Chapitre II. Les pôles socioculturels de la drogue, entre permanence et renouveau
p. 75-142
Texte intégral
1Au XIXe siècle, la progression des usages de stupéfiants fut pour grande partie liée aux avancées de la médecine et aux progrès de la thérapeutique : morphinomanes, cocaïnomanes héroïnomanes furent souvent, non des individus qui cherchaient dans la drogue des sensations inédites, mais des malades devenus dépendants par suite d’un traitement médical ou d’une opération chirurgicale. Toutefois, au fur et à mesure que croissaient les inquiétudes relatives aux effets pervers des produits, augmenta parallèlement la prudence, au moins théorique, des médecins dans leurs prescriptions. En 1916, le législateur se contente d’encadrer le régime des ordonnances sans interdire l’emploi des « substances vénéneuses », qui demeurent d’incontournables antalgiques. À l’aube des années vingt, le statut des toxicomanies iatrogènes apparaît donc incertain : sous l’effet conjugué de la vigilance publique et de l’autodiscipline des médecins, ne ressortiraient-elles plus que d’un ancien régime des soins en voie d’extinction ? En réalité, de multiples obstacles freinent le reflux attendu, et la période donne à voir un processus de transition plus que d’effacement.
2Distincts du traitement médical, quoique originellement rattachés à lui par les passerelles invisibles des expérimentations médico-artistiques du XIXe siècle1 ou par des pratiques d’automédication, se sont développés des usages récréationnels ou ludiques, inscrits dans un désir d’ivresses, de vertiges ou de stimulation, parfois aussi un besoin de fuite ou d’oubli qui laisse souvent deviner des situations de fragilité psychologique ou de précarité sociale. Toutefois, pour que ces curiosités ou ces désarrois trouvent à s’assouvir, il a fallu qu’ils s’épanouissent dans des milieux où les produits eux-mêmes étaient amenés à circuler. La diffusion sociale des drogues reste ainsi étroitement articulée à une dialectique du désir et de la disponibilité, qui, jusqu’à l’aube du XXe siècle, a cantonné leur usage à un nombre restreint de petits pôles sociaux : milieux médicaux, milieux artistiques et mondains, société coloniale, armée et marine, quartiers de plaisir, enfin, où se mêlent dès les années 1900 les intérêts croisés de la prostitution et du trafic clandestin.
3Que devient, dans l’entre-deux-guerres, cette sociologie des toxicomanies, qui caractérise le premier âge des drogues en Occident ? La nouvelle donne de la période, qui fait jouer les effets contradictoires de l’interdit pénal et des résistances sociales, de la répression policière et des contrefeux de la délinquance ou de la déviance, d’un climat socioculturel tour à tour incitatif et dissuasif, déforme peu à peu cette typologie initiale sans pour autant la transformer radicalement. Si la morphologie de l’usage reste étroitement liée à sa sociologie – on ne consomme pas les mêmes produits de la même manière ni pour les mêmes raisons selon les milieux –, de nombreux facteurs interagissent pour faire décliner certains pôles et en dynamiser d’autres. C’est donc une évolution notable qu’il convient de mettre en lumière, même si on ne peut pas parler de bouleversement.
La maladie, la douleur, le traitement
4L’adoption de la loi et l’inflation des inquiétudes sociales relatives à l’usage détourné des drogues ont-elles eu pour effet d’accélérer le processus de désaffection qui s’était développé à la fin du siècle précédent, ou bien le caractère irremplaçable de ces médicaments a-t-il freiné l’élan ? La question des intoxications iatrogènes conjugue trois dimensions fondamentales : la première relative au régime légal des prescriptions, la seconde à l’état de la recherche pharmacologique, la troisième à l’évolution du regard médical, lui-même tributaire des conceptions relatives au statut thérapeutique, moral, philosophique, de la douleur du patient, tous domaines eux aussi placés sous le signe du changement.
L’horizon d’exercice des médecins
Un paysage médico-légal en évolution
5On sait que les textes de 1916 laissent le personnel médical théoriquement libre de prescrire les stupéfiants du tableau B, à condition que soient respectées un certain nombre de règles, dont la principale est la limitation à sept jours de la durée de validité des ordonnances. En revanche, si la détermination des doses et la durée globale du traitement ont été laissées à la libre appréciation du thérapeute, une jurisprudence sourcilleuse va progressivement borner cette liberté. Bon nombre de médecins ont vécu cette surveillance judiciaire comme une atteinte inadmissible à leurs droits, et l’on verra que l’application rigoureuse de ces mesures par les tribunaux, dans le cadre, notamment, des cures de désintoxication, a eu sur le corps médical comme sur les malades des effets réellement contraignants. Toutefois, pour resserrer les rets du contrôle, les textes de 1916 n’en demeurent pas moins globalement libéraux, le législateur n’ayant pas voulu heurter de front une profession bien représentée au sein du personnel politique et demandeuse, à l’origine, de la loi. Rappelons d’ailleurs que la responsabilité du contrôle est partagée avec le pharmacien, lui aussi soumis, par le biais de la tenue des registres, à une surveillance rigoureuse. Dans la période, il reste donc relativement aisé pour un médecin de prescrire les substances du tableau B et il apparaît peu probable que le décret du 14 septembre 1916 ait suffi en lui-même à modifier radicalement le régime des soins. Un médecin le souligne a contrario en remarquant : « Certains médecins, à la fois dans le but [d’éviter au malade le danger de l’intoxication] et aussi, il faut bien l’avouer, pour éviter les complications dues à la bonne exécution de la loi sur les toxiques, s’abstiennent systématiquement de prescrire des toxiques. C’est là une formule bien trop simpliste [...]. Elle est indigne du médecin praticien : son application est heureusement l’exception2. »
6Par delà l’enjeu de la loi, c’est l’horizon thérapeutique dans son ensemble qu’il convient d’évaluer. Si, à l’aube des années vingt, les redoutables effets pervers des produits sont parfaitement connus3, l’abaissement séculaire du seuil de tolérance individuel à la douleur, et l’impuissance médicale à soulager celle-ci autrement que par l’administration d’antalgiques très puissants ont de facto conservé aux opiacés un rôle de premier plan pour combattre les douleurs aiguës ou chroniques, malgré des conceptions médicales qui restent bien souvent tributaires d’une vision archaïque de la souffrance comme symptôme ou expiation nécessaires4.
7De ce point de vue, l’entre-deux-guerres apparaît comme une période de transition : marquée par des avancées importantes dans le domaine de la pharmacologie, et donc de la thérapeutique, elle ne s’inscrit pas non plus dans un processus de rupture nette avec le passé, et semble faire coexister plusieurs types d’attitudes médicales, comme plusieurs régimes des soins.
La douleur maîtrisée ? Des progrès réels mais limités
8La période se caractérise en premier lieu par les progrès de la chirurgie de la douleur, notion qui recouvre « deux sortes d’interventions chirurgicales, les unes sur les voies de la sensibilité du système nerveux cérébro-spinal, les autres sur le système sympathique [...]5 ». Mises au point aux États-Unis dans les dernières années du siècle précédent, les premières connaissent, notamment pour les névralgies faciales du trijumeau et grâce à un certain nombre d’améliorations techniques, un grand essor à compter du premier conflit mondial, tandis que les secondes se développent à la faveur de la chirurgie de guerre sous l’impulsion du chirurgien René Leriche, qui réclame la substitution croissante, des moyens chimiques aux moyens chirurgicaux6. De fait, « [...] cette neurochirurgie à ses débuts faisait preuve d’une audace qui fascinait et pouvait sembler une solution quand les autres moyens, notamment l’administration de la morphine, échouaient ou se révélaient insuffisants. [...] Par comparaison, la chirurgie de la douleur pouvait apparaître comme une solution plus radicale, s’attachant directement à la source de la douleur7 ».
9Techniquement délicates et limitées à des affections précises, ces interventions ne forment en réalité que les prémices d’une révolution thérapeutique à venir. C’est plutôt dans les avancées de la recherche pharmaceutique qu’il convient de quêter des marques nettes de changement. Les années d’après-guerre voient en effet l’invention ou la diffusion de molécules qui, permettant d’affiner les traitements, tendent à réserver le champ d’utilisation des opiacés aux douleurs les plus aiguës ou aux pathologies incurables. La période correspond notamment à la commercialisation de masse du plus universel des antalgiques, l’aspirine, dont le principe actif, l’acide acétylsalicylique, a été synthétisé en 1897 puis introduit en thérapeutique par les Laboratoires Bayer à compter de 18998. D’un usage rapidement banalisé, ce produit tend peu à peu à endosser, dans la pharmacopée domestique du XXe siècle, la fonction de remède à tout faire qu’avaient rempli au siècle précédent les potions à base d’opium, laudanum, élixir parégorique ou autres thériaques.
10Une autre avancée majeure est réalisée avec la diffusion, en 1903, d’une nouvelle classe de médicaments, les barbituriques, utilisés dans le traitement des insomnies, des états nerveux et de l’épilepsie. Après le succès du barbital – qui devient le Véronal en 1903 –, dix-huit dérivés barbituriques sont synthétisés entre 1903 et 1911, dont, en 1912, le phénobarbital, commercialisé en Allemagne sous le nom de Luminal et, en France, de Gardénal9. Là encore, ces nouvelles molécules sont destinées à remplir des fonctions autrefois dévolues à la morphine ou à l’héroïne, notamment pour les problèmes d’endormissement, ou les états neurasthéniques. En vente libre jusqu’en 1930, elles intègrent également les armoires à pharmacie des particuliers et induisent de nouvelles pratiques d’automédication qui limitent la tentation du recours aux opiacés.
11Ces importantes avancées thérapeutique, qui tendent à restreindre le champ d’application des produits les plus puissants, peuvent ainsi faire remarquer, en 1924, à un praticien traitant du problème des toxicomanies médicamenteuses :
« Depuis quelques années, [...] le médecin dispose de bien d’autres produits que les opiacés pour calmer les malades, endormir leur douleur ou provoquer le sommeil. Avant d’utiliser un dérivé de l’opium, surtout si la cause des souffrances du malade n’est pas due à une lésion profonde d’un organe, il sera bon d’essayer de calmer les souffrances avec l’un des nombreux dérivés uréiques actuellement employés10. »
12Pour combattre les douleurs rebelles, le praticien a désormais également à sa disposition toute une gamme de substances moins addictives à substituer à la morphine, à l’héroïne ou à la cocaïne11 : Sedol12, Pantopon13, Spasmalgine14, Atrinal, Eucodal, Dilaudid, Dolosal, Stovaïne... La liste est longue de ces produits dont il ne nous a pas été toujours possible de retrouver l’origine ou la composition, et qui font l’objet d’une âpre concurrence commerciale. Leur multiplication et leur diffusion peuvent en tout cas laisser espérer l’extinction progressive des toxicomanies iatrogènes :
« En utilisant de telles préparations, tout en ayant soin de rester dans les doses normales et en exécutant ces prescriptions dans les formes légales [...], on ne devrait plus observer de toxicomanies ayant pour point de départ une intoxication d’ordre thérapeutique. Ainsi disparaîtraient nombre de toxicomanes ; il ne resterait plus alors que les déséquilibrés morphinomanes, cocaïnomanes, opiomanes qui relèvent du domaine de la psychiatrie et trop souvent de celui de la justice15. »
13Écrites en 1924, ces lignes témoignent d’un bel optimisme que l’examen de la littérature médicale invite pourtant à nuancer quelque peu : malgré le renforcement des barrières psychologiques et légales, la médecine de l’entre-deux-guerres continue de charrier son lot d’intoxications iatrogènes, sans parler des nouvelles dépendances provoquées par les substances plus récentes.
Maintien des intoxications iatrogènes
Éléments statistiques
14Sur un échantillon de cinquante malades désintoxiqués à l’hôpital Henri-Rousselle entre 1922 et 192816, le Dr Jules Ghelerter peut dénombrer une grosse moitié de toxicomanies d’origine directement thérapeutique : 29 de ses patients sont en effet devenus morphinomanes ou héroïnomanes à la suite d’un traitement médical – postérieur, dans la très grande majorité des cas, à la guerre, donc à l’institution du tableau B. Dans l’échantillon du Dr Dupouy, qui décortique le parcours de 69 patients soignés dans le même établissement durant l’année 1933-3417, le pourcentage est encore de 35 %, tandis que sur les18 cas de toxicomanies étudiés par Jean Perrin en 1938 18, 6 ont une source iatrogène.
15Plus difficilement mobilisables pour l’analyse de l’origine des consommations, les sources judiciaires peuvent néanmoins révéler leur poids de manière indirecte. Il n’est pas rare en effet que ce soit une falsification d’ordonnances qui mène les consommateurs de drogues en correctionnelle – ce délit représente 11,76 % de l’ensemble, et la moitié des inculpations de notre catégorie « usagers19 ». Or, il est vraisemblable que ce mode d’acquisition des produits trahisse pour partie des toxicomanies contractées à la suite d’un traitement médical20. Ce sont d’ailleurs, sans surprise, des drogues de nature plus directement thérapeutique qui ont été saisies au sein de ce groupe, opiacés dans près de 52 %21 ; la morphine, surtout, drogue médicale par excellence, y est nettement surreprésentée par rapport aux autres groupes : près de 20 % des mentions contre, respectivement, 6,5 % et 10 % pour les autres groupes22. En 1934, le grand spécialiste parisien des désintoxications Roger Dupouy peut encore attirer l’attention sur le taux excessif des toxicomanies d’origine thérapeutique, qui représentent une bonne moitié des patients désintoxiqués à Henri-Rousselle (53 cas sur 10423). La même année, l’enquêteur de Paris Soir attribue la responsabilité médicale à « 7 toxicomanies sur 1024 ».
16S’il reste évidemment difficile, sur la base d’échantillons aussi minces ou d’opinions mal étayées, de prendre la mesure exacte du phénomène, et de repérer le sens de son évolution, ces chiffres n’en témoignent pas moins qu’un certain nombre de malades continuent, dans la période, d’entrer en contact avec la drogue à l’occasion d’une opération ou d’un traitement. Dans quelles proportions ? Voilà qui est plus difficile à évaluer, d’autant que pour bon nombre de patients, le contact avec la morphine, l’héroïne ou la cocaïne n’entraîne pas nécessairement d’addiction ultérieure. Comme de nombreux médecins se plaisent d’ailleurs à le répéter, depuis le milieu du XIXe siècle, pour minimiser la responsabilité de la profession dans le phénomène de l’intoxication iatrogène, l’évolution vers une authentique toxicomanie reste l’exception plutôt que la norme et demeure, dans la pensée médicale, étroitement liée à la question du terrain psychologique individuel. Ce serait, en ce sens, estime un médecin, « une erreur médicale et une attitude inhumaine que de renoncer au bienfait de la morphine sous le prétexte que dans un très petit nombre de cas, il pourrait s’ensuivre une toxicomanie25 ».
17Ainsi, si une évaluation quantitative rigoureuse reste hors de portée, il nous semble néanmoins très probable que les opiacés demeurent, malgré les restrictions légales, les mises en garde médicales, et la diffusion de molécules nouvelles, des alliés fidèles de la médecine, pérennisant de fait les risques de toxicomanies d’origine médicale. Celles-ci sont souvent liées à des contextes spécifiques, dont on peut dresser la typologie.
