Chapitre IV. Une population entre stabilité et renouvellement
p. 195-230
Texte intégral
1Comme on le voit, l’origine des toxicomanies continue de renvoyer à des attentes, à des substances, à des pratiques fort diverses, qui forment autant de pôles socioculturels distincts. D’où la difficulté, à la fois logique et méthodologique, d’aborder comme un ensemble homogène les « usagers de drogues » pour tenter d’en déterminer les principales caractéristiques sociologiques. On a pourtant cherché ici à montrer que certains traits dominent, quel que soit les groupes envisagés, et que l’évolution générale est probablement celle d’un déclassement social progressif, même si la drogue concerne encore quelques milieux privilégiés. À partir de là se profile la difficile question de l’évaluation quantitative : diminution, stagnation ou gonflement des effectifs ? C’est, une fois encore, poser le problème de l’échec ou du succès de la répression.
Un idéal-type ? Sexe, âge, état-civil et familial
2Pour le XIXe siècle, Jean-Jacques Yvorel constatait déjà l’extrême difficulté d’établir un portrait-robot du consommateur de stupéfiants. Difficulté d’ordre conceptuel, en premier lieu, puisque la grande diversité des approches et des manières de pratiquer la drogue rendait nécessaire une sociologie par produits1 ; difficulté méthodologique, ensuite, puisque les biais propres aux échantillons, notamment médicaux, fragilisaient toute tentative de généralisation2. Les indicateurs disponibles semblaient néanmoins dessiner, dans le cas de la morphinomanie, le type dominant d’un jeune adulte de sexe masculin, souvent marié et père de famille, soit un consommateur intégré, malade plutôt que déviant ou marginal. Plus difficile à « photographier », la sociologie de l’opiomanie et de la cocaïnomanie n’en révélait pas moins des points de convergence, notamment la prédominance des hommes, et des âges moyens3. Signes, peut-être, que des données stables structuraient en profondeur le monde de la drogue, par delà son apparente diversité. En quoi les changements de l’entre-deux-guerres ont-ils pu contribuer à modifier ce portrait-robot ?
De la « Morphinée » à la « Garçonne » : un vice au féminin ?
Des représentations aux pratiques Un tropisme masculin confirmé ?
3La littérature du XIXe siècle a inventé la « Morphinée »4 ; celle des années vingt réinvestit, par la plume de Victor Margueritte, le portrait en négatif de la femme droguée, en campant une « garçonne » opiomane et cocaïnomane. Dans les deux cas, l’archétype du vice toxique est féminin, et s’associe à d’autres défauts traditionnellement prêtés au sexe « faible » : débauche, luxure, paresse, esprit de prosélytisme. Pourtant, les sources disponibles montraient toutes la prédominance des hommes, révélant par là un hiatus significatif entre préjugés dominants et réalité sociale5. Notre propos ne sera pas tant, ici, d’analyser ces œillères misogynes que de comprendre l’origine et la relative permanence de cette apparente dissymétrie de genre.
4L’évaluation globale de la répartition par sexe n’est au vrai pas tâche aisée, notamment parce que certains contextes socioculturels prédéterminent lourdement cette variable. Il va de soi, par exemple, que la drogue des travailleurs immigrés est presque exclusivement masculine, non seulement parce que ces groupes sont le plus souvent constitués de travailleurs célibataires, installés à titre temporaire sans leur famille, mais aussi parce que la consommation de substances psychotropes était déjà, bien souvent, réservée aux seuls hommes dans le pays d’origine6. De la même manière, les toxicomanies de guerre concernent majoritairement des anciens combattants ou des médecins de sexe masculin, à l’exception de quelques infirmières. À l’inverse, la consommation des milieux prostitutionnels est, par définition, féminine, malgré la présence marginale d’une prostitution homosexuelle masculine. Il existe cependant des catégories de consommateurs moins étroitement tributaires des effets de genre, les toxicomanies d’origine thérapeutique, par exemple, ou celle des artistes. Dans les cas d’égalité d’accès, on doit se demander s’il existe un rapport initial à la drogue différent, et si le rapport à la drogue évolue de la même manière selon le genre des individus concernés.
Un tropisme masculin confirmé ?
5Nos échantillons médicaux restent trop peu fournis, et trop mal connus dans leur composition, pour autoriser des conclusions définitives. Remarquons tout de même qu’ils donnent tous à voir une population qui reste, globalement, à dominante masculine : les proportions oscillent de 16 hommes pour 2 femmes chez Jean Perrin, de 42 pour 27 chez Dupouy, de 33 pour 17 chez Ghelerter et de 12 pour 9 chez Amélie Buvat-Cottin7, mais le rapport ne s’inverse jamais en faveur des femmes. Les échantillons étrangers présentés par Jules Ghelerter8 font apparaître un privilège des hommes tout aussi net, qu’ils datent du tournant du siècle ou de l’entre deux-guerres. On aurait donc affaire à une tendance lourde, qui s’explique d’ailleurs assez aisément : meilleur accès aux produits (évident dans le cas des professions médicales), et plus généralement, habitus masculin plus volontaire face aux expériences ou aux médications, peut-être aussi plus désinvolte face aux risques de dépendance.
6Toutefois, ces chiffres pourraient traduire non une consommation masculine plus importante, mais une demande de cure plus fréquente, liée à la plus grande difficulté de concilier une toxicomanie lourde avec les impératifs de la vie sociale et professionnelle. De fait, les statistiques judiciaires nous invitent à nuancer la conclusion d’un primat systématique du masculin en matière d’usages de stupéfiants. En effet, si l’application de la loi de 1916 a, proportionnellement, atteint beaucoup plus lourdement les hommes que les femmes – mais ce « privilège » est repérable pour l’ensemble de la délinquance9 –, le constat ne vaut plus si l’on établit une distinction par catégories d’inculpés. Ce sont d’abord et avant tout les activités de trafic qui apparaissent comme plus systématiquement viriles. Les « usagers », pour leur part, offrent une quasi parité de sexe (48,5 % de femmes pour 51,5 % d’hommes). Quant aux « détenteurs », groupe hétéroclite mêlant des revendeurs et des consommateurs arrêtés pour simple possession, ils présentent, sans surprise, une situation intermédiaire. Les statistiques judiciaires permettent donc de faire ressortir, plus nettement que les sources médicales, l’existence d’une toxicomanie au féminin. On constate même que le poids des femmes est, dans la période, à la hausse. À compter de 1929-1930, en effet, les femmes représentent près de 55 % des « usagers », contre 40 % au début des années vingt.
7Encore plus significatif apparaît l’évolution de la courbe des « détenteurs » : ceux-ci son masculins, jusqu’en 1933, dans des proportions presque identiques à celles des trafiquants (80 % d’hommes) puis se féminisent brusquement, à compter de 1935. Doit-on en déduire une progressive féminisation du monde de la drogue ? Et si oui, comment l’interpréter ?
Répartition par sexe des infractions à Paris (1917-1937)

Évolution de la répartition par sexe des usagers parisiens

Évolution de la répartition par sexe des usagers parisiens

8On commencera par écarter l’argument démographique de la dissymétrie des sexes au profit des femmes dans la société française de l’après-guerre, puisqu’il aurait dû jouer également dans le cas des échantillons médicaux. N’est-ce pas plutôt que les sources judiciaires donnent à voir une population qui n’est pas tout à fait identique à celle des hôpitaux et des maisons de santé ? En premier lieu, elles cernent mieux la population qui a recours aux stupéfiants de manière occasionnelle ou qui n’est pas engagée dans une consommation de longue durée, puisque le critère d’intervention de la justice n’est pas la toxicomanie mais la possession ou la détention de substances illicites. Face aux usages ponctuels et récréationnels, les femmes pourraient ainsi se trouver dans un rapport de moindre inégalité avec les hommes, ce qui impliquerait alors que les consommations masculines évoluent plus souvent vers des pathologies lourdes, mieux repérées par les médecins. Ce constat n’aurait rien de surprenant compte tenu de ce que l’on sait aujourd’hui du caractère fortement sexué des toxicomanies10. Si les usages mondains ou festifs sont peut-être plus souvent mixtes, l’habitus féminin de la période, encore largement façonné par des impératifs de modestie et de tempérance, aurait mieux préservé les femmes des risques de dépendance.
9Mais si nous postulons que les femmes ont eu globalement, face à la drogue, une attitude plus mesurée et plus prudente que les hommes, comment expliquer que la progression vers l’héroïnomanie qui caractérise les années trente n’ait pas accentué le déséquilibre des sexes en faveur du « sexe fort » ? C’est même, nous le savons, le contraire qui se produit, puisque la proportion de femmes tend à augmenter parallèlement à la courbe de l’héroïne. Pour comprendre la croissance des femmes dans nos statistiques judiciaires, c’est sans doute la spécificité des populations surveillées par les autorités qu’il convient d’invoquer au premier chef. Nous avons déjà souligné, pour Paris, l’attention particulière dont Montmartre faisait l’objet : la vulnérabilité du quartier permet de comprendre que nous trouvions spécialement bien représentée dans notre fichier judiciaire la population de danseuses, de chanteuses, d’artistes, mais aussi de prostituées qui peuplent Pigalle et la Butte.
10Peut-on aller jusqu’à suggérer que la misogynie déjà soulignée des préjugés sociaux a pu contribuer à orienter prioritairement les contrôles policiers vers certains groupes de femmes, notamment les prostituées ? Pour la Belle Époque, Jean-Marc Berlière a montré les abus auxquels avait mené le zèle de la Police des mœurs, ancêtre de la Brigade Mondaine11, dans la surveillance de la galanterie. De fait, la répression en matière de drogues a souvent recoupé le contrôle de la prostitution, fournissant un lot important d’inculpées à nos statistiques judiciaires.
11On tempèrera toutefois cet argument en remarquant que d’autres groupes, cette fois majoritairement masculins tels les travailleurs immigrés, sont tout aussi concernés par la surveillance des autorités, et que cette surreprésentation féminine, sans doute liée au poids de la prostitution, n’apparaît nullement dans le cas marseillais, au contraire caractérisé par la discrétion des femmes (17,05 % des inculpations). À Marseille, c’est d’abord et avant tout une population de marins, de tenanciers et d’ouvriers que la répression a atteinte, peut-être parce que le caractère très professionnalisé du trafic relativisait, par contraste, les délits moins graves (détention de petites quantités de drogues, par exemple). L’absence des femmes s’explique aussi par le fait que la catégorie de délit la plus indifférenciée sous l’angle du sexe, à savoir la fraude à l’ordonnance, est plus rare dans le fichier marseillais. Or n’oublions pas qu’à Paris, ce délit représente plus de la moitié des inculpations du groupe « usagers » et que les femmes, pour des raisons déjà analysées, y sont particulièrement bien représentées (55,5 % du total). Face au soin et à la douleur, le caractère sexué des comportements semble s’être partiellement effacé.
