée également pour les actes criminels ou délictueux commis par des intoxiqués. C’est ainsi que dans une affaire d’inculpation pour désertion et usage de faux, l’expert a accordé la responsabilité atténuée à un jeune cocaïnomane du fait que « sa faiblesse de volonté » aurait un « caractère pathologique »80 ; mais il la refuse à un officier morphinomane accusé de corruption de fonctionnaires, bien que l’intoxication soit d’origine thérapeutique : dans ce dernier cas, en effet, aucune tare mentale, « même très légère », n’a pu être constatée81. La justice, ici épaulée par la médecine, s’est globalement méfiée de cette folie construite et en quelque sorte auto inoculée qu’est la drogue, choisissant presque toujours de renvoyer au libre arbitre de l’individu souverain, et condamnant implicitement par là même l’abdication volontaire de sa liberté que postule l’usage des stupéfiants.
59Dans le registre des moyens dilatoires dénoncés par Louis Métra, on trouve également l’argument culturel, qui a parfois servi à justifier certaines consommations « ethniques ».
Une tolérance culturelle ?
60Nous savons que plusieurs catégories d’immigrés, pour la plupart ressortissants de pays où l’usage de substances psychotropes fut longtemps toléré (voire implicitement encouragé dans les colonies à régie), étaient concernées par l’usage et le trafic de stupéfiants, et à ce titre, étroitement surveillées. Quelle attitude la justice a-t-elle adopté face à ces individus contre lesquels jouaient souvent de nombreux préjugés raciaux et sociaux mais dont la consommation pouvait aussi se réclamer d’une certaine exception culturelle ?
61Plusieurs attendus prouvent que les juges n’ont pas entièrement négligé cet argument, notamment à Marseille, dont le cosmopolitisme incitait peut-être à une relative tolérance. C’est ainsi que les juges marseillais ont admis, à propos d’un boy indochinois chez qui furent trouvés 8 paquets d’opium liquide et qui plaide la consommation personnelle, « que l’allégation du prévenu sur ce dernier point paraît vraisemblable étant donné sa nationalité82 ». En 1937, un autre attendu dans le même sens concerne cette fois cinq marins annamites surpris en train de fumer l’opium dans une chambre d’hôtel :
« attendu que le délit est nettement établi ; mais que [les prévenus] sont des Indochinois ; qu’il y a lieu de tenir compte qu’ils se trouvent en France accidentellement ; qu’ils ont déclaré vouloir retourner dans leur pays d’origine par le premier bateau en partance ; qu’il y a lieu de tenir compte aussi, dans une certaine mesure, que l’usage de l’opium est toléré dans leur pays d’origine83. »
62Cette compréhension, d’ailleurs toute relative et qui ne s’exerce ici qu’à l’égard de marins en transit dont on prend bien soin de préciser qu’ils ne risquent pas d’introduire sur le sol national leur néfaste coutume, trouve-t-elle une traduction statistique dans le sens d’une pénalité adoucie ? Difficile de l’affirmer, puisque l’étude de la pénalité par catégorie84, à Paris comme à Marseille, ne montre pas que les Asiatiques aient été soumis à un régime de faveur, sauf peut-être à Paris dans la catégorie des « usagers ». Au contraire, nos résultats semblent révéler dans leur cas une plus grande sévérité : ainsi, les Asiatiques comparaissent presque toujours détenus, état qui préjuge d’emblée de la gravité estimée de leur délit, et contribue souvent à alourdir la peine finale. D’autre part, le taux plutôt faible du niveau des amendes infligées à ce groupe s’explique plus, sans doute, par l’insolvabilité d’une population aux maigres ressources que par la tolérance des juges à l’égard de leur particularisme ethnique. A contrario, la peine de prison apparaît plus systématique pour les Asiatiques que pour l’ensemble de nos prévenus : les « sans prison » y sont nettement moins nombreux que dans les autres catégories, mais les peines sont souvent légères – inférieures à 3 mois, c’est-à-dire au minimum légal dans près de 52 % des cas. Les juges semblent avoir estimé qu’une peine de prison, même douce, voire symbolique (parfois de quelques jours, ce qui signifie concrètement que la peine était couverte par la détention préventive et que le prévenu ressortait libre) était préférable à une amende simple, susceptible d’être interprétée comme un encouragement implicite. Ainsi, si la justice a tenu à manifester sa rigueur, aucun préjugé racial ne semble avoir joué pour pousser à une inflation de la pénalité. Et l’on décèle une même attitude à l’égard des populations consommatrices de haschich, également soumises à une pénalité relativement douce, même si les gros trafiquants qui pratiquent une contrebande à grande échelle vers l’Afrique du Nord, sont eux plus sévèrement punis (6,5 mois de prison en moyenne).
63Une affaire marseillaise datant de 1921 révèle, sur un mode ironique, que les inculpés n’ont parfois pas hésité à renvoyer à la France le miroir de ses contradictions. Au policier qui l’interroge à la suite de la saisie de 25 petits paquets de kif dans un bar fréquenté par des ouvriers algériens, un pauvre hère de 21 ans, journalier sans domicile fixe, invoque ainsi pour sa défense la tradition de son pays : « En Algérie, tout le monde fume le “kif”, qui se cultive comme le blé et qui est vendu dans toutes les boutiques85 ». Le propriétaire du bar, quant à lui, admet sans difficulté avoir destiné la marchandise aux clients de son restaurant et plaide avec un brin de mauvaise foi mais non sans habileté : « J’ignorais que la vente du kif était interdite parce qu’en Algérie, ce produit est vendu par l’administration de la Régie. Les arabes utilisent plus particulièrement le kif pendant le Rhamadan, ce produit ayant la propriété de les empêcher de boire86 ». Si ce plaidoyer culturaliste n’épargne pas la prison à son auteur, il explique peut-être le caractère assez clément de la sentence (1 mois de prison ferme et 500 F d’amende confirmés en appel), modérée pour un prévenu accusé d’avoir « détenu en vue de la vente » 1 kg de drogue.
64Groupes marginaux et souvent méprisés, les immigrés se trouvaient toutefois passablement démunis devant la justice, même quand celle-ci faisait preuve de compréhension. Beaucoup plus avantageuse apparaît la situation des professions médicales, qui luttent elles presque à armes égales avec leurs juges
Juges et médecins : une bataille de prérogative ?
65Le tableau de la pénalité comparée fait nettement ressortir un statut judiciaire et une pénalité plus cléments pour les professions médicales et apparentées. Les inculpés de cette catégorie sont en effet 73 % à comparaître libres ; tous délits confondus, la moyenne du groupe s’établit à 2,6 mois de prison, contre 4,28 pour la moyenne générale, alors même que la proportion élevée de poursuites pour cession, facilitation à autrui ou délivrance d’ordonnances fictives aurait dû rapprocher ce groupe de la pénalité du grand trafic. Même dans la catégorie des « usagers », on croit déceler une position favorable puisque les professions médicales sont largement surreprésentées dans les catégories de pénalité les plus faibles : 42,1 % d’amende inférieure à 100 F, alors que le niveau de vie aisé de cette catégorie aurait pu inciter les juges à la hausse, tandis que 50 % des inculpés de ce groupe ont échappé à la prison. Dans l’ensemble, et comparativement, ces professions semblent bel et bien avoir été soumises à un régime de faveur.