Les toxicomanies de guerre
18Depuis la guerre de Sécession et le conflit franco-prussien de 1870, les conflits armés, avec leur lot de blessés, d’opérés, d’amputés, d’invalides, sont très fréquemment désignés comme une cause majeure de diffusion sociale des usages de drogues : « [...] il suffit d’affirmer d’après l’expérience de ceux qui voient, particulièrement des médecins neuropsychiatres, que l’intoxication volontaire par les stupéfiants est une conséquence des grandes guerres, juge ainsi en 1923 le psychiatre Henri Claude. L’intoxication morphinique a pris surtout son développement après la guerre de 1870, avec l’introduction dans la pratique courante de la seringue de Pravaz26. » En 1929, Jules Ghelerter développe la même analyse pour l’appliquer à la situation contemporaine : « De même que la guerre de 1870, la dernière guerre a donné naissance à un grand nombre de morphinomanes à la suite de l’emploi répété d’injections de morphine dans les ambulances et les hôpitaux sur tous les fronts de bataille27. »
19Compte tenu de la durée du conflit, de la formidable mobilisation humaine qu’il a suscité, du caractère très meurtrier des combats comme de la nature des blessures entraînées28, l’analyse n’est sans doute pas dénuée de fondement : massivement confrontés à la douleur physique et au stress moral, les combattants de la Grande Guerre font bel et bien figure de groupe à risque. D’autre part, leur poids dans la société française d’après-guerre invite à considérer leur rôle éventuel de vecteur des toxicomanies : Antoine Prost a pu calculer en effet que sur un total de 7 836 000 mobilisés, ramenés à 6 441 640 survivants en 1920, on dénombre 1 117 674 invalides au début des années vingt29. Le nombre total de blessés est, en revanche, plus difficile à cerner car le repérage et la définition de cette catégorie posent problème, au point que l’historien peut conclure : « Personne ne sait vraiment combien il y a eu de blessés durant la guerre de 1914-1918. Une telle lacune est à peine croyable : elle est pourtant incontestable30. » Cette limite posée, l’auteur retient néanmoins l’hypothèse probable de 3 220 000 individus ayant été blessés au moins une fois au cours des combats, et toujours en vie en 1919 ; en 1935, ils sont encore au nombre de 2 745 00031. Certes, la nature des lésions comme la gradation de leur échelle de gravité interdisent de traduire ces chiffres en autant de toxicomanies potentielles : ces blessures n’ont pas nécessairement suscité de souffrances chroniques appelant la consommation régulière d’un analgésique ; elles ont pu évoluer avec le temps, être soignées, opérées, guérir, se résorber. Et dans bien des cas, l’usage éventuel de la morphine n’a sans doute pas excédé la durée d’un traitement ou d’une opération chirurgicale. Néanmoins, l’usage vraisemblablement banalisé des opiacés, au sein d’une population qui est loin d’être quantitativement négligeable, et ce durant plusieurs années consécutives, invite à examiner avec soin la possibilité d’un gonflement des effectifs de soldats toxicomanes au sortir du premier conflit mondial.
Six cas de toxicomanies de guerre soignées32 à l’hôpital Henri-Rousselle entre 1926 et 1928

20Le tableau ci-dessus fait bien apparaître le type social de l’ancien « poilu » devenu toxicomane – rappelons à ce titre que plusieurs grandes figures de toxicomanies littéraires ont pour point de départ une blessure reçue sur les champs de bataille, notamment celle de Joë Bousquet33. Tous les échantillons médicaux révèlent l’existence, sinon massive, du moins avérée, de cas d’intoxications consécutives à des traitements du temps de guerre : 6 observations sur 50, par exemple, dans l’échantillon présenté ici par le Dr Ghelerter et 7 sur 69 dans celui du Dr Dupouy, tous les deux médecins à l’hôpital Henri-Rousselle, le principal centre public parisien de désintoxication. Le tableau des cas recensés permet de définir un certain nombre de traits caractéristiques : les toxicomanies de cette catégorie sont évidemment masculines34, et peu typées socialement, même s’il y a tout lieu de penser que ce sont les catégories de population les plus exposées aux risques du combat direct – c’est-à-dire l’infanterie, et les tranches d’âge moyennes – qui ont le plus souvent subi des types de blessures ou d’opérations appelant le soulagement de la morphine. Le tableau montre bien, également, comment certaines consommations sont restées dans un cadre strictement thérapeutique, tandis que d’autres ont dérapé vers des usages et des produits moins « légitimes ».
21Développons le cas de cet officier de cavalerie, âgé de 34 ans en 1927, gazé dans les tranchées puis grièvement blessé par balle à la tête. Fait prisonnier par les Allemands, il reçoit sa première piqûre de morphine dans les camps. Il faut attendre 1922, toutefois, pour que l’ancien combattant, soigné pour cette blessure mais également pour une tuberculose pulmonaire due aux gaz, devienne, selon les termes du praticien, « morphinomane » – sans que l’on sache très bien si le terme renvoie à une consommation du produit jugée excessive, ou simplement à son usage régulier35. On citera également le cas d’un ouvrier sellier-carrossier dirigé vers 1927 sur l’hôpital Henri-Rousselle par un médecin de la Commission de contrôle des soins aux victimes de la guerre. Souffrant de douleurs lancinantes provoquées par la présence d’une balle impossible à extraire car fichée dans sa colonne vertébrale, le patient a été réformé dès 1915 pour paraplégie incomplète, ce qui lui a valu sa première piqûre de morphine. Mais ce n’est qu’en 1918 qu’il devient « morphinomane ». La désintoxication échoue d’ailleurs, car le patient ne « supporte pas le milieu hospitalier36 ». Nous trouvons là l’exemple d’un ancien combattant qui, plus de dix après sa blessure, reste dépendant du produit, à la lisière problématique du traitement thérapeutique et de la toxicomanie. Il est d’ailleurs probable que pour ces blessés incurables, le besoin chronique de drogue et les problèmes d’approvisionnement qu’elle entraînait ont été particulièrement pénibles. En se combinant aux effets de l’invalidité, la toxicomanie a pu aggraver certains phénomènes d’inadaptation, voire de déchéance sociales37.
22Toutefois, les cas révélés par les sources médicales restent d’apparition trop sporadique pour qu’il soit possible de déceler ici un véritable phénomène de masse38. Les sources judiciaires fournissent d’autres éclairages ponctuels : on évoquera le cas d’un ouvrier marbrier de 25 ans ayant détroussé en 1921 une certaine quantité de substances du tableau B au préjudice de l’autorité militaire, et à qui sa qualité d’ancien combattant vaut d’être amnistié39 ; ou encore, ce pensionné militaire de40 ans, sans profession déclarée, jugé le 31 mai 1935 pour avoir libellé en 1933 et en 1934 de fausses ordonnances revêtues d’une signature imitée d’un médecin militaire, ce dans le but de se faire délivrer des opiacés41. Mais le lien avec une blessure de guerre ne peut être ici que de l’ordre de la présomption, et la source ne révèle pas la présence massive d’anciens combattants toxicomanes jugés pour infractions à la loi de 1916.
23Pour être complet, on doit prendre également en compte des formes de recours aux drogues qui, sans relever des effets directs des combats, sont liés au climat anxiogène de la guerre. La cocaïnomanie des aviateurs de guerre est souvent évoquée par les sources littéraires ou journalistiques, notamment celle de Jean Mermoz42, mais reste difficile à déceler dans notre documentation, sauf à titre exceptionnel : poursuivi devant le tribunal de la Seine en 1920 pour prescriptions abusives de stupéfiants, le docteur X se défend par exemple en reconnaissant « avoir fait usage [en 1917et 1918] de morphine et de cocaïne pour faire des injections à de jeunes aviateurs militaires » ; mais, plaide-t-il, « il a agi uniquement dans le but de désintoxiquer ces jeunes gens 42 ». On ne saurait exclure que le caractère très périlleux des opérations aéronautiques, comme la vigilance extrême qu’elles requéraient, aient pu inciter à l’usage de produits stimulants tels que la cocaïne, peut-être même avec la bienveillance tacite des autorités militaires – ce d’autant que les aviateurs forment encore en 1914-18 un corps fermé et élitiste43 et qu’ils ont une réputation de têtes brûlées44. Quelques observations médicales déclinent ce cas de figure, par exemple celle de ce directeur de société qui dit être devenu cocaïnomane au début des années vingt en accomplissant son service militaire dans l’aviation au Maroc et en Rhénanie, indice possible de pratiques spécifiques à ce corps de l’armée45.
24Outre ce cas, on évoquera également la possibilité d’une consommation de guerre liée à un besoin de fuite et d’évasion, à la nécessité d’apaiser par un sédatif l’angoisse du combat. Citons dans cet ordre le curieux témoignage d’un officier qui découvrit les charmes des paradis artificiels dans le cadre incongru d’une tranchée :
« Il était parti au front pour la deuxième fois en mars 1916 avec de nombreuses préoccupations d’ordre intime [...]. Il cherchait la mort dans les dangers de la guerre. “J’en arrivai, nous dit-il, à appeler de toutes mes forces le calme, la tranquillité d’esprit. Je savais devoir trouver ce repos dans la morphine. J’en avais à ma disposition. C’est ainsi que de propos délibéré, un soir d’octobre 1916, je m’injectai un centimètre cube d’une solution de morphine à 1 %.” [...] Il ressent quelques minutes après l’injection un engourdissement général [...]. Allongé sur sa couchette au fond d’une sape, les jambes semblaient quitter le plan de cette couchette puis tout le corps semblait suivre, déterminant plus précisément cette sensation idéale dans un milieu de rêve46. »
25Nul doute cependant que de tels apprentissages, qui présupposaient l’accès au produit et la connaissance préalable de leurs effets comme de leur mode d’administration, sont restés l’exception : ce sont, beaucoup plus largement, le vin et l’alcool qui auront étanché la soif d’oubli. En revanche, l’abondante circulation de produits opiacés dans le cadre de la médecine de guerre, couplée au caractère particulièrement pénible de la pratique médicale en milieu militaire, a pu contribuer à multiplier les tentations auprès du personnel hospitalier. La littérature médicale signale plusieurs cas de médecins ou d’infirmières ayant contracté leur toxicomanie au front pendant la guerre.
26Au final, on peut douter, au vu des traces statistiques disponibles, que le phénomène de l’intoxication de guerre ressorte du fait massif. Il est vraisemblable en effet que les consommations de drogues des anciens combattants se soient largement inscrite dans un cadre strictement médical, sans évoluer vers une addiction pathologique. De ce point de vue, nos sources rendent malaisé le recensement des blessés de guerre qui, pour avoir été des « usagers de drogues » stricto sensu, n’ont pas eu à subir de cures de sevrage. On ne peut non plus exclure que les autorités aient eu, à l’égard de cette population, une bienveillance particulière qui expliquerait sa relative invisibilité au niveau de la source judiciaire. Mais dans ce dernier cas, la littérature médicale se montrerait plus prolixe. Or, elle ne révèle rien d’une intoxication généralisée consécutive aux soins du temps de guerre. Pour expliquer ce phénomène, contradictoire avec les analyses alarmistes des médecins, on mettra en relief l’arrière-plan socioculturel, qui ne se prêtait guère à des dérives déviantes – contrairement à ce qui s’observera quelques décennies plus tard, et dans un tout autre contexte, pour le conflit vietnamien. Les anciens combattants de la Grande Guerre sont rentrés victorieux du front, dans une société qui, bien que changée, n’était pas bouleversée de fond en comble, et pouvait offrir à ses fils de bonnes conditions de réinsertion, notamment en terme d’emploi. S’il ne faut pas sous-estimer les problèmes de réadaptation qui ont pu se poser à nombre d’anciens « poilus », ils n’ont pas eu comme cause ou comme symptôme privilégiés la toxicomanie.
27Massivement mobilisés pendant la guerre, les opiacés demeurent pour la médecine ordinaire des outils irremplaçables. Aussi continuent-ils, la paix revenue et malgré le caractère plus contraignant de la loi, d’être prescrits de manière assez libérale, pour des douleurs qui ne relèvent pas toutes du registre de l’incurable ou de l’insupportable.
Une irremplaçable médication du quotidien
28Le tableau que l’on peut dresser, à partir de l’échantillon de Jules Ghelerter, d’exemples d’intoxications d’origine thérapeutique dans notre période fait clairement ressortir une gamme d’indications originelles qui demeurent variées, et mêlent des cas de pathologies aiguës (tabès, coliques néphrétiques, névralgies...) à des maux plus bénins ou plus chroniques (asthme, cystite, insomnies ou maux de têtes). Bref, la morphine (ou plus rarement l’héroïne) reste à l’évidence une irremplaçable médication de la douleur, et il est frappant de constater que les opiacés de substitution, dont la Faculté réclame la banalisation, n’apparaissent presque jamais dans les prescriptions originelles.
Un échantillon de toxicomanies d’origine thérapeutique47



29Notre documentation sous-estime d’ailleurs sans doute l’usage de la morphine en médecine puisqu’elle ne met en lumière que les cas qui, ayant évolué vers des dépendances problématiques, ont suscité à terme des demandes de cure. Nous restent dissimulées les situations de maintenance prolongée qui sont celles des grands malades incurables, pour lesquels le projet même d’une désintoxication apparaît sans objet – nous ne recensons pas, notamment, de cas de cancéreux, alors même que le cancer est l’une des rares indications pour lesquelles l’ensemble de la profession médicale accepte sans tergiverser le recours aux opiacés.
30Encore banale pour les douleurs aiguë, la prescription de morphine ou d’héroïne reste également de mise, semble-t-il, pour des indications parfois étonnamment anodines. Si certaines remontent à l’avant-guerre – Roger Dupouy cite l’exemple d’un pharmacien de 43 ans désintoxiqué à Henri-Rousselle en 1934, et qui prend depuis vingt ans de la morphine pour dormir48 –, on en trouve des exemples à des dates largement postérieures, notamment dans les situations d’automédication favorisées par la facilité d’accès au produit, et qui témoignent d’une ignorance ou d’une insouciance encore grandes face aux risques de dépendance. On ne s’étonnera pas, ainsi, de retrouver fréquemment représentés dans cette catégorie les membres des professions médicales. Nombreux sont également les individus qui déclarent avoir pratiqué ce type d’auto-médication sur les conseils d’un ami ou d’un conjoint, parfois liés aux milieux médicaux, ou vantant un traitement dont ils ont eux-mêmes bénéficié : une figurante de music-hall dit ainsi avoir été initiée à la morphine vers 1918 par un interne des hôpitaux de Paris qui voulait l’aider à soulager des douleurs antéritiques, et qui se piquait lui-même49 ; c’est également à un ami médecin qu’une artiste opiomane doit d’être passée à la morphine, censée la guérir de sa passion pour l’opium50.
