Chapitre III. La nouvelle donne de l’entre-deux-guerres
p. 143-194
Texte intégral
1La typologie sociale des usages de drogues s’articule, on l’a vu, à une grande diversité de produits, de gestuelles et de pratiques associées : opiacés en injections pour les intoxications d’origine médicale, substances onirogènes fumées ou ingérées pour les usages artistico-mondains, cocaïne en prise pour les usages récréatifs et festifs... Sous la fausse évidence du terme générique, « se droguer » renvoie ainsi à des modalités très diverses de l’usage de produits eux-mêmes variés, qui questionnent la pertinence même du concept de « drogues » ou de « toxicomanie ». On a voulu montrer ici que l’entre-deux-guerres tend à brouiller les modèles diffusés au XIXe siècle en imposant certaines substances au détriment des autres, et en promouvant de nouvelles manières de faire. Signe d’une déstructuration des pratiques liée aux effets pervers de la pénalisation ? Ou bien adaptation innovante aux nouveaux enjeux de la période ? En tout état de cause, ces évolutions s’inscrivent dans une histoire complexe, qui articule étroitement le nouveau régime légal, le contexte matériel et le climat socioculturel de l’époque.
Le nouveau contexte matériel des usages clandestins
2Le régime de pénalisation pose d’abord le problème de l’accès aux drogues. Si les restrictions se sont développées dès la fin du XIXe siècle1, la législation de 1916 avive évidemment les difficultés. Approvisionnement, prix, qualité des produits, autant de préoccupations qui façonnent désormais le vécu de l’usager. Même si le développement d’un marché clandestin a pu compenser pour partie le tarissement des filières officielles, cette nouvelle donne a presque toujours été synonyme de pénurie et de dégradation. A-t-elle précipité le passage de formes « légères » d’usages vers des toxicomanies plus lourdes ? C’est évidemment l’un des enjeux cruciaux d’une évaluation des conséquences de la pénalisation.
Les aléas de l’approvisionnement
3Dans les premières années du siècle, malgré les restrictions légales déjà existantes, il restait aisé de se fournir auprès d’un praticien complaisant, par la filière coloniale, ou sur un marché noir en voie de constitution. Mais le raidissement de la répression à compter des années 1910 entraîne une précarisation générale de la chaîne d’approvisionnement, qui s’accentue dans l’entre-deux-guerres.
Trouver la drogue : un nouvel horizon d’inquiétude
4Rappelons cependant que même après 1916, l’usage de produits stupéfiants peut s’effectuer dans un cadre légal, à condition de se prévaloir d’une justification médicale majeure. Cas de figure qui ne concerne qu’une minorité de malades, et rarement pour un temps prolongé. Le patient dont l’addiction déborde le temps du traitement sera tôt ou tard confronté au problème de l’acquisition illégale. Les usages récréatifs, de leur côté, impliquent d’emblée l’achat clandestin, surtout s’ils mettent en jeu des substances telles la cocaïne ou l’opium à fumer, dont la consommation chronique n’est guère justifiable dans un cadre thérapeutique. Lors des premières prises, cependant, c’est le plus souvent l’entourage qui fournit la drogue. Les problèmes commencent quand l’usage s’installe. L’approvisionnement devient alors un souci constant voire, dans les moments de disette financière ou de pénurie sur le marché, une source d’angoisse et de souffrance aiguës. La littérature a laissé de poignantes descriptions de ces quêtes éperdues dans la ville pour dénicher l’indispensable « poison2 ». De même, les sources judiciaires laissent parfois affleurer, sous la sécheresse d’un attendu, la détresse des individus que leurs stratagèmes pour se procurer la drogue finissent souvent par confronter à l’autorité policière. Telle cette veuve de 43 ans, jugée le 8 avril 1937 pour avoir volé une ordonnance chez son thérapeute ; elle avait en effet « profité d’une courte absence [du médecin] pour détacher une feuille d’ordonnances du bloc à en-tête », dont elle s’est servie « pour rédiger une prescription d’ampoules de chlorhydrate de morphine qu’elle est allée présenter au pharmacien ». Mais ce dernier « s’est aussitôt rendu compte du caractère apocryphe de l’ordonnance et a téléphoné au Dr K », provoquant la fuite de la veuve puis, bientôt, son arrestation3. Autre exemple d’interpellation surprise : « [...] s’étant présentée une deuxième fois chez un autre pharmacien, celui-ci, plus attentif que le premier à l’écriture enfantine de l’ordonnance et aux fautes d’orthographe qu’elle contenait a refusé de délivrer le médicament et a provoqué l’arrestation de la femme B4. » Jules Ghelerter cite le cas d’une jeune épouse de médecin que la perspective d’une rupture d’approvisionnement plonge dans d’indescriptibles frayeurs : « Quand ses provisions doivent finir, elle a des cauchemars terrifiants, où elle se voit manquant d’héroïne, manquant d’aiguilles, devant une formidable quantité de drogue à laquelle elle ne peut pas toucher. Ces cauchemars se reproduisent périodiquement quand elle doit aller chercher des ordonnances5. »
5Corollaire à ces difficultés matérielles, l’angoisse du manque se fait plus obsédante, surtout quand la source habituelle fait défaut. Un toxicomane soigné à l’hôpital Henri-Rousselle a ainsi « été par deux fois malgré lui privé brusquement de sa drogue à l’occasion de voyages. Il y a deux ans, revenant de vacances, sans morphine depuis trois jours, il a eu dans le train des vomissements et une perte de connaissance suivie d’une crise épileptiforme ; état tellement impressionnant qu’on a voulu l’hospitaliser. Il ne lui souvient pas comment il est rentré à Paris6 ». Cet autre « ayant épuisé une fois la provision laissée par son fournisseur en voyage, se trouve en état de besoin, est malade et se rend compte “qu’il est intoxiqué”7. »
6Ce problème pu pousser certains au sevrage, notamment les individus qui, ayant connu le régime de semi-liberté antérieur et sans contact avec le marché clandestin, pouvaient se trouver démunis face aux nouvelles restrictions. La lutte contre la toxicomanie par le tarissement à la source était au vrai l’ambition affichée du législateur. Itzko Bussel cite le cas d’une infirmière de la Croix Rouge devenue morphinomane pendant la guerre, et que la fermeture de son hôpital de campagne, en 1919, incite à une cure forcée : elle ne pouvait plus se procurer ses doses de morphine que « très difficilement et irrégulièrement8 ». Une patiente du Dr Ghelerter doit, elle aussi, s’imposer le sevrage en 1922, en raison d’une impossibilité provisoire à trouver de l’héroïne9. Le plus souvent, toutefois la dépendance à la drogue implique un substrat psycho-sociologique complexe, qui ne peut se résoudre par le seul enjeu de la disponibilité du produit. Dans beaucoup de cas, le nouveau régime pénal semble avoir poussé les intoxiqués à enfreindre la loi pour continuer à s’assurer une consommation régulière. Deux catégories de filières s’offraient alors à eux, le détournement des circuits légaux et le recours au marché clandestin.
La filière médicale
7L’analyse des infractions à la loi de 1916 montre que la falsification d’ordonnances représente dans l’entre-deux-guerres un mode important d’acquisition des produits : 11 % des inculpés (et 65 % de notre groupe « usagers ») ont été poursuivis pour un délit de ce type, dont la répression s’avère d’ailleurs plutôt aisée puisqu’elle s’appuie sur des traces matérielles tangibles. Blocs d’ordonnances vierges dérobés à un praticien, réutilisation frauduleuse de prescriptions anciennes, modification des doses ou des durées indiquées par le médecin, auto-prescriptions médicales10, telles sont quelques unes des modalités du délit que la loi poursuit sous le chef récurrent d’usage d’ordonnances fictives.
8Celles-ci peuvent d’ailleurs revêtir l’apparence de la plus parfaite légalité lorsqu’elles sont délivrées par un médecin ou un pharmacien qui s’est fait une spécialité des prescriptions de complaisance, et qui encourent de ce fait des poursuites. Au vrai, le nombre de cas litigieux parvenus devant les tribunaux atteste que la limite est floue entre la situation du praticien bienveillant que sa compréhension face à la souffrance du malade incline à la mansuétude, et l’authentique dealer en blouse blanche. Il ne fait pas de doute qu’il existe, au moins à Paris, un réseau de praticiens complaisants bien connus de la clientèle des toxicomanes, et dont les colonnes des journaux dénoncent régulièrement la coupable indulgence11. Dans la capitale, les poursuites pour infractions d’ordre médical – de la mauvaise tenue du registre des substances du tableau B jusqu’à la fraude caractérisée – représentent 3,44 % du total des inculpations pour infractions à la loi de 191612, soit une cinquantaine de cas jugés sur onze années dépouillées. Évoquons l’exemple du Dr L, multirécidiviste dont le tribunal de la Seine dénonce, à la fin des années trente, les agissements en des termes particulièrement virulents :
« Attendu qu’il est constant que pendant plusieurs années, le Dr L. a reçu à son cabinet une clientèle extrêmement nombreuse de toxicomanes auxquels il remettait avec la plus coupable facilité des ordonnances prescrivant l’emploi de stupéfiants ; que sous l’apparence de poursuite des cures de désintoxication progressive, il a, en fait, assuré à ses malades des provisions régulières, massives et faciles de drogue et a entretenu en eux le mal dont il se donnait l’air de vouloir les guérir [...], donnant à ce trafic une telle ampleur qu’un rapport de police particulièrement complet et suggestif le représente comme ayant été le plus grand fournisseur de stupéfiants de la capitale13. »
9Pas moins de 1928 ordonnances à son nom ont en effet été retrouvées chez le pharmacien complice, accusé pour sa part d’avoir écoulé durant la seule année 1934 près de 5 kg d’héroïne, « soit trois fois plus, souligne le tribunal, que n’en ont consommé pendant le même laps de temps, l’ensemble des hôpitaux, hospices et asiles de la région parisienne14 ». Nous recensons une dizaine d’affaires mettant en cause des médecins spécialisés dans des trafics de ce type, avec le plus souvent une complicité du côté des officines. Nombre trop faible pour accréditer le fantasme médiatique d’une profession gangrenée par les escrocs, mais suffisant pour confirmer que l’approvisionnement des toxicomanes a pu représenter, pour certains médecins, la tentation du gain facile, surtout quand la crise économique avive le sentiment de concurrence et raréfie la clientèle15.
10Trouver un praticien compréhensif ou franchement véreux n’est de toute façon pas, pour l’usager, une garantie d’impunité ou de régularité. Le recours complémentaire au marché clandestin devient souvent dans la période une nécessité croissante.
Les filières du marché clandestin
11L’usager chronique ou le fêtard en goguette ne manqueront pas de diriger leurs pas vers ces « quartiers de la drogue » dont on a décrit au chapitre précédent la formation, Montmartre à Paris, le quartier du Panier et celui du Grand-Théâtre à Marseille, le Bd de Strasbourg à Toulon. Vivant à Montparnasse, le poète Roger Gilbert-Lecomte n’hésite pas à transporter régulièrement ses pas sur la Butte pour acheter sa drogue16, preuve que si l’usage est géographiquement diffus, le commerce est lui fort concentré. À Marseille, il est aisé de se fournir dans certaines rues : le 18 juin 1930, par exemple, un homme est arrêté par la police marseillaise après avoir été repéré dans les parages du Grand Théâtre. Il avoue avoir acheté les 40 gr de cocaïne que l’on a retrouvés sur lui à un nommé Anselme, à l’angle de la rue Paradis et de la Place de la Bourse17. Plus fréquemment, la transaction s’opère à l’abri des regards indiscrets, en hôtel ou en appartement, comme dans cette autre affaire marseillaise qui voit un policier se faisant passer pour un intoxiqué suivre une prostituée notoirement trafiquante : « J’ai vu arriver une femme que je savais faire usage de cocaïne. J’ai supposé qu’elle allait s’approvisionner et l’ai accostée me disant moi-même amateur de ce produit. La femme a consenti à m’introduire dans la maison et m’a présenté comme un client18. » Dans l’appartement attendent deux autres prostituées vendant de la cocaïne, « ayant chacune pendue à la ceinture sous les vêtements une jambe de bas formant sachet, détenant dans ce sachet des petits paquets de cocaïne qu’elles vendaient au prix de 8 F le paquet19 ».
12En sus de ces filières, il se trouve parfois des occasions d’approvisionnement plus originales, liées au hasard des circonstances : c’est ainsi qu’un peintre morphinomane a pu racheter en 1918 une grosse dose de morphine brute à un soldat américain qui bradait un stock pharmaceutique, ration qui lui permettra de « tenir » pendant près d’un an20. Il arrive aussi, malgré une surveillance de plus en plus étroite, que l’on puisse encore se procurer de la drogue par la filière indochinoise, à l’exemple de ce malade du Dr Hochart qui affirme s’être désintoxiqué en 1920 avec de l’opium de la Régie21 ; ou cette jeune veuve marseillaise chez qui l’on a retrouvé deux paquets d’opium au label indochinois22. Le personnel médical, quant à lui, est bien placé pour détourner discrètement les drogues officinales, raison pour laquelle la tentation de la toxicomanie y est fréquente. Cependant, la nouvelle réglementation rend difficiles les fraudes prolongées. Dans une affaire grassoise, on découvre un jeune interne en médecine qui parvient à se fournir un temps aux dépens de son hôpital, avant qu’une plainte n’oblige son supérieur hiérarchique à confier :
« À un moment donné [...] je me suis rendu compte qu’il était fait une délivrance de narcotiques qui me semblait supérieure aux besoins du service. J’en ai alerté le médecin traitant (..) et j’ai pris en même temps des mesures susceptibles d’empêcher le détournement des produits. Au Dr X j’ai même dit que je soupçonnais Y de faire des toxiques un usage personnel et cela à titre confidentiel afin qu’il apporte plus d’attention à la délivrance des médicaments. À mon avis, il est inadmissible que M. Y puisse détenir régulièrement hors de l’hôpital la quantité de narcotiques qu’on a trouvée dans sa chambre, car même à l’hôpital, les médicaments à disposition des internes doivent être obligatoirement enfermés dans une armoire de leur salle à manger dite “armoire de garde”23. »
13Nous reviendrons sur les problèmes juridiques posés par le cas particulier de l’autoprescription médicale. Retenons pour l’heure qu’en dehors des cas d’espèce que nous venons d’évoquer, les deux principales voies d’accès aux produits restent la filière médicale détournée et le marché clandestin. Le recours à l’une plutôt qu’à l’autre n’est-elle qu’affaire d’opportunité, ou implique-t-il une sociologie différenciée ?
Une filière intégrée, une filière déviante ?
14L’importance encore grande, dans l’entre-deux-guerres, de la filière médicale invite en effet à interroger la signification des choix d’approvisionnement effectués par les toxicomanes, question qui renvoie à la nature même de leur lien à la drogue. Il y a tout lieu de penser que ce choix reste fortement déterminé par le degré d’insertion sociale, tout autant que par l’origine et le style de la toxicomanie. En revanche, le mode d’approvisionnement peut évoluer ou varier au cours d’une « carrière » toxicomaniaque. Après 1916, la multiplication des contraintes limite de fait la liberté des individus, parfois contraints de s’orienter vers des filières qui n’ont pas nécessairement leur préférence. La pénalisation a pu contribuer en ce sens à les mettre en contact avec l’univers de la délinquance voire, dans certains cas, à les y amalgamer.
15Dans sa thèse publiée en 1929, Jules Ghelerter, qui demeure sur ce point comme sur beaucoup d’autres, notre source la plus riche, a eu la bonne idée de s’intéresser au mode d’approvisionnement de ses patients. Quoique portant sur un échantillon restreint (50 cas), de surcroît amputé d’un taux élevé de non-réponse (une douzaine), les données fournies nous permettent de dresser un tableau très instructif.
16La moitié des patients du Dr Ghelerter déclarent se fournir exclusivement par la voie médicale, tandis que 5 seulement ont eu recours aux trafiquants. Le résidu est constitué de ceux qui s’approvisionnent auprès de leurs amis et connaissances (parfois liés aux milieux médicaux, ou à la filière coloniale), ou qui ont recours indifféremment à l’un et à l’autre. Un tri croisé indique sans surprise que ce sont bien les toxicomanies d’origine thérapeutique et les professions bourgeoises qui privilégient la voie médicale, même si la minceur de l’échantillon rend périlleuse toute extrapolation.
Mode d’approvisionnement de 50 patients soignés à Henri-Rousselle entre 1922 et 1928
Nombre | % | |
– auprès des trafiquants | 5 | 10 |
– par la voie médicale | 21 | 42 |
– recours à l’un et à l’autre | 5 | 10 |
– par des connaissances ou des amis | 5 | 10 |
– non précisé | 14 | 28 |
– Total | 50 | 100 |
Source : J. Ghelerter, op. cit., 1929.
Les inculpés pour utilisation d’ordonnances fictives devant le tribunal de la Seine, 1917-1937
Nombre d’inculpés | % inculpés | % ensemble fichier | |
Sexe | |||
– hommes | 80 | 44,44 | 70,8 |
– femmes | 100 | 55,56 | 29,2 |
État-civil | |||
– célibataires | 86 | 47,78 | 63,19 |
– mariés | 58 | 32,22 | 27,29 |
– veufs, divorcés, séparés | 27 | 15 | 7,73 |
– non précisé | 9 | 5 | 1,79 |
Âge moyen | 37 ans | – | 33,4 ans |
Lieu de naissance | |||
– non précisé | 3 | 1,67 | 2,37 |
– Paris et région parisienne | 72 | 40 | 28,22 |
– province | 89 | 49,44 | 48,59 |
– étranger (dont colonies) | 16 | 8,89 | 20,83 |
Adresse | |||
– inconnue ou non précisée | 25 | 18,39 | 10,39 |
– Paris | 122 | 67,78 | 75,65 |
– région parisienne | 26 | 14,44 | 10,21 |
– province | 7 | 3,89 | 3,23 |
– étranger | 0 | 0 | 0,52 |
Profession | |||
– sans ou non précisée | 79 | 43,89 | 22,33 |
– médicale ou assimilée | 26 | 14,44 | 11,02 |
– artistique et intellectuelle | 23 | 12,78 | 11,31 |
– 3aire moyen et supérieur | 18 | 10 | 12,75 |
– employés | 4 | 2,22 | 7,56 |
– commerce, restauration | 4 | 2,22 | 14,77 |
– ouvriers et petits artisans | 14 | 7,78 | 17,25 |
– autres | 12 | 6,67 | 3 |
Drogue concernées | |||
– cocaïne | 10 | 5,56 | 42,3 |
– haschich | 0 | 0 | 0,98 |
– opium | 0 | 0 | 12,58 |
– morphine | 58 | 32,22 | 12,35 |
– héroïne | 54 | 30 | 25,91 |
– autres | 33 | 18,33 | 1,56 |
– non précisé | 64 | 35,56 | 26,37 |
Source : A.D. Seine, D1 U6. On n’a dépouillé qu’une année sur deux.