Vulnérabilités féminines
12On a ainsi le sentiment que nos sources font émerger au grand jour des populations que les sources mobilisables pour la période antérieure cernaient mal, mais qui étaient sans doute déjà concernées par la drogue, milieux prostitutionnels et bohème artistiqsue, notamment. La « féminisation » serait donc à relativiser. Le fait notable est plutôt que certaines catégories de femmes ont évolué insensiblement vers les drogues dures des années trente : celles, notamment, qui vivaient en contact étroit avec les trafiquants. Celles aussi pour qui la drogue restait de l’ordre d’une médication psychique, sans être synonyme de marginalité ou de « défonce12 ». Rappelons que la société française de l’entre-deux-guerres, frappée d’une forte dissymétrie des sexes, comptait un nombre élevé de veuves et de célibataires, et que le nombre de divorces y est en augmentation13. Ce sont là des situations de fragilité individuelle et de précarité sociale qui ont pu pousser, quand le contexte s’y prêtait, à recourir aux opiacés, un demi-siècle avant que Valium, Tranxène et autres Témesta n’offrent leur confort chimique. La littérature médicale laisse affleurer au cas par cas des situations de ce type. Celle, par exemple, d’une divorcée héroïnomane de 43 ans, « abandonnée par son ami après [un] accouchement, [...] sans ressources et dans un état de découragement profond »14 ou celle d’une infirmière célibataire qui, après avoir tenté de se suicider par peine d’amour, « succombe alors à la tentation de calmer ainsi son chagrin par la morphine15 ».
13Par delà ces exemples de consommatrices intégrées, ne peut-on également interpréter la toxicomanie du milieu prostitutionnel comme une identique réponse adaptative à la pénibilité du travail, à la dureté des conditions de vie, à des situations de désarroi poussées ? La toxicomanie féminine peut enfin témoigner indirectement de situations de soumission au conjoint ou au compagnon, que le lien prostituée/proxénète donne à voir dans sa version la plus sordide. Nous recensons, à travers la littérature médicale, une dizaine de cas de femmes qui disent avoir été initiées à la drogue par leur conjoint, dont une épouse de médecin morphinisée par son mari « dans le but de l’attacher à lui, car il était très jaloux16 ». De même, le dépouillement des archives judiciaires fait apparaître une vingtaine d’occurrences d’inculpations de couples. La toxicomanie conjugale, si souvent dénoncée par la littérature de la drogue, n’est sans doute pas qu’un mythe.
14La présence des femmes usagères de stupéfiants dans nos sources apparaît donc souvent liée à des situations de fragilité sociale et/ou psychologique, ou encore à des contextes de sociabilité mixte. Est-ce à dire que ces femmes témoigneraient dans leur rapport à la drogue du même lien de soumission ou d’imitation que dans d’autres conduites sociales et se montreraient incapable d’investir leur rapport aux drogues d’une dimension expérimentale ou subversive ? Si on peut difficilement faire du « droit aux drogues » une conquête féministe, soulignons tout de même que la curiosité pour les stupéfiants a pu aussi constituer, dans certains parcours individuels, une facette, assurément risquée, de l’émancipation.
Territoire du risque, horizon d’affranchissement
15Dans les milieux les plus affranchis et les plus libres, celui des grandes mondaines excentriques ou des artistes désireuses de rejeter les carcans traditionnels, l’usage récréationnel des drogues a pu ressortir de manière évidente d’« un défi au paraître féminin sobre, discret et maîtrisé17 ». Liturgie quasi sacrée, démarche à finalité créative, expérience des limites... autant de territoires virilement connotés que les drogues offraient au désir d’égalité. Pour une poignée de « garçonnes » privilégiées, le bambou, voire la seringue, ont pu ainsi figurer dans la cohorte des attributs phalliques – cigarette, pantalon ou automobile – qu’elles souhaitaient s’approprier. Sont-elles plus nombreuses en cet après-guerre qu’à la fin du XIXe siècle, quand le rituel du bambou charmait certaines maîtresses de maison ? Le personnage littéraire de Monique Lerbier reflète-t-il, jusque dans ses vices, le vécu de quelques bourgeoises qui bravèrent les lois et les conventions pour accéder à des plaisirs inédits ? Difficile de l’affirmer, même si l’atmosphère festive et libératrice de l’après-guerre a pu contribuer à diffuser ou banaliser l’usage des drogues récréatives dans les cercles huppés ou avant-gardistes. Kiki de Montparnasse, Yvonne George, Damia, Mopse (fiancée de René Crevel), la princesse Eugène Murat, Jeanne Bourgoint (modèle de Jean Cocteau pour Les Enfants terribles), Coco Chanel, Misia Sert, Nancy Cunard, Mireille Havet... autant de figures d’affranchies ou d’élégantes des années vingt et trente dont on sait qu’elles flirtèrent, parfois jusqu’à la déchéance et à la mort, avec les stupéfiants. Dans la mesure où elles se sont très rarement exprimées sur le sujet, il est difficile de qualifier et d’interpréter leur rapport aux drogues, sinon pour souligner qu’il fut souvent peu modéré. Seul le témoignage de l’écrivaine Mireille Havet18 souligne explicitement le désir de se libérer, dans tous les domaines de sa vie, des contraintes sociales imposées aux femmes. Son refus obstiné de toute désintoxication, sa glorification des drogues, fut une des voies privilégiées de sa rébellion existentielle, également perceptible dans son refus du mariage et du travail, dans son homosexualité affichée, dans son apparence androgyne19. Son cas reste cependant une exception : bien peu de femmes et même d’hommes eurent avec les drogues un rapport aussi téméraire, en même temps que conscient et réfléchi.
16Si de telles figures restent en dehors des normes, notons que la place des drogues dans l’histoire d’une émancipation individuelle est parfois repérable dans des contextes moins privilégiés. On évoquera le cas d’une jeune fille de milieu ouvrier, devenue demi-mondaine à Toulon puis entretenue par un enseigne de vaisseau. Interrogé par le juge, son père, chef ouvrier à la Direction d’artillerie navale, déplore que la jeune fille n’ait fait depuis l’adolescence que lui causer des ennuis : « Une première fois, à seize ans [soit vers 1919-1920], elle s’est enfuie de la maison. M’étant mis à sa recherche, je l’ai trouvée dans un bal public, maquillée, les cheveux coupés et je l’ai fait entrer chez moi avec le concours officieux de la police. » Placée dans un établissement religieux, la jeune fille ne tarde pas à s’évader de nouveau : « Depuis, elle s’est livrée à une vie de débauche qui fait mon désespoir ». Et lorsque le juge s’enquiert de savoir si le père savait que sa fille fumait l’opium, le pauvre homme effaré a ce cri du cœur : « Ah non, elle n’aurait jamais osé avouer une chose pareille20 ! » La drogue, comble du vice... et de la révolte ? Trace ténue, en tout cas, de ce que la dimension subversive de l’usage des drogues a pu parfois déborder le cercle étroit des avant-gardes parisiennes21.
17Dans l’entre-deux-guerres, l’usager de stupéfiants est donc une « usagère » dans un rapport qui varie d’environ 3 femmes pour 5 hommes chez les médecins, à la quasi parité dans nos statistiques judiciaires, en dehors du trafic. Jamais dominante, ce qui invalide la misogynie des représentations, la drogue au féminin n’en est pas moins une réalité sociale22, restée imperméable à la « nouvelle donne » de la période. C’est que l’usage de drogues renvoie à des motivations et des contextes différents de ceux d’aujourd’hui et ne s’articule pas de manière privilégiée à un milieu marginal et déviant, généralement plus répulsif pour les femmes.
18Désignée comme « féminime », la drogue a été aussi perçue, on l’a vu, comme une pathologie juvénile. Là encore, cependant, on décèle un hiatus entre opinions spontanées et pratiques sociales. Car si la drogue a pu concerner déjà certains groupes adolescents, cette catégorie ne se définit pas de la même manière qu’aujourd’hui et reste pour bonne part préservée des mirages de la toxicomanie. Le critère de l’âge permet ainsi de souligner certaines spécificités de la période.
L’usager de drogue : un jeune adulte
19La détermination de l’âge moyen des consommateurs englobe au vrai plusieurs questions sous-jacentes : celle de l’âge du premier contact avec le drogue, de la sortie de la toxicomanie et donc de la durée moyenne de l’intoxication ; celle, aussi, du moment du parcours le plus susceptible d’être enregistré par les instances sociales ; celle, enfin, des écarts observables en fonction des différentes modalités de l’usage.
20On sait déjà que nos sources donnent à voir en priorité les consommations de durée longue ou moyenne, celles qui ont nécessité une cure dans le cas des échantillons médicaux, ou, pour les statistiques judiciaires, celles qui sont déjà suffisamment installées pour pousser à l’acquisition illégale. Elles rendent malaisées, en revanche, l’évaluation de l’âge de l’initiation, surtout quand celle-ci n’a entraîné qu’un usage ponctuel. Ces limites expliquent peut-être que les statistiques disponibles aient tendance à vieillir artificiellement les populations concernées et rendent compte avant tout des formes d’intoxications les plus pathologiques, même si les sources judiciaires font parfois émerger des individus très jeunes23. D’autre part, la littérature médicale et parfois policière donne accès à une information qualitative qui renseigne mieux sur l’âge de l’initiation. Elle révèle que, dans l’entre-deux-guerres, la consommation de drogues concerne d’abord et avant tout une population de jeunes adultes, qui exclut le plus souvent les âges extrêmes.
Les âges de la drogue
21Les toxicomanes désintoxiqués à l’hôpital Henri-Rousselle, ont majoritairement rencontré la drogue entre 21 et 30 ans, et se sont fait désintoxiquer en moyenne 10 à 20 ans plus tard, soit vers 40-45 ans. Quoiqu’elles donnent à voir une population plus jeune, les moyennes obtenues à partir des données judiciaires n’invalident pas cette fourchette. La moyenne d’âge des inculpés parisiens s’établit en effet à 32 ans – 33,5 pour les « usagers » et 31,5 pour les « détenteurs » – et c’est bien la tranche des 25-35 ans qui regroupe le plus grand nombre d’inculpés. En effectifs cumulés, 85 % des inculpés de ces deux catégories avaient moins de 39 ans au moment de leur jugement. Le léger décalage constaté par rapport aux données médicales pourrait s’expliquer, nous y reviendrons, par une sociologie différente, mais aussi par le fait que les ennuis judiciaires précèdent souvent la demande de cure, et contribuent parfois à la motiver.
Distribution par âge des inculpés parisiens

22On remarquera au vrai que la moyenne d’âge de nos délinquants coïncide avec celle de la délinquance parisienne dans son ensemble24 et qu’elle ne varie guère d’une catégorie d’inculpés à l’autre, y compris pour les « trafiquants ». Par delà les traits spécifiques au monde de la drogue, on décèlerait peut-être là une propension aux illégalismes mieux représentée dans les âges moyens.
23Le croisement des données nous permet de formuler une première analyse : s’il existe des cas d’initiation précoce, et des situations de toxicomanies au long cours, le recours aux drogues n’est pas, majoritairement, le fait des adolescents, ni des vieillards, mais d’adultes jeunes ou moins jeunes, majoritairement inculpés et soignés entre 25 et 40 ans. Le fait se vérifie, avec des nuances, quelle que soit la catégorie de consommateurs envisagée.