Médications psychologiques
31Le recours aux opiacés peut enfin avoir pour objectif de traiter des pathologies psychiques ou comportementales. La lutte contre l’insomnie illustre bien le basculement insensible du traitement thérapeutique à une médication de confort qui peut entraîner de graves dépendances : l’opium, la morphine, voire l’héroïne restent en effet souvent prescrits à titre d’anxiolytiques ou d’antidépresseurs, à une époque où la thérapie médicamenteuse des « déprimés » reste balbutiante51. C’est par exemple à la suite du décès de son fils qu’une jeune mariée se retrouve, au début des années vingt, accrochée à l’héroïne : « un médecin, pour l’apaiser, lui a fait sa première piqûre52 ». Un simple vague à l’âme peut de même se prêter à l’auto-prescription. À propos d’un patient infirmier, Jules Ghelerter note ainsi : « Infirmier-major dans une clinique médico-chirurgicale B.N. a commencé à s’injecter de la morphine il y a un an, « pour atténuer certains chagrins intimes » ou bien par simple curiosité. On ne trouve pas de raison nette de sa toxicomanie53 ». La découverte des effets apaisants des produits au cours d’un traitement médical peut également susciter par la suite le désir d’y recourir dans d’autres situations. Amélie Buvat-Cottin évoque le cas d’une femme de médecin de 45 ans qui, ayant reçu des injections de morphine au cours d’une maladie, en reprend quelques années plus tard par « désœuvrement »54 ; Jules Ghelerter, celui de cette infirmière soignée à la morphine en 1919 pour une névralgie dentaire, et qui rechute en 1924, à la suite, cette fois, d’une « grande déception sentimentale55 ».
32Ces quelques exemples mettent en évidence la difficulté de ramener l’étiologie des toxicomanies à une causalité simple. Ils signalent aussi combien demeure essentiel, dans la diffusion des usages de drogues, le critère de la facilité d’accès au produit. Par là même, ils invitent à définir plus largement le cadre de l’intoxication d’origine médicale.
Toxicomanies liées à un environnement professionnel
33Nos éléments statistiques, tant judiciaires que médicaux, montrent bien que l’environnement socioprofessionnel continue de jouer un rôle déterminant dans l’origine des toxicomanies : si, aux intoxications contractées à la suite d’un traitement, on adjoint les autoprescriptions médicales ou les consommations initiées par un ami ou un conjoint médecin, on englobe 70 % des cas de l’échantillon Ghelerter et, malgré le taux élevé de réponses non précisées, près de 45 % de l’échantillon Dupouy. Jean Perrin ne dénombre que 6 exemples sur 18, mais l’axe d’analyse retenu, celui de la délinquance des toxicomanes, a sans doute pour effet de surreprésenter les consommations illégitimes56. Sans doute la source médicale produit-elle un effet de loupe déformante : la fréquence plus grande des demandes de cure pour des toxicomanies involontaires, l’origine souvent bourgeoise de ces consommateurs, et la familiarité qu’ils entretiennent avec l’univers médico-hospitalier, peut-être aussi la tentation fréquente de se dédouaner d’une dépendance honteuse en l’attribuant de manière exclusive à la responsabilité médicale, tous ces éléments accusent ici le poids de ce vecteur.
34Mais les sources judiciaires pointent le même phénomène, puisqu’elles font ressortir les professions médicales et para-médicales (9,77 % des « usagers » et 6,35 % des « détenteurs »)57 dans des proportions largement supérieures à leur poids dans la population parisienne (de 1,5 à 2,25 % de la population active du département)58.
35Un tableau regroupant ces professions fait ressortir avant tout des activités de trafic d’ordonnances, qui concernent plus de la moitié du groupe, mais laisse deviner également des pratiques d’auto-prescription encore fréquentes. On n’est pas surpris d’y découvrir une population plus âgée que l’ensemble du fichier et mieux insérée socialement, puisque le pourcentage d’individus mariés y est le plus élevé. Enfin, la morphine, drogue médicale par excellence, y est nettement surreprésentée, à proportion inverse des substances les plus récréationnelles telles l’opium.
36Cette source ne nous permet pas de recenser les individus qui, sans décliner une profession médicale, vivent à leur contact – femmes, fils, filles ou domestiques de médecin par exemple – et sont susceptibles à ce titre d’avoir plus aisément accès aux produits ou aux ordonnances. Elle révèle en tout cas que les milieux médicaux demeurent tout au long de la période un foyer de diffusion des stupéfiants : la facilité d’accès au produit et la connaissance de ses effets reste un facteur de risque. L’on ne s’étonnera pas dès lors d’entendre une infirmière remarquer « qu’elle a connu [...] dans les milieux médicaux nombre de toxicomanes parmi les infirmières et les médecins »59, et une doctorante se pencher en 1936 sur un sujet qui reste d’actualité : La morphinomanie chez les médecins60.
Les infractions à la loi de 1916 des professions médicales dans le département de la Seine (1917-1937)
Nombre d’inculpés | % | Rappel fichier (%) | |
Sexe | |||
– hommes | 161 | 84,74 | 70,8 |
– femmes | 29 | 15,26 | 29,2 |
État-civil | |||
– célibataires | 65 | 34,21 | 63,19 |
– mariés | 98 | 51,58 | 27,29 |
– veufs, divorcés, séparés | 15 | 7,89 | 7,73 |
– non précisé | 12 | 6,32 | 1,79 |
Âge moyen | 42,9 ans | – | 33,4 ans |
Profession | |||
– étudiants filières médicales | 15 | 7,89 | – |
– médecins | 56 | 29,5 | – |
– pharmaciens | 51 | 26,8 | – |
– dentistes et assimilés | 15 | 7,89 | – |
– infirmières, sages-femmes | 21 | 11,1 | – |
– divers | 32 | 16,84 |
|
Délit | |||
– « usage » | 37 | 19,47 | 22,45 |
– « détention » | 28 | 14,74 | 25,45 |
– « trafic » | 64 | 33,68 | 47,5 |
– autres | 61 | 32,11 | 4,5 |
Drogues concernées | |||
– cocaïne | 55 | 28,95 | 42,3 |
– opium | 10 | 5,26 | 12,58 |
– héroïne | 43 | 22,63 | 25,91 |
– morphine | 43 | 22,63 | 12,35 |
– haschich | 0 | 0 | 0,98 |
– autres | 9 | 4,73 | 1,56 |
– non précisé | 83 | 83 | 26,37 |
Source : minutiers des jugements correctionnels, A.D. Seine, D1 U6. On a dépouillé une année sur deux.
37Ces intoxications « thérapeutiques » ne sont-elles cependant que des résidus de plus en plus exceptionnels, ou demeurent-elles banales ? Les médecins ne présentent pas sur la question de l’usage des opiacés un front uni, d’où une grande variété d’opinions et de situations.
La médecine entre méfiance et impuissance
Laxisme médical ?
38Sans même parler du cas – sans nul doute l’exception – des praticiens mal intentionnés qui entretiennent sans scrupule l’intoxication de leurs clients, il apparaît probable que les prescriptions libérales d’opiacés demeurent, au moins localement, pratique courante. Comment s’en étonner quand il faut plusieurs années, voire plusieurs décennies à un médecin pour assimiler les progrès de la science, quand le poids de la routine, les pratiques héritées du passé pèsent pour contrecarrer les avancées de la thérapeutique ? Quelle commune mesure existe-t-il, de ce point de vue, entre les spécialistes hospitaliers des grands centres urbains, bien au fait des traitements de pointe, sensibilisés aux risques d’accoutumance, et le tout venant des professions médicales, toujours susceptibles d’être tentées, y compris pour des affections banales, par la facilité du recours au « médicament-miracle » ? Les nouvelles molécules, moins addictives sont-elles d’ailleurs équitablement connues, diffusées, disponibles ? De fait, les sources témoignent de ce que coexistent encore dans la période plusieurs âges de la pratique thérapeutique, qui traduisent autant de clivages géographiques, sociaux, économiques, et l’inégalité d’accès au système de soin. Jules Ghelerter évoque ainsi le cas d’un instituteur de province de 28 ans devenu héroïnomane en 1924 à la suite d’une sinusoïde sphénoïdale : « À X, chez lui, le pharmacien, n’ayant plus de morphine, lui a donné de l’héroïne. On lui faisait là-bas d’ailleurs des ordonnances comme il voulait »61 ; ou encore, celui d’un chauffeur de taxi désintoxiqué en 1926 qui rechute un mois plus tard à la suite d’un abcès dentaire : « Traité à Lariboisière, on lui fait une ordonnance de morphine qu’il remplace par d’autres, obtenues sur cette base chez des médecins de quartier62. » Le juriste Robert Milliat rapporte quant à lui l’épisode suivant : en Auvergne au début des années vingt, un paysan se rend à pied au bourg le plus proche de chez lui pour réclamer au pharmacien, sans ordonnance, une ampoule de morphine destinée à soulager les souffrances de sa vieille mère : « Le pharmacien de campagne, s’interroge l’auteur, qui connaît personnellement tous ses clients, qui sait bien que la toxicomanie volontaire n’a pas encore heureusement envahi nos campagnes, pouvait-il pratiquement refuser la délivrance des substances du tableau B63 ? » En province ou chez les médecins de quartier, les opiacés peuvent continuer à jouer ainsi leur rôle ancien de remède à tout faire et alimenter, malgré les rigueurs de la législation, de nouvelles intoxications iatrogènes. Il n’est pas interdit de penser, en ce sens, que l’analyse développée en 1922 par un praticien demeure valable, en son fond, pour l’ensemble de la période : « [...] il est malheureusement avéré que beaucoup de médecins, tout en connaissant théoriquement les phénomènes d’accoutumance que provoquent l’opium, la morphine, la cocaïne, etc, prescrivent ces substances sans suffisamment se rendre compte de l’état mental de leur client64. »
39En sens inverse, il convient d’évoquer l’ensemble des préjugés toujours à l’œuvre pour pérenniser le rejet éthico-médical des analgésiques. Le physiologiste Jean Lhermitte ne remarque-t-il pas : « Il ne faut injecter de la morphine à un sujet que si réellement on a la certitude que le malade souffre beaucoup. Il ne faut pas donner de la morphine à tort et à travers65. » Commentant ce type de réactions, Roseline Rey s’interroge : « Combien de souffrances ont été endurées par des malades au nom de cette prudence thérapeutique, au nom de cette trouble réticence à soulager la souffrance des autres ? Combien cela suppose-t-il d’aveuglement à la parole du malade, de mépris et de soupçon à l’égard de celui qui dit “je souffre”66 ? » Nul doute que les risques de dépendance occasionnés par les opiacés constituent encore parfois l’alibi commode à « [...] d’obscurs, d’inavouables attendus »67 religieux ou moraux. En 1924, un médecin passablement rétrograde n’hésite pas à se réjouir de ce qu’un de ses confrères « [...] dans sa clinique chirurgicale proscrive formellement l’alcaloïde et ses succédanés, quelle que soit l’intensité des douleurs68 ». La belle unanimité avec laquelle la littérature médicale consacrée aux toxicomanies s’entend à dédramatiser le problème de l’intoxication thérapeutique souligne a contrario combien les préjugés la concernant demeurent vivaces. Ils n’ont pu, quand ils existaient, que se trouver renforcés des nouvelles restrictions légales.
40On peut douter, toutefois, que la doctrine doloriste prônée par l’écrivain-journaliste Julien Teppe69 ait eu, en la matière, une influence déterminante. Il apparaît vraisemblable que les sensibilités les plus archaïsantes poursuivent dans la période le déclin qu’elle avait amorcé au siècle précédent et que le refus croissant de la douleur physique pérennise la demande de morphine, même dans le cadre contraignant de la loi. En inventant et diffusant de nouvelles molécules, la science contribue par ailleurs à créer et entretenir de nouvelles dépendances.
« De quelques toxicomanies nouvelles »
41En 1930, deux psychiatres de Sainte Anne, les Drs Heuyer et Louis70 Le Guillant dénoncent dans la revue L’Hygiène mentale deux problèmes récurrents de la thérapeutique moderne : la découverte trop tardive des effets secondaires des médicaments et leur possible détournement à des fins extra médicales. Déjà développées à propos de la morphine et de la cocaïne, ces craintes renaissent dans l’entre-deux-guerres, avec la diffusion des substances les plus récentes, barbituriques ou opiacés de substitution.
42Dès les années vingt, en effet, les médecins signalent des cas de « sedolomanie », de « pantoponomanie »71 ou d’« eubinomanie »
43 R. Dupouy et M. Delaville, « Du traitement des toxicomanes par les lipides végétaux », L’Encéphale, mars 1934, no 3, p. 145-166.
contractées à l’occasion d’un traitement ou d’une cure de désintoxication. Un médecin le déplore en ces termes lyriques : « [La morphine] se maquille maintenant, l’insidieuse et change de nom, de perruque et de sexe. Elle se nomme sedol, pantopon, papavérine, etc ; et que nous réserve demain72 ? » Le phénomène pourrait même s’accentuer dans les années trente, au fur et à mesure, que se banalise l’usage de ces produits en thérapeutique, mais aussi que les rigueurs de la répression et les ruptures d’approvisionnement rendent indispensables, pour beaucoup de toxicomanes, le repli vers des succédanés. Les statistiques établies à partir des jugements en correctionnelle de la justice parisienne traduisent de fait la progression très nette, en pourcentage et en valeur absolue, des opiacés médicamenteux au sein des drogues mentionnées73. En revanche, les chiffres avancés par les médecins restent modestes. Jules Ghelerter ne présente que 2 cas sur 50, Amélie Buvat-Cottin 3 sur 58, le Dr Dupouy 3 sur 7374. Moins addictives, plus pauvres d’effets, ces substances ne donnent pas réellement naissance à une catégorie autonome de toxicomanies. Mais leur emploi peut favoriser le cheminement vers des drogues plus dures : c’est ainsi qu’un gazé de guerre soigné en 1917 avec du pantopon se retrouve, dix ans plus tard, héroïnomane, après avoir tâté successivement du pavéron et de la morphine75.44À compter du début des années trente, les spécialistes dénoncent également l’apparition d’un nouveau phénomène d’intoxications chroniques aux barbituriques. Le problème est perçu comme d’autant plus grave que cette nouvelle médication du sommeil est en vente libre, ce qui permet aux médecins de la prescrire avec une certaine insouciance, et aux particuliers d’en user sans modération : nous retrouvons là le problème de l’auto-médication déjà évoqué, mais cette fois à une échelle beaucoup plus vaste puisque le produit est très largement diffusé.
45Pour Louis Le Guillant, qui, en 1930, consacre sa thèse au sujet76, les modalités de cette nouvelle toxicomanie se manifestent essentiellement de trois manières : en premier lieu, à travers la dépendance qu’engendre leur consommation régulière en tant que médication du sommeil, et qui rend nécessaire d’augmenter les doses, provoquant un syndrome de manque en cas d’arrêt brutal ; certes moins vive qu’avec les opiacés, cette dépendance médicamenteuse n’en est pas moins, estime-t-il, préoccupante puisque inscrite dans la banalité du quotidien ; d’autre part, les barbituriques font de plus en plus office de produits de substitution pour les toxicomanes en rupture d’approvisionnement, qui les associent parfois à l’alcool. L’auteur évoque plusieurs exemples d’intoxications chroniques, dont celui d’un vieux toxicomane de 56 ans accroché au Somnifène à l’occasion d’une cure de désintoxication : « revu en février 1928, il avoua mener de front les deux toxicomanies à l’héroïne et au Somnifène. Il avait trouvé un médecin qui lui faisait des ordonnances d’héroïne. Quant au Somnifène il s’en procurait sans difficulté chez tous les pharmaciens »77 ; enfin, il se rencontre des cas d’usages détournés, dans lesquels le produit n’est plus recherché pour ses effets thérapeutiques usuels – sédatifs et hypnotiques – mais pour une pure quête de sensations, que l’auteur définit comme une « ivresse barbiturique » très particulière. Ainsi, et même si la classification reste discutée, la situation est jugée suffisamment préoccupante pour que les spécialistes réclament l’adjonction des barbituriques, sinon à la liste des substances du tableau B, du moins à celles des tableaux A ou C.