66Connivence de classe entre juges et médecins ? En partie sans doute même s’il faut nuancer. D’abord parce que la catégorie envisagée comprend en sus des praticiens et des étudiants en médecine ou en pharmacie, des franges plus modestes, infirmières, gardes-malades, officiers de santé ; ensuite parce que, dans les cas de fraude avérée, les juges ont eu souvent la main lourde, n’hésitant pas à appliquer aux praticiens ou aux pharmaciens le même tarif qu’aux grands trafiquants de drogues : c’est ainsi qu’un médecin accusé de facilitation à autrui de stupéfiants est condamné le 21 janvier 1921 à 15 mois de prison et 3 000 F d’amende87 ; ou que cet autre, le 20 juillet 1923, récidiviste, et pour le même délit, à 24 mois de prison et 3 000 F d’amende88. On reste en revanche un peu perplexe face aux 3 mois de prison qui frappent en 1935 et 1937 un praticien multirécidiviste dont le tribunal dénonce pourtant « l’importance exceptionnelle du trafic89 ». Des éléments du dossier restent dans l’ombre, ce qui rend difficile d’interpréter un tel hiatus.
67En réalité, le régime de faveur relative dont bénéficient les praticiens se comprend avant tout par leur statut spécifique au regard de la loi de 1916. Seuls habilités à disputer aux juges la définition de la légitimité des prescriptions en matière de substances vénéneuses, les médecins ont manifestement plongé la justice dans l’embarras. Les dispositions légales, la réticence à empiéter sur le territoire professionnel d’un groupe socialement proche, la compréhension face aux risques d’intoxications liées à un environnement thérapeutique, la respectabilité inhérente aux professions libérales, tels sont les éléments qui ont pu inciter les juges à une relative bienveillance. Dans le même temps, ils n’ont eu de cesse de rappeler leurs prérogatives, et le nombre important d’attendus relatifs aux médecins qui prescrivent ou s’auto-prescrivent abusivement de la drogue laisse bien affleurer les frictions sensibles, sur ce point, entre les deux univers. C’est ainsi que le 5 mars 1931, le tribunal de la Seine rappelle au Dr X, « intoxiqué notoire qui s’est fait délivrer en 4 mois et demi rien que par le laboratoire du Marais 2612 ampoules d’héroïne » que « si aucune disposition légale n’empêche les médecins de s’administrer tout produit et médicament pouvant les guérir ou atténuer leurs souffrances, il ne saurait être admis que sous le couvert de se soigner un médecin puisse abuser du droit de se procurer des stupéfiants90 ». En réalité, la modération relative de la peine (1 000 F d’amende, pas de prison) vient contredire l’apparente sévérité des principes. La pratique des tribunaux semble d’ailleurs avoir, globalement, validé cette échelle de pénalité assez douce, puisque c’est une peine identique qui est prononcée contre un médecin accusé le 30 décembre 1927 d’« avoir, en 1926 et 1927 à Suresnes utilisé pour son usage personnel des quantités d’héroïne obtenue sur ordonnance pour usage professionnel »91 ; ou encore, celui d’un chirurgien-dentiste « qui reconnaît être intoxiqué et (qui) a déclaré qu’il se procurait par des moyens irréguliers de la morphine »92 ; ou enfin, celui d’un autre médecin accusé le 15 janvier 1927 de « s’être fait délivrer de la morphine au moyen d’ordonnances fictives93 ».
68C’est qu’en réalité, le droit des médecins à l’auto-prescription demeure un principe auquel la justice ne peut s’attaquer qu’avec prudence : un attendu de 1920 reconnaît comme à regret, qu’« aucune disposition légale n’empêche les médecins pourvus d’un diplôme régulier de se traiter eux-mêmes et par conséquent de se procurer en leur qualité de médecins et de s’administrer tout médicaments et produits qu’ils jugent propres à la conservation de leur santé et sans contrevenir aux dispositions du décret du 14 septembre 1916 à la guérison de leurs maladies ou à la diminution des souffrances causées par celles-ci94 ». Principe qui, nous venons de le voir, ne saurait valoir comme un permis de s’intoxiquer, mais qui met de fait la justice en porte à faux.
69On peut rattacher à cette problématique la querelle qui oppose la médecine et la justice sur le sens à donner au terme d’« ordonnance fictive ». Praticiens et patients arguent du fait qu’on ne saurait qualifier de « fictive » une ordonnance rédigée en bonne et due forme par un médecin, fût-elle de complaisance. Mais la justice parisienne a très précocement démonté cet argument en rappelant que :
« le législateur en employant à dessein le qualificatif de “fictif” au lieu de celui de faux a entendu étendre la répression et viser les ordonnances de complaisance ; c’est-à-dire celles qui ne sont pas sincères et qui résultent d’une collusion entre le médecin et le client en vue de violer les dispositions légales ; qu’il a entendu réprimer les ordonnances matériellement fictives aussi bien que les ordonnances intellectuellement fictives, suivant la distribution établie en matière de faux95. »
70Le problème s’est posé tout particulièrement pour définir les limites juridiquement admissibles des cures de désintoxication, cas de figure que nous envisagerons au chapitre suivant. Dans le cas de l’auto-prescription médicale, la césure entre le tolérable et l’abusif reste incertaine, ce qui permet de comprendre que les praticiens concernés bénéficient de fait d’une situation pénale plus favorable, sauf dans les cas de fraude régulière et à grande échelle.
Des catégories sociales privilégiées ?
71Outre le cas spécifique des professions médicales, la question d’une éventuelle connivence entre groupes sociaux proches reste difficile à appréhender. L’analyse comparée de la pénalité laisse affleurer quelques éléments dans le sens d’une indulgence pour certaines catégories, mais sans caractère systématique. Relevons cependant que les inculpés des « Beaux quartiers » sont beaucoup plus souvent laissés en liberté avant leur procès, ce qui pourrait traduire une certaine déférence des autorités policières et judiciaires à leur égard. Toutefois, la pénalité pour ce groupe n’est pas particulièrement clémente ; on remarque même un taux non négligeable (18,6 %) de « 6 mois de prison et plus », peut-être parce qu’on y compte aussi de grands professionnels du trafic ayant élu domicile dans les quartiers élégants.