17L’analyse statistique des fraudeurs à l’ordonnance poursuivis devant le tribunal de la Seine nous en fournit un autre indice. Par rapport à l’ensemble, cette population est, on le voit, plus bourgeoise, plus féminine, plus proche de la norme sociale aussi – c’est dans ce groupe que nous trouvons les taux de célibat et de sans enfant comparativement les plus faibles. Remarquons encore le plus petit pourcentage d’adresses montmartroises du fichier, et une moyenne d’âge nettement plus élevée. C’est enfin dans cette catégorie que se rencontre le plus grand nombre de membres des professions médicales, pour ainsi dire prédestinés au détournement d’ordonnance.
18L’ensemble de ces éléments signalent bien que le recours à la filière médicale concerne une population mieux insérée socialement, dont la toxicomanie est sans doute plus fréquemment d’origine thérapeutique, et qui redoute de s’adresser aux milieux criminels pour s’approvisionner en stupéfiants, univers avec lequel elle n’a d’ailleurs pas, le plus souvent, le moindre contact. À l’inverse, la clientèle des trafiquants montmartrois, sans doute mieux représentée dans la catégorie « porteurs/détenteurs » de notre fichier, apparaît plus fréquemment composée d’individus liés à l’univers du « plaisir et du crime » : fêtards, prostituées, artistes et toxicomanes partageant le même cadre de vie ou de sociabilité.
19Il est également possible de s’adresser à un réseau d’intermédiaires présentant une façade plus ou moins respectable. Dans ses Confessions d’une opiomane, Tita Legrand raconte comment, obligée de se fournir par elle-même après avoir été longuement approvisionnée par une amie, elle finit par échouer chez un grossiste, ex-trafiquant de guerre, qui la reçoit dans un bureau rue de la Victoire et lui cède une petite boîte d’« Indochinois » pour un prix exorbitant. Elle venait d’essuyer trois échecs successifs chez un pharmacien, une prostituée, et un riche rentier opiomane24. Les toxicomanes les plus fortunés peuvent quant à eux éviter de s’impliquer personnellement, en confiant cette transaction risquée à des domestiques. Un attendu du tribunal de la Seine nous en donne un exemple : il s’agit d’une élégante oisive de 29 ans habitant à Passy, que ses caméristes approvisionnent régulièrement en morphine :
« attendu que cette inculpée a reconnu que jusqu’au moins d’avril 1915, elle prenait elle-même chez B livraison des boîtes d’ampoules de morphine, que depuis cette époque, elle faisait chercher par ses femmes de chambre et qu’à la date du 25 novembre celle-ci devait lui rapporter une commande de 15 boîtes d’ampoules [...] : attendu que la demoiselle X [femme de chambre] ne méconnaît pas les faits délictueux [...], reconnaissant qu’elle allait prendre chez B. les quantités importantes de morphine dont usait sa maîtresse ; qu’elle n’ignorait pas quelle était la nature des produits qui lui étaient ainsi livrés sans ordonnance par le pharmacien peu scrupuleux ; attendu toutefois qu’il y a lieu de tenir compte dans l’application de la peine en ce qui concerne cette inculpée qu’elle n’agissait que sur l’ordre [...] de sa maîtresse dont elle n’était que le messager25. »
20Ces différentes filières ne s’excluent pas nécessairement, soit qu’elles se succèdent dans le parcours d’un individu, soit qu’elles fassent l’objet d’un recours alterné. Il est probable, à ce titre, qu’une toxicomanie au long cours conduise in fine au marché clandestin. Un gazé de guerre désintoxiqué par Jules Ghelerter à Henri-Rousselle dit ainsi avoir subi des injections régulières de pantopon dans le cadre d’un traitement médical avant de passer à la morphine et à l’héroïne achetées aux trafiquants de Montmartre26 ; cet autre patient, négociant de 56 ans devenu morphinomane à la suite d’un traitement pour coliques hépatiques, se procure d’abord la drogue au moyen d’ordonnances falsifiées « et depuis quelques mois par des moyens détournés27 ». À l’inverse, des toxicomanies initiées dans des milieux plus bohèmes ou plus marginaux n’interdisent pas le recours à la filière thérapeutique : remarquons à ce titre le pourcentage non négligeable – 26,8 % – de médecins et de pharmaciens inculpés qui, à Paris, déclinent une adresse à l’intérieur du « Grand Montmartre28 ». La concentration des toxicomanes parisiens dans ce quartier semble avoir entraîné des spécialisations opportunistes (cures de désintoxication ou trafic en blouse blanche) qui offraient à la bohème montmartroise une alternative au marché clandestin, au gré des circonstances ou des besoins. Une artiste dramatique de 33 ans passée de l’opium à la morphine puis à l’héroïne déclare ainsi se procurer sa drogue indifféremment auprès des médecins, des pharmaciens, et des revendeurs de rue29.
21La situation des toxicomanes provinciaux, qui n’ont pas directement accès au marché montmartrois ou marseillais, semble encore plus précaire et nécessite une organisation bien huilée. Voici dans quelle situation s’est trouvé un toxicomane originellement parisien, habitué des trafiquants de la capitale :
« Lorsqu’il est venu résider à L., il a apporté un petit stock d’héroïne. Sa provision épuisée, il a commencé en avril dernier à confectionner un certain nombre de fausses ordonnances dont il a fait usage dans la région. Puis il a reçu de Paris par la poste des paquets d’héroïne qui lui étaient envoyés par un individu qu’il dit ne connaître que sous le nom de Mathieu, café de l’Eldorado, Bd de Strasbourg. Il payait en insérant des billets de banque dans une enveloppe portant simplement cette adresse [...]. Ce « Mathieu » n’ayant plus donné signe de vie depuis le 25 juillet, X s’est remis à fabriquer de fausses ordonnances30. »
22Ce nouvel impératif de la « débrouille » n’interdit pas certains choix, certaines préférences, étroitement articulés au profil social et au type de toxicomanie. Le passage de la filière médicale à la filière trafiquante serait-il alors un indice de marginalisation ? Complexe, la question méritera d’être réexaminée à la lumière d’autres données.
23Bornons-nous à remarquer ici que le régime de pénalisation n’a pu tarir l’approvisionnement, superposant à une filière médicale toujours existante, un marché clandestin en plein essor. En revanche, la pénaliation fut souvent synonyme, pour les toxicomanes, de contraintes nouvelles et de restrictions des choix, puisque les prix, la qualité, la nature des produits disponibles se sont inévitablement ressentis de la « clandestinisation » du marché.
Le coût des drogues
Un enchérissement des prix
24Sous l’effet conjugué de la pénalisation et de l’inflation des années d’après-guerre, le coût des produits a fortement augmenté, posant avec plus d’acuité encore qu’à la Belle Époque le problème de la dépendance financière du toxicomane. Cet enchérissement a-t-il pu constituer un frein à l’expansion des usages de drogues ?
25Premier constat : le prix des produits a fortement fluctué dans la période, en reflétant grosso modo le mouvement général du coût de la vie – inflation des années vingt puis déflation liée à la crise – mais avec des amplitudes nettement plus fortes que pour l’indice général des prix, du fait des multiples distorsions suscitées par le caractère clandestin des marchandises. Si l’on rapporte ces tarifs aux indications de doses fournies par la littérature médicale, on peut conclure qu’au moins jusqu’à la fin des années vingt, le coût d’une addiction prolongé devient véritablement exorbitant.
26La consommation moyenne d’un « cocaïnomane d’habitude » s’élève en effet à 2 gr par jour, soit un coût global, pour un Parisien de 1925, de 3 000 F par mois31, chiffre que l’on divisera par deux ou par trois pour le gramme ou demi-gramme quotidien qu’exige une solide intoxication à l’héroïne ou à la morphine, mais qui n’en reste pas moins très élevé. À propos d’un toxicomane de province, un rapport de police note ainsi en 1930 : « X paraît être dans une situation de fortune peu brillante. Il déclare qu’il reçoit semestriellement trente mille francs provenant du bénéfice de l’exploitation de ses brevets, mais il ajoute que pour satisfaire sa passion, il dépense quelquefois jusqu’à 500 F par jour en achat de morphine32. »
Prix au détail des drogues du marché noir (en franc pour 1 gr)

Moyennes calculées à partir de relevés portant sur l’ensemble des sources.
27De manière inattendue, l’opium se révèle meilleur marché que ne le laissait soupçonner une littérature unanime à dénoncer son coût prohibitif. Un fumeur régulier consomme 20 à 30 pipes par jour – mais il se rencontre de vieux coloniaux que 60 à 100 pipes quotidiennes n’effraient pas – et dans une pipe se consume environ 0,25 à 0,5 grammes de chandoo, soit un prix de revient, dans les années 1925-29, de 15 à 45 F par jour, et de 450 à 1350 F mensuels : vice certes coûteux, mais moins qu’un penchant immodéré pour la cocaïne. C’est bien cette dernière en effet qui tend à ravir au chandoo son statut de marqueur social, entamant dans l’entre-deux-guerres une longue et fructueuse carrière de « drogue des élites », symbole de dépense fastueuse et ostentatoire. Cependant, le coût au gramme ne doit pas masquer le fait que les intoxications à la cocaïne sont difficilement prolongeables sur la durée, et qu’une toxicomanie aux opiacés, plus facile à stabiliser, peut se révéler sur le long terme autrement plus ruineuse.
28La drogue est moins chère – généralement de moitié – et de meilleure qualité quand elle est acquise par la filière médicale, mais au coût du produit, il convient alors d’ajouter celui des honoraires du médecin et le tarif de l’ordonnance de complaisance, généralement compris entre 20 et 30 F33. On citera le cas d’une couturière héroïnomane qui, en 1927, donne 20 F par semaine au médecin pour l’ordonnance et se procure le produit chez le pharmacien au prix de 50 F le gramme – ce qui, compte tenu de la quantité qu’elle consomme quotidiennement (0,40 gr), lui revient à près de 700 F par mois34. Ce mode d’acquisition offre tout de même des prix plus stables, qui tendent peut-être même à s’alléger dans les années trente, compte tenu de la déflation.
29Les prix du marché clandestin, quant à eux, peuvent subir de brusques fluctuations, et varient fortement en fonction des situations locales et personnelles.
Un marché clandestin très réactif
30Les moyennes indiquées masquent en effet d’importantes disparités liées au temps et au lieu de l’achat, aux pratiques des revendeurs ou à la qualité des produits, tout autant qu’elles nous dissimulent les micro fluctuations que ne manquent pas de provoquer, sur le court terme, les aléas de l’approvisionnement clandestin. Comme le remarque un économiste à propos du marché contemporain des drogues, « l’environnement peu transparent et l’illégalité des transactions, comme l’absence de filières stables, engendrent une grande complexité et une certaine incertitude suscitant des comportements de rationalité limitée de la part des agents35 ». Dans ses Confessions d’une opiomane, Tita Legrand évoque pour le début des années vingt une conjoncture particulièrement difficile qui fit grimper en quelques mois l’opium à 10 F le gramme, soit le double du prix exigé lors de la transaction précédente36. Un pourvoyeur habile saura, pour accrocher le novice, consentir un prix d’appel alléchant, voire offrir la première dose37. Et la fidélité au trafiquant peut se voir récompensée par des tarifs préférentiels : un cocaïnomane niçois dit ainsi avoir bénéficié d’un tarif dégressif (de 150 à 100 F le gramme) de la part de la prostituée qui le fournissait en alcaloïdes38. Un toxicomane engagé dans des activités de revente destinée à financer sa consommation peut également profiter d’un tarif de gros, voire d’une fourniture gratuite s’il accepte de travailler pour le trafiquant39, comme ce patient héroïno-cocaïnomane du Dr Ghelerter qui devient, au milieu des années vingt, l’employé au pair d’un revendeur : en échange, « il recevra abri et nourriture et de la drogue tant qu’il voudra sans se priver40 ». En revanche, un « bleu » sans introduction dans le milieu risque fort de se faire vendre à un prix exorbitant une marchandise de piètre qualité.
31Les moyennes recensées révèlent, quels que soient le produit ou la période envisagés, des tarifs marseillais toujours inférieurs à ceux pratiqués sur le marché parisien, et des variations de moindre amplitude. Le fait ne doit pas surprendre puisque nous savons que la cité phocéenne est devenue, dans l’entre-deux-guerres, une véritable plaque tournante du marché des stupéfiants, polarisant des flux de provenance très diverses, et assurant une bonne partie de l’approvisionnement du territoire national. Les arrivages directs de marchandises, le nombre inférieur d’intermédiaires, une complaisance policière plus grande peut-être, ou une moindre efficacité dans la répression, tous ces facteurs concourent à maintenir durant la période des tarifs marseillais de gros et de détail nettement plus avantageux qu’à Paris, autant qu’à stabiliser les prix. Ce privilège de Marseille n’est peut-être pas non plus sans lien avec la sociologie de ses consommateurs : les usages de drogue y sont beaucoup plus souvent le fait de catégories modestes, et on ne trouve guère à Marseille le type de l’opiomane ou du cocaïnomane fortuné qui se rencontre fréquemment dans les cercles mondains et artistiques de la capitale. Il est probable en ce sens que le niveau de fortune de la clientèle, largement supérieur à Paris, ait exercé une pression à la hausse et alimenté l’inflation, au moins jusqu’au terme des prospères années vingt.
Les réajustements des années de crise
32La crise des années trente se traduit en effet par un réajustement important des prix du marché, revenus en 1935-39 à leur niveau de 1920. Une telle chute demande bien sûr à être interprétée, car elle ne reflète qu’indirectement – en l’amplifiant fortement – l’adaptation des tarifs du marché clandestin au niveau général des prix et à la chute du niveau de vie des consommateurs. On sait que la déflation comme la chute des salaires nominaux sont demeurées l’une et l’autre relativement limitées en France, la baisse des prix ayant même eu pour effet d’alléger le coût de la vie pour les non-chômeurs41. En revanche, on ne peut exclure que la chute des revenus de la propriété et de l’entreprise, parmi les plus accentuées42, ait contribué à détourner des quartiers de plaisir la population d’étrangers fortunés, de mondains oisifs, de bourgeois enrichis que la « fête des années folles » poussait à la dépense facile43. Les revendeurs de drogues auraient été ainsi contraints d’adapter leurs tarifs à une clientèle moins prodigue, et peut-être plus clairsemée.
33Sans doute faut-il invoquer également des facteurs propres aux circuits internationaux des drogues. On ne peut exclure par exemple que la chute mondiale du cours des matières premières ait également affecté les circuits clandestins de l’opium. Il est probable aussi que l’avivement de la concurrence entre trafiquants rivaux, évoqués par la presse à compter des années 1934-35, ait entraîné une « guerre des prix » à la baisse44. Nous verrons enfin que les changements qui affectent la sociologie des consommateurs ont pu inciter les trafiquants à déployer des stratégies de captation de clientèle passant par un dumping généralisé.
34Retenons que le coût relatif de la drogue s’est globalement accru dans l’entre-deux guerres, atteignant à la fin des années vingt et sur le marché parisien des sommets spectaculaires. L’allègement de la fin des années trente ne doit pas faire oublier que même ramené à son niveau des années 1920-1925, le coût d’une toxicomanie reste exorbitant pour des revenus moyens ou modestes. Souvent l’équivalent d’un salaire mensuel, cette charge financière a pu représenter, autant qu’une incitation à la délinquance, un barrage à la tentation des drogues ou une incitation au sevrage.
Le coût des drogues, un nouveau frein ?
35Son effet spécifique est, au vrai, difficile à évaluer. Plusieurs témoignages soulignent le caractère parfois déterminant de l’argument pécuniaire dans les demandes de sevrage – notamment dans le cas de toxicomanes les plus âgés, qui avaient connu avant guerre des prix plus sages. Jules Ghelerter évoque ainsi le cas d’un morphinomane de 63 ans qui se résout, après de multiples tentatives manquées, à effectuer une cure de désintoxication en 1928 « bien incommodé par son esclavage et aussi par le fait que la drogue lui revient trop cher45 ».
36Avec la crise, l’argument économique se renforce. On sait que les médecins constatent dès le début de la décennie 1930 une croissance des demandes de cure, qu’ils interprètent comme le signe indirect d’un regain des toxicomanies, mais qui pourrait tout au contraire révéler une vague de désaffection liée au contexte économique. De fait, la chute du prix des produits n’empêche pas que la précarisation du travail alourdisse le fardeau financier de la toxicomanie. C’est à la lumière de ce facteur qu’un médecin analyse le cas d’une morphinomane que son mari oblige à se désintoxiquer en 1930 pour des raisons financières : « Dans l’intervalle, la crise est survenue, la situation financière du mari s’est modifiée, l’état physique de la malade est tel après cette cure de désintoxication qu’il l’emmène à la campagne et là, elle ne tarde pas à recommencer à prendre un toxique. Mais la situation financière rend difficile l’achat de la drogue et les ordonnances sont difficiles à obtenir des médecins. » Les problèmes du mari s’aggravant, une nouvelle cure de désintoxication, que le couple ne peut d’ailleurs régler qu’à crédit, permet à la malade de se sevrer durablement46.