46De nombreux facteurs contribuent ainsi à freiner la décrue des toxicomanies d’origine thérapeutique, autant qu’à redéfinir les problèmes qu’elles posent aux malades et à la société. En revanche, on peut se demander si le poids relatif de ces intoxications dans la typologie des toxicomanies ne tend pas à diminuer, au profit des usages « hédonistes ». Venu d’Asie, l’opium, notamment, a connu un succès croissant à la Belle Époque, et reste consommé dans certains milieux, souvent liés à l’Extrême-Orient et à la société coloniale.
Influences exogènes
47Au XIXe siècle, le contact croissant des Européens avec des univers culturels où le haschich et l’opium jouaient depuis longtemps un rôle de lubrifiants sociaux souvent dévolu, en Europe, au vin, à l’alcool et au tabac a constitué l’une des modalités essentielles de la diffusion des drogues en Occident. La Belle Époque vit se développer le phénomène de la fumerie d’opium, qui contribua pour bonne part à enclencher le processus de pénalisation. Dans l’entre-deux-guerres, l’opiomanie coloniale reste un mythe fortement enraciné dans les représentations78. En 1930, dans une étude consacrée aux charmes de la « noire idole », le littérateur Jean Dorsenne peut encore fustiger le conformisme des petits bourgeois coloniaux qui s’adonnent à l’opium « comme ils chiqueraient du bétel ou mangeraient du curry79 ». La démocratisation relative des voyages lointains comme la mise en valeur intensive du domaine colonial ont sans soute contribué à maintenir ce vecteur d’influence, d’autant que la période correspond à l’apogée de l’empire français, à son extension géographique maximale et à son déploiement militaro-administratif le plus intensif. De plus, on a vu que le colonisateur avait mis en place en Indochine, mais aussi en en Algérie et au Maroc, des systèmes de régies, qui permettent de vendre légalement aux indigènes les substances prohibées en métropole. Comment dès lors verrouiller tout risque de fuites, de trafic, d’importations frauduleuses ? Enfin, l’installation sur le territoire national, à la faveur de la Première Guerre mondiale, de communautés chinoises, indochinoises ou maghrébines pouvaient également former de nouveaux canaux de diffusion. Même si les populations considérées comme « à risques » (fonctionnaires et militaires coloniaux, travailleurs immigrés...) font l’objet d’une surveillance croissante, le vecteur colonial demeure, indiscutablement, une des réalités sociales de la drogue de l’entre-deux-guerres.
Usages coloniaux
Des colonies sous haute surveillance
48Depuis le début du siècle, la consommation des populations européennes vivant dans des pays « à risque » fait l’objet d’un souci constant de la part des autorités coloniales, ce d’autant que, malgré la promesse faite par le Ministre des Colonies, lors du vote de loi de 1916, de supprimer les régies de l’opium en Indochine, du kif en Tunisie et au Maroc, celles-ci sont encore en place à la fin des années trente, en raison de la manne financière qu’elles représentent pour les budgets locaux80. En Indochine, la vente et la consommation d’opium sont théoriquement interdites aux Européens, soumis dès 1917 aux dispositions de la loi métropolitaine81. Toutefois, il va sans dire que dans un contexte où les produits font l’objet d’un commerce officiel, où la culture indigène reste attachée à l’opium, où toute une mythologie de l’opiomanie coloniale continue de fasciner, la tentation de la pipe reste vivace. Cette « exception culturelle » est parfois revendiquée, ainsi par ce médecin colonial :
« En Indochine, [...] [la France] a édicté depuis longtemps des mesures répressives. Dans une population où l’offre de la pipe à un hôte fait partie de la civilité courante, elle demande seulement qu’on laisse à sa bonne foi le soin de mener la lutte au mieux des conditions locales82. »
49Au vrai, il est assez difficile de cerner avec précision la situation des consommateurs européens, car on manque de travaux portant sur la société coloniale de l’entre-deux-guerres, notamment pour l’Indochine. Charles Meyer, qui a étudié la vie quotidienne des Français dans la péninsule indochinoise, mais seulement jusqu’à la Première Guerre mondiale, estime en conclusion que passée la vague de répression des années 1907-1912, « la tolérance reprendra ses droits jusqu’en 1940 envers les fumeurs « du dimanche » et le tout petit nombre d’opiomanes invétérés discrets et paisibles83 ». Que se soit maintenu un petit cercle d’irréductibles fumeurs apparaît vraisemblable. L’immersion dans un univers exotique où s’affaiblissaient les interdits sociaux, le déracinement, l’ennui, parfois mêmes les maladies tropicales, demeuraient autant d’incitations et de ce point de vue, les principaux vices qui guettent le colonial sont plus sûrement encore que la drogue, l’alcool, le jeu ou la licence sexuelle.
50Rappelons toutefois que le fonctionnaire dont l’opiomanie devient trop compromettante risque désormais des sanctions administratives lourdes, voire des poursuites pénales. On ne sait pas très bien quel fut sur ce point le degré de tolérance des autorités coloniales, mais l’heure n’est assurément plus aux pratiques ostentatoires. Il faut rappeler également que dans l’entre-deux-guerres, la lutte internationale contre l’opium marque des points84 et que ses succès minent insidieusement le système de régie. Lorsque le délégué du Front Populaire Justin Godard effectue, en 1937, sa mission de rapport dans la « perle de l’Empire », c’est pour constater que les revenus de la Régie de l’opium sont en chute libre, ce qui rend encore plus nécessaire à ses yeux de la supprimer85. Selon lui, les opiomanes en Indochine ne sont plus qu’une petite poignée d’ouvriers et de coolies miséreux, pour la plupart d’origine chinoise, dont le tragique spectacle dans les rues des villes ne peut qu’attiser la mauvaise conscience du colonisateur. Des consommations européennes il n’est nulle part question : soit qu’elles soient en voie d’extinction, soit qu’elles soient devenues discrètes au point de se faire invisibles. Signe, dans les deux cas, que la grande vague de l’opiomanie coloniale du début du siècle a largement reflué.
51Nous sommes encore plus mal renseignés sur le contexte maghrébin, où la consommation de kif et de haschich, pourtant répandue au sein des populations indigènes, ne semble guère avoir rallié les colons européens, sinon à titre de curiosité ponctuelle. Les traces d’une telle consommation restent infimes. Paris-Soir signale par exemple, en juillet 1934, l’arrestation dans la Creuse de deux Arabes vendeurs de haschich, après que des officiers d’un régiment colonial cantonné à Limoges eurent donné l’alerte ; ils avaient surpris un groupe de soldats et de sous-officiers en train de fumer la drogue86 ; dans le cadre d’un article consacré aux toxicomanies en milieu militaire, le médecin lieutenant-colonel Fribourg-Blanc souligne également que les troupes d’Afrique du Nord et du Levant sont fréquemment victimes du haschischisme, mais cette intoxication concerne essentiellement, estime-t-il, les soldats indigènes87. La même année, le commissariat de la ville de Senlis dénonce à la Direction générale de la Sûreté Nationale un trafic de kif parmi les militaires indigènes du 4e régiment de Spahis marocains cantonné dans la commune88. La maigreur de ces indices nous incitent à conclure à la relative rareté du type social du pied noir converti aux charmes du kif.
En métropole
52Il est d’ailleurs probable que cette décrue coloniale trouve son prolongement en métropole. Les cas d’intoxications exogènes relevées par la littérature médicale remontent le plus souvent à l’avant-guerre, et il ne s’en dénombre pas plus de 5 sur 50 dans l’échantillon Ghelerter, ou encore 3 sur 69 dans l’échantillon Dupouy. Les archives judiciaires livrent parfois la trace de cas plus récents : celui, par exemple, de ce jeune bourgeois marseillais de 21 ans qui déclare en 1930 à un juge d’instruction : « Chez mes parents, je n’use pas de l’opium. J’en ai déjà fumé en Indochine et ici quelque fois chez la dame X.89 ». À Marseille, toujours, c’est la maîtresse d’un administrateur de la Société commerciale de l’Indo-Chine qui peut alléguer pour justifier la présence des quatre flacons d’opium retrouvés dans ses malles « [...] qu’ayant habité longtemps aux Colonies, elle y avait pris l’habitude de fumer l’opium et que c’était pour satisfaire sa passion qu’elle avait acheté ces quatre flacons90 ». Mais l’on verra que l’argument s’inscrit souvent dans une stratégie de défense destinée à amadouer le juge91. Citons encore le cas d’un officier en disponibilité de 46 ans arrêté à Paris en 1936 : « [Cet intoxiqué], souligne le rapport de police, a contracté l’habitude des drogues aux colonies et a un antécédent pour une infraction connexe. Son état semble désespéré et fait le désespoir de ses vieux parents92. » Nous devinons, à travers ces quelques exemples, des habitudes de jeunesse contractées au cours d’un voyage ou d’un séjour puis évoluant vers une toxicomanie de longue durée.
53Notons à ce propos que ce ne sont pas exclusivement l’Indochine et sa Régie qui font naître ces tentations. Jules Ghelerter évoque le cas d’un homme de 47 ans qui, « initié par un ami de l’armée coloniale », prit l’habitude de fumer l’opium à Madagascar93 ; Daniel Hochart celui d’un journaliste de 44 ans qui toucha sa première pipe au Caire au début des années vingt94, comme cette infirmière de 45 ans devenue opiomane en Égypte vers la même époque « à la suite du prosélytisme de ses amis95 ». Voyages ou séjours dans des contrées lointaines continuent de favoriser fascination et engouement. Toutefois, nos sources ne font guère ressortir le poids statistique de cette bourgeoisie de marchands, de fonctionnaires, de militaires susceptible d’avoir contracté le goût de la drogue sous des cieux étrangers.
Une armée sous influence ?
54On associera à ce groupe les membres de l’armée qui, souvent, ont eu l’occasion de découvrir le haschich ou l’opium à l’occasion de leur service. Sans doute exagérée par les représentations sociales, la pratique de l’opiomanie dans certains corps militaires n’est pas que pure calomnie : dans la marine ou dans l’armée coloniale, la nature même des missions impliquait le contact régulier avec des sociétés étrangères où ces produits circulaient en abondance. L’habitude des voyages lointains, l’affranchissement de la morale commune, la sociabilité propre à l’armée incitaient peut-être plus aisément à l’expérience inédite, tandis que la rigueur de la vie militaire et les affres du déracinement pouvaient aviver, surtout chez les jeunes recrues, le besoin d’exutoires. De fait, on l’a vu, l’histoire de la marine coloniale est rythmée, depuis le début du XXe siècle, par des scandales impliquant des officiers adeptes du bambou ; et si l’affaire Ullmo n’a pas d’équivalent pour la période par son retentissement, on sait que la situation reste suffisamment préoccupante pour susciter, en 1922, et sur initiative du Ministère de la Marine96, un renforcement de la législation sur la consommation de drogues en société – c’est-à-dire, essentiellement, l’opiomanie. Les ports où sont stationnés les corps d’armée concernés, notamment Toulon, et dans une moindre mesure Brest, restent fréquemment désignés, au moins jusqu’à la fin des années vingt, comme des foyers d’opiomanie tant civils que militaires. En 1926, le procureur général de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence peut encore déplorer que le mal « sévisse de façon particulièrement grave à Toulon, Marseille et Nice » et dans le « monde maritime97 ».
55Ces opinions sont confortées par quelques affaires ponctuelles. Voici par exemple la description des mœurs militaires toulonnaises qu’ont laissées les autorités judiciaires, dans une affaire qui a sans doute contribué à hâter le vote de la loi de 1922 :
« Il résulte [...] [des] déclarations [des domestiques] que le commandant X fumait l’opium dans les mêmes conditions que sa maîtresse. La fille T, en service chez les prévenus au moment de la perquisition, a affirmé avoir eu souvent l’occasion, la nuit de leur préparer et de leur apporter dans leur chambre commune la drogue et les divers ustensiles nécessaires à son absorption. Il résulte aussi de ces premières investigations qu’en l’absence du commandant X, la dame Y recevait chez elle le commandant W et le lieutenant de vaisseau Z, en service sur le cuirassé Jean Bart, et que ces officiers faisaient eux aussi usage de stupéfiant98. »
56Opiomanie et galanterie : l’association, on y reviendra, est fréquente depuis la Belle Époque. On la retrouve dans une affaire toulonnaise plus tardive : en 1927, une surveillance discrète a permis de repérer, à travers des persiennes entrouvertes, un capitaine de vaisseau, commandant de l’Ernest Renan, fumant l’opium avec une femme99. À cette date, pourtant, les risques encourus par ces militaires de carrière ne sont pas minces. La mention F.O. (fumeur d’opium) peut être consignée dans leur dossier, et sous le régime de la nouvelle loi, des poursuites pénales devant les tribunaux civils ne sont pas à exclure, même si l’on croit deviner une relative tolérance de fait de la hiérarchie militaire.
57Une affaire jugée à Toulon en 1923 signale bien une telle ambiguïté100. Elle implique deux prostituées de 19 et 22 ans arrêtées en même temps que leurs clients, enseignes de vaisseau, l’un sur un cuirassé et l’autre sur un torpilleur. Si les deux filles galantes n’ont pas fait mystère, au cours de l’enquête, de leur goût pour l’opium, les deux hommes, qui connaissent le risque pour leur carrière, nient toute implication et ont de toute évidence fait passer à leurs maîtresses des consignes de discrétion : lors de l’interrogatoire, l’une d’entre elle élude, évasive : « Je ne me rappelle pas exactement où j’ai commencé à fumer, mon souvenir est confus101. » Bien qu’un matériel de fumeur ait été retrouvé au domicile qu’elle partageait avec son amant, celui-ci, prétend-elle contre toute vraisemblance, ne savait rien : « Mon ami ne fume pas et ne m’a jamais vue fumer. Il ignore qu’il y avait dans notre chambre l’attirail complet pour fumerie d’opium102. » Plus étourdie ou moins loyale, son amie admet pour sa part avoir usé d’opium avec les deux officiers et n’hésite pas à désigner son amant comme celui qui l’a initiée à la drogue : l’officier fumait en même temps qu’elle « et beaucoup plus »103, ce qu’il persiste à nier. La fouille de sa cabine a d’ailleurs laissé les policiers bredouilles. Mais c’est que l’inculpé semble avoir bénéficié d’une protection tacite, comme le laisse entendre cet extrait d’interrogatoire : « Il y a environ deux mois, alors que nous venions d’arriver à Bizerte, le commandant de mon bâtiment m’a fait appeler et m’a dit qu’il venait de recevoir une lettre de Paris l’avisant que j’étais signalé comme fumeur d’opium, qu’il était chargé de me surveiller et de prendre toutes mesures disciplinaires nécessaires104. » C’est très probablement cette mise en garde qui a permis d’éviter une découverte compromettante. La peine de 500 F d’amende confirmée par la Cour d’appel paraît d’ailleurs singulièrement légère pour une inculpation de « détention, facilitation à autrui et usage en société » d’opium.