72Dans l’ensemble, on a le sentiment – mais le constat déborde la seule question de l’application de la loi sur les stupéfiants – que la justice a eu tendance à privilégier un peu plus souvent l’amende pour les catégories socioprofessionnelles supérieures et un peu plus souvent la prison pour les catégories les plus modestes (ouvriers, employés, immigrés) : c’est ainsi que, pour les « usagers », la catégorie « tertiaire moyen et supérieur » fait bien apparaître des peines de prison plutôt plus clémentes que la moyenne, tandis que les ouvriers et les employés sont sous-représentés dans les catégories d’amendes élevées, et surreprésentés dans la rubrique des peines de prison supérieures à 6 mois. On notera aussi le régime plutôt sévère auxquels sont soumis les « professions artistiques et intellectuelles » : les désordres et le débraillé de la bohème, même huppée, semblent avoir particulièrement agacé les juges ; mais il est vrai que ce groupe était plus fréquemment que d’autres amené, dans ses franges inférieures, à se livrer à des activités parallèles de trafic. Le sexe, en revanche, n’apparaît guère comme un facteur discriminant, même si les hommes sont mieux représentés dans les niveaux élevés de pénalité (amendes supérieures à 3 000 F, peines de plus de 6 mois de prison). C’est qu’ils sont beaucoup plus nombreux à pratiquer des activités de trafic, et que cette activité est plus lourdement réprimée que les délits relevant de l’usage ou de la simple détention.
73L’inégalité de la sanction en fonction des principales caractéristiques socioculturelles reste donc difficile à établir, ne serait-ce que parce que nos catégories s’avèrent instables et problématiques : le critère « Beaux quartiers », par exemple, doit intégrer le fait que dans le Paris de l’entre-deux-guerres, la ségrégation spatiale n’est jamais complète ; le groupe des « sans profession », hélas le plus étoffé dans la catégorie des « usagers », constitue un fourre-tout hétéroclite pouvant réunir aussi bien la prostituée que la femme du monde, le rentier que l’indigent, la ménagère que la bourgeoise. Enfin, les effectifs restent souvent trop faibles pour que les différences de pourcentages soient réellement déterminant.
74On synthétisera la tendance globale sous une forme imagée en soulignant qu’une mère de famille d’une bonne origine sociale, jugée pour le seul délit d’usage ou la détention d’une petite quantité de drogues dans le cadre d’une intoxication thérapeutique, et acceptant de coopérer avec la justice96, a toutes les chances d’être soumise à une pénalité beaucoup plus douce qu’un homme d’origine étrangère, issu des classes populaires ou de la bohème artistique, et soupçonné d’entretenir des liens avec les milieux du trafic. Entre ces deux extrêmes, les possibilités de combinaisons sont si nombreuses et si complexes qu’il apparaît difficile de faire ressortir les privilèges de certains groupes.
75On rappellera au vrai que l’étape judiciaire n’est que l’aboutissement d’un long processus qui a évacué du circuit répressif à ses différents carrefours un nombre non négligeable d’individus, en partie sur des critères sociaux. Les cas qui émergent au niveau du tribunal correctionnel sont ceux que la police et la justice ont estimés les plus graves, ou les moins problématiques sur le plan de l’administration de la preuve et de la qualification juridique, ce qui permet de comprendre in fine le caractère relativement indifférencié, à délit égal, de la pénalité. Celle-ci peut encore être nuancée par l’attitude du prévenu à l’égard de la justice, ce dont les cas de défaillances, d’oppositions et de récidives peuvent donner un aperçu.
Défaillance, opposition, récidive
76Il existe en effet différents facteurs susceptibles de moduler la peine et souvent, de l’aggraver : la récidive, bien entendu, problème crucial en matière de toxicomanie, mais aussi la non présentation de l’inculpé à l’audience (défaillance) qui, on le sait pour d’autres délits, a le don d’indisposer les juges et de les incliner à la sévérité.
77Or, nos « usagers » et, dans une moindre mesure, nos « détenteurs » se signalent par un taux élevé de l’une comme de l’autre : respectivement 12,6 % et 13,4 % pour la récidive et 18,7 %-8,41 % pour la défaillance. Dans le cas des « usagers », le nombre important de défaillances doit être crelié à celui, également élevé, d’inculpés laissés en liberté avant le procès. On constate que les « détenteurs », qui sont 10 % de moins à comparaître libres, sont moins souvent défaillants dans des proportions parfaitement identiques ; tandis que les « trafiquants », qui comparaissent détenus à près de 63 %, ont évidemment moins de latitude pour se dérober à l’audience. L’importance de la défaillance n’en demande pas moins à être interprétée, car elle a sans doute trait à la situation personnelle de certains toxico-manes.
78Elle peut d’abord traduire un certain fatalisme face au caractère inéluctable de la sentence. Comme le soulignent Jean-Claude Farcy et Francis Démier pour la fin du XIXe siècle, « la défaillance est d’abord le fait de délits à caractère contraventionnel, emportant des peines d’amende le plus souvent et dont la contestation par l’intéressé est vaine »97, ce qui est souvent le cas des infractions à la loi sur les stupéfiants quand elles concernent l’usage simple ou le port de petites quantités de drogues. Elle peut révéler aussi certains dysfonctionnements de l’institution judiciaire, notamment en matière de convocations98 : c’est ainsi qu’un prévenu lyonnais inculpé à Marseille en 1933 de « détention de substances vénéneuses en vue de la vente » apprend avec une stupéfaction non feinte qu’il a été condamné par défaut dans les Bouches-du-Rhône à 1 mois de prison et 200 F d’amende, faute d’avoir été convoqué : s’ensuit un long échange de correspondance destinée à prouver sa bonne foi auprès du juge d’instruction99. Cas exceptionnel ou finalement assez banal ? Nous l’ignorons, mais le taux non négligeable, à Paris, d’adresses inconnues ou non précisées (15,5 % du groupe « usagers ») a pu favoriser ces problèmes d’intendance judiciaire.
79Enfin, la défaillance pourrait révéler indirectement des situations de précarité, des états pathologiques, des modes de vie un peu désordonnés ou déréglés, parfois aussi une certaine incompréhension face à une loi perçue comme injuste, stupide ou inadéquate. Évoquons à ce titre la réaction hautaine d’un jeune antiquaire que ses voisins ont dénoncé à la police comme tenant fumerie d’opium à son domicile. N’ayant pu se rendre aux différentes convocations du juge d’instruction – en raison, plaide-t-il, de voyages et d’un déménagement – il finit par écrire au magistrat, non sans laisser filtrer quelque agacement : « En effet, j’ai habité la Chine de nombreuses années et je sais ce que c’est que l’opium, mais je ne vois pas en quoi ça peut vous intéresser et ce qu’il pourrait y avoir de criminel même dans le cas où j’aurais fumé de l’opium ce que je ne fais du reste pas100. » Il est vrai que ce témoignage date de 1912, à une période où la donne répressive (le décret de 1908) n’est pas encore pleinement intégrée par les opiomanes distingués.
80Si le taux élevé de défaillance semble bien caractériser la délinquance de la drogue, on soulignera qu’une statistique effectuée sur le résultat des oppositions ne fait pas ressortir de différences significatives entre les deux étapes du jugement : non seulement la défaillance ne semble pas avoir pas incité les juges à une sévérité plus grande mais la peine est généralement atténuée lors de l’opposition et frappées d’un sursis dans des proportions comparables à celle du niveau général (17,64 %). Les juges ne semblent pas avoir ignoré les arguments des défaillants, tandis que la défaillance révèle de la part des prévenus une assez bonne estimation des risques.