24Initiée majoritairement entre 20 et 30 ans, les consommations, quand elles s’installent dans la durée, commenceraient à générer des ennuis judiciaires vers 25-35 ans, et se sèvreraient en moyenne 10 ans après le début de l’intoxication (vers 40-45 ans), lorsque, comme le formulent divers malades, on « désire ardemment laisser tout cela et vivre normalement »25, qu’on « trouve cette manie bête et [...] la vie meilleure sans drogue »26, que « l’assujettissement moral se fait trop pesant »27 ou, plus prosaïquement, que les problèmes suscités par les coûts pénaux, financiers et psychologiques de l’addiction deviennent ingérables. Ces cycles sont d’ailleurs repérables pour d’autres périodes et dans d’autres contextes28, ce qui laisse deviner un élément de permanence.
Carrières de toxicomanes soignés à Henri-Rousselle entre 1922 et 1934

25La répartition des inculpés par tranche d’âges indique de la même façon que les infractions à la loi de 1916 ne concernent que très minoritairement les plus de cinquante ans, soit que la pathologie s’épuise d’elle-même passé un certain âge, soit aussi – l’hypothèse est plus difficile à étayer – que les toxicomanies lourdes constituent un cause non négligeable de décès précoces29.
26Nous sommes au vrai très mal renseignés sur les décès par surdose ou par délabrement physique généralisé, qui affleurent au cas par cas. Ce sont quatre cas d’extinction des poursuites pour cause de décès que mentionne la source judiciaire parisienne30, ce qui est peu sur l’ensemble de la période – sans compter que l’imputation directe à la drogue n’est pas toujours possible31. Jules Ghelerter évoque pour sa part deux cures avortées en raison de la mort subite du patient, et l’on peut aussi mobiliser l’exemple de cette jeune trafiquante montmartroise poursuivie en 1919 pour « homicide involontaire » après qu’une de ses clientes fut décédée dans un bal public par surdose de morphine : « [...] par suite de cette injection, la fille X dut quitter le bal Tabarin où elle s’était rendue et après une syncope, elle fut transportée à l’hôpital Lariboisière où elle mourut dans la nuit32. »
Moyenne d’âge des inculpés parisiens par catégories
Ensemble des inculpés | 33,43 ans |
Par type de délit : | |
– ordonnances fictives | 37 |
– « usage » | 33,68 |
– « détention » | 31,63 |
– « trafic » | 32 |
Par sexe : | |
– hommes | 33 |
– femmes | 32,6 |
Par drogue : | |
– opium | 34,3 |
– morphine | 37,7 |
– héroïne | 32,5 |
– cocaïne | 30,6 |
Par profession : | |
– professions médicales | 42,9 |
– artistes | 30,9 |
– ouvriers | 30,15 |
– sans profession | 33,4 |
Par quartier : | |
– « Beaux quartiers » | 35 |
– « Grand Montmartre » | 31,6 |
27Toutefois, si un mauvais dosage peut s’avérer fatal, et une addiction de longue durée, entraîner un vaste éventail de dégradations physiques ou psychologiques qui ne prédisposent guère à mourir centenaire, il est rare, hier comme aujourd’hui, que la toxicomanie constitue en elle-même une cause directe et systématique de mortalité. Ainsi, dans l’exemple ci-dessous, l’on ne sait trop si c’est à la drogue ou à la maladie, voire aux préjugés de l’observateur, qu’il convient d’attribuer le risque de décès précoce :
« Cette jeune femme [une danseuse de 21 ans], atteinte d’une affection pulmonaire, est intoxiquée par usage constant de morphine et d’héroïne. Elle est dans un état de santé précaire. Ses ressources proviennent de sa fonction d’entraîneuse-danseuse dans une boîte de nuit et ses gains servent à l’achat de la drogue. Cette pauvre fille est condamnée à une fin rapide33. »
28Si la mort est parfois l’issue, la désintoxication définitive l’est beaucoup plus souvent, au terme de la décennie repérée plus haut. De ce point de vue, les hommes et les femmes semblent logés à la même enseigne, les courbes par sexes décrivant un mouvement à peu près identique.
29Si les moyennes d’âge relevées pour l’entre-deux-guerres révèlent une population un peu plus âgée qu’aujourd’hui, où l’on estime que les consommations chroniques lourdes sont très rares passés 35 ans34, on repère, aux deux extrémités de l’éventail, des cas d’âge atypique qu’il convient d’interpréter.
La toxicomanie du troisième âge, un phénomène marginal
30Malgré leur rareté, il se rencontre encore dans l’entre-deux-guerres des toxicomanes âgés, voire très âgés, pour la plupart vestiges de la « Belle Époque de l’Opium », tel ce solide vieillard de 80 ans évoqué par Amélie Buvat-Cottin en 1936, qui se pique à la morphine depuis plus de cinquante ans35. D’autres ont pu être victimes d’une rencontre thérapeutique tardive avec la drogue : l’addiction iatrogène est en effet plus que les autres susceptibles d’intervenir à tout âge. De fait, les quelques cas repérables – environ 10 % des patients des Drs Ghelerter et Dupouy ont commencé à se droguer après 40 ans36 – relèvent tous, sans exception, d’intoxications contractées dans le cadre d’un traitement médical : Amélie Buvat-Cottin nous présente le cas d’une malade de 64 ans entrée à la villa Montsouris en 1934, et qui « prend depuis quelques années de la morphine, en raison, dit-elle, de violentes crises douloureuses de l’hypocondre droit »37 ; Jules Ghelerter, celui d’un préparateur en pharmacie qui reçut à 61 ans « sa première piqûre [de morphine] faite par un médecin pour guérir ses insomnies38 ». La moyenne d’âge (48,5 ans) des patients désintoxiqués à la Villa Montsouris par Amélie Buvat-Cottin dans les années vingt et trente révèle d’ailleurs une population nettement plus âgée qu’à Henri-Rousselle, sans doute parce qu’elle est pour bonne part composée de toxicomanes ayant contracté leur intoxication avant guerre, et le plus souvent dans un cadre médical. Au sein des statistiques judiciaires, ce sont de même les inculpés pour fraude à l’ordonnance et les utilisateurs de morphine qui présentent la moyenne d’âge la plus élevée (37 ans). Dans la mesure où le vieillissement des individus augmente les occasions de recours à la médecine et aux médicaments, on ne doit pas s’étonner qu’il puisse aussi présenter des cas d’initiation tardive, ou de consommations menées jusqu’à un âge avancé.
31Toutefois, compte tenu des nouveaux interdits légaux et de la vigilance médicale croissante, cette toxicomanie de l’âge mûr nous semble résiduelle. Il est d’ailleurs probable que pour les indications bénignes, les malades âgés se reportent comme les autres sur les nouveaux psychotropes légaux, notamment les barbituriques pour le traitement des insomnies ou des états anxieux39. En tout état de cause, on ne dénombre pas, au travers de notre documentation, de légions de vieillards découvrant dans la fleur de l’âge la consolation ou l’apaisement des paradis artificiels, mais il est possible que la consommation du quatrième âge reste sous-enregistrée par nos sources, car elle entre dans le cadre d’une médication palliative et légale n’appelant ni cure ni poursuites judiciaires. Il est vrai qu’on quitte alors le champ des toxicomanies stricto sensu.
32Moins rares, mais jamais dominantes, les consommations juvéniles semblent plus nettement préfigurer l’avenir.
Consommations adolescentes : une jeunesse en rupture de ban ?
33Si les cas d’usages précoces restent minoritaires, nous croisons bien, comme déjà au XIXe40 siècle, des adolescents initiés très tôt à la drogue41. La littérature médicale évoque certes peu de rencontres antérieures à l’âge de 20 ans (ce fut le cas pour seulement 10 % des individus de l’échantillon Ghelerter et 1,5 % de l’échantillon Dupouy), mais les sources judiciaires attestent plus souvent ce cas de figure. Tous types de délits confondus, nous recensons quelque 43 prévenus de moins de 20 ans jugés en compagnie de comparses plus âgés, et les sondages effectués dans les registres de mineurs font également apparaître de très jeunes gens. C’est ainsi que le 26 juillet 1923, par exemple, une bonne à tout faire de 18 ans est jugée avec 7 coinculpés poursuivis pour « vol, recel, métier de souteneur et infraction à la loi sur les substances vénéneuses » ; trouvée porteuse d’héroïne et de cocaïne, elle est accusée pour sa part d’avoir « usé en société de ces substances » en compagnie d’une amie et d’un mécanicien de 24 ans, eux-mêmes soupçonnés de trafic42. Dans une autre affaire de 1917, on soupçonne le rôle initiateur d’une prostituée, le jugement ayant réuni un livreur des Halles de 17 ans et une « artiste » de la rue Pigalle, tous deux accusés d’avoir « usé en société » de cocaïne43. Un jugement plus tardif confirme la pérennité de ces initiations précoces :
« Le jeune X [un ex-garçon boucher sans domicile fixe] a révélé qu’il était intoxiqué depuis deux ans, c’est-à-dire qu’il n’avait que 16 ans lorsque ses fréquentations dans le monde des invertis l’ont amené à s’injecter de la morphine. Sans travail, sans domicile, cette épave se procurait des ressources par les moyens les plus répugnants et ses ressources étaient destinées à acquérir de la drogue44. »
34Ces exemples d’initiation précoce révèlent-ils que les stupéfiants commencent à fédérer la sociabilité juvénile ? La jeunesse est certes le temps des expérimentations, des découvertes et des initiations – on le sait notamment pour les psychotropes légaux, alcool ou cigarette. Elle coïncide aussi, pour les urbains de sexe masculin, avec la découverte des milieux à risque – bals, dancings ou bordels, voire la caserne quand le service militaire est effectué dans certains corps (marine ou armée coloniale). Et les jeunes filles qui flirtent avec la prostitution peuvent devenir des victimes désignées de la drogue, on l’a vu dans le contexte toulonnais45.
35Au sein de la jeunesse bourgeoise et étudiante peut jouer de surcroît le désir de « transgresser les normes vestimentaires, langagières ou morales [des générations anciennes] »46, qui rend compte de l’attirance pour diverses conduites d’excès tels que dadaïsme, jazz, bal nègre... ou cocaïne. Dans les années qui ont suivi la guerre, une génération de jeunes bourgeois liés aux avant-gardes artistiques a manifesté son désir d’en découdre, certains en prenant des drogues et en donnant à leur geste une dimension affirmée de révolte, tels Jacques Vaché ou Roger Gilbert-Lecomte47. Plus modestement, la drogue relève parfois de frasques adolescentes qui conjuguent également beuveries ou coucheries. Nous en trouvons la trace dans ce rapport de police nantais :
« Je crois devoir vous signaler le Billard Club, rue Franklin et l’Académie de Billard, Cercle, place du Commerce, où les jeunes gens, même ceux de moins de 18 ans, sont admis, jouent et perdent beaucoup d’argent.