58Cet exemple pourrait révéler des distorsions importantes entre da politique des pouvoirs publics et une hiérarchie militaire plus tolérante ou plus fataliste, qui semble souvent préférer la solution des sanctions internes. La seconde répugne manifestement à la condamnation de drogués galonnés, dont le « vice » ne relève, tant qu’il n’occasionne pas de dérèglements trop voyants, que de travers mineurs, inhérents à la sociabilité militaire. On peut d’ailleurs questionner l’efficacité réelle d’une surveillance qui s’exerce sur une population toujours en mouvement, et régulièrement soumise à la tentation : écrivant à sa maîtresse toxicomane et infidèle, un marin évoque en ces termes le marché de la drogue qu’il découvre en Turquie : « Moi aussi je veux me suicider lentement, à Constantinople j’ai toutes les facilités105. » Comme la société coloniale, l’armée est prise dans les contradictions d’une politique qui interdit aux Français une pratique encore tolérée, voire encouragée, ailleurs. Toutefois, il est probable que la vigilance renforcée des autorités ait, à terme, favorisé une discrétion accrue des fervents de la drogue, et une diminution progressive de leur nombre. En 1936, un reporter de Candide106 fait dire à « M. Prosper », commandant de la coloniale en retraite, que les officiers se contentent de séances ponctuelles et développent rarement une opiomanie chronique, trop risquée pour leur carrière.
59Si l’opiomanie militaire et coloniale apparaît donc sur le déclin, cela ne signifie pas que les influences exogènes diminuent, simplement qu’elles changent de forme et d’origine. La mise en place d’un trafic international des stupéfiants qui passe par le territoire français la France n’a-t-il pas conquis à la drogue de nouveaux territoires sociaux ?
La France, marché international des drogues
Un espace de circulation des substances illicites107
60Lorsqu’en 1936 le délégué français à la S.D.N. établit le bilan des arrestations pour l’année qui vient de s’écouler, c’est une cartographie spécifique que font apparaître ses statistiques : celle des grands ports français, et des villes frontalières de l’Est, par où transite une bonne partie des flux clandestins européens, drogues manufacturées en provenance d’Allemagne et de Suisse et à destination du marché américain via Marseille et Paris ; haschich et surtout opium importés clandestinement d’Orient et d’Extrême-Orient108, et de plus en plus souvent transformés sur le sol national en morphine et en héroïne par les réseaux mafieux qui se développent dans les années trente. Une partie du haschich produit au Moyen Orient et destiné au marché nord-africain, notamment égyptien, transite par Marseille, tandis que dans la deuxième moitié des années trente, une filière préfigurant la French connection des années 1970 organise le transit entre Marseille (arrivée des produits en provenance de l’Orient) et Le Havre (réexportation vers l’Europe du Nord et les États-Unis). Véritable interface entre le Nord et le Sud, la Méditerranée et l’Atlantique, l’Orient et l’Occident, liée par des relations d’échanges à un grand empire colonial, la France forme un maillon crucial dans la nouvelle chaîne des trafics internationaux et bénéficie de ce fait d’un approvisionnement abondant et régulier en substances illicites. Au sein du territoire national, c’est surtout Marseille qui devient le principal pôle français de la drogue, irriguant les nombreux circuits de trafic de la Côte d’Azur, notamment à Nice et à Toulon.
61La mise en place de ces réseaux a-t-elle pu alimenter et générer une consommation locale ? Ou bien le trafic, avant tout destiné à d’autres villes ou à des marchés étrangers, n’a-t-il fait que transiter par ces zones portuaires ou frontalières sans vraiment concerner leurs habitants, sinon dans d’infimes proportions ? Pour tenter d’éclairer cet enjeu crucial, on s’est centré ici sur l’exemple marseillais, peut-être exceptionnel à certains égards, mais sans doute le plus achevé.
Marseille, « porte du Sud »109
62Rappelons en premier lieu que Marseille est, dans l’entre-deux-guerres, le port le plus florissant de l’espace côtier français. Intense, son rayonnement est à peine entamé par la crise des années trente. À la richesse produite par le commerce portuaire, en plein essor depuis les grands aménagements du début du siècle, s’ajoute celle liée à l’intensification du trafic voyageurs, qui a fait de la cité phocéenne l’un des principaux point d’entrée en Europe des populations étrangères. La ville, où tendent à se fixer, de manière provisoire ou définitive, les populations qui y ont accosté, est donc l’une des plus cosmopolites de France, avec une population d’étrangers estimée à environ 115 000 individus en 1921, 196 000 en 1931 et 150 000 en 1939, soit 20 à 25 % de la population totale110. À ces groupes plus ou moins installés, il convient d’ajouter une population flottante de marins et de voyageurs en transit.
63Dans l’entre-deux-guerres, Marseille s’est recentrée plus étroitement sur les échanges avec l’Empire colonial, lequel inclut, on le sait, plusieurs pays concernés par la production et l’usage de stupéfiants – Maroc, Algérie et Indochine principalement. On soulignera enfin la présence d’une importante communauté corse et italienne, qui joue un rôle décisif dans l’essor des réseaux criminels à la tête du trafic de stupéfiants dès le milieu des années vingt. Bénéficiant sans doute de la corruption des autorités locales111, Marseille arrive régulièrement en deuxième position derrière Paris pour les statistiques policières et judiciaires de la drogue. L’importance de ce marché illicite a-t-elle généré des foyers de consommation locale ? L’analyse des statistiques judicaires tendrait à l’indiquer.
64Contrairement au fichier parisien, qui se caractérise par la diversité sociale, l’échantillon marseillais donne à voir une population assez typée : elle est masculine à plus de 80 %, les professions populaires (ouvriers, artisans, métiers de la restauration et de l’hôtellerie, marins, prostituées) y dominent largement et les adresses concentrent près de 50 % des prévenus dans le quartier populaire du Panier, à l’Ouest du Vieux Port. Nous avons globalement affaire ici à une population modeste, relevant sans doute pour partie d’un univers social assez dégradé, celui des marginaux, des désouvrés et des chômeurs qui peuplent les bas fonds de la ville112. Son caractère flottant, instable, est également à souligner, puisque 7,8 % des inculpés déclinent une adresse à bord d’un bateau, et dans des proportions identiques une adresse en hôtel ; cet élément doit être croisé avec le taux spectaculaire de naissances à l’étranger (près de 62 % de la population du fichier) qui, même dans cette ville très cosmopolite apparaît remarquable, ainsi qu’avec le nombre important de professions liées aux activités portuaires (38,5 % des inculpés sont des marins et des navigateurs). Les inculpés marseillais sont majoritairement poursuivis pour le délit de port ou de détention de drogues (51,7 % des inculpations), dans une moindre mesure de trafic, vente ou cession (un peu moins de 29 %) et minoritairement pour des délits ressortant de l’usage (16,6 %). On précisera enfin que nous ne recensons, sur quatre années, qu’une seule occurrence du délit qui, à Paris, constitue un des biais fondamentaux de l’inculpation des usagers de drogues, à savoir la fraude à l’ordonnance.
Les inculpés pour infraction à la loi de 1916 à Marseille
Nombre d’inculpés | % | Rappel Paris (%) | |
Sexe | |||
– hommes | 170 | 82,93 | 70,8 |
– femmes | 35 | 17,07 | 29,2 |
État-civil | – | – | – |
Âge moyen | 33, 4 ans | – | 33,4 ans |
Lieu de naissance | |||
– Bouches-du-Rhône | 32 | 15,61 | – |
– départements limitrophes | 5 | 2,44 | – |
– Corse | 20 | 9,76 | – |
– autre France | 21 | 10,24 | – |
– étranger | 127 | 61,95 | – |
Profession | |||
– non précisée | 5 | 2,44 | 1,85 |
– sans | 12 | 5,85 | 20,48 |
– médicale ou assimilée | 4 | 1,95 | 11,02 |
– artistique et intellectuelle | 7 | 3,42 | 11,31 |
– 3aire moyen et supérieur | 14 | 6,83 | 12,75 |
– employés | 3 | 1,46 | 7,56 |
– commerce, restauration | 36 | 17,56 | 14,77 |
– ouvriers et petits artisans | 30 | 14,63 | 17,25 |
– fille soumise | 9 | 4,39 | 0,11 |
– marine | 79 | 38,54 | – |
– autres | 6 | 2,93 | 2,9 |
Adresse | |||
– inconnue ou non précisée | 15 | 7,32 | – |
– à bord d’un bateau | 16 | 7,8 | – |
– étranger | 2 | 0,98 | – |
– Marseille, 1er ardt. | 101 | 49,27 | – |
– autres Marseille | 63 | 30,73 | – |
– autres France | 8 | 3,9 |
|
Délit | |||
– « usage » | 34 | 16,59 | 22,45 |
– « détention » | 106 | 51,71 | 25,45 |
– « trafic » | 59 | 28,78 | 47,6 |
– infractions économiques | 5 | 2,44 | 1 |
– infractions médicales | 1 | 0,49 | 3,5 |
Source : minutier des jugements correctionnels, A-D Bouches-du-Rhône, 403 U. Années dépouillées : 1921, 1929, 1935, 1937. Pour la constitution de l’échantillon statistique, voir nos remarques en annexe.
65De toute évidence, et compte tenu de ce que nous savons par ailleurs du fichier parisien, ces quelques caractéristiques semblent désigner avant tout des activités de petit trafic plutôt que des infractions liées à la consommation. Devons-nous en déduire que la cité phocéenne, où se met en place une économie souterraine de la drogue, reste épargnée par les phénomènes de consommation ? Une telle conclusion collerait mal avec ce que nos autres sources, notamment les dossiers de procédure, plus détaillés, nous font connaître de la sociabilité et des déviances de la ville. On sait par exemple que la drogue se débite au détail et à ciel ouvert dans les quartiers du centre, notamment place du Grand Théâtre, place de la Bourse et place Victor Gelu113, ainsi que dans plusieurs bars ou débits de boissons, dont certains sont tenus par un réseau chinois : les rues Torte, Poissonnerie-Vieille, de la Tour ou du Tapis-Vert114. Leur réputation de lieux d’approvisionnement déborde d’ailleurs largement le contexte local puisqu’un inculpé parisien peut déclarer à la police marseillaise en 1927 : « Je suis arrivé de Paris il y a deux jours [...] Une dame prénommée B, qui se prostitue dans un bar, chez Pasquier, bd de Clichy, apprenant que je venais à Marseille, m’avait demandé de lui procurer de la cocaïne qui se trouve très difficilement à Paris. Elle m’avait donné comme indication que je pourrais en trouver sur la place du Grand Théâtre, vers la rue de la Tour, où se tenaient les trafiquants115 ». Si partie de cette drogue sert à alimenter le reste de l’espace national, faisant de Marseille un véritable marché de gros des stupéfiants, les sources indiquent bien qu’il existe une clientèle locale, que l’on peut classer en plusieurs catégories.
66On repère en premier lieu la présence marginale d’une petite ou moyenne bourgeoisie concernée par l’usage de l’opium, parfois de la cocaïne ou de l’héroïne : 4 membres des professions médicales, 6 artistes, 1 journaliste et 3 cadres supérieurs dans notre fichier judicaire. Le 26 novembre 1927, par exemple, c’est une « fumerie d’opium » qui a été signalée dans une discrète villa des beaux quartiers de Marseille, sur la corniche : « un va et vient constant de personnes venant à pied ou en automobile de jour et de nuit a été constaté » note le rapport de police. La propriétaire, une divorcée de 37 ans avait déjà été condamnée pour trafic et détention d’opium en 1922 et 1927 ; elle fumerait régulièrement en compagnie d’une jeune femme de 22 ans, vivant seule rue de Paradis, et dont le rapport de police précise : « C’est une habituée des fumeries d’opium et des cabarets de nuit, où elle fait sa compagnie de femmes de mœurs légères. Sa conduite, sa moralité et ses fréquentations sont mauvaises116. » On devine ici un demi-monde aux mœurs plutôt libres qui, pour se démarquer de la bourgeoisie respectable, diffère aussi de la basse prostitution du Vieux-Port. Milieu comparable à celui que nous retrouvons dans une affaire de 1930 : une jeune divorcée de 26 ans, installée dans un hôtel de l’avenue du Prado, est surprise en train de fumer l’opium avec un jeune homme de 21 ans ; ce dernier, qui lui a été présenté par des amis, appartient à la bonne société marseillaise – son père, chez qui il travaille comme employé, est un honorable négociant en matières premières. Est-ce par souci de la moralité juvénile que le Procureur de la République fait appel d’une peine pourtant déjà lourde – 8 mois de prison et 25 F d’amende, il est vrai frappés d’un sursis, contre la jeune femme ? La Cour d’appel tient en tout cas à marquer sa sévérité, puisque qu’elle supprime le sursis par un arrêt du 22 novembre 1930117. Cependant, cette catégorie de consommateurs n’apparaît pas dominante, soit que la répression l’épargne mieux, soit qu’elle demeure à Marseille, peu représentée.
67Il est certain en revanche que la ville offre, du fait de sa situation très particulière sous l’angle du trafic, des facilités d’approvisionnement qui n’existent pas dans d’autres villes de province. On notera d’ailleurs que l’opiomanie, souvent assimilée à une pratique élégante voire aristocratique, peut concerner, à Marseille comme à Toulon et en dehors du cas particulier des communautés étrangères, des milieux très modestes. Le 22 juin 1922, par exemple, c’est dans une médiocre chambrette aménagée en fumerie privée que l’on découvre un couple s’adonnant à l’opium ; l’homme est un mécanicien de 33 ans dont ses patrons attestent la « bonne moralité » en précisant : « c’est un intoxiqué qui dépense une grande partie de ses salaires pour acheter des stupéfiants »118 ; sa concubine est une jeune danseuse qui partage sa « passion ». Nous trouvons là un ménage ouvrier adepte de la « noire idole », et dont la pratique ne semble pas impliquer d’activités de trafic. Elle s’inscrit plus vraisemblablement dans un contexte local de facilité d’accès aux produits.