81En revanche, la récidive, facteur juridique d’aggravation de la peine, a représenté un problème récurrent pour les toxicomanes dépendants, incapables ou peu désireux de se désintoxiquer. Comment ont réagi les juges face au cas particulier du toxicomane, dont l’attitude trahissait moins un endurcissement dans le crime, ou sa professionnalisation, qu’une impuissance à contrôler son addiction ?
82L’évaluation de la pénalité des récidivistes fait apparaître, sans surprise, des condamnations moyennes supérieures d’environ 1 à 2 mois aux moyennes de chaque groupe, mais sans que l’on constate le doublement de la pénalité prévue par les textes (article 5 de la loi de 1916), y compris pour les trafiquants. Il est vrai que, pour des raisons qui nous échappent le plus souvent, la récidive n’a pas toujours pu être qualifiée sur le plan légal, soit en raison d’un mauvais repérage liée à des insuffisances techniques, soit que des mesures d’amnistie transforment les récidivistes potentiels en délinquants primaires101. C’est ainsi que le 11 décembre 1931, nous retrouvons devant la dixième chambre du tribunal de la Seine une jeune femme de 33 ans déjà condamnée le 8 mars 1917 à 3 mois de prison avec sursis et 100 F d’amende pour avoir tenté de se procurer de la cocaïne au moyen de fausses ordonnances. Elle est cette fois opposante à un jugement rendu par défaut le 25 mai 1928, et qui l’avait condamnée pour le même délit à 6 mois et 1 000 F, mais sans que la récidive ait été qualifiée. L’opposition annule la peine de prison mais porte l’amende à 3 000 F. Compte tenu du laps de temps écoulé entre les deux jugements, il est possible que la première condamnation ait bénéficié d’une amnistie.
83Par ailleurs, les moyennes rendent mal comptent des fortes disparités individuelles, qui indiquent que le cas spécifique des toxicomanes a incité les juges à pousser très avant le principe de l’individualisation des peines. On découvre en effet, au fil du dépouillement, des situations de multi-récidivisme qui laissent deviner des situations personnelles assez dramatiques. Citons l’exemple de ce jeune journaliste condamné une première fois par le tribunal de la Seine à une amende de 1 000 F le 26 février 1931 pour détention illégale d’héroïne assortie d’usage. Non comparant, il fait opposition le 26 mars de la même année ; le tribunal réduit alors sa peine à 500 F. Quelques années plus tard, il est de nouveau condamné pour détention de la même substance à une amende de 500 F, et sur une nouvelle opposition en date du 9 décembre 1935, voit sa peine réduite de moitié. Le 20 mars 1937, enfin, c’est de nouveau en situation de récidive que le même délit lui vaudra une autre amende de 1 000 F102 : exemple d’une « carrière délinquante » de toxicomane étalée sur près d’une décennie, sans qu’aucune peine de prison n’ait été prononcée ; les défaillances successives, comme le caractère exclusivement pécuniaire de la sentence font deviner une situation de toxicomanie lourde, devant laquelle les juges ont admis implicitement le caractère inadéquat d’une incarcération. Évoquons encore le cas de cette artiste dramatique condamnée le 13 mars 1925 à 3 mois et 2 000 F d’amende pour avoir usé d’opium en société ; le 27 juin 1931, elle est accusée d’avoir facilité à autrui l’usage de stupéfiants, ce qui entraîne une condamnation de 3 mois et 1 000 F d’amende ; le 7 mars 1935, enfin, « cliente » des tribunaux depuis bientôt 10 ans, elle est condamnée à... 100 F d’amende pour avoir été trouvée porteuse d’un paquet d’héroïne103. On pressent cette fois le cas d’une artiste passée d’une opiomanie récréationnelle à une addiction à l’héroïne, évolution là encore étalée sur la longue durée et qui reflète un type de parcours devenu banal dans l’entre-deux-guerres. De nouveau, on a bien l’impression que les juges ne sont pas restés indifférents à la souffrance qui ramenait régulièrement ces malades presque incurables au tribunal.
84Ainsi, sans laxisme excessif, la justice a su faire preuve d’une humanité et d’un compréhension qui pourraient bien avoir augmenté au cours de la période.
L’adoucissement de la pénalité pour le consommateur : une prise de conscience des impasses de la loi de 1916 ?
85L’évolution de la courbe des peines de prison montre que le temps fort de la répression se situe dans les années de l’après Première Guerre mondiale. Cette période coïncide, nous le savons, avec l’intervention des lobbies hygiénistes et une certaine focalisation médiatique, éléments qui ont peut-être poussé les juges à la sévérité. Passé 1923, en revanche, on constate un rééquilibrage continu du rapport amendes/peines de prison, les premières augmentant dans des proportions inverses aux secondes. À la fin des années trente, malgré une nouvelle phase d’énervement répressif, on ne constate pas d’inflation corollaire de la pénalité. Si ces évolutions suivent la tendance générale de la pénalité parisienne, du moins telle que peuvent le laisser entrevoir les données un peu rudimentaires fournies par le Compte général, elles traduisent aussi peut-être des enjeux propres à la délinquance de la drogue, notamment du fait qu’elles sont divergentes selon les catégories de délits.
86L’évolution par groupes d’inculpés montre il est vrai que ceux-ci sont, dans l’ensemble, relativement solidaires – avec quelques discordances de détails –, ce qui signifie qu’il y a eu une cohérence globale de la justice parisienne dans sa manière d’appliquer la loi de 1916. Par là même, consommateurs et trafiquants se trouvent en quelque sorte « embarqués sur le même bateau », et les usagers risquent toujours de faire les frais d’un énervement de la répression à l’encontre du trafic (début des années vingt et deuxième moitié des années trente). Ce constat n’empêche pas que le tassement global de la pénalité est plus marqué pour les « usagers » que pour les autres délinquants, et que les variations de la pénalité, après 1925, y sont moins amplifiées que par le passé. Passé 1923, l’« usager » parisien n’est jamais menacé, en moyenne, de plus de deux mois de prison, et l’on remarquera que la courbe concernant cette catégorie de délinquants est d’allure plus régulière que les deux autres. Cela est d’abord dû au fait que dans les catégories inférieures de pénalité, les juges ont eu plus souvent tendance à affiner la sentence à l’extrême, en comptant par semaines, voire par jours de prison, tandis que les grosses peines sont toujours infligées par blocs de plusieurs mois104. Ainsi, les mouvements à la hausse ou à la baisse se trouvent amplifiés pour les grands trafiquants : le phénomène est particulièrement accusé en 1927 et en 1933, ou, dans l’autre sens, en 1935. Pour les « usagers », les années trente sont au contraire synonymes de peines extrêmement nuancées105. De même, on voit se généraliser les simples peines d’amende, de niveau bien inférieur, à délit égal, à ce que l’on pouvait relever dans les années vingt106.