37Lecture d’époque, un peu passe-partout ? Ou exemple symptomatique d’une situation devenue banale ? Que la crise ait entraîné des renoncements n’a rien d’improbable mais les archives judiciaires ne font pas apparaître à ce moment-là une décrue du phénomène qu’il serait possible de rattacher aux problèmes économiques. Sous cet angle, toutes les classes sociales ne sont d’ailleurs pas placées sur un pied d’égalité : exemple type du toxicomane aisé et bien inséré, l’éditeur Léon Pierre-Quint entame sa carrière d’héroïnomane au plus fort de la crise, et ne sera acculé à la désintoxication que par les ruptures d’approvisionnement de la Seconde Guerre mondiale47 ; à l’instar de Jean Cocteau, qui ne renonce à l’opium qu’au début de l’Occupation.
38Au vrai, l’élément financier ne constitue souvent que l’ultime argument qui vient précipiter un long et complexe processus de décision. Aussi les désaffections que nous pouvons repérer pour les années de crise sont-elles souvent à mettre en relation avec un ensemble de causes qui dépassent largement le seul enjeu économique : changement du climat socioculturel, mutations dans la sociologie des consommateurs... Préférant s’adapter plutôt que renoncer, certains consommateurs ont aussi choisi de modifier leurs habitudes, notamment en diminuant les doses ou en changeant de produits.
Des consommateurs plus frugaux
Réduction des dosages
39Les individus qui avaient entamé leur carrière de toxicomane avant les restrictions légales ont souvent témoigné auprès de leur médecin d’un souci croissant d’économie. Jules Ghelerter évoque le cas d’une infirmière, toxicomane depuis le début du siècle, et qui serait passée d’une consommation impressionnante de 4 gr de morphine par jour, « autrefois, quand c’était facile de s’en procurer », à deux injections quotidiennes de 0,10 gr48. Amélie Buvat-Cottin signale de même l’exemple d’un avocat ayant goûté pour la première fois à la drogue en 1902 et « que le bien-être éprouvé précipita rapidement dans des doses élevées [3-4 gr de morphine par jour], comme il arrivait à la plupart des toxicomanes d’avant-guerre »49, avant que les nouvelles restrictions ne le ramènent à des doses plus raisonnables.
40Non d’ailleurs que de tels cas de prodigalité aient complètement disparu : un patient du Dr Ghelerter avoue ainsi, vers 1927, après plusieurs années d’intoxication, des doses quotidiennes de 5 gr de cocaïne et de 2,5 gr d’héroïne. Mais il s’agit d’un cas limite, et surtout, d’un individu à qui ses relations montmartroises assurent un accès régulier à la drogue – facilité qui, nous l’avons vu, est loin d’être la norme. Le calcul de la moyenne des indications relevées sur l’ensemble des sources indique une tendance générale à la modération, mais il faudrait pouvoir introduire des nuances selon les types de toxicomanies : on a bien le sentiment que les toxicomanies d’origine thérapeutique se stabilisent plus rapidement autour de doses relativement modérées (de 0,1 à 0,5 gr de morphine quotidien) alors que les consommations d’origine récréative présentent les marges de progression les plus marquées. C’est dans les milieux artistiques et mondains que l’on relève encore des doses comparables à celles de l’avant-guerre. Une artiste dramatique prise ainsi 5 à 6 gr de cocaïne50 par jour51, un fêtard cocaïnomane 8 à 10 gr quotidiens52 et cette chanteuse héroïnomane avoue s’injecter jusqu’à 5 gr du produit en une seule journée53. À mettre parfois sur le compte de la fanfaronnade – un patient du Dr Ghlerter postule ainsi, avec les 12 kg d’héroïne qu’il dit avoir consommés dans sa vie, au titre de « plus grand toxicomane du monde »54 –, de tels aveux restent l’exception. Dans l’ensemble, les sources font plutôt état de situations de pénurie récurrentes, qui contraignent les toxicomanes à économiser les maigres provisions disponibles, parfois jusqu’à la privation complète.
Des produits de moindre qualité
41Cette tendance à la modération s’avère encore plus nette si l’on prend soin de préciser que les produits, quand ils sont acquis sur le marché clandestin, sont désormais de qualité le plus souvent médiocre. Ainsi, calculée en pourcentage d’alcaloïdes purs, la baisse des doses moyennes est sans doute beaucoup plus importante que ne le laissent transparaître les quantités avouées (et souvent surévaluées) par les malades. La « clandestinisation » des circuits d’approvisionnement a eu pour effet de favoriser la diffusion de marchandises frelatées, ne contenant parfois pas plus de 10 à 20 % de molécules actives. Un toxicomane devenu lui-même trafiquant décrit ainsi les pratiques d’une collègue qui « achète clandestinement à Montmartre de grandes quantités de drogues qu’elle revend ensuite avec bénéfice » et qu’elle maquille soigneusement avec « 50 % de lactose, de manite, de véronal, de terpine55 ». À Nice, en 1939, l’examen d’un paquet de cocaïne saisi sur un prévenu révèle un même pourcentage de 50 % à peine d’alcaloïdes actifs56, tandis qu’un rapport de police remarque, à la suite de l’arrestation de trois trafiquants montmartrois en 1935 que « ce trio de malfaiteurs présentait en vente 1 kg de cocaïne frelatée et mélangée de novocaïne57 ».
42La très médiocre qualité des marchandises de contrebande comme leur coût prohibitif font parfois préférer l’approvisionnement pharmaceutique. Un patient du Dr Dupouy n’hésite pas à s’en vanter, car, affirme-t-il, « je goûte la drogue en connaisseur, je ne prends que de la morphine extrêmement pure chez les pharmaciens (en ampoules) et non chez les marchands de Montmartre58 ». La relative modération des toxicomanes d’origine thérapeutique pourrait ainsi s’expliquer par la plus grande pureté des produits consommés. Pour l’opium, le label de la Régie Indochinoise demeure une relative garantie de qualité, mais devient un produit de grand luxe. L’opium de contrebande risque, quand on en trouve, de n’être que l’« affreuse liqueur noire composée de cirage, de noir de fumée et de suc de laitue » que les trafiquants peu scrupuleux font passer pour du Bénarès ou du Yunnan59.
43La détérioration de la qualité explique aussi que les malades ignorent le plus souvent leur degré exact d’intoxication. Une patiente de Jean Goudot ayant avoué une consommation quotidienne d’un gramme d’héroïne paie cette approximation de sa vie lorsqu’un interne lui injecte, à son entrée en clinique, cette dose en alcaloïde pur60. Il s’agit toutefois du seul exemple de décès par brusque variation de dosage que nous recensions dans nos sources. Comme aujourd’hui, il est possible que les fluctuations de la qualité des produits du marché clandestin aient mis en péril la santé des usagers mais le risque reste mal repéré. Robert Desnos l’évoque implicitement lorsqu’il remarque dans un article consacré à l’héroïne : « [Le toxicomane] n’est jamais sûr de la pureté de la poudre. Il en supporte aujourd’hui avec facilité une dose qui, dans une fourniture de meilleure qualité, lui sera fatale61. » En temps normal, le faible dosage en alcaloïdes aboutit probablement à ce que les usagers consomment des produits beaucoup moins actifs qu’autrefois, ce dont ils n’ont d’ailleurs pas nécessairement conscience, et ce qui ne modifie pas nécessairement leurs sensations subjectives. Sans doute les organismes se sont-ils progressivement adaptés à ces changements62, ce qui signifie que des doses usuellement consommées par les toxicomanes de la Belle Époque peuvent n’être plus, dans l’entre-deux-guerres, qu’un viatique pour le cimetière.
La réduction de l’éventail des choix
Le progrès des ersatz
44Outre la nécessité de contrôler les doses et de consacrer une part accrue de son budget à l’achat de la drogue, le toxicomane de l’entre-deux-guerres voit se réduire considérablement l’éventail des choix et doit parfois se rabattre sur des succédanés médiocres ou passer à des drogues qui n’ont pas nécessairement ses faveurs mais que l’approvisionnement aléatoire du marché met plus aisément à sa disposition. D’obtention plus facile, les opiacés médicamenteux et les barbituriques font figure d’ersatz tout indiqués en cas de pénurie : une malade désintoxiquée à Sainte-Anne en 1920 avoue se servir de morphine ou d’héroïne, « et accessoirement, en cas de disette, de sedol et de pantopon »63 ; cet autre « prend 0,12 gr [de morphine] par jour environ mais devant les difficultés qu’il rencontre pour se procurer de la drogue, en change et s’injecte six ampoules de sedol64 ». En 1936, Amélie Buvat-Cottin estime que « la codéine65 et l’eucodal sont devenus très à la mode actuellement car faciles à se procurer66 ». Le constat semble largement confirmé par nos statistiques judiciaires, qui font bien apparaître la progression régulière des opiacés médicamenteux (sedol, pantopon, eucodal), surtout à compter de la deuxième moitié des années trente67 Classées au tableau A68 les spécialités de la pharmacopée traditionnelle – laudanum de Sydenham, teinture d’opium, élixir parégorique – connaissent dans l’entre-deux-guerres un regain de succès auprès des toxicomanes en situation de pénurie.
Les opiacés médicamentaux devant le tribunal de la Seine (en % citations totales)

45En effet, si leur vente reste théoriquement soumise à la présentation d’une ordonnance, les pharmaciens semblent avoir fait preuve d’une certaine compréhension dans la délivrance de ces préparations, d’un usage encore courant quelques décennies plus tôt. En 1930, les psychiatres Georges Heuyer et Louis Le Guillant s’en indignent en ces termes : « Au moins jusqu’à ces derniers temps aucun pharmacien n’exigeait d’ordonnance médicale à un client venant demander 30 grammes d’élixir parégorique. Comme cette quantité est tout à fait insuffisante pour satisfaire l’appétit des toxicomanes un certain nombre de pharmacies vendent couramment des flacons tout préparés contenant 250 gr d’élixir parégorique. L’un de nous en possède deux échantillons saisis sur une malade en traitement dans une maison de santé69. » De fait, il semble bien qu’il y ait là comme un accroc dans le maillage du filet répressif : en 1935, à une date où la répression s’est pourtant durcie, nous trouvons encore l’exemple d’un pensionné militaire accusé de s’être fait délivrer des substances vénéneuses sur ordonnances fictives et relaxé par le tribunal de la Seine pour ce qui concerne l’élixir parégorique, « celui-ci ne figurant pas au tableau B70 ».
46Ces spécialités font parfois l’objet d’une consommation exclusive. Georges Heuyer présente deux cas de morphinomanie ayant évolué vers des intoxications à l’alcool et à l’élixir parégorique pour cause de difficultés d’approvisionnement71, Jules Ghelerter celui d’un polytoxicomane qui, « quand il manque d’héroïne, se fait des injections de laudanum qu’il dilue avec de l’eau en ajoutant une pincée d’héroïne72 ». En vente libre, les barbituriques sont d’accès plus commodes encore, au point d’engendrer nous l’avons vu des dépendances spécifiques : « Il nous a paru que les barbituriques représentaient pour les toxicomanes un pis-aller, une nouvelle drogue différente seulement en degré mais non pas en nature de celles qu’ils avaient chaque jour plus de difficultés à se procurer »73, remarque le spécialiste de la toxicomanie barbiturique Louis Le Guillant. Et l’on constate enfin des replis fréquents sur les psychotropes légaux, alcools et tabac, très souvent associés à la prise de drogues plus dures. Un chauffeur de taxi héroïnomane dit avoir besoin, quand il est en manque d’héroïne, « de boire et de fumer », au point qu’une arrestation en état d’ivresse à la veille d’une cure lui vaut un retrait de permis74. Et Amélie Buvat-Cottin note, à propos d’un patient morphinomane : « Le malade fume de 50 à 80 cigarettes par jour, comme beaucoup de ses collègues en toxicomanie (la plupart de nos morphinomanes ont une intoxication tabagique surajoutée)75. »
Escalades involontaires
47Parallèlement à ce repli sur ces médiocres pis-aller, souvent frustrants pour les intoxiqués chroniques, les difficultés d’approvisionnement semblent avoir favorisé dans l’autre sens l’escalade vers des produits plus durs. Le cas le plus fréquemment rencontré est celui d’une opiomanie initiale ayant évolué vers la morphinomanie ou l’héroïnomanie. Telle est la situation de cet ancien opiomane passé aux injections de morphine « [...] parce que l’opium fumable étant très difficile à trouver sans ennuis policiers (tout opium fumable étant de contrebande) et d’ailleurs très coûteux, la seringue de Pravaz était toute indiquée »76 ; celle aussi de cet ancien fonctionnaire d’Indochine qui a dû renoncer à fumer parce qu’« en 1916, une sage-femme qui l’approvisionnait, n’ayant plus d’opium, lui a fourni à la place sa première ration de morphine qu’il a remplacée après par de l’héroïne »77 ; celui, encore, de cette femme de lettres qui, après l’opium, a tâté de la morphine puis de l’héroïne « pour des raisons d’économie et surtout à cause des difficultés qu’elle a de se procurer l’opium » et qui considère que « les fumeurs d’opium se font de plus en plus rares à Paris, et s’adonnent tous aujourd’hui à l’héroïne et à la “coco”78 ». Drogue originellement consommée dans 14 % des cas de l’échantillon Ghelerter, l’opium n’est jamais le produit qui fait l’objet de la cure de désintoxication. Si on le voit apparaître dans l’échantillon Dupouy (il représente 5,48 % des substances principalement consommées lors du sevrage), c’est essentiellement sous forme de succédanés (laudanum, dross79, opiacés médicamenteux). Bref, les difficultés d’approvisionnement mais aussi, nous allons le voir, les nouveaux impératifs de discrétion et peut-être des curiosités renouvelées expliquent que le simple fumeur d’opium soit en voie de raréfaction, du moins à Paris ; et que les substances dures – cocaïne, morphine, héroïne – tendent à progresser, au même titre que les produits de substitution. Au bout du compte, la multiplication des contraintes a sans doute favorisé le développement des poly-intoxications circonstancielles, mais sans que ce trait renvoie à notre sens à une mutation structurelle. La plupart du temps, les malades avouent un toxique de choix, qu’ils continuent de privilégier dans la mesure de l’offre disponible. Et nous verrons que ces bricolages individuels n’ont pas entravé la progression inexorable d’un toxique unique, l’héroïne, qui fut délibérément promu par les trafiquants.
Un marché de plus en plus orienté par le trafic
48Plusieurs témoignages révèlent en effet que ceux-ci n’hésitent pas à intervenir de manière délibérée pour orienter les goûts de la clientèle : un blessé de guerre héroïnomane signale de la sorte qu’« il a prisé à plusieurs reprises de la cocaïne quand le trafiquant lui en faisait cadeau »80, mais sans que cette initiative du revendeur ait débouché en l’espèce sur un usage régulier, peut-être parce que la prise de drogues demeure ici à finalité strictement thérapeutique. C’est bien en revanche à l’initiative du pourvoyeur qu’un artiste désintoxiqué par Jules Ghelerter a été converti à l’héroïne alors qu’il envisageait de décrocher : « Le marchand [...] lui offre alors gratuitement 5 paquets de cocaïne et un paquet d’héroïne, lui recommandant de faire attention pour cette dernière, qui est “plus forte que la morphine”. Il prise l’héroïne et c’est la révélation d’une drogue nouvelle ; [...] [quand il est en manque] l’habile marchand arrive à temps pour lui offrir “royalement” la pincée qui le guérit81. » Une couturière initiée à l’opium par un officier de marine est pour sa part passée successivement à la morphine puis à la cocaïne avant de s’arrêter à l’héroïne, dont l’existence lui a été révélée par la femme entretenue qui l’approvisionnait82.
49Certes, on analysera avec prudence les déclarations de médecins qui, en insistant sur le rôle pernicieux des revendeurs, cherchent surtout à dédouaner le corps médical de toute responsabilité dans l’intoxication de leurs patients. Il n’empêche que leurs remarques signalent indirectement le rôle nouveau du revendeur et font état de stratégies de fidélisation de la clientèle pour le moins agressives. Itzko Bussel s’en indigne pour dénoncer les effets pernicieux de la pénalisation : « [les trafiquants] ne se contentent pas de se tenir à la disposition de leur clientèle dans des lieux communs connus des initiés, ils vont encore les relancer chez eux, les tenter par leurs offres et au besoin les faire chanter. Notre malade de l’observation III depuis qu’elle est sevrée est assaillie par ses anciens fournisseurs et a toutes les peines du monde à s’en défendre83. » Amélie Buvat-Cottin évoque de la même manière le « harcèlement permanent des pourvoyeurs »84 et pour Jules Ghelerter, enfin, « les trafiquants de drogues ont un rôle des plus pernicieux. Par tous les moyens ils cherchent à distribuer leur précieuse marchandise à un nombre de plus en plus grand de candidats aux “paradis artificiels”. Ils entretiennent avec soin leur clientèle [...] et usent de tous les moyens pour capter de nouveaux adeptes85 ». En réalité, l’accès à la drogue passe toujours, à l’origine, par la médiation d’un entourage qui oriente les choix et initie aux manières de faire : la possibilité même d’un contact avec les trafiquants est fortement déterminée, en ce sens, par la fréquentation de milieux déjà liés à la drogue. En leur sein toutefois, la tentation d’élargir le cercle des initiés a pu jouer. Nos exemples illustrent assurément la pression d’une économie souterraine qui, surtout à Paris, cherche à promouvoir les substances les plus dures et les plus addictives, en façonnant peu à peu de nouveaux besoins et de nouvelles habitudes.
50On voudrait dès lors appréhender la manière dont les individus se sont accommodés de cette situation. À la croisée des contraintes et des initiatives, l’entre-deux-guerres voit se développer de nouvelles approches de la drogue, qui témoignent autant d’un assujettissement des consommateurs à la nouvelle donne, que de leur capacité de résistance et d’invention.
Entre contraintes et adaptation : de nouveaux habitus de la drogue ?