68Mais c’est surtout une drogue de la déviance et de la délinquance que met en valeur notre fichier, celle des quartiers du port où se mêlent, marins, dockers, hôteliers ou restaurateurs, souvent trafiquants, et prostituées. Comme dans le Montmartre parisien, l’étude des adresses fait clairement ressortir les quartiers de la prostitution, même si le nombre de filles soumises déclarées reste modeste. Ce qui caractérise avant tout l’univers marseillais, c’est la présence en grand nombre de marins et de navigateurs, qui forment un vecteur essentiel de la circulation des drogues et sont sans doute particulièrement surveillés par la police. Parmi eux, certains groupes sont plus souvent concernés par le trafic (les Européens de la filière suisse-allemande ou de la filière orientale : Grecs, Turcs, Yougoslaves) tandis que d’autres semblent pratiquer des activités de revente plus manifestement liées à l’usage : on ne s’étonnera pas de trouver dans cette catégorie des Chinois et des Indochinois, qui représentent à eux seuls plus de 37 % du fichier marseillais, et sont essentiellement concernés par des affaires d’opium. On leur assimilera encore une partie de la population nord-africaine (essentiellement des Algériens et des Tunisiens) concernée par l’usage du kif119.
69On voit ainsi se dessiner un univers social qui mêle le milieu de la délinquance plus ou moins professionnalisée à celui de la prostitution et du monde de la mer. Plusieurs dossiers témoignent de leur étroite imbrication : une affaire jugée en 1938 met ainsi en scène une trafiquante de drogues de 41 ans mariée à un marin de la ville, et qui est, pour ses « affaires », en relation avec un sapeur pompier de 30 ans, lui-même fiché comme gros marchand de stupéfiants par les services de police. En même temps qu’eux est jugée une droguée de 28 ans, sans doute prostituée, que la première fournit en stupéfiants divers ; séparée de son mari, elle a tenu avec lui près du Vieux-Port un hôtel-restaurant « réputé comme ayant une clientèle d’usagers de stupéfiants », où elle « s’adonnait aux stupéfiants avec son mari ». Déjà condamnée à plusieurs reprises pour des affaires de drogues, elle vit maritalement avec un navigateur annamite et semble se livrer elle-même à un petit trafic pour son usage personnel120. Une autre affaire marseillaise jugée en 1932 montre de la même manière une jeune tenancière de bar à la fois trafiquante et consommatrice, qui vit en concubinage avec un Chinois121.
70La drogue à Marseille transcrit donc sans surprise certains traits sociologiques de la ville : milieu maritime, cosmopolitisme, poids d’une population modeste subissant la tentation de la délinquance, présence aussi d’une bourgeoisie marchande ou administrative en relation avec l’Orient. Cette configuration sociale particulière est elle-même liée à la spécificité de la situation portuaire et du commerce maritime, et pourrait se retrouver, quoique sous une forme moins achevée, dans d’autres ports, notamment Nantes, Brest, Le Havre ou Toulon. Elle donne à voir un univers de la drogue assurément plus typé et plus homogène qu’à Paris. Dans les deux cas, cependant on repère des minorités ethniques qui tentent de maintenir dans un contexte d’exil et de prohibition, des pratiques issues de leur culture d’origine. Souvent dénoncées comme éléments de diffusion des drogues, elles se caractérisent surtout par la modestie et la discrétion de leur toxicophilie.
La drogue des minorités ethniques : une réalité loin du mythe
71C’est à la faveur du premier conflit mondial que se sont implantées en France des communautés chinoises, indochinoises, et nord africaines. La ponction humaine de la guerre a rendu indispensable en effet le recours aux soldats et aux travailleurs coloniaux. Ce sont notamment 43 000 soldats indochinois, 172 000 Algériens, 60 000 Tunisiens et 37 000 Marocains qui furent recrutés durant le conflit pour pallier l’hémorragie humaine122. La pénurie de main-d’œuvre entraîna également le recrutement de travailleurs asiatiques et nord-africains dans des proportions aussi amples (respectivement 40 000, 49 000 et 132 000)123. Si beaucoup furent tués au combat, tandis que d’autres regagnaient leur pays après l’armistice – ces trois nationalités figuraient au demeurant parmi celles jugées indésirables et inassimilables124 – la guerre et le déficit démographique que subit la France de l’entre-deux-guerres ont néanmoins favorisé une implantation plus importante et plus visible que par le passé, notamment pour les Nord-Africains, qui sont 36 300 en 1921 et 102 000 en 1931125, surtout implantés dans les grands centres urbains (Paris, Lyon, Marseille), ou dans le sud de la France. Beaucoup moins nombreux, les Chinois et les Indochinois forment de petites communautés en région parisienne, où on les trouve employés notamment aux usines Renault de Boulogne-Billancourt, ainsi, nous l’avons vu, qu’à Marseille126. Signalons enfin la présence plus discrète de Turcs et d’Arméniens, parfois consommateurs de haschich.
72Nul doute que l’usage de la drogue, auquel l’opinion publique assimile spontanément ces différentes communautés, ne contribue à alimenter leur mauvaise réputation. Comme le remarque Ralph Schor, qui a analysé les composantes de cette opinion, la mythologie de l’opium fait partie intégrante des représentations qui se sont tissées autour de la figure de l’Asiatique : « Les Chinois intriguaient et inquiétaient l’opinion française. En effet, ces hommes à l’affabilité apparente et à l’allure féline, pratiquant d’étranges coutumes alimentaires, réputés pour leur goût de l’opium et leur affairisme sournois, incarnaient les mystères impénétrables de l’Orient127. » Ce fantasme est moins prégnant pour les communautés nord-africaines, ne serait-ce que parce que le kif ou le haschich demeurent des produits largement inconnus du grand public. Le Dr Louis Livet remarque d’ailleurs, en 1920, qu’il est indispensable pour les Français de se familiariser avec la pratique du « haschichisme » en raison du nombre important de travailleurs algériens et marocains présents sur le territoire national128. Les Nord Africains n’en sont pas moins associés à toutes sortes de vices, et victimes à ce titre d’une réputation souvent détestable. Voici par exemple en quels termes le procureur de la République de Marseille peut les décrire, en 1917 : « Ces indigènes [...] constituent un milieu fermé dans lequel la police ne peut pénétrer. Ils apportent ici, outre leurs goûts de rapine, toutes les passions qui les animaient déjà sur la terre natale129. » Que la drogue puisse s’intégrer à un tel cortèges de vices ne risquait guère de surprendre une police imprégnée de ces a priori réprobateurs.
73Déjà décelable à Marseille, la drogue des communautés ethniques se retrouve en région parisienne, puisque ce sont 42 Chinois et 15 Indochinois que nous recensons dans notre fichier parisien, pour l’ensemble de la période. Certes, les effectifs restent minuscules, mais ils ne sont pas si dérisoires en regard du caractère lui même très minoritaire de ces communautés dans la région : on ne recense pas plus de 667 Chinois et 6 526 « autres Asiatiques » dans le département de la Seine en 1921, et à peine un peu plus de 2 000 en 1936 pour la seule ville de Paris130. L’opiomanie, qui continue de sévir de manière endémique en Asie, s’est donc parfois maintenue dans des conditions d’exil pourtant hostiles.
Les étrangers devant le tribunal de la Seine
Chinois | Indochinois | Maghrébins | |
Sexe | |||
– hommes | 42 | 15 | 11 |
– femmes | 0 | 0 | 1 |
État-civil | |||
– célibataires | 35 | 13 | 6 |
– mariés | 3 | 2 | 3 |
– veufs, divorcés, séparés | 0 | 0 | 0 |
– non précisé | 4 | 0 | 3 |
Âge moyen | 34,6 ans | 37 ans | 33 ans |
Profession | |||
– non précisée | 0 | 0 | 1 |
– sans | 1 | 1 | 0 |
– médicale ou assimilée | 4 | 0 | 0 |
– artistique et intellectuelle | 2 | 0 | 0 |
– 3aire moyen et supérieur | 1 | 0 | 0 |
– employés | 0 | 0 | 0 |
– commerce, restauration | 4 | 7 | 3 |
– ouvriers et petits artisans | 29 | 5 | 6 |
– marine | 1 | 2 | 0 |
Adresse | |||
– inconnue ou non précisée | 8 | 4 | 0 |
– Paris | 9 | 7 | 10 |
– Banlieue | 24 | 3 | 2 |
– Province | 1 | 1 | 0 |
– étranger | 0 | 0 | 0 |
Drogue concernées | |||
– cocaïne | 0 | 0 | 5 |
– héroïne | 0 | 1 | 5 |
– opium | 32 | 9 | 2 |
– morphine | 0 | 0 | 0 |
– haschich | 0 | 0 | 3 |
– autres et non précisé | 10 | 5 | 0 |
Délit | |||
– « usage » | 4 | 5 | 0 |
– « détention » | 23 | 8 | 3 |
– « trafic » | 15 | 2 | 9 |
– autres | 0 | 0 | 0 |
Source : minutier des jugements correctionnels, A.D. Seine, D1 U6. On a dépouillé une année sur deux. Pour ce fichier, on a retenu le critère du lieu de naissance et de la consonance du patronyme (les Européens nés en Afrique ou en Asie ont ainsi été exclus). Compte tenu de la faiblesse des effectifs, on a renoncé à établir des pourcentages.
74Les principales caractéristiques sociologiques de ce sous-groupe se déduisent de sa situation sur le sol français : on ne s’étonnera pas de trouver une présence presque exclusive des hommes, un taux de célibat fort élevé, et la prédominance d’emplois de manœuvres, d’ouvriers, de travailleurs coloniaux, résidant pour la plupart à Issy-les-Moulineaux et à Boulogne-Billancourt – au début de la période, certains vivent encore dans les camps où les autorités les avaient parqués pendant la guerre131. Un rapport de police de 1935 campe en terme peu amène ce type social particulièrement visé par la répression : « Ce Chinois est un de ces manœuvres vivant misérablement et usant de drogue par atavisme et suivant les circonstances132. » On repère également, quoiqu’en moindre proportion, divers métiers de la restauration et un pédicure. D’autre part, la corrélation avec l’opium est, comme à Marseille remarquable, puisque cette substance est mentionnée dans plus de 90 % des jugements impliquant des Asiatiques. Proportionnellement, ceux-ci sont moins concernés que d’autres groupes étrangers par des activités de trafic professionnalisées (la majorité des inculpations concernent des faits d’usage ou de détention). Si « le réseau chinois » est fréquemment désigné par nos sources comme une des principales filières d’approvisionnement en opium, le trafic semble avant tout destiné à satisfaire les besoins de la communauté plutôt qu’il ne fait apparaître une criminalité vraiment organisée.
75Nos résultats statistiques coïncident globalement avec ce que l’on connaît de l’opiomanie en Asie : le phénomène semble toucher les Chinois plus que les Indochinois, même si ces derniers sont également concernés ; d’autre part, loin des représentations bigarrées qu’en ont forgé les Européens, l’usage de l’opium ne se présente guère ici sous l’aspect d’une cérémonie solennelle et ritualisée, beaucoup plus comme un délassement de gens modestes, pour qui l’opium a pu constituer une échappatoire aux dures conditions de vie qui leur étaient faites, ainsi qu’un moyen de garder le lien avec la culture d’origine. Peut-on aller jusqu’à suggérer que le maintien en France d’une pratique financièrement coûteuse, et pénalement risquée, pourrait témoigner d’une protection identitaire, voire d’une pathologie de la misère et du déracinement ? Nous manquons de témoignages directs pour l’affirmer. Le plus souvent, sans doute, ces populations ont cherché à maintenir une habitude culturelle. Encadrée par un savoir-faire codifié, limitée par les difficultés d’approvisionnement et la surveillance policière, l’usage d’opium a pu rester une pratique ponctuelle et relativement bénigne, n’engendrant pas de problèmes sanitaires ou sociaux particuliers. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les minorités ethniques sont presque totalement absentes de la littérature médicale : autant, sans doute, parce que ces populations modestes, maîtrisant mal le français133 et vivant très repliées sur leur communauté, étaient de fait exclues du système de soin, que parce que leur consommation, souvent bien maîtrisées, évoluaient moins souvent vers une pathologie lourde.
76L’usage du kif et du haschich nous est encore plus mal connu que l’opiomanie asiatique, notamment quant à sa fréquence et à ses modalité. À Marseille, par exemple, nous repérons un restaurateur algérien arrêté en 1921 pour avoir vendu à sa clientèle dans son restaurant des petits paquets de kif à 50 centimes – l’extrême modicité de la somme attestant sans doute le caractère relativement inoffensif du produit, souvent consommé comme du tabac. « En Algérie, se justifie d’ailleurs l’inculpé, tout le monde fume le kif, qui se cultive comme le blé et qui est vendu dans toutes les boutiques134. » Dans la cité phocéenne, toutefois, la plupart des affaires impliquant le haschich portent sur des volumes importants, vraisemblablement destinés à la réexportation vers l’Afrique du Nord135. À Paris, nous ne recensons pas plus de 17 affaires impliquant des substances cannabiques, mais des rapports de police signalent leur usage au sein des communautés maghrébines. À propos de l’arrestation d’un manœuvre algérien de la rue Saint-Médard, l’enquêteur de la Brigade mondaine a ainsi noté en 1936 : « comme nombre d’Algériens, l’inculpé use de haschich et de chanvre indien » et il souligne que « le produit vulgairement dénommé « kiff » est « de vente courante dans certains débits fréquentés par des Algériens136 ». L’arrestation d’une jeune femme polytoxicomane chez qui on a retrouvé un peu de haschich en sus d’héroïne et d’opium, laisse également deviner le trafic clandestin du produit : « L’information a établi que le haschich avait été acheté chez un débitant de la mosquée de Paris137. »
77Le kif et le haschich impliquent le plus souvent des Nord Africains (principalement Algériens et Tunisiens), des Grecs et des Turcs d’origine arméniennes. Contrairement à l’opium, qui fascine les Européens, le haschich semble demeurer une drogue purement ethnique, largement ignorée des Français. Au total, son usage semble être resté un fait très circonscrit, même si on peut se demander si sa quasi absence au sein de la source judiciaire n’est pas liée également à des problèmes de définition légale, ainsi qu’à une certaine ignorance policière en la matière. Jusqu’au décret de 1930 en effet, seul « le haschich et ses dérivés » sont inclus au tableau B, formule qui semble exclure le chanvre indien138. Dans une affaire marseillaise déjà évoquée, la perplexité des policiers quand à la nature du produit découvert nécessite ainsi une expertise et de savantes déductions : « d’après les renseignements recueillis auprès des personnes compétentes, le kif serait fabriqué avec de la feuille de chanvre indien moulue et aurait la même origine et les mêmes propriétés stupéfiantes que le haschich139 ». Le même rapport conclut : « Le haschich est du chanvre indien. Le chanvre n’est pas prohibé, le haschich est prohibé. Mon rapport conclut à ce que le kif m’a été soumis est du haschich140. » En 1930, le chanvre indien est agrégée à la liste des substances vénéneuses cette modification n’entraîne pas une flambée d’arrestations. Loin des drogues de masse qu’ils deviendront plus tard, le haschich et l’herbe restent des produits très confidentiels.
78Le faible poids numérique de ces consommations ethniques interdit en tout cas de considérer qu’elles aient pu représenter de véritables foyers de diffusion des stupéfiants. Les sources témoignent de leur caractère largement endogène et il est très rare que les procès en correctionnelle impliquent des Occidentaux. L’exemple que nous offre le tribunal de la Seine de l’arrestation de deux Américains surpris à fumer l’opium en compagnie d’ouvriers asiatiques de Boulogne-Billancourt est à tous égards exceptionnel141. Les échos qui nous parviennent des interventions policières signalent des lieux de sociabilité très fermés142, bars « où se retrouvent des travailleurs algériens »143, restaurants « fréquentés par des navigateurs chinois144 ». Le constat ne doit pas surprendre pour des groupes vivant très repliés sur eux-mêmes, et ne pouvant guère, à ce titre, être soupçonnées de prosélytisme actif.