Évolution de la pénalité pour infractions à la loi de 1916 à Paris

Évolution de la pénalité à Paris par catégorie d’inculpés

Évolution des amendes à Paris par catégories d’inculpés

87Effets possibles de la crise et tendance plus générale de la justice parisienne à la modération des peines, on l’a vu. Mais ne peut-on lire aussi, dans l’émiettement de la pénalité qui touche nos consommateurs de drogues, l’embarras, l’impuissance voire le découragement de la justice face à l’épineux et insoluble problème de la toxicomanie ? Ce qui le donne à penser, c’est d’abord que l’allègement de la pénalité est perceptible bien avant la crise – dès 1925, nous l’avons vu –, mais aussi qu’à compter de 1935, les courbes des « usagers » et celle des « détenteurs » se désolidarisent assez nettement de celle des « trafiquants », comme si la justice parisienne avait souhaité mieux marquer la différence de traitement entre les « empoisonneurs » et leurs victimes. Comme nous ignorons si cette évolution se poursuit dans les années postérieures il convient de rester prudent quant à l’interprétation des variations des courbes, surtout caractérisées par leur déroutante allure en zigzag. Mais à l’échelle de la période entière, notre sentiment reste bien que la justice a lentement pris conscience de l’inadéquation de la réponse pénale, et surtout de la prison, pour traiter de la situation particulière des toxicomanes, ou des usagers occasionnels, qui ne ressemblaient guère au tout-venant de la clientèle délinquante des tribunaux.
88La courbe des « détenteurs » pose un problème d’interprétation particulier, puisque son mouvement semble avoir suivi tantôt celui des trafiquants, tantôt celui des usagers comme si ce groupe était certaines années (en 1921, 1925, 1933) majoritairement composé de délinquants que les juges ont assimilé à des revendeurs, et d’autres (en 1919, 1923, 1929, 1935-37), essentiellement constitué de petits revendeurs occasionnels ou de consommateurs poursuivis pour la possession de petites quantités de drogues. En 1927 et 1933, enfin, le pénalité moyenne infligée aux « détenteurs » situe cette catégorie à quasi équidistance des deux autres, donnant l’impression qu’il est constitué d’un ensemble hétéroclite de délinquants dont les peines, tantôt élevées, tantôt faibles, s’équilibrent pour situer le groupe à un niveau médian.
89Cette hiérarchisation dans la sévérité qui différencie tantôt les « trafiquants » et les « détenteurs » des « usagers », tantôt les « usagers » et « détenteurs » des « trafiquants » pourrait traduire un clivage entre petite et grande délinquance, ou encore entre délinquance occasionnelle et délinquance plus ou moins professionnalisée107 : opposition qui, dans l’esprit des juges, permettrait de distinguer assez nettement les consommateurs et les petits revendeurs d’occasion des marchands de drogues patentés, toujours plus lourdement condamnés. Mais d’autres éléments (l’évolution de la moyenne d’âge, notamment, et celle de la répartition par sexe)108 nous incitent à penser que les détenteurs étaient de plus en plus souvent, à la fin de la période, des consommateurs plutôt que des revendeurs. Par ailleurs, l’allure de la courbe des détenteurs pourrait également confirmer que la justice parisienne a eu de plus en plus tendance à distinguer le cas des consommateurs de celui des revendeurs, en accordant aux premiers une pénalité adoucie, et aux seconds une pénalité renforcée – comme si le recul offert par deux décennies d’application de la loi rendait désormais possible de mieux prendre en compte le statut problématique des premiers, et de faire porter plus systématiquement sur le second le poids de la répression. Nous verrons que cette évolution s’inscrit dans une réélaboration plus large des représentations sociales en matière de drogues, qui construisent peu à peu autour de la figure du trafiquant et de l’usager une dichotomie bourreau/victime. Cet adoucissement de la pénalité s’articule peut-être également à la maturation qui s’opère dans les esprits quant aux impasses du « tout répressif », et à la nécessité de mettre en place un volet sanitaire au sein du dispositif légal – positions défendue, nous le verrons, par de nombreux médecins, mais aussi par des juristes.
90À compter des années vingt, la donne répressive constitue donc un « horizon de risque » non négligeable pour l’usager de stupéfiants. Sans punir directement l’usage, la législation de 1916 a tissé autour de lui un filet aux mailles serrées, qui multiplie les possibilités de confrontation avec les autorités policières et judiciaires, de fréquentation des tribunaux, d’expérience de la prison. Toutefois, l’absence d’alternative sanitaire et l’inadéquation, dans certains cas, de la réponse pénale, ont progressivement fait apparaître les insuffisances de la législation, ce dont pourrait témoigner l’adoucissement progressif des peines infligées au consommateur.
91Dessaisis d’une partie de leur contrôle sur le toxicomane, les médecins de l’entre-deux-guerres prennent leur distance à l’égard d’une solution répressive qui montre ses limites, et cherchent à le reconquérir ce champ sur le terrain de la pathologie. L’enjeu de la cure, du traitement et de la guérison va s’en trouver inévitablement redéfini.
Notes de bas de page
1 Peu avant l’adoption de la loi de 1970, une circulaire du Garde des sceaux précisait : « [...] l’usage de drogue à titre individuel n’est pas directement réprimé par la loi mais se trouve sanctionné dans la pratique sous la qualification de détention ou de port illicite de stupéfiants (in J. Bernat de Célis, op. cit., p. 70). Il semble difficile en ce sens de considérer que jusque là, l’usage « se trouvait dans la sphère des comportements laissés au libre choix des personnes » (Ibid.).
2 L’expression est de A. Coppel et C. Bachmann, op. cit., p. 273.
3 La notion de « port » (au sens de porter sur soi, transporter, colporter, généralement hors de son domicile) et celle de « détention » (au sens de posséder ou d’être le dépositaire) ont fait l’objet d’un long débat de jurisprudence. Seul le premier délit était explicitement visé par la loi de 1916 dans son article 3 ; mais l’article 4 du décret de 1916 précisait qu’« il est interdit de détenir en vue de la vente, de vendre, de livrer, d’expédier, ou de faire circuler ces substances autrement que renfermées dans des enveloppes ou récipients ». Assimilable au trafic, la « détention en vue de la vente » pouvait appeler des peines plus lourdes. Mais le juriste Jean Builly souligne qu’il s’agit là « d’un point très discuté par les tribunaux » et que « les textes actuellement en vigueur ne permettent pas d’atteindre les individus trouvés en possession de stupéfiants à leur domicile » (op. cit., p. 71). Comme nous le verrons, de nombreux jugements parisiens infirment cette conclusion, le port et la détention étant le plus souvent confondus.
4 Nous n’avons fait ici que poser quelques jalons, en reprenant les conclusions d’Igor Charras in « L’État et les “stupéfiants” : archéologie d’une politique publique répressive », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n ° 32, 2e trimestre 1998, p. 7-28.