La plupart usent de stupéfiants, passent leur temps à flâner, négligent leurs études et compromettent leur avenir48. »
36L’entourage de Jean Cocteau incluait de même de nombreux jeunes gens, amis, artistes, amants de passage, à qui le poète faisait parfois partager son goût de l’opium, ce qui lui valut en 1929 d’être fiché par la police en terme peu amènes :
« Un témoin oculaire représente ce littérateur comme fréquentant et recherchant à chacun de ces passages, de tout jeunes gens avec lesquels il commet des actes immoraux, soit au bord de mer, soit au “Welcome” même. Ce même témoin affirme que M. Cocteau se livre au trafic de l’opium et qu’ils installent dans sa chambre d’hôtel une véritable fumerie où il convie certains pédérastes notoires49. »
37Si ces exemples laissent bien transparaître des phénomènes d’usage parfois très juvéniles, ils montrent aussi combien il est difficile d’embrasser dans une même interprétation la toxicophilie d’une prostituée en herbe, d’un jeune ouvrier, ou celle d’un étudiant ou d’un lycéen, issus de la bourgeoisie ou des classes moyennes. Les sources judiciaires épinglent avant tout des jeunes gens de milieux populaires, pour la plupart déjà entrés dans la vie active (soldats, ouvrières ou artistes, domestiques...) et bénéficiant d’une relative autonomie personnelle. La tentation des stupéfiants concerne ici des individus confrontés plus précocement que la jeunesse bourgeoise aux réalités pratiques et pécuniaires de l’existence et touche essentiellement des milieux évoluant aux frontières du monde de la délinquance ou de la débauche. L’âge ne semble guère avoir de signification particulière, sinon dans le fait qu’il a pu induire une sociabilité de la tentation. Chez les jeunes gens aisés et cultivés, en revanche, le recours aux drogues pourrait signaler plus explicitement une dimension de transgression, en liaison avec une crise d’adolescence. Mais il reste rare que ces tentatives d’affirmations identitaires débouchent sur une vraie marginalité de la drogue, encore extrêmement circonscrite.
38Il paraît ainsi difficile de repérer un lien privilégié entre drogues et adolescence, à une date où cette catégorie n’est d’ailleurs pas clairement construite par les perceptions sociales : il faudra pour cela que la démocratisation de l’enseignement, l’allongement du temps des études et la culture de masse des trente glorieuses « inventent » ce temps de latence intermédiaire entre enfance et vie active, qui est souvent celui de toutes les expérimentations. Comme au XIXe siècle, la drogue reste un fait qui concerne avant tout les âges médians, engagés dans un mode de vie ou des activités à même de favoriser la rencontre avec les stupéfiants.
39S’il ne se signale pas par des âges extrêmes, l’usage de stupéfiants semble en revanche concerner plus systématiquement des individus en décalage par rapport au modèle familial dominant.
Des populations en situation de décalage social
40Les éléments de l’état-civil fournis par nos différentes sources50 permettent en effet de constater que les usagers repérables apparaissent beaucoup plus souvent que la population de référence comme des individus célibataires, divorcés et sans enfant51, ce qui, dans la société de l’entre-deux-guerres, les place de facto en situation de marginalité relative.
Situation familiale des inculpés parisiens pour infractions à la loi de 1916

41Sans doute la source judiciaire surreprésente-t-elle une population d’usagers déjà marginale à d’autre titre : le taux élevé de célibataires et de « sans enfant » parmi les prostituées ou les travailleurs immigrés était attendu. Toutefois, ces traits s’observent pour toutes les catégories d’inculpés. De ce point de vue, c’est surtout le taux élevé de célibataires (57 à 69 % des inculpés selon les catégories de délinquants) qui doit retenir notre attention, car il distingue nettement les individus concernés de l’ensemble de la population (parmi les 20 ans et plus, on recense de 23 à 21 % de célibataires en 1921 et 1936 dans le département de la Seine52), et ne peut être uniquement imputable au poids des jeunes, puisque l’analyse par tranches d’âge montre que le taux de célibat demeure élevé dans toutes les catégories – sauf pour les plus âgés, mais ce sont aussi les moins nombreux. Ainsi, s’il n’y a rien de surprenant à ce que 98,5 % des 15-19 ans, 84,5 % des 20-24 ans et encore 71,35 % des 25-29 ans se déclarent célibataires, on reste, pour les plus de 30 ans, à des taux largement supérieurs à la norme parisienne, de 62 à 40 % de célibataires environ jusqu’à la tranche des 50 ans et plus. Notons d’ailleurs que les sources médicales traduisent la même tendance, bien que les pourcentages soient moins significatifs : Jules Ghelerter dénombre ainsi 44 % de célibataires et 20 % de divorcés/séparés dans son échantillon, les mariés ne représentant que 34 % de ses patients. Enfin, les pourcentages observés restent relativement stables durant toute la période, comme le montre le tableau ci-dessous :
Évolution de l’état-civil des inculpés parisiens
1917-21 | 1935-37 | |
Effectif total | 573 | 419 |
État-civil : | % | % |
– célibataires | 64,57 | 56,80 |
– mariés | 24,08 | 24,34 |
– veufs | 2,62 | 2,86 |
– divorcés/séparés | 1,75 | 7,88 |
– non précisé | 6,98 | 8,12 |
Nombre d’enfants : | % | % |
– aucun | 81,68 | 71,36 |
– un enfant et plus | 12,57 | 21 |
– non précisé | 5,75 | 7,64 |
42Le taux de divorcés distingue également notre échantillon d’inculpés, puisqu’il concerne 5,6 % de nos « usagers » et 6,8 % de nos « détenteurs » contre 2 % des plus de vingt ans dans le département de la Seine.
43Spécificité du monde de la drogue ? Ou tendance générale de la délinquance ? Pour la période antérieure, Jean-Claude Farcy et Francis Démier pouvaient déjà remarquer la surreprésentation des célibataires parmi les prévenus parisiens, au point de conclure que « le célibat est bien un facteur important de la déviance : pour des raisons diverses (signe d’échec social, solitude difficile à vivre, etc) il augmente la marginalisation [...]53 ». Dans le cas spécifique de la drogue, est-ce le célibat qui favorise le recours aux psychotropes, alcool inclus ? Ou, à l’inverse, une toxicomanie diminue-t-elle les chances de construire une vie « normale », qui passe encore très largement, dans l’entre-deux-guerres, par le mariage et une vie familiale stable ? Ces deux éléments jouent sans doute à égalité. On avancera aussi que les stupéfiants concernent souvent les individus pratiquant le noctambulisme et une vie mondaine active, peut-être plus souvent célibataires et sans enfant. Cause ou conséquence de célibat, la drogue fédère prioritairement des individus en situation de décalage social, même si la figure du toxicomane marié, père ou mère de famille, n’est pas absente54, principalement dans la catégorie des toxicomanies d’origine thérapeutique : au sein du sous-groupe « ordonnances fictives », les célibataires sont moins nombreux (47,8 % de l’ensemble), tandis que les mariés forment 32,2 %. Les veufs, eux, (9,44 %)55 sont quasiment représentés au pro rata de la norme parisienne (12 % en moyenne de 1921 à 1936), tandis que les « sans enfant » (77,7 % du total) sont proportionnellement un peu moins nombreux que dans les autres groupes56. Involontaire et accidentelle, l’intoxication thérapeutique a toutes les chances d’être moins souvent liée à une situation familiale instable qu’opiomanie et cocaïnomanie récréationnelles. Ce qui pourrait expliquer que nos inculpés des « Beaux quartiers », pour bonne part composés d’artistes et de mondains, restent plus largement célibataires (à 57,5 %) et sans enfant (81,5 % des cas) malgré une moyenne d’âge plutôt élevée de 35 ans.
44Ces nuances ne doivent pas masquer le fait que nous avons globalement affaire à une population que son statut familial distingue nettement de la norme sociale, signe probable d’une relative inadaptation, ou de déracinement, même si cette caractérisation est plus difficile à démontrer. On sait que la drogue concerne plusieurs catégories d’immigrés, mais comment dissocier cas de détresses individuelles et simple habitude culturelle ? Dans notre catégorie « usagers », Parisiens de souche et provinciaux se répartissent selon des proportions qui ne les distinguent guère de l’ensemble de la population parisienne. Il est même possible que les toxicomanies mondaines impliquent un type de sociabilité et un affranchissement qui sont plus souvent le fait d’urbains intégrés que de migrants récents. Remarquons en revanche que les provinciaux d’origine sont plus nombreux chez les « trafiquants », peut-être parce que la précarité matérielle résultant d’une installation récente est plus souvent criminogène. Le critère du lieux de naissance s’est, au bout du compte, révélé peu pertinent.
45Si le « drogué-type » de l’entre-deux-guerres n’est pas encore le « jeune » qu’il tendra à devenir plus systématiquement dans le dernier tiers du XXe siècle57, il se caractérise déjà par une situation personnelle relativement instable, et par la prédominance relative des hommes. Reste à définir son origine socioprofessionnelle, qui constitue peut-être le principal élément de mutation de la période.
Un élargissement social de la drogue ?
46On sait que l’absence de travaux sur la toxicomanie pour l’entre-deux-guerres a pu alimenter le sentiment que le régime de pénalisation avait tari le flux des entrées dans la drogue et, par là, jugulé temporairement le nouveau « fléau58 ». Cette analyse postule implicitement que les abandons suscités par la « nouvelle donne » n’auraient pas été compensés par l’entrée en toxicomanie de nouvelles couches de population. Or, l’examen des éléments statistiques disponibles, notamment les moyennes d’âge, a montré que le vivier des usagers s’était tout au contraire renouvelé régulièrement, avec, selon toute vraisemblance, un partiel renouvellement sociologique. L’enjeu qualitatif s’articule donc étroitement, ici, à l’enjeu quantitatif. Qui sont ces nouveaux usagers de drogues, et que révèlent-ils des mutations de cet univers ?
Recompositions sociologiques
Le renouvellement du stock de consommateurs
47La stabilité de la structure par âge articulée à celle du nombre d’inculpés59 tend bien à indiquer qu’il y a eu tout au long des années vingt et trente, un renouvellement régulier des populations inculpées.
48On observe même que les effectifs enflent de nouveau à partir de 1935, après l’étiage de la période 1931-33, et que ce gonflement concerne, en valeur relative et absolue, plus de consommateurs qu’au début des années vingt60. La mise en parallèle de la courbe des inculpations, et celle de l’évolution de la moyenne d’âge permet ainsi de faire apparaître une population d’inculpés relativement stable en nombre et en âge. On constate de surcroît un rajeunissement à compter de 1937, année où nous retrouvons de jeunes, voire de très jeunes inculpés.
Évolution de l’âge moyen des inculpés parisiens pour infractions à la loi de 1916

49Ainsi, la grande majorité des usagers qui sont passés devant les tribunaux cette année-là ne sont pas de vieux intoxiqués, mais des recrues relativement récentes, arrivés à la drogue dans les années trente, c’est-à-dire quand le cycle de l’héroïne était déjà bien amorcé.