51Dans la quête d’effets qui mobilise l’usage de produits psychotropes, les formes comme le cadre de la consommation jouent un rôle essentiel. Bien loin d’être suscitées de manière mécanique par les seules propriétés des produits, les sensations induites par les modificateurs de conscience sont toujours le résultat d’un travail, d’un apprivoisement, d’un acquis86. Ainsi, les représentations préalablement intériorisées (à travers des lectures ou des récits de tiers par exemple) mais aussi le rôle initiateur des pairs et les dispositifs de consommation contribuent tout autant que la nature et la qualité des produits, à influer sur la texture même du « voyage »87. Dans un contexte de réduction de la palette des choix et de « clandestinisation » des pratiques, quelles furent les évolutions des rites des drogues et y a-t-il eu une mutation du ressenti des usagers ?
Le déclin de la fumerie d’opium
52À la Belle Époque, le rituel complexe et raffiné qu’implique le culte de la « noire idole » n’a pas peu contribué au succès de cette drogue. S’assembler comme pour une cérémonie sacrée, revêtir un kimono, s’allonger sur des coussins de soie, modeler longuement sur la flamme de la lampe à huile une petite boule de chandoo pour la fourrer ensuite délicatement dans le fourneau d’une pipe ouvragée, puis inhaler la fumée âcre en laissant courir pensées et sensations... Ordonnée sur le mode d’une rupture temporelle et esthétique théâtralement codifée, l’opiomanie a su rallier certains membres de la « classe des loisirs » « pour laquelle la consommation improductive et ostentatoire du temps relève de la prouesse et de l’exploit88 ».
53Le régime de pénalisation ne pouvait manquer de mettre en péril une pratique si voyante et si chronophage. Même dans ses formes les plus sobres, fumer l’opium nécessite du matériel, laisse des traces, réclame une disponibilité difficilement compatible avec la position du clandestin. Si la mode de fumer l’opium ne disparaît pas, elle doit donc s’adapter, peut-être sous une forme appauvrie et altérée.
Un nouvel horizon de risques
54Les sources policières révèlent combien l’aménagement traditionnel de la fumerie d’opium devient compromettant sous le régime de prohibition. Voici par exemple la description laissée par un rapport de police en date du 9 octobre 1916 à la suite d’une perquisition chez un artiste dramatique résidant dans le XVIe arrondissement de Paris : « Une des pièces de l’appartement était aménagée en fumerie d’opium ; [...] on y trouvait non seulement l’habituel décor oriental avec tous ses coussins mais des accessoires de toutes sortes pour fumer [...] et dans un placard voisin étaient serrés des kimonos divers vraisemblablement destinés à être revêtus par les fumeurs89. » La possession d’un matériel plus ou moins oriental tend ainsi à devenir un indice de culpabilité90, au même titre que les accoutrements excentriques que nécessitent certaines séances de fumerie, tels ceux découverts par des inspecteurs de la P.J. le 21 février 1917, chez un autre artiste dramatique :
« [...] les inspecteurs s’étant présentés à la porte de l’appartement, celle-ci ne fut ouverte qu’après une attente de plusieurs minutes par X lui-même revêtu d’un péplum blanc, portant au cou des amulettes, jambes et bras nus ; [...] la disposition de l’appartement, la présence des appareils de fumeurs, les quantités d’opium préparés, le parfum de la drogue en fusion, la tenue particulière des inculpés, les dames Y et Z étant très légèrement vêtues, l’une d’un kimono et l’autre d’un pyjama de soie noire, ne laissent aucun doute sur la nature spéciale de la réunion à laquelle X avait convié ses invités91. »
55Surtout appréciées par la haute bohème ou le monde élégant, ces cérémonies semblent se faire plus rares. Les années 1930 ignorent ce genre de récit, et même l’opiomanie littéraire préfère des décors simplifiés, tel ce petit cabinet tendu de rouge que Jean Cocteau se fait aménager en 1940 dans son nouvel appartement de la rue Montpensier92.
56Dans des environnements moins fortunés, nous découvrons, dès les années vingt, des fumeries dénuées du luxueux décorum des gens du monde. À Marseille, notamment, où semble s’être perpétuée plus longtemps qu’à Paris une discrète pratique de l’opiomanie, ce sont des installations très simples qu’évoquent les rapports de police, dont la modestie renvoie tout autant à un moindre niveau de fortune qu’aux nouveaux impératifs de discrétion. Voici par exemple la fumerie aménagée par un couple bourgeois dans une villa nichée sur les hauteurs de la corniche marseillaise, décrite par un policier : « Nous avons constaté que quatre des six pièces composant l’appartement étaient garnis de lits bas, sommiers reposant à même le sol et de sofas ; l’ensemble représentant toutes les caractéristiques d’une fumerie d’opium93. » L’importance de l’installation (4 pièces sur 6) pourrait laisser supposer l’existence d’une fumerie clandestine recevant une clientèle extérieure, mais sans faste particulier. Quelques échelons sociaux plus bas, nous découvrons chez un ménage d’ouvriers marseillais une installation plus rudimentaire encore :
« Ayant pénétré dans [la chambre à coucher], nous avons constaté qu’une alcôve [...] avait été aménagée en fumerie. C’est à dire qu’à quelques distances du sol une dizaine de planches neuves ou de date relativement récente étaient juxtaposées et recouvertes d’une natte en paille. Sur cette couche improvisée nous avons découvert et saisi [un plateau en cuivre, une lampe, un pot à opium, des aiguilles à tricoter, une pipe en bambou, du dross, etc.]94. »
57Notons ici la simplicité du matériel, sans commune mesure avec le faste des opiomanes fortunés. Le degré ultime de dépouillement est atteint dans les milieux asiatiques, où l’opiomanie est d’ailleurs moins une pratique sacralisée qu’un passe-temps intégré aux rythmes du quotidien. Les fumeries entrevues – le plus souvent une simple chambre d’hôtel ou d’appartement aménagée de manière fruste – donnent à voir les installations les plus dépouillées qui soient. Le 27 mars 1926, par exemple, ce sont cinq ouvriers chinois qui sont surpris dans un meublé du quartier populaire du Panier, à Marseille, allongés sur des lits de camps « constitués par des planches recouvertes par une couverture » et maniant des pipes « en tube de caoutchouc95 ». Une autre affaire marseillaise révèle, au premier étage d’un restaurant fréquenté par des navigateurs chinois, une installation constituée « d’une pièce avec un grand lit de camp sur laquelle plusieurs personnes peuvent se coucher96 ». Point, ici, de décor recherché ni de débauche d’objets luxueux : une lampe en carton, des aiguilles à tricoter, un simple tuyau de bambou97, que l’on se passe à tour de rôle quand on n’est pas assez riche pour posséder une pipe à soi98.
58La simplification extrême du décor et du matériel est parfois explicitement mise en rapport avec la crainte des inquisitions policières. Jean Cocteau affirme ainsi avoir rencontré à Marseille des Annamites fumant avec du matériel propre à dérouter la police : tuyau à gaz, bouteille échantillon de bénédictine percée d’un trou, épingle à chapeaux99. Souci que signale également le reporter de Candide à propos d’une petite fumerie installée dans une maison de la banlieue de Toulon :
« Sur le plateau, un de ces rince-doigts en cuivre aux prétentions arabes. Ce sera la lampe. Car Suzy ne tient pas du tout à avoir chez elle un vrai matériel, trop facilement repérable. Un large disque de fer blanc supporte la mèche sur le bol de cuivre. À la place du verre, un simple abat-jour de carton protège la flamme. Quant à la pipe, elle est encore plus originale. Le fourneau est représenté par une de ces petites bouteilles de grès que certains liquoristes mettent en vente comme échantillons. [...] Sur le côté, on a percé un petit trou où prend place la boulette d’opium. Du goulot de la bouteille part un tuyau en caoutchouc [...]. À l’autre extrémité de ce tuyau est emmanché le tuyau d’une pipe ordinaire. Voilà le matériel complété par deux aiguilles à tricoter soigneusement limées à leur extrémité pour en aiguiser la pointe. Il est heureux pour moi que j’aie pu admirer le matériel du vieux commandant Prosper car j’aurais fini par croire qu’un matériel véritable n’existait que dans l’imagination des romanciers100. »
59Le risque répressif rend nécessaire non seulement le dépouillement du décor et du matériel, mais aussi la simplification du rituel, ce dont témoignent les séances de fumerie d’un couple toulonnais en 1925, d’après les renseignements recueillis par la police :
« [...] M. et Mme X usent de stupéfiants et presque chaque jour ils fument de l’opium à partir de 3 heures de l’après-midi dans leur salle à manger qui leur sert également de chambre à coucher. [...] La fumerie dure environ de 3 h 30 à 5 h 30 de l’après-midi et en sortant de leur salle à manger, ils renferment soigneusement leur matériel puis lavent leurs cendriers de cuivre puis ils vont à la cuisine se laver les dents et la bouche qu’ils se parfument à l’eau de Cologne pour dissiper l’odeur de la fumerie101. »
60Si la pratique de l’opium reste ici régulière, quotidienne, et relativement astreignante, elle doit désormais composer avec tout un rituel du secret, dont il est difficile d’évaluer les conséquences sur l’habitus du fumeur. Appauvrissement, dégradation des sensations ? Ce luxe de précaution risquait certes d’amoindrir la quiétude et la disponibilité mentales nécessaires à la qualité de l’expérience mais les témoignages sur ce point sont rares. Dans une autre affaire marseillaise, c’est tout un dispositif de défense avec chiens et armes à feu qui a été prévu pour protéger les séances, au point qu’au cours d’une perquisition, les agents de police ont été blessés, scène qu’évoque cette lettre de dénonciation :
« Je vois tout les jours M. X et je peut vous faire savoir tout ce qui se passe chez lui. Les pauvres agents qui ont été blessé à la suite dela perquisition cella était prevu d’avanche. Le revolver appartenant à X a souvent servi à repeter la seine quand on fumer avec S. et que l’on parler de perquisition. Elle se repose sur ses chiens et nous disez que s’il sonner elle avait le temps de tout faire disparaître. Si en suite elle a trouver en légitime défense on ne pouvez rien lui faire. Cette seine a été repete plusieurs fois102. »
61Même adaptée aux impératifs de la clandestinité, l’opiomanie demeure une pratique risquée et voyante, toujours susceptible de cristalliser les soupçons et les accusations de déviance ou de marginalité, dont elle devient à la fois le symbole et l’élément judiciaire concret. Dans une affaire instruite dans le cadre du décret de 1908, c’est ainsi l’odeur de l’opium qui a trahi le fumeur : « [des voisins] sont incommodés par des émanations d’opium qui se répandraient par les cheminées dans leurs appartements103 ». Dans une autre affaire, marseillaise, celle-là, c’est encore la perception d’une odeur étrange qui alimente le fantasme de la fumerie d’opium :
« Dans les premiers jours de l’installation de X dans la maison – c’était l’été et toutes les fenêtres restaient continuellement ouvertes – des odeurs incommodantes se sont répandues dans notre appartement, presque tous les soirs, à partir de 21 h, lorsque M. X était chez lui. Ma femme surtout en était sérieusement indisposée. Ces émanations, dont nous nous sommes assurés qu’elles provenaient de la fenêtre ouverte de l’interne, étaient un mélange d’éther, d’encens et d’une autre odeur que je ne puis déterminer. [...] Après avoir vainement prévenu le propriétaire afin qu’il mette un terme à cette « fumerie d’opium » préjudiciable à notre santé, excédé un soir par un malaise plus accentué de ma femme, j’ai crié et dit que je dénoncerais la chose à la police. M. X a dû m’entendre car durant quelques jours nous n’avons plus eu de sujet de plainte104. »
62Relevant ici du pur fantasme – les drogues retrouvées chez l’inculpé étaient de nature exclusivement pharmaceutique, et c’est la fumée de cigarettes parfumées à l’ambre qui est venue chatouiller les narines trop sensibles du voisin –, ces perceptions parfois imaginaires deviennent souvent prétexte à dénoncer une manière d’être ou un mode de vie – accoutrements bizarres, horaires décalés, visites intempestives... – présentés comme déviants et signalant, tout autant que les émanations d’opium105, le « marginal » à l’attention d’autrui. Dans une affaire déjà évoquée, les voisins pétitionnaires dénoncent ainsi par la voix de l’un des leurs les désordres en tous genres suscités dans l’immeuble par l’opiomanie supposée du locataire : « Pendant deux ans [...], il a reçu du monde presque toutes les nuits ; de nombreuses personnes, hommes et femmes, sonnaient entre 10 h du soir et 2 h du matin [...], c’était un va-et-vient presque quotidien »106 ; « J’ai rencontré plusieurs fois dans l’escalier l’hiver dernier des hommes et des femmes d’allure excentrique et de tenues débraillées que la concierge m’a dit venir chez M. X107 ». À Marseille, en 1927, ce sont encore des allées et venues jugées suspectes qui polarisent l’attention du voisinage :
« Depuis que ces personnes se sont installées, j’ai été frappé de la vie anormale des occupants qui recevaient de nombreuses visites de nuit, les visiteurs venant habituellement en automobile. La maison était éclairée jusqu’à une heure avancée si ce n’est toute la nuit. La plupart du temps, les matinées à la villa Marc étaient des plus calmes : tout le monde paraissait dormir. En raison de ces faits, je me suis toujours demandé quel était le genre d’occupation de mes voisins et aussi ce qui pouvait se passer dans la maison108. »
63Souvent fortement sollicitées par l’interrogatoire policier, ces dépositions témoignent indirectement des nouveaux impératifs de discrétion et de sobriété auxquels sont soumis les adeptes du chandoo. Elles compromettent, assurément, la quiétude du fumeur exigeant.
L’extinction des fumeries publiques
64À ce titre, on doit poser le problème spécifique de la fumerie en commun, que visait explicitement le délit « d’usage en société » conçu par le législateur. Les dispositions de la loi n’ont-elles pas compliqué les séances à plusieurs, donnant à l’opiomanie une tournure plus solitaire et peut-être aussi moins ludique et plus désenchantée ? Au vrai, la jurisprudence semble avoir donné un sens très restrictif à la terminologie légale, réservant son champ d’application aux fumeries publiques, à visées commerciales et non aux usages privés. De nombreux témoignages attestent que le rite du bambou continue de se pratiquer entre amis et connaissances, gardant dans certains milieux la dimension de passe-temps mondain qu’il revêtait déjà à la Belle Époque.
65En revanche, il apparaît probable que les dispositions de la loi ont précipité le déclin des établissements destinés à recevoir une clientèle extérieure. Il nous est certes difficile de préciser le statut exact des « fumeries » évoquées par les sources, notamment judiciaires. Simples espaces aménagés dans des lieux privés et destinés à la consommation entre intimes ? Ou aménagements professionnels se prêtant à une activité commerciale ? Impossible, le plus souvent, de trancher, notamment dans les milieux asiatiques, où nous avons vu qu’une simple pièce d’hôtel ou de restaurant pouvait aisément se transformer en local à opium.
66À Nantes, à Toulon, au Havre, les sources signalent parfois des lieux de sociabilité où se pratique encore la sociabilité du bambou. Et pour Paris, la rumeur publique signale des établissements clandestins dans le quartier des Champs-Élysées ou de l’Europe. En 1934, Paris-Soir évoque même une mystérieuse fumerie aux portes de Paris, réservée à une clientèle des plus modestes :
« Allez-y, conseille l’indicateur chinois, vous n’y fumerez pas un plus mauvais dross que chez des gens très bien... Ça correspond à nos fumeries pour coolies. Au lieu de traîneurs de pousses et de dockers, vous y trouverez des hommes de votre race qui font les plus durs travaux dans les usines ou dans les rues, les porteurs de tonneaux, des tueurs de bêtes pour boucherie... Des mendiants. Ils ont compris que c’était meilleur que l’alcool. Et pas plus cher109... »
67Fantasme de reporter en mal d’exotisme110 ? Au vu de ce que nous savons de l’opiomanie portuaire, on ne peut exclure qu’une clientèle de marins ou d’anciens coloniaux renoue, dans ce type d’établissement, avec le goût de l’opium. Ces quelques exemples n’empêchent pas que les fumeries publiques semblent, même dans cette version minimale, en voie de disparition. À la curiosité manifestée par un journaliste, un vieux colonial toulonnais peut ainsi rétorquer, en 1935 :
« Une fumerie ? [...] Si vous entendez par là un endroit garni de divans mœlleux, décoré de soies chinoises, gardé par des cerbères farouches et l’on n’entre [...] que grâce à des mots de passe et autres plaisanteries dans ce goût-là, non, je n’en connais plus : la crise111 ! »
68La crise, mais surtout les effets de la législation, qui ont découragé usagers et gérants, et peut-être aussi le caractère cyclique des modes.
69En effet, le déclin de la fumerie d’opium pourrait exprimer également une progressive « dépoétisation » des usages, engendrée par les nouveaux impératifs de clandestinité, autant que par l’extinction du romantisme de la drogue, qui, souvent, avait magnifié les fastueux rituels du siècle précédent. Simplifiés, rationalisés, démythifiée, les paradis artificiels sont-ils pour autant privés de toute mise en scène ?
De nouveaux dispositifs de consommation
La victoire séculaire des « extases portatives »112
70Les produits et les gestuelles impliqués dans l’acte de consommer des drogues dépendent autant du type d’initiation – thérapeutique ou récréationnelle, principalement – que du moment pris en compte dans l’histoire d’un parcours de toxicomane : les usages d’origine médicale démarrent plus souvent par l’injection de produits opiacés, tandis qu’un usage initié dans le cadre d’un salon mondain pourra impliquer, s’il évolue vers une consommation chronique, des produits et des modalités à chaque fois différents. Or, les statistiques disponibles reflètent généralement la situation au moment de la cure, soit à un stade avancé du parcours. Mais elles montrent précisément que les pratiques individuelles tendent toutes, dans l’entre-deux-guerres, et ce quelle que soit leur origine, à confluer vers les modes de consommation les plus simples, les plus rapides et les plus discrets – prise, injection ou absorption per os –, qui sont aussi les plus économiques, puisqu’ils permettent de potentialiser les effets des produits avec des doses moindres.