79Les rares exemples de contacts avec des Français dans le cadre d’affaires de drogues semblent se restreindre, pour l’essentiel, au temps de l’échange marchand, à Marseille, notamment, où tout un réseau de restaurateurs ou de barmen originaires d’Extrême-Orient sert d’intermédiaire au commerce clandestin de l’opium145. Mais la barrière sociale qui sépare le plus souvent les clients de leurs fournisseurs, comme d’ailleurs le désir d’éviter à ces derniers l’investigation policière peuvent faire déclarer à une jeune bourgeoise marseillaise interrogée sur l’origine de la marchandise qu’on a retrouvée chez elle : « Je ne puis vous dire le nom des Chinois qui me vendent l’opium car c’est rarement le même et ils se ressemblent tous. » Au juge qui se fait insistant, elle répète, non sans une pointe de dédain, qu’elle ne connaît pas « ces gens-là146 ». De fait, tout un univers oppose l’opiomanie de l’humble portefaix chinois à celle de la bourgeoisie blanche, et le clivage ne tend à s’estomper que lorsque la condition sociale rapproche, par delà les barrières raciales, les individus. En témoignent indirectement quelques cas d’arrestations de couples mixtes147 : celui, par exemple d’une prostituée parisienne vivant maritalement avec un manœuvre indochinois, les deux étant poursuivis pour trafic d’opium148 ; celui d’un couple franco-algérien trouvé, en 1920, porteur d’opium et de haschich149 ; ou celui d’un couple d’ouvriers franco-chinois accusés, en même temps que six comparses d’origine asiatique, d’avoir vendu et détenu de l’opium150. Les relations personnelles, d’amour ou d’amitié, qui ont pu se tisser d’une communauté à l’autre contribuent parfois à favoriser la découverte des produits. Elles restent toutefois si exceptionnelles qu’elles ne sauraient être considérées comme une menace pour la santé publique.
80Si la France ne semble guère, en ce sens, risquer la subversion toxique par l’influence de ses travailleurs immigrés, la fascination qu’exercent depuis le début du XIXe siècle les drogues orientales a joué un rôle majeur dans la diffusion de ces produits en Occident, en offrant la tentation d’une ivresse d’un genre nouveau. Devenue pratique récréative dans certains cercles sociaux, souvent associée à d’autres produits telles la cocaïne, cette mode se maintient-elle dans l’entre-deux-guerres ?
Des élites aux bas-fonds : des usages récréatifs en progression ?
81Dès le milieu du XIXe siècle, l’usage récréatif de l’opium ou du haschich déborde le cercle restreint des Occidentaux en contact avec l’Orient. Le charme des rituels auxquels ces substances se prêtaient, l’expérience inédite qu’elles semblaient promettre, le sentiment de distinction que conférait la maîtrise de pratiques encore très confidentielles, l’aura littéraire, enfin, dont elles furent peu à peu parée au fur et à mesure qu’écrivains célèbres et moins célèbres couchaient sur le papier le récit de leurs « voyages », tous ces éléments permettent de comprendre que l’usage des drogues, opium en tête, ait suscité des convoitises chez tous ceux qui se revendiquaient d’un mode de vie, sinon marginal, du moins affranchi des conventions bourgeoises. C’est ainsi qu’on vit se répandre peu à peu l’usage récréatif ou expérimental des stupéfiants au sein d’une nébuleuse sociale aux confins du monde élégant, des milieux littéraires et de la bohème artistique, puis gagner peu à peu les établissements de nuit et de plaisir, bordels, dancings, bars ou cabarets. Dès le début des années 1910, le Montmartre du « plaisir et du crime » cher à Louis Chevalier est devenu le haut lieu parisien du trafic et de la consommation des stupéfiants, mêlant la drogue crapuleuse de la pègre et de la prostitution – déjà entrevue à Marseille – à celle de la bohème, des noceurs ou des mondains.
82Or, si la drogue thérapeutique et la drogue coloniale nous ont semblé être en recul, ces usages récréatifs, qui formaient autant de pratiques de transgression, ont-ils été identiquement sensibles aux nouvelles contraintes légales ? Même si leur caractère gratuit et peu impliquant les rendait dans certains cas plus volatiles, ils continuent bien à former un pôle majeur du phénomène, peut-être même en recrudescence dans la période, du fait de la naissance du trafic clandestin et de l’effervescence de la scène artistique et nocturne du Paris des années folles.
Les drogues de la « distinction » : une pathologie de la fortune et de l’oisiveté ?
Un vice mondain
83Les représentations sociales ont précocement prêté le goût des stupéfiants aux milieux qui ressortent de la « classe des loisirs » ou du « monde »151, tandis que la médecine du XIXe siècle conceptualisait volontiers la toxicomanie comme une pathologie de « dégénéré supérieur »152 : au peuple, l’alcool, aux « détraqués » des classes supérieures, le vice plus raffiné mais tout aussi destructeur de la toxicomanie.
84Nous disposons de nombreux témoignages littéraires et autobiographiques renvoyant des us et coutumes des milieux élégants une image qui n’infirment en rien cette vision stéréotypée, sinon par le caractère abusif de la généralisation. Marcel Proust, Maurice Sachs, Élisabeth de Gramont, Francis Picabia, André Salmon, Jean Cocteau ou Mireille Havet153 ont dépeint un univers où la drogue – opium, mais aussi de plus en plus, cocaïne, voire morphine ou héroïne – fait figure de vice toléré, voire de distraction banale.
85Évoquons à titre emblématique la trajectoire d’un René Crevel, qui croise la drogue à l’intersection de plusieurs mondes : proche des surréalistes, l’écrivain fut également l’enfant chéri de l’élite mondaine. La drogue, il l’a rencontrée aussi bien dans les dancings crapuleux de Montmartre et de Montparnasse que chez ses amis élégants, par exemple chez la princesse Eugène Murat, reine de la nuit parisienne, chez qui l’on fume couramment l’opium dans les années vingt154 ; ou encore chez Jeanne et Jean Bourgoint, frère et sœur très lancés qui inspirèrent à Jean Cocteau les personnages des Enfants Terribles. Le parcours de Jeanne, mannequin chez Vionnet, illustre jusqu’au tragique le pivot qui fait basculer l’usage mondain dans une dépendance destructrice : fragile, dépressive, accrochée à l’héroïne et aux barbituriques, la jeune femme se suicide à la Noël 1929155. Passée de l’opium « littéraire » à la morphine puis à l’héroïne, l’écrivaine Mireille Havet achève sa vie, à 33 ans, en pitoyable toxicomane156.
86La presse à sensation se repaît de ces faits divers qui mettent en scène les dévoiements du « gratin ». En décembre 1929, par exemple, c’est la femme d’un grand compositeur qui est arrêtée dans une villa cannoise en possession d’héroïne et de cocaïne. Le chroniqueur qui rapporte les faits ne manque pas de fustiger à cette occasion la « clientèle parisienne qui, si elle ne se soucie pas d’emporter sa patrie à la semelle de ses souliers, prend soin du moins de se transposer partout avec ses vices et ses moyens de les satisfaire157 ». Le 19 avril 1932, c’est une filière fournissant des artistes et des gens du monde qui est démantelée par la police : « en outre, quatre clients appartenant au monde du théâtre et cinq femmes de la meilleure société, cliente ordinaire de H.P., ont fait l’objet d’un procès-verbal pour détention et usage de stupéfiants158 ». La même année, le marquis de S., « licencié en droit, fils d’un officier supérieur » comparaît avec sa maîtresse devant la 10e chambre correctionnelle du Tribunal de la Seine pour trafic de drogues159. La police, qui abreuve les chroniqueurs en faits divers de ce type, n’est pas avare, de son côté, en commentaires moralisateurs : arrêté en 1936, un jeune homme de bonne famille est décrit en ces termes : « le sieur G. de X n’exerce aucune profession. C’est le type du fils de famille qui a trouvé dans l’usage des stupéfiants le moyen de tromper l’ennui d’une oisiveté confortable ». Sa complice, une jeune Allemande, est décrite comme « une intoxiquée invétérée qui dilapide un important héritage160 ».
87Repérable à Paris, cette « drogue du gratin » concerne aussi souvent les lieux de villégiature de la « classe des loisirs », qui dessinent ainsi une véritable géographie du vice mondain, Biarritz, Deauville, la Côte d’Azur, certaines villes d’eau. En 1917, c’est le décès par surdose de cocaïne, à Biarritz, d’un jeune homme appartenant à la jeunesse dorée qui défraie la chronique biarrote, mais aussi parisienne, au point de susciter la protestation officielle des autorités locales : « Des articles de plusieurs colonnes intitulés « Les Paradis Artificiels » ont jeté le discrédit sur la station balnéaire en portant par contrecoup un préjudice considérable à tous les commerçants et principalement à l’industrie hôtelière » s’indigne le commissaire de la ville en se faisant l’écho des doléances exprimées par la municipalité161. Constatant la baisse saisonnière des inculpations, un rapport de police en date du 1er août 1935 souligne : « le présent mois n’échappe pas à la tradition qui veut que la répression se réduise par le départ en villégiature des intoxiqués et de leurs fournisseurs162 ». En 1921, les Drs Courtois-Suffit et Giroux dénonçaient déjà le « [...] les trafiquants nombreux qui vivent à Nice, Monte-Carlo, Toulon, Biarritz, Marseille, etc., dans ces villes cosmopolites qui abritent une certaine catégorie d’individus à allures et mœurs spéciales163 ». En 1936, quelques années après que Paris-Soir eut dénoncé les ravages des stupéfiants dans le Midi de la France sous le titre évocateur : « Du poison sous les Mimosas »164, un officier de marine à la retraite sollicité par le reporter de Candide peut encore s’emporter contre le « tourisme de la drogue » qui sévirait toujours à cette date sur la Côte d’Azur : « Les intoxiqués sont ceux qui font de Toulon leur quartier général, leur terrain de chasse. Ce sont certains esthètes et leurs bandes, certains littérateurs, certains artistes qui n’ont rien à faire ici. Ce sont encore de grandes dames détraquées qui transforment leur yacht en véritables bateaux de fleur [...] : de là la réputation de Toulon165. » Ces exemples prouvent suffisamment combien la « drogue des milieux élégants » est devenue un lieu commun médiatique autant qu’un préjugé policier.
La drogue des « beaux quartiers »
88Nos autres sources se prêtent plus difficilement au repérage de cette catégorie d’usagers, car nos échantillons médicaux émanent principalement de l’hôpital public, qui n’accueille guère la clientèle la plus huppée tandis que les sources judiciaires sous représentent vraisemblablement une catégorie de consommateurs moins impliqués dans la délinquance acquisitive166, et mieux protégés de l’inquisition policière. On a néanmoins tenté d’esquisser une étude sociologique de cette drogue du « beau monde » en isolant au sein de notre fichier les inculpés parisiens déclinant une adresse élégante167 et en tentant de cerner la nature de leur lien à la drogue. Le sous-groupe ainsi constitué fait apparaître un ensemble composite dont la caractérisation n’est pas toujours aisée.
89Une fois défalquées les professions populaires ou intermédiaires qui relèvent soit de la domesticité, soit du commerce, soit d’une délinquance professionnelle dissimulées sous diverses professions-écran168, et qui sont plus souvent concernées par des activités de revente que par l’usage, ce sont 170 inculpés appartenant aux professions médicales, artistiques, intellectuelles, tertiaire supérieure ou encore, sans profession, que nous pouvons recenser. Il va de soi que les consommations de ce groupe ne renvoient pas nécessairement à un usage récréationnel, et peuvent ressortir pour partie d’une toxicomanie d’origine thérapeutique. Mais il n’est pas sans intérêt de remarquer que l’opium apparaît pour ce groupe dans des proportions supérieures à la moyenne, tandis que la morphine n’est mentionnée que dans 13,7 % des cas. De surcroît, la catégorie « sans profession », qui surreprésente les femmes par rapport à la moyenne du fichier, fait bien affleurer un type social dépeint par d’autres sources : celui de la bourgeoise oisive convertie aux charmes de la drogue, que le XIXe siècle avait caricaturé sous les traits de la redoutable « morphinée », et qui apparaît plus souvent, dans l’entre-deux-guerres, comme une adepte de l’opium, de l’héroïne ou de la cocaïne.
90Dans un ouvrage consacré à cette dernière drogue, le médecin Henri Piouffle évoque la situation d’une jeune femme dont le mode de vie peut faire figure d’idéal-type :
« Mariée à 16 ans, très choyée par un mari beaucoup plus âgée qu’elle, X avoue ingénument que dans la vie, elle n’a jamais recherché que le plaisir et la satisfaction immédiate de ses désirs. Elle s’est toujours ennuyée, ne s’est intéressée à rien ni à personne. Elle se lève très tard, prend le thé avec des amis de cinq à sept dans les endroits à la mode, dîne en général au restaurant, passe ses soirées à danser dans les cabarets montmartrois. [...] Il y a environ six mois, Mme X a reçu les confidences d’une amie cocaïnomane depuis quelques semaines, qui lui a vanté les charmes de la drogue, et qui lui a offert une prise de cocaïne169. »
Les inculpés des beaux quartiers devant le tribunal de la Seine pour infraction à la loi de 1916, (1917-1937)
Nombre d’inculpés | % | Rappel fichier (%) | |
Sexe | |||
– hommes | 139 | 59,91 | 70,8 |
– femmes | 93 | 40,09 | 29,2 |
État-civil | |||
– célibataires | 133 | 57,33 | 63,19 |
– mariés | 78 | 33,62 | 27,29 |
– veufs, divorcés, séparés | 17 | 7,33 | 7,73 |
– non précisé | 4 | 1,72 | 1,79 |
Âge moyen | 35 ans | – | 33,4 ans |
Lieu de naissance | |||
– non précisé | 3 | 1,29 | 2,37 |
– Paris et région parisienne | 78 | 33,62 | 28,22 |
– province | 90 | 40,09 | 48,59 |
– étranger | 58 | 25 | 20,83 |
Profession | |||
– sans ou non précisée | 90 | 38,79 | 22,33 |
– médicale ou assimilée | 21 | 9,05 | 11,02 |
– artistique et intellectuelle | 40 | 17,24 | 11,31 |
– 3aire moyen et supérieur | 39 | 16,81 | 12,75 |
– employés | 7 | 3,02 | 7,56 |
– commerce, restauration | 17 | 6,33 | 14,77 |
– ouvriers et petits artisans | 13 | 5,6 | 17,25 |
– autres | 5 | 2,16 | 3 |
Délit | |||
– « usage » | 79 | 34,05 | 22,45 |
– « détention » | 58 | 25 | 25,45 |
– « trafic » | 75 | 32,33 | 47,6 |
– autres | 20 | 8,62 | 1 |
Drogue concernées | |||
– cocaïne | 74 | 31,9 | 42,3 |
– héroïne | 0 | 0 | 0,98 |
– opium | 40 | 17,24 | 12,58 |
– morphine | 32 | 13,79 | 12,35 |
– haschich | 53 | 22,84 | 25,91 |
– autres et non précisé | 6 | 2,59 | 1,56 |
– autres | 70 | 30,17 | 26,37 |
Source : minutes des jugements correctionnels, A.D. Seine D1 U6. On n’a dépouillé qu’une année sur deux, en retenant ici le critère de l’adresse (Quartiers Saint-Thomas d’Aquin, Invalides, École militaire, Gros-Caillou, Champs-Élysées, Faubourg du Roule, Madeleine, Grenelle, Auteuil, La Muette, Porte Dauphine, Chaillot, Ternes, Plaine de Monceau).