5 Centre du pouvoir politique et économique, mais aussi foyer des grandes commotions révolutionnaires du XIXe siècle, Paris fut très précocement dotée d’un régime spécifique en matière de police : de 1800 à 1966, la capitale, dénuée de maire, est en effet dirigée par le Préfet de police, fonctionnaire doté de pouvoirs très étendus et qui ne rend de comptes qu’au gouvernement – pour notre période domine la figure de Jean Chiappe, préfet de 1927 à 1934. Cette situation à tous égards exceptionnelle, qui s’accompagne de moyens largement supérieurs aux autres polices en terme de budget et d’effectifs, fait d’elle une des administrations les plus puissantes du pays et de la capitale. En effet, la Préfecture de police (installée au 36 quai des Orfèvres) forme « une police à part, un état dans l’État dont le chef en charge de l’ordre dans la ville la plus importante de France, commandant la police la plus nombreuse et dotée de moyens sans comparaison avec les autres villes, est non seulement plus important que le directeur de la Sûreté Générale auquel il devrait être en théorie subordonné mais – selon certains – que le ministre de l’Intérieur lui-même », J.M. Berlière, Le monde des Polices en France, Paris, Éditions Complexe, 1996, p. 31-33. Ce privilège de la capitale en effectifs et en moyens techniques permet de comprendre que la scène parisienne de la drogue, la plus quadrillée et la plus surveillée du pays, soit si bien représentée dans nos sources.
6 Cf. I. Charras, op. cit., p. 19.
7 Police politique à l’origine, rattachée au ministère de l’Intérieur au début du XIXe siècle, devenue Sûreté Nationale par décret du 28 avril 1934 et sise rue des Saussaies, elle est chargée de la police administrative générale, ainsi que de la sûreté extérieure et intérieure de l’État. Dotée de Brigades mobiles régionales de police judiciaire à partir de 1907, elle opère sur l’ensemble du territoire national, à l’exception de Paris. La puissante Préfecture fait ressortir par contraste l’indigence de ses moyens (cf. J.M. Berlière, op. cit., p 19-21).
8 I. Charras, op. cit., p. 19-20.
9 Rappelons que le modèle lyonnais (l’attribution au préfet du département de pouvoirs de police comparables à ceux du Préfet parisien) qui date de 1851/1884, est étendu, via la loi de 1884 qui attribue des compétences étendues aux préfets en matière de police municipale, à Marseille en 1908, à Toulon et La Seyne en 1918, à Nice en 1920, à Strasbourg, Metz, Mulhouse en 1925 et à plusieurs communes de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne en 1935. Cf. J.M. Berlièreop. cit., p. 30 et 89-90.
10 I. Charras, op. cit., p. 19-20.
11 Ibid., p. 22.
12 Aujourd’hui, les affaires de drogues peuvent représenter, selon les juridictions, un pourcentage parfois très élevé d’arrestations et de jugements : en 1997, par exemple, 13 % des affaires jugées par le tribunal de Lille (région très concernée par les problèmes de drogues) relevaient d’une infraction à la loi sur les stupéfiants, et la moitié des personnes déférées au parquet pour tous motifs se déclaraient toxicomanes (cf. O. Guérin, « Quelle politique pénale ? L’exemple du tribunal de Lille », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 1998, p. 130-131).
12 Op. cit., p. 23.
13 B. Aubusson de Cavarlay et M.-S. Huré, Arrestations, classements, défèrements, jugements,
CESDIP, 1995, Paris, n° 72, p. 99.
14 C’est-à-dire de manière proactive, cf. P. Robert et C. Faugeron, Les forces cachées de la justice, Paris, Centurion, 1980, p. 64.
15 Cf. Les remarques d’I. Charras, op. cit., p. 23.
16 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/4, P.V. du 18 décembre 1922.
17 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/25.
18 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/69.
19 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/8, 15 septembre 1923.
20 A.D. Seine, D1 U6 3350, 10e c.c., 22 avril 1937.
21 A.D. Seine, D1 U6 1563, 10e c.c., 4 septembre 1920.
22 Cf. M. Hamon, Médecine et pharmacie aux marges de la légalité : l’exercice illégal de la médecine et de la pharmacie dans le département de la Seine à la fin du XIXe siècle, mémoire de maîtrise, sous la direction de Francis Démier et Nicole Edelman, Paris X Nanterre, 1996, 186 p. dact. Le Syndicat des médecins de la Seine est créé en 1892, celui des pharmaciens dès 1885, ce qui permet à ces professions de se constituer partie civile pour les affaires de fraude ou d’exercice illégal de la médecine (p. 47). Le second développe une vigoureuse action judiciaire dès la fin du XIXe siècle (p. 51).
23 Voir par exemple un jugement du 20 juillet 1923 au cours duquel sont jugés médecins, pharmaciens et toxicomanes ; un autre le 6 novembre 1925 ou le 3 mai 1935.
24 Dans l’échantillon analysé par B. Aubusson de Cavarlay et M.-S. Huré (in Déférement..., op. cit. p. 80) 100 % des affaires de trafic et 97,6 % des affaires d’offre aboutissent à des poursuites pénales, tandis que les affaires de simple usage ou de détention sont classées sans suite, pour 59,6 % au niveau policier et 23,5 % au niveau du parquet. Les auteurs concluent : « Le traitement des infractions à la législation sur les stupéfiants est très variable selon le type d’infraction [...] L’usage de drogues “douces” doit faire l’objet d’un avertissement, l’usager de drogue dure est potentiellement la cible de l’injonction thérapeutique, le petit dealer est voué à la comparution immédiate et le trafiquant devra passer par l’information [...] » (p. 95).
25 Cf. P. Robert et C. Faugeron, op. cit., p. 38.
26 Voici comment sont décrits les effets du haschich dans un rapport du Laboratoire technique de la police marseillaise en 1934 : « L’individu soumis à l’influence du haschich n’a plus la notion du temps, ni celle de la pesanteur. [...] Les doses trop élevées amènent un délire furieux, suivi promptement d’un sommeil profond [...]. Les excès répétés de haschich produisent les effets les plus funestes, un état d’hébétude habituel, un affaiblissement progressif des forces musculaires, l’appétit disparaît ; le malade devient cachectique et meurt ». A.D. Bouche-du-Rhône, 208U31/49, 16 mars 1934.
27 De nombreuses affaires montrent que la police a eu parfois du mal à démontrer que l’usage s’était bien déroulé en société. Voir par exemple A.D. Seine, D1 U6 1443, 26 mars 1918, 10e c.c. ou A.D. Bouches-du-Rhône, 403U1274, 16 décembre 1937.
28 A.N. BB18 6857 103BL75, Rapport de la Préfecture de Police, Direction de la P.J., 6 mars 1936. A noter que ces frictions ne concernent pas seulement la législation sur les stupéfiants mais ressortent d’une différence d’appréciation plus globale entre justice et police. J.-C. Farcy et F. Démier notent ainsi pour la fin du XIXe siècle et à propos de l’ensemble de la délinquance que « la police regrette le laxisme du parquet en matière de poursuites. Elle a beaucoup à dire également sur la faiblesse des condamnations prononcées » (op. cit., p. 164).
29 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 7 juillet 1936. Voir de même un rapport du 31 mai 1937.
30 A.D. Seine, D1 U6 1589, 10e c.c., 11 février 1921.
31 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/48, P.V. d’interrogatoire du juge d’instruction, 24 mai 1933.
32 A.N. BB18 6857 103BL75, lettre du Procureur de la République, substitut de la Seine, au Procureur général, 7 juin 1936.