Évolution du nombre d’inculpés pour infractions

50En tout état de cause, la stabilité des âges moyens invalide la représentation souvent véhiculées d’un stock de consommateurs qui se serait formé dans les années 1880-1925, pour décroître lentement par la suite, passée la mode et sous les effets de la crise, au point que les toxicomanes des années trente, inévitablement vieillis, ne seraient plus que le résidu des gros contingents de la Belle Époque, les sorties de la drogue supplantant désormais largement les entrées.
51Ce renouvellement s’est effectué alors même que le contexte des usages s’est durci, que de nouveaux produits sont apparus et que le commerce des drogues est passé pour bonne part sous le contrôle de la pègre professionnelle. Voilà qui doit nous inciter à nous demander si la drogue recrute toujours dans les mêmes milieux qu’à la « Belle Époque de l’opium ».
Une prolétarisation du monde de la drogue ?
52On a cherché dans le tableau ci-dessous à faire apparaître l’évolution du poids des différentes catégories socioprofessionnelles des inculpés, en établissant deux groupes distincts. Le premier rassemble la totalité des individus jugés devant le tribunal de la Seine, et mêle donc toutes les catégories de délits. Malgré son imprécision, il fait bien apparaître les pôles de déclin et de stabilité. Le second, plus précis, regroupe les « usagers » et les « détenteurs ».
Évolution du pourcentage d’inculpés parisiens par C.S.P.

53La relative stabilité du premier groupe pourrait traduire tout aussi bien le caractère immuable de la sociologie des inculpés que la tendance souvent relevée des services de police à aller toujours « pêcher dans les mêmes eaux »61 – en l’occurrence, Montmartre qui, bon an mal an, continue d’alimenter 40 % du fichier parisien. Le fait semble patent pour les catégories intermédiaires et populaires (ouvriers, boutique, employés) et pour les « artistes », ces derniers représentant tout au long de la période un pôle structurel de consommation et de petit trafic. On perçoit cependant des signes d’évolution, certains dans le sens du déclin (c’est le cas des professions médicales, de celles du tertiaire supérieur et intermédiaire), d’autres dans le sens d’une croissance (particulièrement nette pour les métiers de la restauration/hôtellerie). La croissance des « sans profession » nous paraît en revanche due essentiellement à un changement de nomenclature, le taux de « non spécifiés » étant plus élevé au début de la période qu’à la fin. En réalité, il y a sans doute là également un pôle de stabilité.
54L’analyse du second groupe confirme ces tendances. Le déclin des professions médicales et du tertiaire supérieur/intermédiaire est avéré, de même que la bonne résistance des « artistes » ; quant aux ouvriers et aux métiers de la restauration et de l’hôtellerie, ils donnent cette fois l’impression de progresser plus nettement, comme si ces deux catégories se trouvaient de plus en plus concernées par des délits relevant de l’usage et de la possession de drogues. Un deuxième tableau, celui de l’évolution des moyennes d’âge par catégorie socioprofessionnelle, peut nous permettre d’affiner l’analyse.
55Il tend à montrer que les catégories en déclin ou en stagnation sont aussi celles qui vieillissent insensiblement. Le fait est manifeste pour les professions médicales, un peu moins net, quoique tendanciellement identique, pour les « sans profession » ou le tertiaire supérieur. Et ce vieillissement concerne également les « Beaux Quartiers » et les fraudeurs à l’ordonnance. En revanche, les catégories résistantes ou en progression conservent des moyennes d’âges stables, ou font état d’un léger rajeunissement. C’est le cas pour les ouvriers, les métiers de la restauration et de l’hôtellerie, les artistes. La courbe d’âge des inculpés du « Grand Montmartre », qui englobe une majorité d’ouvriers, d’artistes, de métiers de la restauration et de l’hôtellerie, évolue peu. Ainsi, des pôles apparemment résistants en pourcentage d’inculpés peuvent en réalité stagner ou décliner, alors que d’autres révèlent un renouvellement de leur population.
Évolution de la moyenne d’âge des inculpés parisiens selon la CSP

56On ne sous-estimera certes pas, dans l’interprétation, la relative fragilité des données. Les effectifs restent souvent fluets, les évolutions peu lisibles, et les tendances qui se dessinent dans la deuxième moitié des années trente mériteraient d’être confirmées par des dépouillements ultérieurs. Le mouvement général n’en est pas moins clair : on constate en effet le lent déclin des catégories les plus bourgeoises et les mieux insérées socialement (professions médicales, tertiaire supérieur, « Beaux quartiers », ordonnances fictives...), qui se traduit par une baisse relative ou absolue du nombre d’inculpés et par leur vieillissement ; la bonne résistance ou la progression des catégories populaires (ouvriers, boutique, hôtellerie-restauration) et/ou les plus marginales (artistes, « Grand Montmartre »). Comme nous le postulions déjà, on a bien le sentiment, qu’à la fin des années trente, la drogue des élites et des classes moyennes, est en régression, alors que la drogue gagne de nouvelles couches sociales, ou du moins, qu’elle concerne les catégories populaires et la bohème de manière plus exclusive. La présence de ces dernières n’est d’ailleurs pas seulement liée aux effets de sélection des sources judiciaires, puisque l’échantillon du Dr Dupouy62, présenté en 1934, est composé pour 32 % d’ouvriers et d’artisans, de commerçants et de métiers de la restauration, d’employés et de domestiques, auxquels on peut adjoindre les 11,5 % formés par les professions commerciales (le plus souvent des représentants de commerce), soit près de la moitié (43,5 %) du groupe total. En revanche, nous avons déjà eu l’occasion de souligner que les malades de la Villa Montsouris63, d’origine sociale plus aisée, affichait également une moyenne d’âge plus élevée (48,5 ans). Là encore, on a bien que le sentiment que les toxicomanies bourgeoises vieillissent plus nettement que les catégories populaires, comme si ces dernières recrutaient plus régulièrement. Si l’on articule cette analyse à la typologie présentée au chapitre 2, on perçoit de même le déclin des pôles les plus intégrés (usages mondains, intoxications thérapeutiques et coloniales) au profit des drogues « du plaisir et du crime », qui forment aussi un pôle plus populaire. Comment rendre compte d’une telle évolution ?
Un élargissement social des intoxications thérapeutiques ?
57S’il n’est sans doute pas central, l’argument d’une évolution dans la sociologie des soins doit être envisagé, car il pourrait rendre compte d’un certain nombre de toxicomanies populaires.
58Pour le XIXe siècle, en effet, Jean-Jacques Yvorel estimait que le problème de la morphinomanie iatrogène avait d’abord concerné les populations bénéficiant des traitements de pointe, soit les élites urbaines, avant que la médicalisation de la société ne démocratise peu à peu l’usage thérapeutique des opiacés et, partant, le risque de toxicomanies médico-hospitalières64. Dans notre période, la démocratisation de l’accès au soin se poursuit, avec, notamment, la mise en place d’un système d’assurance-maladie qui offre aux plus modestes un début de couverture sociale65. À côté du réseau libéral que privilégient les classes aisées, l’hôpital continue de remplir sa mission d’accueil des moins fortunés, même s’il existe dans la période « une pression sociale de plus en plus forte pour que l’hôpital public élargisse sa clientèle à des malades qui vont parfois jusqu’à se déguiser en nécessiteux pour forcer ses portes66 ». Le problème de l’intoxication iatrogène est ainsi susceptible de toucher un éventail de population plus large qu’au XIXe siècle. On peut même se demander si l’on n’assiste pas à un renversement de tendance, du fait que la médecine bourgeoise est désormais mieux sensibilisée aux problèmes de l’accoutumance et dispose d’une gamme thérapeutique plus diversifiée que par le passé, laquelle permet de contourner le risque de l’addiction. C’est souvent, nous l’avons vu, chez des petits médecins de quartier ou dans des campagnes reculées que l’on continue de prescrire la morphine ou l’héroïne. Les échantillons d’Henri-Rousselle font apparaître, pour ce qui relève des intoxications thérapeutiques, d’une réelle mixité sociale, incluant tout aussi bien une blanchisseuse67, une dactylographe68 ou un chauffeur de taxi69 qu’un négociant70, un industriel71 ou une journaliste72. La décrue des toxicomanies iatrogènes pourrait donc s’être effectuée à des vitesses différentes selon l’origine sociale des patients, plus rapidement pour les populations aisées, bien informées et suivies par l’élite des médecins.
59De manière plus décisive, c’est sans doute la criminalisation du monde de la drogue et son implantation dans certains quartiers populaires, qui semblent avoir joué un rôle dans la reconfiguration sociologique que connaît l’entre-deux-guerres.
De nouveaux vecteurs de diffusion
60On l’a vu, la rencontre avec la drogue s’est souvent effectuée « par entraînement », sur l’initiative de l’entourage familial ou amical. Nous n’en savons guère plus, généralement, sur les circonstances qui ont présidé à la première expérience. Mais l’on n’ignore pas en revanche que les stupéfiants circulent largement dans les lieux de plaisir – bars, cafés, maisons de passe ou dancings – de certains quartiers fréquentés par les membres des classes populaires ou de la petite bourgeoisie. C’est sans doute à ce type de fréquentations qu’il convient de rattacher les déclarations d’une ouvreuse de cinéma de 30 ans qui dit avoir été « cocaïnomane d’abord, par chagrin, héroïnomane ensuite (1930) « pour pouvoir dormir », entraînée par des intoxiqués »73 ; de cet ouvrier sertisseur de 26 ans qui « s’intoxique depuis un an [à l’héroïne], par entraînement »74 ; de ce représentant de commerce qui « prend de l’héroïne pour la première fois en 1932 par entraînement, à la suite de chagrins intimes et sur les conseils d’un camarade »75 ; de cet ébéniste de 29 ans héroïnomane « par curiosité d’abord, entraînement, puis par besoin76 ».