71Dans l’échantillon de Jules Ghelerter, on trouve ainsi une très grande majorité d’héroïnomanes ou de morphinomanes pratiquant l’injection, parfois la prise nasale ou l’absorption buccale (dans le cas, notamment, des préparations à base d’opiacés), la première étant devenue la norme dès les années 1910 pour la cocaïne. Moins détaillé, l’échantillon du Dr Dupouy révèle néanmoins une tendance identique, et laisse deviner la progression de l’héroïnomanie en prise nasale, plus discrète et parfois favorisée dans la continuité du geste par une intoxication antérieure à la cocaïne113. Pour des raisons déjà évoquées, cette cocaïnomanie reste sans doute sous-évaluée dans les échantillons médicaux.
72Une telle évolution peut-elle être portée au bilan de la pénalisation ? La nécessité de dissimuler une habitude devenue illégale, les difficultés à se procurer les produits, leur coût croissant aussi, pourraient effectivement avoir favorisé les gestes les plus simples, ceux qui, tels l’injection, permettent d’user de doses plus réduites. Pour le Dr Legrain il ne fait pas de doute que le succès de l’injection s’explique d’abord par le fait que la seringue est, sous un régime de prohibition, « beaucoup plus pratique que l’opium »114, et c’est par souci de discrétion – « l’odeur [de l’opium fumé] devenait prohibitive »115 – qu’un ancien d’Indochine se résigne, de retour en métropole, à l’opiophagie, qu’il pratique en absorbant quotidiennement à l’heure des repas une solution aqueuse d’opium brut.
73Par delà ce constat global, on aimerait pouvoir appréhender plus finement les choix individuels notamment face à un même produit, mais nos échantillons étriqués ne s’y prêtent guère. Les combinaisons fixées au XIXe siècle restent le plus souvent la norme : la cocaïne est ainsi très rarement consommée sous forme injectée, autant parce que cette modalité d’absorption risquerait de provoquer des chocs cardiaques violents, que parce qu’elle a cours dans un univers récréationnel qui privilégie les gestes discrets, rapides et peu impliquants. L’injection, en ce sens, semble plus souvent réservée aux intoxications à l’héroïne et à la morphine, initiées dans un contexte médical, ou aux toxicomanies de longues durées, dont elle constitue fréquemment l’étape ultime. Même si elle implique la possession d’une seringue116, ainsi qu’un savoir-faire minimal, elle permet, comme la prise, d’intégrer discrètement l’usage de la drogue aux activités de la vie quotidienne.
Nouvelles temporalités
74Liée à des impératifs de discrétion et d’économie, la simplification de la gestuelle doit aussi s’analyser à la lumière des changements qui affectent la typologie et la sociologie des usages. Délaissant peu à peu les interminables rituels de l’opium ou du dawamesk, le toxicomane de l’entre-deux-guerres, privilégie les consommations inscrites dans une temporalité courte. Une prise de cocaïne, une discrète piqûre de morphine ou d’héroïne, voilà qui permet de mieux inscrire l’usage régulier d’un stupéfiant dans les contraintes d’un emploi du temps professionnel ou mondain, ou dans les trépidations de la fête.
75Cette exigence d’efficacité est très certainement l’une des causes du déclin de l’opiomanie que nous avons déjà pu repérer. Un ancien colonial revenu en métropole remarque de la sorte : « Vers 28 ans, les conditions de ma vie m’ont rendu impossible de passer plusieurs heures à fumer chaque soir »117 et un journaliste marseillais souligne dans le même sens : « [En 1928], n’ayant plus le temps suffisant pour fumer à ma satiété, je me suis mis alors à l’héroïne118. » Dans Le Vin est tiré, Robert Desnos fait dire de même à l’un de ses personnages : « Je ne fume plus. C’était trop de temps perdu et puis cela m’énervait. Je le [l’opium] mange ou plutôt je le bois119. » Mutation du rapport au temps qu’un auteur résume en ces termes : « Toujours pressé, [le morphinomane] ne perd pas son temps, comme le fumeur qui savoure longuement à l’avance le plaisir qu’il va s’offrir [...] Il préfère l’acte propre, rapide, à l’effet immédiat, d’une piqûre [...]120. » Le temps dilaté du fumeur d’opium ou du mangeur de haschich était celui du dilettante, de l’esthète, de l’oisif, du rentier ; le geste rapide de la prise, la sensation brève de l’injection deviennent ceux de « l’homme pressé » décrit par Paul Morand. L’observation sociologique converge indiscutablement, ici, avec les représentations analysées au premier chapitre.
76La prise ou l’injection favorisent également les usages qui ne visent pas à la sacralité d’une expérience mais à l’adoucissement du quotidien. Un patient du Dr Dupouy remarque : « Je connais trois ou quatre personnes qui depuis fort longtemps s’accommodent de leur intoxication dans une vie active et même parfois surmenée121. » Devenu héroïnomane dans les années 30, l’éditeur Léon-Pierre Quint souligne que son intoxication ne l’a pas empêché de mener une vie sociale fort bien remplie, malgré les nombreux désordres qu’elle induisait122 :
« À Paris, à une certaine époque, quand je roulais en taxi, impatient de prendre une p. [une piqûre], je n’attendais pas d’être rentré chez moi : j’ouvrais mon pantalon, mon slip – le moins possible – et j’enfonçais la seringue sans la regarder parce que je surveillais les autres voitures ou les passants qui auraient pu me voir. Et il m’arrivait de tâcher largement de sang mes sous-vêtements (cela eut lieu un jour où je remontais les Champs-Élysées et d’autres fois encore)123. »
77Cette désinvolture ne va pas sans risque : à propos des injections qu’il se faisait fréquemment à la va-vite dans des toilettes d’établissement publics, l’auteur enchaîne : « Comment, dans cette odeur nauséabonde des W.C., sans chasse d’eau, au milieu des mouches et des araignées, en frottant malgré-moi mes mains à mes vêtements, ne me suis-je jamais infecté124 ? » La tyrannie de la dépendance rendrait difficile, selon lui, l’observation d’un rituel hygiénique minimal : « il est impossible en procédant au cours d’une vie active à 6 ou 7 p. par jour, de prendre les précautions nécessaires [à l’asepsie], faute de temps, de patience, mise en outre à l’épreuve par des dérangements imprévus125 ». À propos d’un patient gravement intoxiqué à l’héroïne, Jules Ghelerter remarque de la même manière : « Aucun soin dans ses piqûres. N’importe où, n’importe comment, avec n’importe quelle eau pour ses solutions. Il a de nombreux abcès et est souvent malade126. » Au niveau individuel, l’évolution des modes d’absorption reflète aussi la dégradation de l’univers des toxicomanies.
78On soulignera toutefois que la pratique de l’injection peut servir à stabiliser une toxicomanie, puisqu’elle facilite sa structuration temporelle et le respect de certaines règles. De nombreux usagers, notamment dans les milieux médicaux, attachent de la sorte une grande importance aux rituels intimes garantissant l’asepsie ou un minimum d’hygiène : tel ce morphinomane au long cours, patient d’Amélie Buvat-Cottin, qui prend soin durant ses périodes d’intoxication, « d’user largement de sulfates de soude et de suivre un régime surtout fruito-végétarien, hypoazoté127 ». Un premier abcès fait de même changer radicalement ses habitudes négligentes à Léon Pierre-Quint : « Alors a commencé l’ère de l’asepsie et des précautions de plus en plus rigoureuses : lavage sans cesse plus minutieux des mains, des fioles, de la seringue ; aiguilles uniquement en platine, qui pouvaient être sans inconvénient passées à la flamme ; usage de petites compresses stérilisées pour nettoyer les boîtes, la peau à l’alcool, etc.128. » De telles précautions nécessitent un savoir prophylactique et des moyens financiers qui ne sont pas à la portée de tous. En ce sens, il n’est pas étonnant que les pratiques les plus destruturées s’associent souvent à des situations de précarité sociale.
79Apparues dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’injection et la prise se généralisent dans l’entre-deux-guerres, quand les contraintes de la clandestinité, et peut-être aussi la mutation de la sociologie des toxicomanies imposent un rapport simplifié au produit. Cette évolution pourrait témoigner d’une mutation majeure dans le sens même du recours aux drogues, plus souvent, désormais, soutien existentiel ou médication de l’âme que voyage coloré. L’épurement, voire la déstructuration des gestes offrent de fait plus facilement la possibilité d’un usage gérable au quotidien, moins axé sur la dimension ludique ou expérimentale. Pour autant, celle-ci a-t-elle été disqualifiée ? Outre que certains cercles littéraires ou mondains y demeurent attachés – en témoigne l’opiomanie d’un Jean Cocteau ou d’une Mireille Havet –, l’appauvrissement n’est pas systématique. Tout en marginalisant certaines pratiques, les usagers de l’entre-deux-guerres n’hésitent pas à bricoler de manière inventive avec les impératifs de la nécessité.
Des usagers en quête d’expériences nouvelles
Un renouvellement des attentes et des curiosités
80Il n’est pas toujours facile de cerner quelles attentes président à l’usage de produits psychotropes. Dans nombre de cas on l’a vu, la drogue fait seulement office de médication psychique, sans provoquer de sensations particulières. Utilisée comme antalgique, elle vise, a minima, l’abolition de la douleur et le retour à une cénesthésie normale. Un clerc de notaire gazé de guerre peut ainsi remarquer « n’avoir retiré aucune joie ni aucune satisfaction de l’emploi de la drogue sauf d’être un être normal quand il a de l’héroïne129 ». Et une infirmière souffrant de névrose obsessionnelle retire des 110 gouttes de Somnifène130 qu’elle consomme quotidiennement au réveil « un état très agréable de détente, de calme intérieur, d’euphorie, sensation de pleine jouissance de ses facultés intellectuelles et surtout, disparition des obsessions, des doutes et de l’angoisse131 ».
81Les termes employés sont ceux d’un usager d’anxiolytiques ou d’antidépresseurs. Outre la douleur physique, la drogue peut en effet atténuer les états de stress, de timidité ou d’angoisse. Pour ce peintre décorateur, la cocaïne fut ainsi un moyen d’acquérir plus de lucidité et d’efficacité dans le travail132, tandis que cet assistant en chirurgie dit parvenir à réaliser sous héroïne « des interventions qu’il n’aurait jamais osé faire auparavant et qu’il n’a plus osé répéter depuis »133 ; une danseuse de music-hall considère qu’en tournée, « la drogue lui est un appoint indispensable. L’héroïne lui donne du calme de la vigueur pour danser mais aucune fantaisie ni idée nouvelle134 ». Nul désir, ici, d’expérience inédite ou de sensation forte ; simple quête du mieux-être, de la normalité, ou de la performance.
82Si ces consommations à visée adaptative semble bien être dans la période en progression, elles sont loin d’épuiser, toutes les virtualités du lien à la drogue, dont certaines demeurent plus explicitement vouées à une dimension expérimentale – laquelle peut d’ailleurs être juxtaposée à la première, ou la précéder. Quelques témoignages, hélas trop rares, permettent d’approcher la question de l’élaboration, de la diffusion, et de l’appropriation individuelle des représentations relatives à la drogue. Or, nous savons que le XIXe siècle a favorisé leur diffusion, par le vecteur d’une littérature déjà riche, par le biais aussi de représentations médiatiques de plus en plus foisonnantes, par le canal enfin de la rumeur publique et du bouche-à-oreille. Les attentes ou les curiosités dont nous parlent les individus s’inscrivent ainsi dans un horizon socioculturel qui accorde aux drogues et à leurs effets une visibilité croissante.
83Certains aveux évoquent explicitement un pouvoir de fascination façonné par des représentations de nature très diverse. Citons l’exemple de cette femme de médecin, dont la toxicomanie est d’ailleurs d’origine strictement thérapeutique, mais qui « en lisant les ouvrages de Loti, de Claude Farrère, [a eu] envie d’augmenter les doses pour obtenir les rêves qu’elle n’a jamais eus »135 ; celui d’un polytoxicomane revendiquant une vocation précoce : « Mon plus ancien souvenir sur ce sujet remonte à l’âge de 12 ans. Dans un livre de voyages et d’aventures (livre de distribution de prix à l’école), je lisais avec une intense curiosité la description d’une fumerie d’opium à Calcutta. Désir intense de faire l’essai136. » Léon Pierre-Quint se rappelle pour sa part avoir interrogé, à propos d’une leçon de géographie sur la Chine, son institutrice sur les vertus de l’opium ; on lui répondit qu’il s’agissait d’un produit très dangereux... « et qui fait rêver137 ». Une patiente du Dr Ghelerter se sentit également attirée dès son adolescence « vers les toxiques ; elle aurait pris n’importe quoi : de l’éther, du laudanum, etc.138. »
84À l’influence possible des lectures139, il convient d’ajouter celle de l’entourage, qui n’hésite pas, parfois, à parer les paradis artificiels de tous les charmes – ou de tous les maux. Certains disent être restés d’abord indifférents, telle cette infirmière travaillant dans une clinique privée pour toxicomanes qui, dans un premier temps, n’éprouve « aucune tentation, malgré les descriptions parfois alléchantes de certains malades »140, et qui ne succombera à la drogue qu’« à la suite d’une grande déception sentimentale » ; tel, encore, ce futur morphinomane initialement dédaigneux : « Les éloges que son ami lui faisait de la drogue ne le convainquirent guère et il ne se sentit pas la moindre tentation141. » L’horizon d’attente n’en est pas moins constitué et jouera avec un effet retard.
85Dans des milieux moins éduqués les désirs s’avouent de manière plus fruste mais n’en trahissent pas moins d’identiques curiosités, même si leur matrice culturelle est moins aisément repérable142. C’est « par curiosité » qu’un valet de chambre de 36 ans dit consommer de l’héroïne143, tout comme cet ébéniste de 29 ans144 et l’on ne sait trop quel statut réserver à ceux, nombreux, qui déclarent avoir essayé le produit « par entraînement » : esprit d’imitation, contagion du milieu, mais aussi désir implicite de sensations neuves. Un malade précise ainsi qu’il « prend de la morphine depuis 1929 par entraînement et “pour en connaître l’effet”145 ». La formulation d’un autre patient du Dr Dupouy est plus éloquente encore : c’est, déclare cet homme de 34 ans, « par curiosité et pour connaître autre chose de nouveau »146 qu’il s’est mis – dans des circonstances que nous ignorons – à l’héroïne. Dans une affaire marseillaise datant de 1923, une trafiquante de cocaïne rattache également au goût de l’innovation la cocaïnomanie d’un de ses clients : « Je connais X comme un homme vicieux à la recherche de sensations nouvelles et variées147. »
86Il serait réducteur, en ce sens, d’opposer trop caricaturalement une consommation des élites toute de curiosité et de sophistication intellectuelles, à une consommation populaire simplement thérapeutique ou adaptative. La diffusion des représentations littéraires et médiatiques contribue aussi à la dilution sociale des fascinations, qui, pour être moins étayées par les sources, n’en sont pas moins symptomatiques d’une certaine démocratisation de l’idée de « voyage ». En témoigne aussi, sur un autre mode, l’élaboration de certains dispositifs de consommation.
Des dispositifs réinventés
87À première vue, la cocaïne, la morphine ou l’héroïne semblent se prêter moins bien aux rituels complexes et raffinés que le XIXe siècle avait élaborés autour de l’opium ou du hachisch. Drogues froides, pharmaceutiques, à l’ivresse plus âpre, ces substances sont fréquemment dénoncées par les amateurs éclairés comme des produits sans âme et sans finesse. Ces « poisons modernes » ont su pourtant se prêter, eux aussi, à des mises en scène parfois très élaborées, destinées à travailler la sensation. Voici par exemple la description que nous fournit le Dr Piouffle des pratiques d’une patiente cocaïnomane, initiée à la drogue en 1918 :
« Notre malade nous raconte qu’avec son amie [...] elle s’enferme dans sa chambre où elle fait une obscurité complète, un rai de lumière filtrant à travers les volets. Les deux femmes disposent alors, sur l’une des parois de la chambre, un drap de lit représentant assez bien l’écran cinématographique. Ces préparatifs achevés, elles s’étendent sur une chaise longue et se suggestionnent réciproquement, provoquent des idées, des images. [...] Pendant que le spectacle se déroule, les deux amies continuent à priser de la cocaïne pour enrichir et activer leurs « visions », jusqu’à ce que l’une et l’autre s’endorment du lourd sommeil de l’ivresse toxique148. »
88Soulignons l’originalité de la référence au cinématographe, qui, à l’inverse du rituel de l’opiomanie organisé autour d’une rêverie immobile et flottante, joue ici sur le mouvement, le déplacement d’images et les jeux de lumière, avec une tentative assez rare de projection mentale extériorisée sur un écran.
89D’autres exemples révèlent l’adaptation de rituels plus anciens aux nouveaux produits. Voici comment un toxicomane initié à la cocaïne dans une communauté montmartroise du début des années vingt décrit ses premiers contacts avec la drogue :
« Il prise [de la cocaïne] pendant quinze jours sans le moindre effet. C’est alors qu’une vieille habituée de la drogue s’engage à lui montrer le vrai visage du “Kieff”. Elle le fait s’allonger avec défense de bouger, lui recommande de penser à quelque chose et lui fait prendre à deux reprises deux fortes doses de poudre. Un engourdissement l’envahit, il ne sent plus ses jambes ni ses bras, n’a plus aucun empire sur son corps qui pend inerte ; sa tête seule travaille et il a l’impression d’avoir été “nettoyé intérieurement”. L’esprit frais et dispos, il discute et parle à haute voix – sans se rendre compte – de ce qu’il doit faire le lendemain. Il est “Kieff”149. »
90C’est ici le rituel traditionnel de l’opiomanie qui est entièrement réinvesti, jusqu’au vocabulaire (kieff150) mais pour une drogue, la cocaïne, réputée avoir des effets opposés. D’où une expérience hybride, qui emprunte au culte de la « noire idole » le recueillement, la concentration, le silence, la position allongée, mais en faisant jouer les effets propres à l’alcaloïde de la coca : hyper lucidité, sentiment de nettoyage intérieur, volubilité151. Une patiente de Jules Ghelerter remarque d’ailleurs que dans les fumeries d’opium du début des années vingt, « on trouvait des boîtes de cocaïne à portée de main »152, l’association des deux produits permettant d’alterner torpeur et stimulation.