33 Ibid.
34 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/65, P.V. du commissaire Bona devant le juge d’instruction, 17 mars 1938.
35 Pour l’élaboration des différentes catégories, voir nos remarques en introduction. Il va de soi que la marge d’incertitude reste importante.
36 La rubrique « infractions d’ordre économique » concerne des sociétés d’import-export, des négociants (notamment en produits pharmaceutiques) ou des droguistes n’ayant pas effectué les transactions dans les formes exigées par la loi. Difficile, le plus souvent, de savoir s’il s’agit de fraudes caractérisées ou de simples négligences. Les peines pour cette catégorie de délit sont essentiellement l’amende.
37 Voir les estimations du chapitre précédent.
38 Le pic d’usagers de la période 1923-1927 s’explique essentiellement par une affaire exceptionnelle, ayant impliqué une cinquantaine de fraudeurs à l’ordonnance. Voir A.D. Seine D1 U6 1791, 10e c.c. En réalité le pourcentage de délits relevant directement de l’usage reste stable dans la période.
39 Voir infra.
40 Quoique toujours visé par la loi de 1970 (article L 627), ce délit ne constitue plus qu’un biais très marginal d’inculpation de toxicomanes. L’instauration du carnet à souche par le décret du 28 août 1948, qui prévoit que les ordonnances de stupéfiants doivent être rédigées sur un carnet spécial dont le modèle est déterminé par le ministère de la Santé, et sur lequel figurent le nom et l’adresse du malade, a vraisemblablement contribué à tarir ce mode d’approvisionnement dès les années cinquante (Cf J. Cerisel, Problèmes médico-sociaux posés par les toxicomanies, Paris, thèse, 1954, p. 17 et 36).
41 Un juriste remarque toutefois que les ordonnances fictives des toxicomanes ne peuvent tomber sous le coup de la législation sur l es faux (article 150 du Code Pénal) car il y manque le plus souvent la dimension de préjudice causé ou d’intention de nuire à autrui qui caractérisent ces délits (cf. J. Builly, La lutte contre le trafic et l’abus des stupéfiants en France, thèse de droit, Aix-Marseille, Imprimerie Saint-Lazare, Marseille, 1933).
42 A.D. Seine, D1 U6 1521, 12 décembre 1919, 10e c.c.
43 A.D. Seine, D1 U6 2089, 3 mars 1927, 10e c.c.
44 B. Aubusson de Cavarlay et M.-S. Huré, Déférement..., op. cit., p. 199.
45 A.N. BB18 6853/103 BL 3, rapport du 24 avril 1926.
46 A.N. BB18 2666/428A22, rapport du 22 juin 1922. Précisons que cette interprétation libérale des textes est dictée en l’espèce par le souci d’épargner une trop lourde peine à un jeune commandant impliqué dans une affaire de fumerie d’opium. Un mois après le scandale soulevé par cette affaire, les dispositions de la loi de 1922 viennent renforcer les peines contre les trafiquants et les tenanciers de fumerie, accentuant le clivage entre usage privé et usage commercial.
47 D. Charvet, « La justice aux prises avec l’intime », in coll., L’esprit des drogues, Paris, Éditions Autrement, 1993, p. 86-87.
48 A.D. Seine, D1 U6 1618, 10e c.c., 1er juillet 1921.
49 A.D. Seine, D1 U6 2165, 10e c.c., 2 décembre 1927.
50 A.D. Seine, D1 U6 2824, 10e c.c., 14 décembre 1933 ; c’est nous qui soulignons.
51 D. Charvet, op. cit., p. 88-89.
52 J. Perrin, op. cit., p. 39.
53 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/3, lettre au Procureur de la République, 9 décembre 1922.
54 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/65, déposition de l’inspecteur devant le juge d’instruction, 17 mars 1938
55 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/60, procès-verbal du commissaire X, Marseille, 12 février 1937.
56 Ibid., lettre de X à une amie, maison d’arrêt de Toulon, le 8 février 1937. (transcription : « Ma chère petite Paulette, je t’écris ces deux mots pour te faire savoir de mes nouvelles car elles sont pas très bonnes et j’espère que les tiennes sont bonnes maintenant. Je vais te faire savoir pourquoi je suis dedans. J’étais avec un copain qui prise de l’héroïne, je vais te dire comment ça s’est passé, on avait été danser chez Filimondi. Là, il y a eu une descente de police, on nous a demandé les papiers et comme ils ont vu qu’on était nouveaux, ils nous ont emmenés au poste de police. Là, ils nous ont fouillés et ils ont trouvé le petit paquet d’héroïne sur mon copain et là ils ont dit qu’on était des trafiquants mais c’est pas vrai qu’on est des trafiquants. Mon copain, il est intoxiqué depuis une douzaine d’années [soit depuis l’âge de 19 ans] alors parce qu’on en a trouvé sur lui, on me garde moi aussi »).
57 B. Aubusson de Cavarlay et M.-S. Huré, op. cit., p. 199.
58 Pour la période 1888-1894, 21,4 % des personnes jugées devant le tribunal de la Seine l’ont été pour vol. Cf. J.-C. Farcy et F. Démier, op. cit., p. 125. Dans l’entre-deux-guerres, le vol représenterait d’après le Compte Général 25 % des inculpations totales en France pour l’année 1921, 21,7 % en 1929 et 16,11 % en 1935.
59 Obligation de soin proposée par la justice en échange de l’abandon des poursuites.
60 Indice qui confirme que nous avons plus souvent à faire à des consommateurs ou à des revendeurs au détail arrêtés avec de faibles quantités de stupéfiants. Les saisies dépassant les quelques dizaines de grammes valent généralement présomption et inculpation de trafic. À une bonne d’enfants indochinoise usagère/trafiquante qui plaide l’usage personnel, le tribunal de Marseille a ainsi rétorqué qu’« il est certain qu’une pareille quantité de stupéfiants de diverses nature (en tout 25 gr d’héroïne, 9 gr de chandoo, 2 gr de cocaïne) préparés en paquets avec un matériel de pesage était surtout destiné à la vente » (208U31/61, extrait du jugement, 27 février 1937) ; le même tribunal souligne après l’arrestation d’un boy sénégalais trouvé porteur d’1 kg d’opium : « en raison de la quantité de substance trouvée sur le prévenu, il n’est pas douteux que celui-ci se livre au trafic des stupéfiants » (208U31/62, extrait du jugement du 13 février 1937).
61 Soit inférieure au minimum légal, mais l’amende (fixée à 10 000 F par la loi) a pu compenser cette relative clémence, les textes laissant au juge la possibilité de choisir entre les deux types de peine. Même élevée, l’amende reste généralement considérée comme moins infâmante qu’une privation de liberté, quoiqu’il ne faille pas sous-estimer son coût parfois très lourd pour les bourses les plus modestes. Au vrai, on est très mal renseigné sur les modalités de son recouvrement, et l’on n’oubliera pas qu’en cas de condamnation, les frais de justice viennent s’y ajouter. Un usagertrafiquant se trouve ainsi, lors d’une deuxième condamnation, acculé à régler à la justice une somme très au dessus de ses moyens : « Il est condamné à trois mois de prison et 1 000 F d’amende, ce qui lui fait avec la condamnation antérieure 6 mois de prison un total de 21 750 F à payer » (J. Ghelerter, op. cit., p. 66).