61Ces témoignages révèlent l’existence d’une sociabilité populaire que la drogue commence à toucher. Très circonscrite géographiquement, elle devient néanmoins un pôle repérable de la période, surtout à compter des années trente. Dans ses rapports, Louis Métra, de la Brigade Mondaine, a été particulièrement sensible à cette évolution, et la formulation parfois caricaturale de ses conclusions ne doit pas masquer le fait qu’elles corroborent largement le reste de notre documentation. « De nouveaux noms de trafiquants et d’intoxiqués apparaissent, remarque-t-il ainsi en novembre 1937. L’examen des situations sociales est troublant : valet de chambre, coiffeur, ouvrier-tailleur, garçon limonadier, agents d’assurances, telles sont les professions relevées. Ceci montre la gravité du fléau77. » Cette analyse repose sur un certain nombre d’affaires, par exemple l’arrestation, en 1937, au café Le Clair de Lune, Bd de Clichy, d’un camelot de 20 ans en compagnie d’un jeune homme sans profession de 25 ans, d’un soldat de 21 ans et d’un garçon de café de 27 ans : « Ces individus de mœurs anormales communiaient tous dans le goût des drogues et notamment celui de l’héroïne, poursuit Métra. Jeunes dévoyés, ils hantent les débits mal famés à la recherche de la satisfaction de leurs bas instincts78. » Ou encore, à l’automne de la même année, au sujet d’une petite bande incluant un employé de bureau (36 ans), un polisseur (19 ans) et deux personnes sans profession de 34 et 29 ans, dont une femme : « Tous ces individus sont de pauvres hères qui vivent d’expédients et usent de drogues. Ils apparaissent aussi comme des trafiquants en puissance, capables de toutes les compromissions pour se procurer de la drogue79. » La majorité de ces prévenus déclinent des adresses montmartroises ou situées dans le XIe arrondissement de Paris, parfois aux Halles, soit les quartiers qui conjuguent habitat populaire et sociabilité nocturne. À la suite d’une série d’arrestations rue de Lappe, le brigadier a d’ailleurs également remarqué que « la drogue s’est répandue à la Bastille » et que « de ce qui précède, une constatation découle c’est que la drogue atteint toutes les classes sociales80 ». Bon connaisseur du milieu de la drogue, qu’il a fréquenté au temps de son amour malheureux pour la chanteuse morphinomane Yvonne George, Robert Desnos remarque de même par la bouche d’un personnage de roman :
« Tiens, mon vieux, depuis trois ans l’héro est arrivé dans la rue de Lappe. Tous les demi-sel du coin s’en mettent plein les narines. [...] Il y a un mois, j’ai trouvé de l’héro chez des terrassiers. Tu m’entends, des vrais terrassiers, des purs. Pas des maquereaux maquillés en ouvriers. Encore vingt ans et tout le monde en prendra81 »
62La généralisation sans doute abusive ne doit pas masquer l’intérêt du constat. À la fin des années trente, la drogue s’est partiellement évadée de ses cercles d’origine pour conquérir de nouveaux territoires populaires et séduire des populations qui n’avaient pas nécessairement, à l’origine, la curiosité intellectuelle ou le snobisme des élites.
63Souvent dénoncée comme cause majeure de diffusion sociale des toxicomanies, la fréquentation des prostituées est assurément un vecteur plausible. Confortant les préjugés dominants, de nombreux témoignages confirment leur rôle. C’est parce qu’il avait « des collages avec des demi-mondaines » qu’un jeune homme observé par Jean Perrin dit avoir « pris l’habitude de la cocaïne et de l’héroïne »82 tandis que C, jeune soldat poursuivi pour désertion dans les années trente, « a commencé à prendre des toxiques quelques mois plus tôt, entraîné par des prostituées de Montmartre83 ». L’arrestation à Marseille d’un agent commercial lyonnais signale une même influence : « Je fais usage d’héroïne d’une façon occasionnelle et à de rares intervalles. J’ai été initié par une nommée X qui actuellement, à ma connaissance, serait détenue. Je me rendais avec cette personne dans les établissements de nuit de Marseille [...]. Très souvent l’année dernière alors que j’étais avec elle pendant mes deux séjours à Marseille, je me suis livré à l’emploi de l’héroïne en sa compagnie84. » C’est peut-être dans les ports que la circulation des produits entre le milieu de la prostitution, celui des militaires et des marins est la plus poussée.
64Lié au précédent, le second vecteur est celui du trafic. Quoique la sociologie des usagers et celle des revendeurs diffèrent, on sait qu’il a existé des passerelles de l’un à l’autre, notamment auprès de certaines catégories sociales ou de certaines professions que leur position carrefour et leur mobilité rendaient utiles pour de telles activités : courtiers, voyageurs de commerce, personnel de la restauration, chauffeurs de taxi ou camelots, que nous trouvons toujours bien représentés dans nos statistiques judiciaires et dans nos échantillons médicaux : Roger Dupouy, par exemple, a désintoxiqué 8 représentants de commerce et 2 chasseurs de restaurant à Henri-Rousselle. Un rapport du brigadier Métra souligne le rôle de trait d’union entre usage et trafic qu’ont pu jouer ces professions :
« Le nommé X est un toxicomane notoire en relations suivies avec des adeptes des drogues auxquels il procure des stupéfiants. Exerçant toutes les professions et plus spécialement celle de courtier en bijoux et prêteur sur gages, il entretient des relations avec tous les milieux sociaux, ce qui lui permet d’approcher des initiés de stupéfiants85. »
65Les statistiques judiciaires font même apparaître une évolution intéressante : au début de la période, nous trouvons ces professions essentiellement concernées par des activités de trafic et de revente. Mais petit à petit, leur pourcentage croît nettement dans la catégorie « usagers et détenteurs86 ». L’augmentation est particulièrement nette pour les ouvriers et les « métiers de la restauration et de l’hôtellerie ». Déjà représentés, quoique faiblement, dans la catégorie « usagers/détenteurs » dès le début de la période87 (4,87 %), ils sont proportionnellement trois fois plus nombreux dans la deuxième moitié des années trente. Quant à la progression des métiers de la restauration et de l’hôtellerie, elle est régulière dans la période tous délits confondus, ce qui permet de postuler que l’implication croissante de ces professions dans les circuits de la drogue a eu pour effet de favoriser également la progression de l’usage.
66Le commerce et le maniement des produits auraient ainsi constitué un facteur de tentation non négligeable. L’hypothèse apparaît particulièrement vraisemblable pour les ouvriers qui, représentant tout au long de la période environ 20 % des inculpés, mais en changeant peu à peu de catégorie d’inculpation, du trafic dominant à l’usage majoritaire.
67Ce qui rend toutefois difficile d’apprécier l’ampleur du phénomène, c’est que les modalités de l’inculpation semblent différer sensiblement selon les groupes sociaux et les types de consommation. Il est logique en effet que ce ne soit pas pour le même type de délits que soient poursuivis un intellectuel morphinomane dont l’intoxication est d’origine thérapeutique, un mondain taquinant occasionnellement le bambou et un ouvrier amateur de « coco », qui aura rencontré la tentation dans quelque bastringue montmartrois. Les deux premiers, parce qu’ils fréquentent moins souvent le marché clandestin, parce que leur comportement et leur allure les protègent mieux des contrôles policiers, seront sans doute plus fréquemment poursuivis pour utilisation d’ordonnances fictives, ou « usage en société » que pour port ou détention. Ce dernier chef d’inculpation, en revanche, attend plus souvent le noceur montmartrois, le client d’une prostituée ou le petit revendeur de rue pris dans une rafle ou subissant un contrôle de routine. En ce sens, il est probable que notre catégorie « usagers » surreprésente les classes moyennes et supérieures, tandis qu’un nombre non négligeable d’usagers des milieux populaires se dissimulent dans les rubriques « détenteur » et « trafiquants ». Cette distorsion apparaît clairement dans le cas des Asiatiques, dont on sait qu’ils sont essentiellement des consommateurs, mais qui apparaissent presque exclusivement dans nos statistiques judiciaires sous l’inculpation de « détention88 ». De même, il est probable que des usagers issus des métiers de la restauration et de l’hôtellerie sont également dissimulés dans la rubrique « détenteurs » ou « trafiquants », du fait que leur visibilité au niveau de la juridiction pénale se manifeste moins souvent par le biais des délits dont nous avons estimé qu’ils relevaient de l’usage.
68Ainsi, même si le fantasme d’une démocratisation généralisée des usages apparaît excessif, il semble très probable que les drogues conquièrent dans l’entre-deux-guerres de nouveau territoires sociaux. L’apparition du trafic organisé contribue à répandre les stupéfiants dans certains quartiers et à en faciliter la diffusion au sein des populations qui y vivent ou qui les fréquentent, donnant progressivement naissance à un nouvel underworld89 de la drogue. En ce sens, la drogue des milieux populaires est d’abord et avant tout une drogue de proximité ou de propagation à partir des foyers du trafic, du noctambulisme et des lieux de plaisir. Elle reste quasiment absente dans les quartiers populaires qui ne sont pas en contact avec ces milieux interlopes. Pour toute circonscrite qu’elle demeure, elle semble avoir compensé, au moins partiellement, le reflux des toxicomanies bourgeoises et intégrées. Par là, il semble difficile de parler d’un recul global des toxicomanies dans l’entre-deux-guerres, pas plus d’ailleurs que d’une inflation, puisque ces nouvelles couches restent marginales. Ni vaincue, ni offensive, la drogue tend à s’installer, dans des proportions qu’on se propose maintenant d’évaluer.
Un fléau jugulé ? Tentative d’estimation chiffrée
Hypothèses quantitatives
69S’il est presque impossible d’évaluer les subtiles modifications de proportion qui s’opèrent, dans la période, entre les différents pôles sociaux de la drogue, il reste envisageable d’esquisser une évaluation globale. Elle est vouée à rester imprécise, puisque « ce dont les chiffres [des statistiques pénales] rendent compte, c’est avant tout de l’activité des services qui les produisent »90 : d’où la difficulté d’y prendre la mesure, même indirecte, de l’intensité des pratiques sociales. En revanche, on peut tenter de définir une fourchette fournissant un ordre de grandeur vraisemblable, fondé sur l’estimation grossière du pourcentage que peuvent représenter les inculpations pour infractions à la loi de 1916 par rapport au nombre total d’usagers, et dont le calcul repose sur un parallélisme, au vrai conjectural, avec les chiffres aujourd’hui disponibles.
70Pour ce faire, on devra d’abord estimer correctement le nombre d’individus poursuivis chaque année devant les tribunaux pour infraction à la loi de 1916 ; puis, à l’intérieur de ce groupe, cerner la distribution entre usagers et trafiquants ; enfin, déterminer si le ratio usagers/inculpés de la période contemporaine peut être transposé à l’entre-deux-guerres, ce qui revient à se demander si, dans la période, la justice est susceptible d’atteindre, proportionnellement plus ou moins de consommateurs qu’aujourd’hui.
Nombre d’inculpations pour infractions à la loi de 1916 en France, d’après le Compte général de l’administration judiciaire

71Pour obtenir des données nationales, on a eu recours aux chiffres fournis par le Compte Général de l’administration judiciaire, malheureusement, peu fiables pour la période91, puisque nous avons pu constater que certaines années, le nombre d’inculpations recensées par nous pour le seul département de la Seine était supérieur au total national indiqué par le Compte. Ce problème n’empêche pas que les ordres de grandeur restent cohérents d’une source à l’autre tout au long de la période. De 1919 à 1938, ce sont en effet quelque 100 à 500 inculpés (536 en 1930) qui ont été jugés en France, chaque année, pour infractions à la loi de 1916, soit une moyenne annuelle de 280 inculpés, dont 100 à 150 pour le seul département de la Seine, premier pôle du trafic, de la consommation et de la répression en France. On arrondira ce chiffre à 300, compte tenu du fait que le Compte... a sans doute régulièrement oublié quelques dizaines d’individus, les surestimations paraissant moins probables.
72Reste à déterminer, à partir de cet ensemble, la proportion vraisemblable de consommateurs ou d’usagers-trafiquants inculpés – problème auquel nous nous sommes déjà heurté dans nos analyses antérieures. Le Compte est, de ce point de vue, de peu de secours, puisqu’il mêle sans précision tous les types de délits relevant de la loi de 1916. Il était donc indispensable de prendre comme point de référence l’étude plus détaillée que nous avons menée pour le département de la Seine.