91Nous ne possédons pas de témoignages qui évoqueraient un décorum ou une mise en scène spécifiques à l’héroïne ou à la morphine, plus volontiers décrites comme des drogues de solitaires, ou de malades, alors que la cocaïne demeure plus souvent intégrée à une sociabilité, notamment érotique. C’est ainsi qu’un patient d’Amélie Buvat-Cotin qui entre en cure à la Villa Montsouris en 1932 est décrit par la thérapeute comme un « insuffisant sexuel » qui, « comme beaucoup de cocaïnomanes [...], demandait à la drogue cette excitation qui prolonge et exalte le désir tout en retardant et en rendant douloureuse et aiguë sa réalisation »153. Dans son cas, le recours à la cocaïne serait plus particulièrement associée à des épisodes d’orgies ou de débauches en compagnie de prostituées : au cours d’un voyage sur la Côte d’Azur, « il ramène [deux femmes cocaïnomanes] à Marseille avec l’un de leurs amis, se réinstalle au Palace ; pendant cinq ou six jours avec des doses quotidiennes de 10 grammes, c’est une bacchanale éperdue154 ». Non sans préjugé, un rapport de police évoque le cas original d’un droguiste de province qui aurait aménagé au dessus de sa boutique une sorte de lupanar/fumerie à usage personnel :
« Cette pièce, décorée de teintures et objets orientaux, renferme une armoire à médicaments et une autre à apéritifs. Dans un angle est disposé un matelas ainsi que des poufs et des coussins. J’y ai découvert un narghilé, une pipe à eau et des aiguilles servant à fumer l’opium [...]. Cet individu est représenté comme un érotomane et les stupéfiants qu’il détenait chez lui ne servaient qu’à son usage personnel et pour attirer chez lui des prostituées155. »
92Certes partiellement usurpée, la réputation de la cocaïne – et parfois aussi de l’opium – comme aphrodisiaque n’en permet pas moins des mises en scène originales, qui associent fantasmes érotiques et ivresses sous influence.
93Renouvelant les décors et les lieux, l’inventivité des consommateurs se manifeste aussi dans la recherche de nouvelles combinaisons gestes/produits.
En quête d’inédit
94Soumis à la pénurie, à la précarité, à l’obligation de discrétion, les usagers de l’entre-deux-guerres ont trouvé d’intéressantes compensations dans l’association ou le mélange des substances. Un avocat désintoxiqué à la clinique de Saint-Cloud dit ainsi consommer un mélange quotidien de 4 gr de morphine et 1,5 gr de cocaïne156 ; cet artiste héroïnomane use parfois de « cocaïne mélangée à de l’héroïne »157, tout comme ce patient du Dr Ghelerter qui apprend à combiner les deux produits : « Il prise l’héroïne et c’est la révélation d’une drogue nouvelle ; le même effet que celui obtenu par la cocaïne 5 ans auparavant, en moins la nervosité. Il se sent très calme, enveloppé par une étrange torpeur, sans aucune force corporelle, dans une sorte de “coma voulu” dit-il, où seul le cerveau travaille, en pleine conscience. Enchanté, il continue par des prises combinées d’héroïne et de cocaïne158. » Dans les cas de consommation chronique, l’usage alterné d’un hypnotique et d’un stimulant (généralement un opiacé et de la cocaïne), observé dès la fin du XXe siècle, demeure fréquent – le Dr Ghelerter présente quatre observations de patients usant simultanément d’héroïne et de cocaïne. Un attendu du tribunal de la Seine pourrait d’ailleurs laisser supposer que le mélange est parfois vendu tel quel sur le marché clandestin : le prévenu a été trouvé porteur de 10 gr d’un mélange de cocaïne et de chlorhydrate de morphine159. Au titre des mélanges improbables et parfois risqués, signalons une association pantopon-morphine-héroïne160, et une combinaison chloral-morphine161 qui, dans les deux cas, entraînèrent des comas prolongés.
95La diffusion de ces mixtures explosives résulte-t-elle du désir de revivifier des sensations émoussées par un usage trop prolongé, ou d’une véritable fibre expérimentale aiguisée par de nouvelles curiosités ? Difficile, souvent, de le préciser. Suggérons plutôt que la contrainte ou l’habitude n’excluent ni la témérité ni l’innovation, même quand l’expérience se révèle au bout du compte inconfortable, voire périlleuse.
96Les modes d’absorption sont également déterminants. Un patient du Dr Ghelerter au passé de drogué déjà ancien combine le plaisir et la nécessité lorsqu’il décide de passer de la prise à l’injection : « par économie, par curiosité et aussi parce qu’il a une perforation de la cloison nasale, il se fait des injections d’héroïne et arrive à une dose journalière de 2,5 gr ». Jusqu’à la cure, se poursuit ainsi l’alternance de prises et de piqûres162, les secondes offrant selon ses propres dires une sensation plus fulgurante et plus nette.
97En 1932, deux médecins spécialistes des toxicomanies consacrent un article à une pratique, qui, d’après eux, connaîtrait un succès croissant, l’injection intraveineuse163. Jusqu’au début du XXe siècle, morphinomanes et héroïnomanes préféraient en effet la voie hypodermique ou intramusculaire, d’ailleurs la norme en thérapeutique164. Expérimentée dès la fin du XIXe siècle, l’injection intraveineuse d’héroïne, qui seule procure une sensation de flash165, restait peu appréciée166, comme c’est encore souvent le cas dans l’entre-deux-guerres : « En général, tous les malades, mêmes très intoxiqués, redoutent l’injection intraveineuse, qui leur donne un choc des plus violents avec l’impression de mort, et qui ensuite les laisse courbaturés, fébriles et souffrants pendant de longues heures d’une céphalée intense [...]167. » Mais c’est cette intensité même qui commence d’être recherchée par certains toxicomanes, peut-être plus aventureux ou plus blasés que d’autres. Voici l’expérience vécue par un drogué dont l’intoxication remonte à la Grande Guerre et qui découvre cette manière particulière de consommer la drogue vers 1927 :
« La première fois, c’est par hasard qu’il s’injecte le contenu de sa seringue dans la veine : le résultat en est une syncope grave qui dure 3 heures et dont il pense mourir. Par la suite, il essaye systématiquement cette nouvelle voie d’introduction. Il y voit un double avantage : d’abord la réduction de ses doses quotidiennes et surtout, il goûte très rapidement dans cette pratique une nouvelle et plus intense sensation : à chaque injection, il reçoit comme un “choc au cœur” plus ou moins violent. Cette sensation qui, les premiers temps, lui est pénible, il cherche par la suite à la reproduire168. »
98Les médecins signalent même quelques cas d’iniation directe par l’injection intraveineuse, celui par exemple de cet étudiant en médecine adepte de l’héroïne : « Le choc qu’il éprouva dès la première piqûre fut, d’après lui, très supportable, et il continua de la sorte sans jamais avoir recours à une injection sous-cutanée169. »
99Les deux auteurs insistent certes sur la rareté de ce mode d’absorption, ou, lorsqu’il est adoptée, sur son caractère occasionnel : l’injection intraveineuse est loin d’être devenue la norme. Il n’en reste pas moins significatif que la sensation, jusqu’alors essentiellement perçue comme pénible, puisse désormais être appréhendée sinon comme un plaisir, du moins comme un vertige à l’attrait mystérieux – remarquons d’ailleurs combien le vocabulaire dont usent les individus pour le décrire reste marqué du sceau de l’ambiguïté : on évoque le choc, le coup au cœur, mais pas encore les métaphores orgasmiques qui serviront ultérieurement à caractériser le flash. Non encore complètement identifiée et qualifiée sous l’angle d’un plaisir, non encore promue, valorisée par la culture junkie, la sensation demeure, dans la mise en mots, entre le répulsif et l’excitant.
100Ponctuels, ces témoignages n’en signalent pas moins un désir croissant de sensations plus intenses, dont on trouve ailleurs d’autres manifestations, par exemple dans le goût pour la vitesse170 ou pour l’excitation urbaine171. La culture des paradis artificiels s’affranchit ainsi peu à peu de la douce rêverie de l’opiomane ou du morphinomane début de siècle, décrite en ces termes suaves par l’écrivain Laurent Tailhade : « Une piqûre légère [...] et soudain le charme opère, une onde vous enveloppe, un océan de délice, comme d’un sang plus vif et rajeuni. C’est la “lune de miel”172 » Ici, c’est tout un style littéraire qui façonne la sensation, et la détermine sans doute partiellement. Dans l’entre-deux-guerres, ce style se démode sous l’offensive de descriptions plus électriques, voire plus violentes.
101Aussi les drogues « dures » de la période sont-elles parfois recherchées comme telles, notamment l’héroïne. Cette patiente du Dr Ghelerter n’avoue-t-elle pas sa préférence pour le nouveau produit ? « Initiée [à l’opium] à Toulon par un officier de marine [...], elle a usé successivement de morphine, de cocaïne, pour s’arrêter à l’héroïne qui, à son avis personnel, est “supérieure à tous les autres stupéfiants” et dont elle prend maintenant 0,40 gr par jour en trois injections173 » De même, cet autre : « Il attribue une grande supériorité au point de vue thérapeutique à l’héroïne, médicament merveilleux, insuffisamment connu. Par contre la morphine lui semble détestable, occasionnant souvent des vomissements et de l’intolérance174 » Une troisième avoue son indifférence au toxique, quoique l’héroïne suscite un enthousiasme particulier :
« X, qui semble avoir été profondément imprégnée par le poison [...] fait l’éloge de toutes ces drogues : l’opium d’abord, l’héroïne ensuite lui auraient procuré les plus grandes satisfactions de son existence : le calme et l’apaisement physique, une grande lucidité intellectuelle, une grande sérénité et beaucoup de philosophie. « J’aime, j’adore ma chère héroïne ! » écrit-elle. [...] Elle avance que « à petites doses et sérieusement prises, la morphine et l’héroïne donnent une lucidité propice à la création poétique175. »
102La promotion de l’héroïne et de la cocaïne n’a donc pas toujours été vécue comme une dégradation, même si d’autres témoignages viennent donner de leur succès une vision moins positive.
Un environnement assombri ?
103Loin de satisfaire tous les toxicomanes, les évolutions décrites ci-dessus ont aussi contribué à altérer la nature même des expériences. Sans doute restons-nous une fois de plus, dans ce domaine, tributaires d’un discours médical volontiers pessimiste ou moralisateur, et le plus souvent rétif à envisager l’usage de stupéfiants sous l’angle d’un plaisir ou d’une expérience féconde. En outre, la parole d’un patient ne fait pas entendre les mêmes résonances selon la durée de l’intoxication, et le moment du témoignage : un toxicomane entretenant une longue et houleuse histoire avec la drogue pourra être tenté de noircir rétrospectivement son expérience, là où un autre s’attardera plus volontiers sur les bienfaits qu’il tire encore de son toxique. Plusieurs cas, toutefois, donnent à penser que le contexte plus hostile de la période a pu conférer à l’usage de drogues une dimension plus angoissée. Les échantillons d’Henri-Rousselle sont de ce point de vue particulièrement instructifs, car les médecins de cet hôpital ont pris l’initiative d’interroger les patients en cure sur leur état d’esprit général, et sur les rêves ou les cauchemars qu’a pu générer leur toxicomanie. Certaines réponses trahissent des états de mal-être explicitement ramenés au nouveau contexte. C’est le cas de ce pharmacien morphino puis cocaïnomane qui « au mois d’août 1934, après absorption de plusieurs grammes de cocaïne, [...] fait un accès délirant hallucinatoire avec idée d’interprétation et de persécution. Dans son délire, il voit des gendarmes qui le poursuivent et pour les fuir, il tente de se suicider [...]176 ». Mêmes terreurs pour une jeune danseuse qui a connu l’escalade de l’opium à la cocaïne puis à l’héroïne :
« Au début, elle a trouvé cela « fort agréable » mais ensuite, elle s’est aperçue que c’était un besoin et en a beaucoup souffert, sans retirer aucun bénéfice. L’héroïne lui donne “le cafard” ; elle est toujours triste, a des hallucinations terribles pendant lesquelles elle aperçoit la police ; défaillances de la mémoire177. »
104Cette autre regrette le temps de son initiation : « Je préférais [l’opium], c’est meilleur que la morphine... le décor... des personnes disaient des vers, on faisait de la musique pendant que nous fumions. [...] Beaucoup d’idées agréables et qui se succédaient rapidement178. » La morphine provoque chez elle des états de surexcitation cérébrale aussitôt suivis de paresse physique et de frigidité, symptômes que l’héroïne ne fera que redoubler. On retrouve cette tonalité nostalgique chez une autre jeune femme, artiste dramatique : « Elle a commencé par fumer l’opium [...] prise par le charme et l’ambiance de l’endroit » mais l’escalade vers la morphine a fait d’elle, après une courte lune de miel, “une loque”179. » Dans ces quelques exemples, le passage d’une opiomanie littéraire, ritualisée, « poétisée », à des usages plus durs et plus solitaires fut ressenti comme une pathologisation génératrice de malaise et de souffrance, et sans que n’y soit plus désormais associé la moindre notion de plaisir180. L’héroïne est plus particulièrement dénoncée, peut-être parce qu’elle constitue souvent le terme de l’escalade : un artiste l’accuse de lui avoir « donné le cafard »181, une jeune femme considère que ce produit est « le pire » de tous les toxiques qu’elle a essayés182. Mais il arrive que les effets déstructurants de la cocaïne soient également dénoncés : « X déteste la cocaïne [...] Ce serait, d’après elle, la cocaïne qui l’a rendue dans le piteux état où elle se trouve maintenant [...]. En prisant de la cocaïne, elle ne peut plus s’arrêter [...]. Rêves éveillés et hallucinations pénibles. Par contre l’héroïne lui permet des doses fixes et à des heures fixes183. »
105L’état d’angoisse et d’insécurité peut aussi se manifester par des cauchemars récurrents ou par des troubles psychiques qui associent les symptômes de l’accoutumance et du manque au contexte répressif. Nous venons d’évoquer cette jeune héroïnomane obsédée par une possible intervention policière ; un peintre cocaïnomane dit de même être devenu « méchant et méfiant » ; il a « des moments de peur irraisonnée » ; il rêve chaque nuit à haute voix et se croit poursuivi184 ». Cet autre, héroïnomane, se plaint de voir dans son sommeil « des théâtres avec des femmes, l’Enfer, le Diable, des Turcs, des Arabes, des bêtes épouvantables... »185, tandis qu’une ouvreuse de cinéma de 28 ans cocaïnomane puis héroïnomane avoue des angoisses identiques : « Se plaint de cauchemars terribles et fréquents : rêve de sa propre mort et de toujours se trouver parmi les sinistres les plus divers, explosions, chute d’avion, accident d’auto... À l’impression que quelqu’un s’introduit dans sa chambre pour lui faire du mal et pour la tuer186. » Rappelons pour clore cette liste des nouveaux soucis l’angoisse de l’approvisionnement, déjà évoqué.
106Bref, aux problèmes de la dépendance psychique et physique s’articulent désormais ceux de la réprobation sociale : la crainte des poursuites policières, les contraintes de la clandestinité, l’asservissement financier, la dépendance à l’égard du fournisseur, le rétrécissement de l’éventail des choix, le risque accru du manque (notamment en cas d’emprisonnement), voilà qui constitue un horizon suffisamment terni pour dénaturer, parfois considérablement, le charme des paradis artificiels. On soulignera bien sûr que tous les consommateurs ne sont pas placés, face à cet ensemble de contraintes, en position d’égalité : inévitablement, la multiplication des obstacles fut plus vivement ressentie par les consommateurs les plus fragiles psychiquement et socialement, ceux pour qui le risque du manque, l’asservissement financier, la surveillance policière ou la prison représentaient un risque quotidien. Mais n’est-ce pas aussi que ceux-là sont sans doute plus nombreux qu’auparavant ?
107Cette péjoration générale trouve sa traduction dans la succession de cycles qui, à l’échelle de la période entière, voit s’affirmer la victoire de l’héroïne, dont on peut désormais penser qu’elle est le symptôme d’une pathologisation généralisée de la scène des toxicomanies.
Les cycles de la drogue dans l’entre-deux-guerres
108Le XIXe siècle a vu se succéder plusieurs cycles de consommation, liés pour partie aux avancées de la science, pour partie à l’expansion coloniale, pour partie aussi, très certainement, à des effets de mode. Ainsi se sont d’abord répandues les drogues thérapeutiques et onirogènes des années 1850, puis la morphinomanie fin de siècle, et, enfin, l’opiomanie colonialo-mondaine de la Belle Époque. L’entre-deux-guerres ouvre, dans cette histoire désormais séculaire, un nouvel épisode.
D’un cycle de la cocaïne à un cycle de l’héroïne
109La courbe établie à partir des mentions de substances vénéneuses impliquées dans les jugements du tribunal correctionnel de la Seine187 met en relief un premier fait saillant : dans la période, le rapport de proportion entre la cocaïne et les opiaces (héroïne et morphine) tend à s’inverser. Substance largement dominante jusqu’en 1923 (elle est mentionnée dans près de 70 % des jugements de l’année 1921), la cocaïne ne représente plus que 40 % des mentions quatre ans plus tard et environ 30 % dans la décennie suivante, qui voit en revanche l’envolée spectaculaire des opiacés, concernés dans près de 80 % des jugements en 1937. La fâcheuse interruption que fait subir à la courbe, entre 1927 et 1933, l’absence de données judiciaires188 ne doit pas masquer le fait que cette inversion du rapport est sans doute structurellement acquise dès la fin des années vingt.
Les drogues devant le tribunal de la Seine (en % des citations totales)

110Si l’on s’attache plus précisément aux opiacés, on s’aperçoit que cette évolution s’est faite au profit quasi exclusif de l’héroïne, opiacé dominant dès la fin des années vingt, tandis que la morphine devient, à compter de 1933, une substance de plus en plus marginale, concernée dans à peine 10 % des jugements. Rare jusqu’en 1923, l’héroïne progresse ensuite par paliers successifs – décollage en 1923-1927 puis incrustation entre 1927 et 1933 – et devient sans conteste la substance phare de la fin des années trente.