62 Nous y avons ajouté les quelques cas de renvois pour examen médical qui, trahissant un état de santé très délabré, préjugent le plus souvent d’une sentence faible ou nulle.
63 Le 25 février 1935 à Marseille, quatre malfrats accusés de gros trafic d’héroïne ressortent ainsi libres du tribunal faute de preuve. Dans de nombreuses affaires d’inculpations pour trafic doublées d’un autre motif (détention, port...), il y a relaxe pour le premier chef et condamnation seulement pour le second.
64 Nous recensons dans le groupe « usagers » 16 peines supérieures à un an de prison et 4 amendes atteignant le niveau maximal (9 000 F à 10 000 F).
65 Voir par exemple A.D. Seine, D1 U6 1762, 10e c.c., 8 mars 1923 ou des jugements du même ordre en A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/60 ou 208U31/61.
66 Nous avons renoncé, pour Marseille, à ventiler les inculpés par catégories de délits, en raison de la minceur de l’effectif global, de la plus grande uniformité de la délinquance comme de la sociologie de l’échantillon. Comme le montre le tableau p. 240, c’est le délit de port-détention qui a joué un rôle d’attrape-tout.
67 Conservés en A.D. Seine D3U9.
68 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/11, requête d’appel, 12 avril 1925.
69 Ibid., 208U31/16, requête d’appel, 18 décembre 1925. Voir un même argumentaire en 208U31/21 (1926), 208U31/46(1934) ou 208U31/49 (1934).
70 Titre de la thèse du doctorant en médecine Jean Perrin, publiée en 1938.
71 Voir J.-J. Yvorel, op. cit., p. 212. Rappelons le précédent célèbre de l’officier de marine Benjamin Ullmo, qui avait invoqué sa dépendance à l’opium pour justifier ses activités d’espionnage.
72 Voir les débats autour de la loi Béranger de 1891, qui nouent la question de la responsabilité à celle des circonstances atténuantes et du sursis, in A. Storra-Lamarre, « Du sursis à l’exécution des peines : les fondements doctrinaux de la loi du 26 mars 1891 », in Ordre moral et délinquance, op. cit., p. 225-232.
73 Rappelons que l’ivresse publique est réprimée par la loi du 13 février 1873.
74 On tiendra compte également de ce que les sursis et les peines inférieures au minimum légal font jouer, par le biais des circonstances atténuantes, la notion de responsabilité atténuée.
75 A.D. Seine, D1 U6 2273, 10e c.c., 8 janvier 1929.
76 A.D. Seine, D1 U6 1424, 8e c.c., 23 octobre 1917.
77 A.D. Seine, D1 U6 1396, 10e c.c., 9 mars 1917.
78 Elle peut en revanche demander l’internement en cas d’aliénation mentale. Jean Perrin cite le cas d’un jeune homme inculpé de vol : « morphinomane invétéré, [...] il présente d’autres troubles mentaux marqués et dont il semble que sa toxicomanie relève en grande partie ». L’expert conclut à l’irresponsabilité et à l’internement (op. cit., p. 40).
79 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 26 décembre 1936.
80 Ibid., observation XIII, p. 59.
81 Ibid., observation XII, p. 56.
82 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/15, 1924.
83 A.D. Bouches-du-Rhône, 403U/1274, 16 décembre 1937. C’est nous qui soulignons.
84 Voir tableau supra.
85 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/1, interrogatoire du 30 mars 1921.
86 Ibid., interrogatoire du 9 avril 1921.
87 A.D. Seine, D1 U6 1585, 10e c.c., 21 janvier 1921.
88 A.D. Seine, D1 U6 1791, 10e c.c., 20 juillet 1923.
89 A.D. Seine, D1 U6 3061, 10e c.c., 12 juillet 1935 et 3270, 14 janvier 1937.
90 A.D. Seine, D1 U6 2501, 10e c.c., 5 mars 1931.
91 A.D. Seine, D1 U6 2171, 10e c.c., 30 décembre 1927.
92 A.D. Seine, D1 U6 2089, 10e c.c., 3 mars 1927.
93 Obtenues chez un autre médecin ? L’attendu ne le précise pas. A.D. Seine, D1 U6 2075, 10e c.c., 15 janvier 1927.
94 A.D. Seine, D1 U6 1554, 11e c.c., 7 juillet 1920.
95 A.D. Seine, D1 U6 1574, 10e c.c., 17 novembre 1920. Nous retrouvons tout au long de la période des attendus martelant cet argumentaire, réitération qui révèle qu’il y a là un point de friction majeur entre médecine et justice, et une querelle d’interprétation quant aux termes de la loi (voir 26 février 1919, 20 juillet 1923, 12 juillet 1935). La loi de 1970 remédiera à cette faille de la législation en précisant : « au moyen d’ordonnances fictives ou de complaisance » (article L627).
96 Sans même parler d’éléments relativement impondérables qui nous échappent le plus souvent : talent et notoriété de l’avocat, attitude plus ou moins coopérative lors de l’instruction ou du procès, si déterminants ? La question est débattue. Cf. N. Herpin, L’application de la loi. Deux poids, deux mesures ? Paris, Le Seuil, 1977, p. 39 et B. Aubusson de Cavarlay, « Hommes, peines et infractions : la légalité de l’inégalité », in Criminalité, insécurité, politique criminelle, L’année sociologique, Paris, PUF, 1985, p. 275-308.
97 Op. cit., p. 174.
98 On ne sait pas toujours très bien quels ont été les critères incitant à définir le statut de l’inculpé non présent au tribunal comme « défaillant » plutôt qu’« en fuite ».
99 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/48.
100 A.D. Seine, D3 U6 147, lettre de M. X au juge d’instruction, 13 septembre 1912.
101 Le Compte Général... souligne dans son rapport pour l’année 1929 qu’un grand nombre d’amnisties ont été accordées entre 1919 et 1925.
102 A.D. Seine, D1 U6 2497, 2506, 3176, 3294, 10e c.c.
103 A.D. Seine, D1 U6 1762, 2539, 3004, 10e et 16e c.c.
104 Au delà d’un an de prison, l’unité de compte est le semestre, voire l’année : on ne trouve plus que des peines de 18 ou de 24 mois, parfois doublées avec le jeu de la récidive.
105 Voir par exemple AD Seine, D1 U6 3092, 10 mai 1929 ; 3094, 16 mai 1931 ; 3282, 18 février 1937.
106 Voir A.D. Seine, 17 octobre 1935 ou 24 octobre 1935.
107 Sur cette question, voir E. Retaillaud-Bajac, « L’usager de drogues en France dans l’entre-deux-guerres, petit délinquant ou délinquant malgré lui ? » in La petite délinquance du Moyen Age à l’époque contemporaine, Dijon, 1998, Éditions Universitaires de Dijon, p. 479-489.
108 Voir supra.
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