73Celle-ci fournit les rapports suivants : de 1917 à 1937, environ 23 % des inculpés peuvent raisonnablement être étiquetés comme usagers, 26,7 % sont des porteurs/détenteurs, 49,8 % des revendeurs92. Il est toutefois difficile d’extrapoler ces proportions à l’ensemble du pays, à la fois parce que le cas marseillais donne à voir une structuration très différente des délits, beaucoup plus souvent articulés à des activités de trafic93, mais aussi parce que les « détenteurs » et les « trafiquants » dissimulent un nombre non négligeable de consommateurs.
74Ainsi, malgré les précautions déjà formulées et compte tenu du fait que le poids de la capitale ne représente jamais moins de la moitié du total des inculpations (68,8 % des arrestations ou poursuites opérées en 1936, par exemple, l’ont été dans le département de la Seine94), on se servira du cas parisien pour tester quelques hypothèses.
75Si l’on postule (hypothèse haute) que les usagers de drogues passés devant les tribunaux sont constitués des individus repérés par nous comme « usagers », auquel on adjoindra une moitié du groupe des porteurs/détenteurs et un quart du groupe trafiquants, on obtient, pour le département de la Seine, un ensemble d’usagers représentant près de 50 % du total des inculpés – ce qui paraît excessif, compte tenu de ce que nous savons des modalité des abandons de poursuite pour l’usage simple, généralement assez élevé95.
76Une hypothèse moyenne donnerait l’opération suivante :
77– usagers = « usagers » + 1/3 des « porteurs/détenteurs » + 1/8 « trafiquants », soit environ 38 % du total des inculpés.
78Et l’hypothèse basse :
79– usagers = « usagers » + 1/5 « porteurs/détenteurs + 1/10 « trafiquants », soit environ 33 % du total.
80Puisque le délit de trafic est sans doute proportionnellement mieux représenté en dehors de la capitale, retenons l’hypothèse moyenne-basse de 35 % d’inculpations concernant d’une manière ou d’une autre des consommateurs de drogues, ce qui nous donnerait, sur la base de 300 inculpations par an, une moyenne d’une centaine (105 précisément) d’usagers poursuivis chaque année sur l’ensemble du territoire métropolitain. Ces usagers poursuivis représentent en quelques sortes la partie immergée de l’iceberg : toute la question est de savoir dans quelle proportion.
Les inculpés pour infractions à la loi de 1916 : quelle représentativité ?
81Sans reprendre des démonstrations déjà engagées ailleurs ou qui seront développées dans le chapitre consacré aux aspects judicaires, il est possible, à partir des chiffres fournis ci-dessus, de proposer une estimation raisonnable du nombre d’usagers de drogues en France dans l’entre-deux-guerres.
82Les deux extrémités de la fourchette peuvent être définies à partir de deux hypothèses opposées. On peut d’abord postuler que les inculpés pour infractions à la loi de 1916 forment un pourcentage important du vivier des intoxiqués réguliers ; à l’appui de cette première supposition, le fait que le phénomène de la toxicomanie est si mineur qu’il est très facilement repérable et quadrillable par les autorités. Dans ce premier cas de figure, force nous serait de conclure que le phénomène de la drogue ne concernerait pas plus, dans l’entre-deux-guerres, que quelques centaines, peut-être un millier d’individus en France, dont une grosse moitié en région parisienne. Sur une année donnée, la justice ferait ainsi comparaître 10 à 50 % du total des usagers, essentiellement les intoxiqués chroniques ou les usagers trafiquants.
83Mais l’on peut aussi postuler que secteur marginal de la délinquance et de l’activité policière, la consommation de drogues n’est réprimée dans la période que de manière assez lâche, ce d’autant que la loi ne vise pas explicitement l’usage, mais s’attaque avant tout aux délits qui lui sont périphériques. Plusieurs arguments militent au vrai en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’usage de drogue serait, proportionnellement, moins atteint dans l’entre-deux-guerres par la répression pénale qu’aujourd’hui.
84Quoique attentive au nouveau « fléau » de la toxicomanie, la société de l’époque n’accorde assurément pas à la question des drogues la même attention que dans le dernier tiers du XXe siècle, ce qui a sans doute d’importantes conséquences sur le plan de la répression, notamment en terme de moyens policiers mis en œuvre pour lutter contre le trafic et l’usage. Durant toute la période, le caractère dérisoire des effectifs spécialisés est régulièrement dénoncé par une police passablement débordée, le nombre de policiers par habitant étant de toute façon bien inférieur à ce qu’il représente aujourd’hui96. L’efficacité policière est également tributaire de paramètres d’ordre technique : moins bien outillée, quoique en voie de modernisation, la police ne dispose pas d’un arsenal comparable à celui des services d’aujourd’hui97.
85Le deuxième argument articule une réflexion sociologique à celle des modalités de la répression. Comme nous l’avons vu, les toxicomanes de l’entre-deux-guerres demeurent pour partie, et sans doute dans des proportions supérieures à aujourd’hui, des individus insérés, dont le recours aux stupéfiants ne procède pas d’un mode de vie en marge, et qui se procurent encore fréquemment leurs produits par la voie médicale. Sans aller jusqu’à bénéficier de l’impunité, cette catégorie de drogués a toutes les chances d’être moins repérable dans l’espace public que le jeune marginal dont le style d’existence et l’apparence permettront plus aisément, un demi-siècle plus tard, le contrôle. Dans la société de l’entre-deux-guerres, et à l’exception des groupes les plus ouvertement marginaux (prostituées, bohèmes montmartrois, travailleurs immigrés) le consommateur de stupéfiants est souvent moins visible, malgré le perfectionnement des techniques de fichage.
86Si l’on estime donc que la police et la justice, plus démunies matériellement face au problème de la drogue, et moins focalisées qu’aujourd’hui sur sa répression, n’ont réussi qu’à épingler une petite poignée de consommateurs (les plus voyants, les plus récalcitrants ou les plus malchanceux), les inculpés que nous voyons émerger au niveau de judiciaire ne représenteraient alors qu’une part négligeable de la réalité des consommations. Imaginons, hypothèse particulièrement pessimiste, qu’ils ne constituent que 1 % du groupe des usagers réguliers : ce dernier compterait alors quelques 10 000 individus en France métropolitaine.
87Comme il est tout de même difficile d’imaginer, pour un groupe aussi vulnérable et aussi bien caractérisé, une telle inefficacité de la répression, on conclura plus prudemment que la réalité se situe sans doute quelque part entre ces deux extrêmes, de 1 000 à 10 000 consommateurs réguliers. Selon toute vraisemblance, il y a eu en France dans l’entre-deux-guerres, et compte tenu du fait que le vivier s’est renouvelé régulièrement, quelques milliers de consommateurs chroniques, peut-être 5 000, dont plus de la moitié vivent en région parisienne98. Si l’on élargit ce chiffre à l’ensemble des individus concernés à titre plus ou moins occasionnels, par la drogue, il semble peu raisonnable de dépasser les 10 000 à 15 000 individus, surtout dans la mesure où il n’existe pas, à l’époque, de phénomène massif d’usages de drogues dites « douces99 ».
88Voilà donc un ordre de grandeur qui demeure modeste – quelques milliers de consommateurs sur une population de 39 millions d’individus – et qui invalide très largement le fantasme d’une « société intoxiquée » ou le chiffre de « 60 000 cocaïnomanes » véhiculé par les médias. Toutefois, la minceur des effectifs ne doit pas nous faire oublier une donnée essentielle : pour être marginal et sans doute partiellement freiné par la prohibition, le phénomène de l’usage de stupéfiants n’en tend pas moins à se pérenniser. Peut-être est-il même de nouveau en expansion à la fin des années trente, comme pourrait l’indiquer la courbe de nouveau ascendante des inculpations et le léger rajeunissement de la moyenne d’âge100. C’est en en ce sens que l’on peut parlera d’un « fléau » contenu mais non pas jugulé. Peut-être aussi, et la question méritera d’être réexaminée au chapitre suivant, d’un relatif échec de la politique répressive.
89Dans l’entre-deux-guerres, le portrait dominant de l’usager de drogues ne se démarque que lentement du modèle né au XIXe siècle : il demeure plus souvent un homme qu’une femme, c’est un jeune adulte plus qu’un adolescent ou un vieillard et son statut familial le situe en relatif décalage par rapport aux normes sociales dominantes, quoique la figure du drogué intégré n’ait pas complètement disparu. Compte tenu de la diversité des étiologies et des pratiques, il reste difficile en revanche de faire ressortir une cohérence sociale globale : l’origine socioprofessionnelle des consommateurs reste diversifiée et la drogue ne se rattache que partiellement à un mode de vie marginal. On perçoit toutefois de subtiles mutations qui ont pour effet de déplacer lentement le centre de gravité du phénomène des élites et des classes moyennes vers des catégories plus populaires, incluant ouvriers et petite bourgeoisie.
90Ainsi, malgré la mise en place d’une législation coercitive, malgré le durcissement de l’ambiance et des produits – qui a sans doute eu pour effet d’écarter, plus que par le passé, les simples curieux – on continue d’observer, tout au long de la période, des entrées régulières dans la drogue, ce qui infirme tant l’image du caractère résiduel du phénomène que celle d’une prohibition réussie. À une échelle encore très modeste, via des modalités variées, et quoique l’on puisse discerner des mouvements ponctuels de flux et de reflux liés à des effets de mode ou au contexte économique, la drogue s’installe durablement dans le paysage social101. Comme nous en avions déjà l’intuition, elle semble, à la fin des années trente, beaucoup moins éradiquée que partiellement désinvestie par une société qui tourne ailleurs ses inquiétudes. Mais si la drogue n’est plus au cœur des préoccupations sociales, elle reste un délit et une maladie dont la justice et la médecine doivent se partager la gestion conflictuelle.
Notes de bas de page
1 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 111-177.
2 Ibid., p. 314-315.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 137-140.
5 Ibid.
6 Le fait semble avéré pour l’Asie, où seules les courtisanes sont, parmi les femmes, autorisées à fumer l’opium. Cf. B. Hodgson, op. cit., p. 71-74.
7 Voir annexes.
8 J. Ghelerter, op. cit., p. 95 à 115.
9 Cf. F. Démier et J.C. Farcy, op. cit., p. 49. Pour la période étudiée, les deux auteurs recensent, tous délits confondus, moins d’une femme sur cinq personnes arrêtées.
10 Cf. collectif, Les femmes et les drogues, actes du colloque de Prague, Éditions du Conseil de l’Europe, 1995. Les femmes observées ont beaucoup moins souvent recours aux substances dures et illicites, beaucoup plus aux psychotropes légaux à fonction adaptative (tranquillisants, barbituriques). Les auteurs remarquent néanmoins un insensible processus de rattrapage, déjà presque achevé pour ce qui concerne la cigarette.
11 Cf. J.M. Berlière, op. cit., p. 27-35.
12 On sait qu’aujourd’hui les tranquillisants sont les « drogues » de prédilection des femmes. N’impliquant pas de délinquance, cadrant mieux avec les attributs de douceur et de passivité traditionnellement dévolus au sexe « faible », ils peuvent contribuer à les enfermer un peu plus dans un statut de soumission. Cf. Col., Les femmes et les drogues, op. cit.