111À Marseille, la structure du marché apparaît différente : l’opium reste jusqu’à la fin des années trente un produit aisément disponible, et le haschich une substance plus fréquente ; le fait n’a rien de surprenant puisque Marseille, nous le savons, représente le point d’aboutissement des substances en provenance du Levant, du Maghreb ou d’Extrême-Orient. L’opium que font apparaître les statistiques marseillaises est sans doute pour partie destiné à la transformation en héroïne, et pourrait ressurgir sous cette forme sur le marché parisien.
112Ces différences structurelles, et l’inégal volume des affaires traitées n’empêchent pas de voir se dessiner une même évolution tendancielle : déclin relatif de la cocaïne (plus accentué à Marseille qu’à Paris), croissance régulière de l’héroïne jusqu’à la fin des années trente.
113Cette progression est confirmée par les statistiques médicales, comme le montre la comparaison que permettent certains échantillons médicaux entre drogues initialement consommées et produits faisant l’objet du sevrage.
Évolution de la consommation d’un échantillon de patients soignés à Henri-Rousselle entre 1922 et 1928
Drogue initiale | Drogue cure | |
Cocaïne | 4 | 1 |
héroïne | 8 | 23 |
opium | 7 | 0 |
morphine | 28 | 24 |
haschich | 0 | 0 |
autre | 2 | 2 |
non précisé | 1 | 0 |
D’après les observations du Dr J. Ghelerter, op. cit.
Évolution de la consommation d’un échantillon de patients soignés à Henri-Rousselle entre 1933 et 1934
Drogue initiale | Drogue cure | |
Cocaïne | 4 | 0 |
héroïne | 28 | 51 |
opium | 4 | 1 |
morphine | 19 | 17 |
haschich | 0 | 0 |
autre | 2 | 4 |
non précisé | 12 | 0 |
D’après les observations du Dr J. Ghelerter,op. cit.
114Pour les patients du Dr Ghelerter, l’héroïne fut la substance d’initiation dans 16 % des cas mais représente 46 % des drogues principalement consommées au moment de la cure ; dans l’échantillon Dupouy le rapport s’élève respectivement de 40 à 70 %, mais ce qui doit retenir notre attention ici, c’est l’importance déjà significative du chiffre de départ : cet échantillon, construit en 1934, présente des individus dont l’intoxication est plus récente que celle des malades du Dr Ghelerter189 et l’on ne peut que constater, en ce sens, la progression sensible de l’héroïne d’une demi-décennie à l’autre.
115Sans forcément étayer leurs démonstrations par des données rigoureuses, la plupart des observateurs concluent de même à la généralisation du diacétylmorphine, phénomène d’ailleurs observable à l’échelle mondiale190. C’est ainsi que pour le médecin algérois Antoine Porot, « [...] [la morphine] a fait place aujourd’hui à un de ses dérivés, l’héroïne, dont les ravages sont considérables depuis quelques années. Elle s’infiltre partout par la voie clandestine, comme le montrent les innombrables saisies. Elle a chassé la morphine, la cocaïne, de leurs marchés191 ». Le Dr Roger Dupouy, qui pouvait encore affirmer en 1922 que « les morphinomanes constituent [...] aujourd’hui le fonds le plus important des toxicomanes parisiens »192 estime à un peu plus d’une décennie de distance que « la plupart [des intoxiqués] aujourd’hui sont héroïnomanes bien plus que morphinomanes193 ». Et les rapports mensuels du brigadier Métra pour la deuxième moitié des années trente concluent tous à la montée en puissance de l’héroïne sur le marché clandestin parisien194 ; au printemps 1937, son hégémonie serait telle qu’elle détrônerait presque complètement la cocaïne195. Les sources convergent donc toutes pour constater la progression d’un produit qui, apparu au tournant du siècle, était resté jusqu’aux années vingt relativement marginal. Avant d’analyser les causes de son succès, évoquons la destinée des drogues concurrentes.
Discrets maintiens, lentes marginalisations
Un déclin relatif : la cocaïne
116Si la cocaïne n’est plus la drogue vedette des années trente, elle continue de représenter un pourcentage non négligeable des saisies effectuées par la police, du moins à Paris : autour de 30 % des citations totales, ce qui montre que le cycle de l’héroïne ne l’a pas évincée. Son maintien n’a rien de surprenant, car outre qu’elle continue de circuler dans les milieux de la nuit, il n’est pas rare, on l’a vu, que la pratique de l’héroïnomanie reste couplée à l’usage de cette drogue stimulante, dans une recherche alternée d’effets complémentaires. La chute des prix de la cocaïne sur le marché clandestin dans les années trente, qui semble avoir été plus rapide encore que pour l’opium ou l’héroïne, a eu d’autre part pour effet de mettre ce produit à la portée de bourses plus modestes, donc d’élargir sa base sociale. Apparue au tournant du siècle, très en vogue au lendemain de la Première Guerre mondiale, la cocaïne reste présente sur le marché des drogues de l’entre-deux-guerres, dans l’ombre de l’héroïne.
La fin de l’opium ?
117Malgré le lamento général, l’opium non plus n’a pas déserté le marché, ni perdu tous ses adeptes. Ici, l’évolution des courbes est cependant d’interprétation plus difficile, car nous savons qu’une partie de l’opium saisi par les autorités était destiné à la fabrication de morphine puis d’héroïne. La marge d’incertitude est plus grande encore pour Marseille, où l’opium continue de représenter en 1937 près de 50 % des citations.
118Le produit continue assurément d’être apprécié par les artistes et la bohème : Jean Cocteau, par exemple, fumera de l’opium, à l’exclusion de toute autre drogue, jusqu’à la fin des années trente. Les Asiatiques demeurent de même majoritairement opiomanes, même si l’on notera que cette communauté n’échappe pas au mouvement général : à la fin des années trente, nous rencontrons, et c’est une nouveauté, des Chinois ou des Indochinois arrêtés en possession d’héroïne196. Le 8 novembre 1937 la police a ainsi retrouvé dans la chambre d’un hôtel marseillais où des navigateurs asiatiques s’étaient réunis pour consommer, non seulement de l’opium mais aussi de l’héroïne. Il est vrai que cette drogue est alors en train de conquérir également la Chine et l’Asie197.
119En 1935, le Dr Roger Dupouy remarque que si la progression de l’héroïnomanie est fulgurante, il reste encore « beaucoup d’opiomanes »198 à Paris. L’irrégularité de la courbe pourrait en revanche trahir, outre le caractère discontinu de l’action policière, des à-coups dans l’approvisionnement, dont le caractère aléatoire a sans doute précipité le passage vers des substances d’obtention plus fiable. Compliquée et compromettante, l’opiomanie aurait mis deux décennies à succomber aux effets de la pénalisation comme au changement de goûts des consommateurs. À la fin des années trente, elle fait volontiers figure de vice élitiste et nostalgique, essentiellement cultivé par des cercles restreints.
Une curiosité exotique : le haschich
120Plus élitiste encore apparaît le haschich, si rare à Paris (17 mentions sur onze années dépouillées) que nous l’avons écarté de nos statistiques. Même dans un contexte marseillais plus perméable aux modes orientales, le haschich demeure marginal, impliqué seulement dans 12 % des affaires. Comme à Paris, il concerne presque exclusivement des ressortissants d’origine grecque, maghrébine ou turco-arménienne. Les rares Français impliqués sont généralement des artistes ou des écrivains manifestant une curiosité volontariste – nous le verrons à travers l’exemple de Jacques Prévert et d’André Breton. Il peut s’agir aussi de grands toxicomanes blasés, en quête de renouvellement, tel ce patient héroïnomane du Dr Ghelerter qui « a usé aussi, en dehors de la cocaïne, de la morphine, en deux fois de l’éther, qui ne lui a pas plu, et enfin de haschisch, qu’il a fumé mélangé à du tabac »199 ; ou cette femme sans profession de 27 ans désignée par un rapport de police comme une « toxicomane notoire », et chez qui on a retrouvé de l’héroïne, de l’opium fumable et 50 gr de haschich200.
121Le haschich apparaît donc essentiellement comme objet de curiosité201, ce que relève, en 1930, l’écrivain Théo Varlet dans un opuscule consacré au cannabis sativa : « Comment voulez-vous que ça intéresse les gens, vos histoires de hachich, s’ils ne peuvent en essayer eux même202 » ? Il est vrai que le haschich présente les mêmes inconvénients que l’opium, notamment sous l’angle de l’odeur, même s’il peut s’ingérer per os (sous forme de confiture, de boulettes ou de pilules), ce qui était semble-t-il la norme au XIXe siècle. Il est possible, aussi, que sa diffusion au sein d’une population d’ouvriers immigrés lui ait forgé une image peu attrayante de drogue du pauvre, processus de déclassement que n’a pas subi l’opium, associé à une imagerie colonialo-littéraire beaucoup plus chatoyante. Non addictive, d’un faible rapport financier203, le cannabis fut vraisemblablement dédaignée par les trafiquants professionnels. De fait, il est quasiment introuvable sur le marché clandestin parisien durant toute la période, rareté qui alimente, par méconnaissance, sa réputation de drogue dangereuse entre toutes.
L’héroïne, fille de la prohibition
122Les évolutions que nous avons décrites rendent aisément compte du succès croissant de l’héroïne. Discrète, économique, puissante et rapide d’effets, elle apparaît comme un produit mieux adapté au régime de prohibition que l’opium ou même que la morphine. On a d’ailleurs vu que sa diffusion résultait en partie des stratégies commerciales des trafiquants, qui avaient intérêt à promouvoir les substances à fort pouvoir addictif204 et d’un bon rapport financier : l’héroïne permettait de diminuer, pour un prix inchangé, les doses vendues et s’avérait d’un profit plus intéressant que la morphine205. Comme pour cette dernière ou pour la cocaïne, sa présentation sous forme de petits sachets de poudre s’est avérée mieux adaptée au commerce clandestin que l’opium liquide ou en pain – volumineux, compact, odorant, et de ce fait plus difficile à transporter ou à dissimuler. Un médecin résume bien ses atouts : « D’un emploi discret, d’une manipulation facile, d’un pouvoir d’action et d’une tyrannie plus grands que ceux des autres drogues, elle capte et fixe une clientèle intéressante et lucrative pour les trafiquants206. » Rencontrant les attentes de toxicomanes soucieux de discrétion, d’économie et d’efficacité, peut-être tentés, également, par l’escalade des sensations, cette stratégie commerciale a connu un succès fulgurant.
123Par là, le déploiement d’un cycle de l’héroïne déborde le seul contexte du trafic et implique un ensemble de facteurs complexes et interagissants puisqu’on constate le succès de cette drogue même pour des individus n’ayant eu aucun contact avec le marché clandestin. Un employé de commerce dit ainsi avoir, en 1923, « substitué depuis quelques temps l’héroïne à la morphine »207 ; de même que cette dactylographe qui « pensant qu’il n’y a pas beaucoup de différence, remplace la morphine par l’héroïne »208 ; ou encore que cette artiste ayant « commencé par le pantopon, qui a vite été remplacé par l’héroïne209 ». Une statistique portant sur le délit d’ordonnances fictives fait apparaître une même évolution.
124Le schéma permet ainsi de constater que même les toxicomanes se fournissant prioritairement par la voie pharmaceutique ont eu tendance à évoluer vers l’héroïne, ou, dans une moindre mesure, vers les opiacés médicamenteux (sedol, pantopon, eucodal...). À la fin de la période, quels que soient l’âge des consommateurs et l’origine de la toxicomanie, l’intoxiqué est, majoritairement, un héroïnomane pratiquant la prise ou, plus souvent encore, l’injection.
Les drogues demandées par ordonnances fictives devant le tribunal de la Seine (en % des citations totales)

125Les deux premières décennies de la pénalisation constituent un moment décisif dans la reconfiguration des modalités de l’usage des drogues. Si les effets directs et indirects de la loi de 1916 expliquent pour partie l’évolution vers des produits plus durs et des gestuelles simplifiées, une étude plus attentive montre que les individus ont su tirer partie de cette nouvelle donne en y trouvant matière à innovation. La tonalité générale n’en est pas moins à l’assombrissement. L’entre-deux-guerres voit se succéder un cycle de la cocaïne puis un cycle de l’héroïne, au détriment des pratiques plus ludiques et sensorielles qui avaient mobilisé la curiosité des expérimentateurs du XIXe siècle. Ne doit-on pas dès lors postuler qu’une telle évolution a reflété ou entraîné d’importantes mutations dans la sociologie des consommateurs ?
Notes de bas de page
1 Voir J.J. Yvorel, op. cit., p. 179.
2 Voir notamment T. Legrand., op. cit., p. 218 ou R. Desnos, op. cit., p. 50-57.
3 A.D. Seine, D1 U6 3300, 8 avril 1937, 10e c.c.
4 A.D. Seine, D1 U6 3375, 13 décembre 1937, 10e c.c.
5 J. Ghelerter, op. cit., p. 79.
6 Ibid., p. 55.
7 Ibid., p. 65.
8 I. Bussel, op. cit., p. 37-38.
9 J. Ghelerter, op. cit., p. 35-36.
10 Théoriquement légales, elles n’en attirent pas moins les soupçons de la justice quand les doses sont considérées comme excessives ou indûment prolongées.
11 Paris Soir consacre près d’une dizaine d’articles à ce thème entre 1923 et 1938.
12 À noter que nous avons ventilé vers les autres catégories de délits les cas de médecins poursuivis pour auto-prescriptions abusives, qui ne relèvent pas à proprement parler de ce cas de figure.
13 A.D. Seine, D1 U6 3270, 14 janvier 1937, 10e c.c.
14 Ibid.
15 On sait que le thème de la pléthore médicale devient obsédant dans le discours syndical à compter des années trente, avec souvent une connotation xénophobe ; il y avait en France un médecin pour 1903 personnes en 1921, 1 pour 1520 en 1939, mais l’évolution n’est pas si désavantageuse qu’il y paraît puisque en contrepoint, les Français sont de mieux en mieux suivis sanitairement et consultent plus souvent qu’au XIXe siècle ; en revanche, il est vrai que la capitale présente le rapport le plus défavorable (Cf.. P. Guillaume, op. cit. 1996, p. 201-202) mais les sources judiciaires ne font nullement apparaître que les médecins d’origine étrangère aient été surreprésentés dans la catégorie des trafiquants en blouse blanche, contrairement aux accusations dont ils ont fait l’objet (Cf. R. Schor, op. cit., p. 133.)
16 Cf. R. Gilbert-Lecomte, Correspondance, Paris, Gallimard, 1971, p. 248.
17 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/37, interrogatoire devant le juge d’instruction, 20 juin 1930.
18 A.D., Bouches-du-Rhône, 208U31/2, déclaration de l’inspecteur de la Sûreté, 12 mai 1922.
19 Ibid.
20 J. Ghelerter, op. cit., p. 42-43.
21 D. Hochart, op. cit., p. 34.
22 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/40, 1922.
23 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/8, déposition du directeur de l’hôpital, 6 octobre 1923.
24 T. Legrand, op. cit., p. 225-228.
25 A.D. Seine, D1 U6 1405, 25 mai 1917, 8e c.c. La femme de chambre se voit malgré tout infliger un mois de prison, mais avec sursis, tandis que sa maîtresse est frappée de la même peine de prison sans sursis, plus 1 000 F d’amende.
26 J. Ghelerter, op. cit., p. 43.
27 Ibid., p. 50.
28 Voir annexes.
29 Ibid., p. 29.
30 A.N. F7 14 837, rapport du Commissaire divisionnaire au juge d’instruction à Blois, Orléans, le 3 octobre 1930.
31 J. Ghelerter présente même le cas d’un artiste montmartrois qui, en 1926, dépense de 140 à 180F par jour pour sa drogue (op. cit., p. 64), soit près de 5 000 F par mois. À titre de comparaison, rappelons qu’un kilo de pain coûte de 1 à 2 F à la fin des années vingt, une robe de femme 90 F, une bicyclette 565F et le loyer mensuel d’un bel appartement parisien environ 400 F. Cf. J. Singer-Kerel, Le coût de la vie à Paris de 1840 à 1954, Armand Colin, 1961. Un fonctionnaire moyen gagne environ 9 000 F par mois, un ouvrier parisien très qualifié de 45 à 55 F par jour. Cf. A. Sauvy, Histoire économique de la France entre-les-deux-guerres, t. 1, p. 504.
32 A.N. F7 14 837, rapport du Commissaire divisionnaire, Orléans, le 3 octobre 1930.
33 C’est le prix moyen d’une consultation médicale dans les années trente. Cf. J. Singer-Kerel, op. cit.. Une publicité de la littérature médicale nous apprend par ailleurs qu’une seringue hypodermique « cristal » se vend de 2,5 à 6,5 F selon la contenance.
34 J. Ghelerter, op. cit., p. 55.
35 P. Kopp, « Quelques éléments en économie de la drogue » in A. Ogien et P. Mignon La demande sociale de drogues, Paris, La Documentation Française, 1994, p. 33.
36 Op. cit., p. 230.
37 Voir exemples supra.
38 A.N. BB18 2488/2, « Le trafic de la cocaïne », coupure du Petit Niçois, 16 janvier 1923.
39 Sur la question des usagers-revendeurs, voir les chapitres 5 et 8.
40 J. Ghelerter, op. cit, 1929, p. 66. Le parcours de ce toxicomane sera étudié en détail au chapitre 8.
41 Cf. J.C. Asselain, op. cit., p. 48-49.
42 Les bénéfices industriels et commerciaux chutent, en valeur réelle, de 18 % entre 1929 et 1935, les revenus mobiliers de 5 %, les salaires et retraites de 4 %. Ibid., p. 48.
43 Cf. L. Chevalier, op. cit., p. 401-402.
44 En 1936, le journal Candide remarque que la baisse des prix des stupéfiants s’expliquerait par la surabondance de l’offre, si importante que certains trafiquants ne verraient pas d’un mauvais œil les descentes de police qui ont pour effet d’éponger les surplus et de faire remonter les prix. Op. cit., 9 janvier 1936.