13 On montrera plus loin que le célibat, le divorce et le veuvage peuvent favoriser la toxicomanie, toutes catégories dans lesquelles les femmes sont surreprésentées. Au recensement de 1936, on dénombre dans le département de la Seine, chez les plus de 18 ans, près de 30 % de femmes célibataires, 5,5 % de veuves et 2,9 % de divorcées contre, respectivement, 25 %, 2,5 % et 1,9 % d’hommes. Paris détient à cette date le record national de la dissymétrie des sexes (on recense encore en 1936 1217 femmes pour 1000 hommes, la moyenne nationale étant de 1 080 femmes/1 000 hommes) et du taux de divorcés (Cf. Résultats statistiques du recensement de la population, 1921 et 1936).
14 J. Ghelerter, op. cit., p. 61.
15 Ibid., observation XLVIII, p. 75.
16 Ibid., p. 78. Les auteurs du rapport Les femmes et la drogue, op. cit., soulignent, pour la situation contemporaine « beaucoup d’hommes estiment naturel d’exploiter et de violenter les femmes toxicomanes et d’en faire des servantes, une propriété privée ou des prostituées » (p. 13).
17 C. Bard, op. cit., p. 89.
18 M. Havet, Journal, op. cit.
19 Cf. E. Retaillaud-Bajac, op. cit.
20 A.D. Bouche-du-Rhône, 208U31/4, P.V. de l’interrogatoire du père de la fille X par le juge d’instruction, 31 janvier 1923.
21 Voir sur ce point les remarques de C. Bard qui évoque des « garçonnes » de milieux populaires et ouvriers (op. cit., p. 45-46).
22 On nuancera en ce sens les conclusions formulées par J.-J. Yvorel sur la prédominance des hommes, op. cit., p. 142.
23 Devant le caractère décevant des premiers dépouillements des registres de mineurs (3 occurrences en 1917, 2 en 1918) nous nous sommes contentés de sondages ponctuels pour les années ultérieures, choix qui paraissait d’autant plus justifié que certains mineurs peuvent être jugés en même temps que leurs comparses plus âgés. Inutilement fastidieux, le dépouillement intégral des registres de mineurs n’aurait sans doute pas apporté de moisson intéressante, surtout si, comme pour la période antérieure, « le parquet [a eu] tendance à classer beaucoup d’affaires relatives aux mineurs » (F. Démier et J.C. Farcy, op. cit., p. 53).
24 Ibid., p. 53-54.
25 J. Ghelerter, op. cit., p. 29.
26 Ibid., p. 34.
27 Ibid., p. 36.
28 Cf. R. Castel (dir.), Les sorties de la toxicomanie, Ministère des Affaires Sociales et de l’Intégration, avril 1992. Les auteurs remarquent : « Tout se passe souvent comme si l’addiction suivait une sorte d’“histoire naturelle” au cours de laquelle les effets stupéfiants des substances consommées s’éteignent même si elles laissent des traces » (p. 10). La durée moyenne au sein de l’échantillon observé est de 8,2 ans, ordre de grandeur qui correspond aux données disponibles pour l’entre-deux-guerres.
29 Malgré leur excellent degré de précision, les Annales Statistiques de la Ville de Paris publiées chaque année par la Préfecture de police ne révèlent aucune occurrence de décès par abus de stupéfiants – sans doute dissimulés dans les rubriques « suicides », « morts violentes » ou « pathologies mal identifiées ».
30 Les 30 juin 1921, 24 février 1927, 6 novembre 1931 et 18 mars 1937.
31 Le 6 novembre 1931, il s’agit du suicide de l’artiste Olga Poufkine, que Paris-Soir du 8 novembre 1931 commente en ces termes : « Ce n’est pas la crainte du tribunal, où elle devait comparaître hier pour y répondre du délit de trafic et d’usages de stupéfiants qui a déterminé la malheureuse Olga Poufkine à se tuer avant hier dans la clinique où elle était soumise à un traitement du reste presque achevé de désintoxication. C’est par désespoir d’amour ».
32 A.D. Seine, D1 U6 1507, 22 août 1919, 10e c.c.
33 Ibid., 27 décembre 1937.
34 Ibid., p. 10.
35 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 64.
36 Voir supra.
37 bid., p. 41.
38 J. Ghelerter, op. cit., p. 48.
39 Aujourd’hui les personnes âgées sont de grandes consommatrices de psychotropes médicamenteux, somnifères et anxiolytiques notamment.
40 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 123.
41 Notamment plusieurs figures d’artistes.
42 A.D. Seine, D1 U6 1792, 10e c.c., 26 juillet 1923.
43 A.D. Seine, D1 U6 1401 (mineurs), 12e c.c., 19 avril 1917
44 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 28 juin 1937.
45 Cf. A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/4, 1922/23.
46 A. Prost, « Jeunesse et société dans la France de l’entre-deux-guerres », in Éducation, société et politiques, Paris, Seuil, 1992, rééd. 1997, p. 39.
47 Cf. infra.
48 A.N. F7 14 838, lettre du Commissaire central de la ville de Nantes au Contrôleur général des services de recherches judiciaires, 4 janvier 1930.
49 A.N. F7 14 838, rapport du Commissaire divisionnaire de la Police spéciale, Nice, 14 novembre 1929. Il est avéré que Cocteau a fumé régulièrement à l’hôtel Welcome de Villefranche-sur-mer, où il passait ses vacances. Cf. E. Retaillaud-Bajac, La pipe..., op. cit., p. 65-77.
50 Les registres marseillais ne donnent pas de renseignements relatifs à l’état-civil.
51 Le taux de sans enfant nous paraît toutefois fortement surévalué, sans doute en raison de négligences dans la tenue des registres, ou de sous-déclaration de la part des inculpés (possibles par exemple dans le cas de naissances illégitimes chez les femmes célibataires, notamment prostituées).
52 Voir annexes.
53 F. Démier et J.C. Farcy, op. cit., p. 55.
54 Cf. notre dernier chapitre.
55 Il s’agit majoritairement de femmes, la France de l’entre-deux-guerres comptant plus de veuves que de veufs.
56 On ne s’étonnera pas non plus de la plus grande normalité des professions médicales qui ne sont célibataires qu’à raison de 34 % environ.
57 Cf. L. Simmat-Durand, L’usager de stupéfiants entre répression et soins ; la mise en œuvre de la loi de 1970, Paris, CESDIP, 1995, vol. 1, p. 165.
58 Voir notamment les conclusions de C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 408.
59 Voir infra.
60 Comme tendrait à l’indiquer, nous l’avons vu, le poids croissant des femmes.
61 Cf. Les conclusions de M.-D. Barré, op. cit., p. 80.
62 Voir annexe.
63 Voir annexe.
64 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 120-122.
65 Cf. P. Guillaume, « Naissance des assurances sociales », in Le rôle social du médecin depuis deux siècles, 1996, p. 183-197.
66 M.-J. Imbault-Huard, « Médicalisation et fonction sociale de l’hôpital : convergences et contradiction », Depuis 100 ans, la société, l’hôpital et les pauvres, Paris, Doin Éditeurs, 1996, p. 76.
67 Cf. J. Ghelerter, op. cit., observation VII.
68 Ibid., observation XV.
69 Ibid., observation XVII.
70 Ibid., observation XXVIII.
71 R. Dupouy, L’Hygiène Sociale, op. cit., 1934, observation LVIII.
72 Ibid., observation LXVII.
73 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, 1934, op. cit., p. 2700.
74 R. Dupouy et M. Delaville, L’Encéphale, 1934, op. cit., p. 156.
75 Ibid., p. 159.
76 Ibid., p. 160.
77 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 1er novembre 1937.
78 Ibid., rapport du 28 juin 1937.
79 Ibid., rapport du 2 novembre 1937.
80 Ibid., rapport du 3 mars 1937.
81 R. Desnos, op. cit., p. 150.
82 J. Perrin, op. cit., p. 37.
83 Ibid., p. 30.
84 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/48, P.V. des interrogatoires du juge d’instruction, 23 et 24 mai 1933.
85 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 7 juillet 1936.
86 Voir annexes.
87 Quoique dans des proportions largement inférieures à leur poids dans la population de la Seine, puisque l’industrie (chefs et patrons compris) occupe 44 % de la population active en 1921 (40 % à Paris), et encore 41,8 % en 1936 (33,3 % à Paris).
88 Voir supra.
89 Menant à la même époque une enquête sur la situation américaine, un sociologue de l’université de Chicago remarque : « In the United States in recent years [...] the whole problem has assumed a broader aspect by reason of the fact that addiction became an affair of the underworld and because the medical profession has more or less washed its hand of it » [« Ces dernières années aux États-Unis, l’extension du phénomène s’est accrue du fait que la drogue s’est répandue dans l’underworld, et que le corps médical s’en est plus ou moins désintéressé »] (A. R. Lindensmith, The nature of opiate addiction, Chicago, University of Chicago Libraries, 1937, p. 10, c’est nous qui soulignons et traduisons). C’est sans doute ce déplacement vers l’underwolrd qui a alimenté l’impression, d’après nous erronée pour la France, selon laquelle la drogue se serait retirée du paysage des années trente. Ne serait-ce pas plutôt qu’elle devient moins visible, en touchant des catégories de populations qui sont plus éloignées des élites sociales et dont on parle moins ?
90 M.-D. Barré, « De l’interprétation des statistiques pénales en matière de toxicomanie », in A. Ogien et P. Mignon, La demande sociale de drogues, Paris, La Documentation française, 1994, p. 193.
91 Voir les remarques de B. Aubusson de Cavarlay, M.-S. Huré et M.-L Pottier, La justice pénale en France (résultats statistiques, 1934-1954), 1993, p. 15.
92 Voir nos remarques en introduction pour les critères de classement.
93 Paris, on l’a vu, représente mieux les usagers.
94 A.N. BB18 6855, Rapport du gouvernement français à la S.D.N. pour 1936.
95 Voir chapitre suivant.
96 Cf. J.-M. Berlière, Le monde des polices en France, Bruxelles, Éditions Complexe, 1996, p. 112.
97 Sur tous ces point, on renverra aux travaux d’Igor Charras.
98 Au moment de l’adoption de la loi de 1970, le nombre des intoxiqués parisiens fichés par la police ne s’élevait pas à plus de 3 000 individus (cf. J. Bernat de Célis, op. cit., p. 115), indice d’une relative stagnation depuis l’entre-deux-guerres.
99 Phénomène qui concerne aujourd’hui plusieurs millions d’individus. Voir les tentatives d’estimation effectuées par la commission du Pr R. Henrion, Rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, Paris, La Documentation Française, 1995, p. 15 et 36. Les auteurs soulignent l’impossibilité de fournir des chiffres sûrs ; le recoupement des statistiques disponibles donne à penser qu’il y aurait entre 50 000 et 200 000 individus impliqués de manière régulière dans une toxicomanie lourde, et que le phénomène aurait décuplé entre 1970 et 1993.
100 Voir supra.
101 Cette analyse pourra sans doute être confirmée par le dépouillement des infractions à la loi de 1916 pour la période 1940-1970.
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