45 J. Ghelerter, op. cit., p. 74.
46 J. Goudot, op. cit., p. 45.
47 J. Basque (pseudonyme de L. Pierre-Quint), Journal d’une double libération, Paris, Édition de la Table Ronde, 1954, p. 55-56.
48 J. Ghelerter, op. cit., p. 34.
49 A. Buvat-cottin, op. cit, p. 102. C’est nous qui soulignons.
50 Ce produit favorise tout particulièrement les escalades compulsives, mais ne génère pas le même type d’accoutumance physiologique que les opiacés. Cf. B. Roques, op. cit., p. 84.
51 J. Ghelerter, op. cit., p. 35.
52 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 86.
53 I. Bussel, op. cit., p. 28.
54 Op. cit., p. 71.
55 J. Ghelerter, op. cit., p. 66.
56 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/66, P.V. du commissaire, Nice, 30 juillet 1939.
57 A.N. F7 14 832, Rapport du brigadier Métra, 19 juin 1935.
58 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., p. 2699.
59 J. Dorsenne, op. cit., p. 44.
60 J. Goudot, op. cit., p. 22.
61 R. Desnos, « L’héroïne, déesse du rêve et de la mort », Paris Soir, 13 avril 1926, p. 1.
62 Max Milner, (dans « Écrivains toxicomanes en Angleterre », Sociétés et représentations, n ° 1, novembre 1995, p. 29) se demande si la croissante réprobation sociale qui entoure les usages de stupéfiants et la pénalisation dont ils font l’objet n’auraient pas eu pour effet, en augmentant les contraintes, de potentialiser les effets des produits C’est là une hypothèse intéressante quoique difficile à vérifier.
63 M. Briand et Y. Porc’her, « Deux cas de morphinomanies », Bulletin de la société clinique de médecine mentale, 1920, p. 44.
64 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 85.
65 Inscrite au tableau A et non au tableau B.
66 Ibid., p. 27
67 Il est vraisemblable que leur banalisation fut antérieure et que leur apparition assez tardive dans nos statistiques résulte d’un durcissement de la répression. Rappelons que ces opiacés médicamenteux relèvent du tableau B au même titre que l’opium, la morphine ou l’héroïne.
68 Les infractions relatives à des substances du tableau A entraînent des peines moins lourdes (6 jours à deux mois de prison, 100 à 3 000 F d’amende) que pour le tableau B. Les conditions de renouvellement des ordonnances sont également plus aisées. Cf. décret du 14 septembre 1916, art. 21 et 22, J.O. du 19 septembre 1916, p. 8258 et 8260.
69 Op. cit., p. 67.
70 A.D. Seine, D1 U6 3041, 10e c.c., 31 mai 1935.
71 G. Heuyer et L. Le Guillant, « De quelques toxicomanies nouvelles », L’Hygiène mentale, mars 1930, p. 66.
72 J. Ghelerter, op. cit., p. 64.
73 L. Le Guillant, op. cit., p. 17.
74 J. Ghelerter, op. cit., p. 41.
75 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 117.
76 R. Dupouy, Annales médico-psychologiques, op. cit., p. 458.
77 J. Ghelerter, op. cit., p. 51-52.
78 Ibid., p. 69.
79 Le dross est le résidu de l’opium fumé. Plus âpre et plus nocif car plus concentré en alcaloïdes actifs, il fait figure de « drogue du pauvre ».
80 Ibid., p. 43.
81 Ibid., p. 64.
82 Ibid., p. 55.
83 I. Bussel, op. cit., p. 79.
84 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 10.
85 J. Ghelerter, op. cit., p. 120.
86 Voir sur ce point l’étude de N. Zinberg, Drug, set and setting, 1984, Yale University Press, et les analyses de H.S. Becker in Outsiders, 1963 ; trad. franc., Paris, A.M. Métailié, 1985, p. 64-81.
87 À noter que la quasi totalité des drogues peuvent se prêter à des modes d’absorption très variés. Toutefois, la quête du rapport optimal geste/effet tout autant que les traditions culturelles et les effets de mode ont eu pour effet de canoniser certaines alliances (opium à fumer, cocaïne à priser, opiacés injectés...). D’autre part, le choix du geste n’est pas sans rapport avec la sociologie des usagers, le type d’intoxication ou le moment d’une toxicomanie : les usages mondains, festifs, récréationnels privilégient plus volontiers les absorptions rapides, aisées, n’entraînant pas d’infraction corporelle (prise nasale, ingestion per os), ou celles que leur parenté avec des formes socialement tolérées de consommations des psychotropes légaux (cigarette, alcool, voire nourriture dans le cas du dawamesk) rendent plus apprivoisables. L’injection, en revanche, renvoie à des toxicomanies plus lourdes, souvent aussi à des intoxications iatrogènes. Pour une substance donnée, les formes de la consommation peuvent d’ailleurs varier : c’est ainsi que l’Angleterre des années 1990 a vu ressurgir l’héroïnomanie en prise nasale, mode d’absorption plus propre, moins addictif et plus discret que l’injection, et qui concerne sans doute des populations d’usagers différentes du junkie traditionnel.
88 A. Corbin, « Du loisir cultivé à la classe de loisir », in L’avènement des loisirs, op. cit., p. 61.
89 A.D. Seine, D1 U6 1403, 10e c.c., 14 mai 1917.
90 La liste presque burlesque d’une saisie effectuée dans le cadre de l’application du décret de 1908 nous en livre la preuve indirecte : « Scellé no 6 : un panier en osier contenant : 12 pipes à fumer l’opium, 1 débouchoir de pipe à opium, 1 pipe tunisienne, 8 kimonos, 2 écharpes, 3 boîtes contenant des résidus de pipes d’opium, [...] 2 bouddhas en bronze doré, 6 cure-pipes, 1 poignard japonais, 1 étui contenant des aiguilles pour pipes à opium, 1 boîte contenant des bouddhas en marbre et autres objets chinois, etc. » (A. D. Seine, D3 U6 151).
91 A.D.. Seine, D1 U6 1411, 12 juillet 1917.
92 Voir E. Retaillaud-Bajac, La pipe..., op. cit., p. 199.
93 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/26, P.V. du 26 novembre 1927.
94 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/6, P.V. du 22 juin 1922.
95 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/22, P.V. du 27 mars 1926.
96 Ibid., 208U31/12, P.V. du 22 octobre 1924.
97 Voir un récit de fumerie chez des Chinois dans Paris Soir, op. cit., 10 février 1935, p. 1.
98 Cf. A.D. Bouches-du-Rhône, 408U/1274, 16 décembre 1937.
99 J. Cocteau op. cit., p. 133.
100 Candide, op. cit., 9 janvier 1936.
101 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/9, rapport du 6 juillet 1925.
102 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/26, lettre au chef de la Sûreté, Marseille, 1er décembre 1927.
103 A.D. Seine, D3 U6 147, rapport du commissaire S., 1er juin 1912.
104 A.D. Bouche du Rhône, 208U31/8, déposition du 8 octobre 1923.
105 On notera combien l’odorat, sens de l’intime par excellence, est fréquemment sollicité pour stigmatiser les groupes sociaux perçus comme différents ou dangereux – ouvriers, immigrés, opiomanes…
106 A.D. Seine, D3 U6 147, déclaration de la concierge de l’immeuble, 21 octobre 1912.
107 Ibid., déposition de M.Y, voisin de palier de M. X, 21 octobre 1912.
108 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/26, déposition du 5 décembre 1927.
109 J. Lasserre, « De mauvais lieux où l’on trouve l’oubli », Paris Soir, 18 mai 1934, p. 8.
110 Ces fumeries pour le lumpen prolétariat étaient déjà signalées au début du XXe siècle. (Cf. J. Yvorel, op. cit., p. 168-169).
111 Candide, op. cit., 26 décembre 1935.
112 L’expression est de Thomas De Quincey, voir supra.
113 Comme dans le cas de cette patiente du Dr Ghelerter (op. cit., observation XLIII) qui est passée de l’opium fumé à la cocaïne puis à l’héroïne en prise.
114 M. Legrain, Les grands narcotiques..., op. cit., p. 71.
115 L’Hygiène sociale, op. cit., juin 1934, p. 2700.
116 Nous restons mal renseignés sur ces aspects matériels. Les toxicomanes de l’entre-deux-guerres semblent avoir définitivement adopté la seringue de Pravaz, qu’il était facile de se procurer en pharmacie. En revanche, les impératifs de discrétion ont rendu compromettants et inutiles les outillages luxueux (seringues ouvragées, pipes à opium en jade ou en porcelaine, boîtes, pelles et tubes en ivoire pour cocaïnomanes...) que décrivait la littérature du XIXe siècle. Le silence de nos sources sur cet aspect de la question est sans doute un indice implicite de la simplification du matériel.
117 R. Dupouy, L’Hygiène Sociale, op. cit., p. 2700.
118 R. Dupouy, « Le traitement rapide des toxicomanes par le Démorphène », Le Progrès Médical, 8 juin 1935, p. 963.
119 R. Desnos, op. cit., p. 93.
120 I. Bensussan, L’opium, Paris, Vigot Frères Éditeurs, 1946, p. 67.
121 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit.
122 J. Basque (pseudonyme de L.-P. Quint), op. cit., p. 112.
123 Ibid.
124 Ibid.
125 Ibid., p. 113.
126 J. Ghelerter, op. cit., p. 66.
127 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 64.
128 J. Basque (pseudonyme de L.-P. Quint), op. cit., p. 113.
129 J. Ghelerter, op. cit., p. 43. La plupart des malades soignés pour des douleurs rebelles font la même remarque.
130 Un somnifère des laboratoires Roche faisant partie de la classe des barbituriques.
131 L. Le Guillant, op. cit., p. 25.
132 Ibid., p. 57.
133 Ibid., p. 71.
134 Ibid., p. 77-78.
135 J. Ghelerter, op. cit., p. 79-80.
136 R. Dupouy, Annales médico-psychologiques, op. cit., p. 459.
137 J. Basque (pseudonyme de L.-P. Quint), op. cit., p. 193.
138 J. Ghelerter, op. cit., p. 69-70.
139 Rappelons que le législateur la jugera suffisamment dangereuse pour interdire, en 1970, tout écrit sur les drogues à caractère prosélyte.
140 Ibid., p. 74-75.
141 Ibid., p. 72-73.
142 Il n’est pas impossible que les réticences à avouer le caractère gratuit ou expérimental de la consommation soient plus fortes chez les patients issus de milieux bourgeois que chez ceux issus de milieux populaires, du fait d’un souci plus grand du qu’en-dira-t-on chez les premiers. À propos d’un ses patients, J. Ghelerter note par exemple : « d’après les renseignements fournis par une de ses filles, X prétexterait souvent de manière injustifiée ses crises tabétiques pour continuer ses piqûres. » (Ibid., p. 54). De même, les toxicomane cultivés peuvent chercher à poétiser ou ennoblir leur consommation en donnant a posteriori une certaine forme de caution littéraire à ce qui pouvait n’être ressenti au départ que comme une faiblesse ou une lâcheté.
143 L’Hygiène Sociale, op. cit., p. 2697.
144 L’Encéphale, op. cit., p. 160.
145 L’Hygiène Sociale, op. cit., p. 2698.
146 Ibid., p. 2701. C’est nous qui soulignons.
147 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/7, P.V. du 24 septembre 1923.
148 H. Piouffle, op. cit., p. 84-85.
149 J. Ghelerter, op. cit., p. 63.
150 De l’arabe kef, qui désigne chez les Turcs le repos absolu pris en milieu de journée, et plus largement, un état d’aise ou de béatitude – celui que procure également la poudre de cannabis ou kif ; transposé à l’opium, le terme (généralement orthographié kief) décrit la rêverie éveillée de l’opiomane, et paraît peu adapté pour rendre compte des effets stimulants de la cocaïne. A noter que dans cet exemple, la description des gestes et le choix des termes ne résultent pas d’une transcription hasardeuse du médecin, mais bien du témoignage du malade lui-même, qui a rédigé un rapport à l’intention de son thérapeute (ibid., p. 62).
151 À propos de l’usage de la coca dans une communauté amérindienne, Stephen Hugh-Jones remarque que la perception des effets tels qu’ils sont décrits par les individus varie considérablement selon le contexte de l’usage : destinée à donner de l’énergie, à faciliter la concentration et à combattre la faim lorsqu’elle est absorbée durant la journée de travail, la coca a pour fonction de faciliter la vie relationnelle lors de la conversation du soir, et assure, une fois la nuit venue, le calme et la médiation propices à l’entrée en communication avec les morts ; bref, le produit est tout à la fois, et aux différents moments de l’activité, stimulant, coupe-faim, onirogène et tranquillisant. Cf. « Coca, beer, cigars and yagé », in Consuming Habits, drugs in history and anthropology, Londres et New York, Routledge, 1995, p 47-66.
152 J. Ghelerter, op. cit., p. 69.
153 A. Buvat-Cotin, op. cit., p. 87.
154 Ibid., p. 88.
155 AN. F7 14 837, Metz, rapport du 31 janvier 1939.
156 A. Buvat-Cotin, op. cit., p. 103. Ce mélange aux effets notoirement euphorisants fut popularisé aux États-Unis dans les années 1970 sous le nom de speedball.
157 J. Ghelerter, op. cit., p. 50.
158 Ibid., p. 64.
159 A.D. Seine, D1 U6 2117, 3 juin 1927, 10e c.c.
160 R. Dupouy et H. Pichard, Annales médico-psychologiques, 19 mai 1932, p. 551 et 553.
161 J. Ghelerter, op. cit., p. 36.
162 Ibid, p. 64-65.
163 R. Dupouy et H. Pichard, op. cit., p. 551-555.
164 Cf. J.J. Yvorel, op. cit., p. 184.
165 Cf. A. Weil et W. Rosen., op. cit., p. 102. C’est la voie intraveineuse seule qui provoque une sensation de montée très intense, mais elle accélère et amplifie les risques de dépendance. Certains toxicomanes la réservent à des occasions privilégiées.
166 Cf. J.J. Yvorel, op. cit, p. 184.
167 Dupouy et Pichard, op. cit., p. 554.
168 Ibid., p. 552. C’est nous qui soulignons.
169 Ibid., p. 553.
170 Cf. C. Studény, op. cit.
171 Voir sur ce point les remarques d’A. Ehrenberg, L’individu..., op. cit., p. 58-63.
172 La noire idole, 1914, cité in C. Postel et J. Quetel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, p. 277.
173 J. Ghelerter, op. cit., p. 55.
174 Ibid., p. 71.
175 Ibid., p. 69-70.
176 I. Bussel, op. cit., 1936, p. 25.
177 J. Ghelerter, op. cit., p. 67. C’est nous qui soulignons.
178 Ibid., p. 23.
179 Ibid., p. 29.
180 Remarquons que ces trois témoignages sont féminins, les femmes se montrant plus souvent hostiles aux drogues dures (voir chapitre suivant).
181 Ibid., p. 50.
182 Ibid., p. 45.
183 Ibid., p. 69.
184 Ibid., p. 58.
185 Ibid., p. 39.
186 R. Dupouy, L’Hygiène Sociale, op. cit., juin 1934, p. 2700.
187 La source surreprésente certes les drogues du marché noir mais la documentation médicale met en évidence des évolutions comparables.
188 En 1929 et 1931, le greffier s’est contenté d’indiquer « substances vénéneuses » sans précision.
189 Ce dernier présente 50 cas de malades soignés à Henri Rousselle entre 1922 et 1928, dont la toxicomanie est ancienne en moyenne de 10 ans, tandis que les patients du Dr Dupouy, désintoxiqués dans le même établissement durant l’année 1933-1934, étaient consommateurs de drogues depuis 7,5 ans. La toxicomanie des malades du Dr Ghelerter remonte donc dans la grande majorité des cas au début des années vingt, voire à l’avant-guerre, tandis que ceux de l’échantillon Dupouy ont été pour bonne part initiés à la drogue dans la deuxième moitié des années vingt, soit dans une période où l’initiation s’effectuait déjà plus souvent d’emblée par l’héroïne.
190 Voir P. Butel, op. cit., p. 415.
191 A. Porot, Les toxicomanies, Alger, Librairie Ferraris, 1945, p. 36.
192 Annales Médico-Psychologiques, op. cit., p. 453.
193 Le Progrès Médical, op. cit., p. 964.
194 Cf. A.N. F7 14 832, rapports de la Préfecture de police pour les années 1935-1940.
195 Ibid., rapport du 28 juin 1937.
196 Voir par exemple A.D. Bouches-du-Rhône, 408U1274, 16 décembre 1937.
197 Voir sur ce point les remarques de P. Butel, op. cit., p. 415.
198 Le Progrès médical, op. cit.
199 J. Ghelerter, op. cit., p. 67.
200 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 28 juin 1937.
201 Plus rare encore apparaît le peyotl, petit cactus mexicain hallucinogène qui inspirera de belles pages à Antonin Artaud et auquel le pharmacien Alexandre Rouhier consacre en 1927 une étude de pharmacologie, Le Peyotl, Gaston Doin et Cie éditeurs, Paris.
202 T. Varlet, Aux paradis du haschisch (Suite à Baudelaire), Paris, 1930, p. 9.
203 Une affaire marseillaise de 1921 révèle des prix de l’ordre de 40 F le kg de poudre de haschisch dénommée « kif », revendue 50 centimes le petit paquet (contenance non précisée). Ordre de grandeur qui signale assurément un produit accessible aux bourses les plus modestes. (Cf. A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/1, 1921).
204 Du fait de sa meilleure biodisponibilité, l’héroïne est deux fois plus puissante que la morphine, pour une durée d’effet à peu près équivalente. Cf. B. Roques, op. cit., p. 96.
205 A. Porot (op. cit., p. 36) estime que l’on peut tirer d’1 kg d’héroïne 185 000 doses médicales moyennes contre 62 000 pour 1 kg de morphine.
206 Ibid.
207 J. Ghelerter, op. cit., 1929, p. 28.
208 Ibid., p. 38.
209 A Buvat-Cottin, op. cit., p. 81.
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