91On soulignera également le poids important des naissances à l’étranger (25 % du total), qui laisse apparaître indirectement le Paris cosmopolite « où l’on s’amuse », à propos duquel Ralph Schor écrit : « C’était à Paris que résidait la colonie étrangère certainement la plus remarquée. [...] Les étrangers fortunés dépensaient joyeusement leur argent dans les lieux de plaisir du “gai Paris”, dans les restaurants et les cabarets, rendez-vous d’une foule bigarrée et animée170 ». Carburant de la fête, la drogue est une tentation réelle pour cette foule internationale qu’attire à Paris jusqu’à la fin des années vingt sa réputation de « capitale des lettres et arts » et le prestige de ses lieux de plaisir. Ce sont ainsi 9 Américains, 3 Canadiens, 6 Argentins ou encore 25 Russes que nous dénombrons parmi nos inculpés des « beaux quartiers ».
92La cartographie des adresses171 trahit d’ailleurs le caractère socialement mêlé de cette catégorie : ce n’est pas dans le Faubourg Saint-Germain, mais dans des quartiers où l’aristocratie et la haute bourgeoisie se mêlent à des fortunes et des milieux plus interlopes que l’on trouve les plus fortes concentrations d’adresses, en nombre absolu, et en valeurs rapportées au poids de la population, XVIe, VIIIe et ouest du XVIIe arrondissement. Cette zone géographique abrite également, dans les quartiers Madeleine, Champs Élysées, Ternes et Monceau, une partie importante de la haute galanterie parisienne. Un dossier de police de la fin des années vingt offre un exemple très représentatif de ce milieu « mêlé », même si l’affaire est révélée par le canal douteux d’une lettre anonyme à visée calomniatrice. Elle implique une jeune princesse russe arrêtée à la suite du décès par surdose d’un peintre dont elle était la maîtresse :
« [...] la jeune princesse est une personne dangereuse et elle emploie tout espèce de moyens malpropres pour se procurer de l’argent dont elle a grand besoin pour acheter l’opium [...]. C’est une vulgaire “grue” et elle a de qui tenir car son père le prince X a épousé une courtisane polonaise connue ce qui l’a boycotté de toute la famille. [...] De véritables fumeries d’opium avaient lieu dans les différents domiciles que cette famille a occupés un peu partout172. »
93Par delà des accusations sujettes à caution, on retiendra surtout ici le contexte d’une aristocratie en exil, sans ancrage social solide, et liée à la bohème artistique.
Un milieu mêlé
94On voit donc apparaître un pôle qui mêle les membres les plus affranchis et les plus turbulents de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie aux milieux artistiques, auxquels on adjoindra une nébuleuse plus difficile à cerner, mêlant étrangers fortunés, mondains aux origines incertaines et hétaïres de luxe. C’est une drogue du divertissement, de la fête et du noctambulisme, mais tout autant, peut-être, une pathologie de l’ennui et du désœuvrement, ce dont pourrait témoigner indirectement le taux élevé de « sans profession » recensés dans cette catégorie. Pour partie intégrée à la sociabilité mondaine, elle ne renvoie guère à une drogue de la transgression et du mal-être social, même si elle peut concerner avant tout des individus en partielle rupture de ban.
95Il est possible que la crise des années trente, qui marque la fin de la « fête » et vide partiellement les lieux de plaisir de la capitale tout en incitant au départ nombre d’étrangers et d’artistes173, se soit soldée par un fléchissements des consommations récréatives liées à cette sociabilité mondaine. Nos sources rendent malaisées une telle évaluation, car faisant apparaître prioritairement les consommations de longue durée, elles enregistrent moins bien les oscillations liées à la conjoncture. De fait, les courbes des statistiques judiciaires marquent le pas à compter de 1931 et surtout de 1933, mais le phénomène s’explique surtout par des problèmes de repérage (moins de moyens policiers et judiciaires mobilisables)174. Si nous nous fions au critère « beaux quartiers » tel qu’il a été défini plus haut, nous constatons que ce groupe continue de représenter un pourcentage d’inculpés plutôt stable – jamais inférieur à 10 % du fichier – jusqu’à la fin des années trente. Plusieurs affaires tardives révèlent d’ailleurs la bonne résistance de ce pôle social : le 6 juin 1937, par exemple, c’est un couple d’artistes-peintres du quartier Saint-Thomas d’Aquin que nous découvrons inculpés pour détention de cocaïne et d’héroïne175, tandis que le 23 décembre 1935, le tribunal de la Seine décide du sort d’une artiste de cinéma de 34 ans du XVIe arrondissement, accusée d’avoir détenu de l’opium et de la « coco176 ». Le 8 février 1937, les services de la Mondaine ont également arrêté une femme sans profession d’origine russe, résidant dans la partie huppée du VIIIe arrondissement. D’après le rapport du brigadier Métra, « cette femme est une élégante qui fréquente le meilleur monde et qui use de stupéfiants : opium et cocaïne. Elle a été l’amie du cinéaste X177 ».
96Pour Louis Chevalier, c’est la drogue qui explique que les fêtards du beau monde soient restés fidèles à Montmartre, même après que la crise et la radicalisation politique du 6 février 1934 ont détruit le climat festif et dépensier des années vingt178. En revanche, le vieillissement sensible de la moyenne d’âge de nos inculpés pourrait traduire indirectement le tarissement des entrées dans la drogue, et le fait que les usagers de cette catégorie sont plutôt, à la fin de notre période, des individus initiés dans la décennie antérieure. Si la drogue des milieux mondains et de la bohême artistique est destinée à rester un pôle structurel de la sociologie des toxicomanies, et ce jusqu’à nos jours, elle n’échappe pas aux aléas des modes et de la conjoncture.
97Les contours assez flous de cette nébuleuse nous invitent à poser la question de son éventuel élargissement dans l’entre-deux-guerres, période où, nous l’avons vu, est fréquemment dénoncée la démocratisation des usages de drogues.
Une amorce de desserrement social ?
98La période nous a semblé se caractériser en effet par la dilution sociale d’expériences réservées auparavant à une petite élite mondaine et artistique. De ce point de vue, l’analyse développée par Théo Varlet en 1930 dans une étude consacrée au haschich nous paraît pertinente. Comparant le statut social des drogues en 1850 et après la Première Guerre mondiale, l’auteur estime en effet, non sans masquer sa nostalgie, que la vogue mondaine du haschich au XIXe siècle ne risquait guère d’avoir des conséquences néfastes, « parce que l’intercommunication sociale était moins avancée qu’aujourd’hui. Il n’y avait pas de diffusion possible, entre l’élite de savants, d’artistes et de lettrés qui jouaient discrètement avec le dawamesk, et le monde des snobs vulgaires [...]. Comparez ce qui se passe à présent dans les bars de Montmartre et de Montparnasse, avec la stupide et funeste coco, pourtant interdite179 ». Sur le même ton, Marcel Proust fustige à la fin de la guerre les « snobs vulgaires » qui « trouvent spirituels de dire de la « coco » pour « de la cocaïne »180, dégradation sémantique qui trahit implicitement le déclassement social du produit.
99Qu’est-ce que le monde des « snobs vulgaires » ? On peut sans doute y rattacher l’ensemble des univers socioprofessionnels qui gravitent autour de la haute société et du monde de l’art : journalistes (souvent proches, dans l’entre-deux-guerres, des cercles littéraires), métiers de la mode et des arts décoratifs – la garçonne de Victor Margueritte en est la parfaite incarnation littéraire – voici quelques exemples de professions « à risques » que font émerger nos sources, quoiqu’à une échelle statistiquement faible181. L’on pourrait y adjoindre le public de bourgeois et de nouveaux riches qui fréquente à l’occasion Montmartre ou Montparnasse pour s’y divertir et parfois, s’y encanailler182.
100Dans tous ces cas, le goût des stupéfiants pourrait procéder d’un désir d’appropriation de certains marqueurs sociaux. Chères, rares, exotiques, à l’origine consommées par l’élite et désormais clandestines, les drogues peuvent être perçues comme tels. En tout état de cause, l’initiation par « l’esprit d’imitation » ou le snobisme tend à devenir, dans le discours médical une cause déterminante de la diffusion sociale des toxicomanies. C’est à travers une telle grille de lecture, par exemple, que le doctorant Daniel Hochart analyse le cas d’un mannequin de 27 ans « héroïnomane depuis quatre ans environ, par curiosité et snobisme »183, ou celui d’un opiomane de 46 ans entraîné, à l’âge de 22 ans, « par des camarades snobs184 ». Jean Perrin évoque dans le même ordre d’idées les deux cas suivants.
« [Sa faiblesse de volonté] [...] se manifeste par les mauvaises fréquentations, le snobisme, travers qui implique un certain développement de l’esprit d’imitation, et finalement la toxicomanie. Et, à ce sujet, il est remarquable de constater la pauvreté des réponses de M..., quand on lui demande quelle satisfaction il éprouvait à priser. Il prise de la cocaïne comme les enfants fument, pour imiter les grandes personnes185. »
« [S...] est profondément analogue à M..., dont l’observation précède. Tous les deux sont nés dans des milieux aisés et ont bénéficié ou plutôt souffert d’une éducation trop indulgente. Suggestibles, ils sont devenus des snobs et ont accepté d’emblée les habitudes toxicomaniaques dont tirent gloire certains milieux. Ce sont plutôt des pervertis que des pervers186. »
101La tonalité moralisatrice du discours ne doit pas masquer l’intérêt de l’analyse sous-jacente, car elle rend compte, à notre sens d’un phénomène bien perceptible, celui de l’ancrage progressif de la drogue au sein d’un milieu mondain lui-même en voie d’élargissement. Amorcé au XIXe siècle, ce phénomène prend tout son essor dans les années vingt et trente, quand l’accélération des brassages sociaux et peut-être aussi l’influence de la culture de masse rendent certaines drogues à la fois plus visibles et plus attractives.
102Peut-être est-ce aussi l’égotisme et l’affranchissement dont se revendique l’artiste dans son rapport aux modificateurs de conscience qui opère ici comme modèle. Nous avons déjà évoqué les liens qui unissaient l’élite mondaine aux milieux artistiques, et qui témoignent d’un même tropisme pour le plaisir, l’innovation, une certaine liberté de mœurs. Plusieurs artistes et écrivains y ont ajouté plus explicitement une dimension expérimentale et transgressive, que nous envisagerons plus loin. Abordons d’abord cette dimension de la drogue comme un phénomène social.
Usages de la bohème artistique et du monde des spectacles
Un pôle social de la drogue
103Dans l’entre-deux-guerres, les sources semblent attester une certaine banalisation de l’usage des drogues au sein du milieux des arts, des lettres et du spectacle. À propos d’une patiente femme de lettres, le Dr Ghelerter a noté par exemple : « Dans les milieux artistiques et littéraires qu’elle a fréquentés à Paris, tout le monde prenait des toxiques, dit-elle, “tous les gros bonnets de la littérature sont des toxicomanes”. Les artistes et les chanteurs usent surtout de la cocaïne comme stimulants ; les écrivains de la morphine et de l’héroïne187 » ; à propos d’une autre, danseuse : « elle a connu nombre d’intoxiqués parmi les artistes du music-hall188 ». Généralisation abusive ? Les cas célèbres, assurément, abondent : tel trafiquant est par exemple désigné comme le pourvoyeur régulier du « cinéaste bien connu » Abel Gance189 ; cet autre, pharmacien, serait « le fournisseur de certains artistes telles que Mistinguett et Maud Lotty190 ». Qu’il s’agisse de calomnies ou accusations fondées, rares sont les vedettes de la chanson ou du cinéma, qui n’ont pas été soupçonnées de consommer, qui de la cocaïne, qui de l’opium, de l’éther ou de la morphine – Maurice Chevalier, Joséphine Baker ou Charles Trenet tout particulièrement. Quant aux vedettes du septième art, elles abuseraient de cocaïne en applications locales pour faire étinceler leur regard à l’écran191. Et des yeux aux narines...
104Le caractère souvent hagiographique ou lacunaire des biographies relatives à cette catégorie d’artistes nous empêche le plus souvent de faire la part du mythe192. Mais c’est bien, par exemple, la chanteuse Damia que nous retrouvons poursuivie devant le tribunal de la Seine, le 13 avril 1917, pour achat de cocaïne193, ou encore l’acteur Jean Guitry, un mois plus tard, pour usage en société d’opium194. Et le 8 juillet 1938, c’est Jean Cocteau en personne qui se fait épingler par la police toulonnaise en compagnie de son amant, le jeune Jean Marais :
« Dans la mansarde servant de chambre et séparée des autres pièces par une porte nous découvrons M. Cocteau Jean couché sur un divan, vêtu d’un pyjama, en compagnie de Villain Marais Jean âgé de 24 ans, vêtu seulement d’un caleçon de bain. Par terre et à la tête du divan, nous remarquons une petite table basse et à proximité un petit guéridon sur lesquels nous remarquons divers objets à usage d’opium195. »
105Si l’on cherche une confirmation statistique à cet ensemble de témoignages impressionnistes, on remarque que la catégorie « artiste » (au sens large) est représentées pour 22 % dans l’échantillon Ghelerter et 9 % dans l’échantillon Dupouy. Au sein de notre fichier judiciaire, les professions artistiques forment 13,88 % des « usagers », 12,24 % des « détenteurs » et 9,45 % des « trafiquants », alors qu’elles ne pèsent pas pour plus de 1 % dans la population active de la ville. En revanche, elles n’apparaissent guère dans les statistiques marseillaises (2,93 % des inculpés), sans doute parce que la cité phocéenne ne comporte pas de scène artistique comparable à celle de la capitale.
106Cette catégorie d’inculpés se caractérise par plusieurs traits spécifiques. On remarque en premier lieu la quasi parité du rapport hommes/femmes, qui semble apparenter nettement ce groupe à la catégorie des consommateurs, car la délinquance professionnelle se caractérise toujours par une très forte dominante masculine ; les 38 % d’artistes inculpés pour trafic le sont très vraisemblablement pour des activités de revente liées à leur consommation personnelle. D’autre part, une répartition par sous-catégories fait apparaître la faible représentation des écrivains et hommes de lettres (7 inculpés sur 171), le caractère relativement marginal des arts plastiques (22 inculpés) et le poids au contraire remarquable des métiers de la scène (chanson, musique, théâtre, danse, cinéma regroupent 107 inculpés). Plus que le milieu artistique dans son ensemble, la source ne fait-elle pas apparaître avant tout le petit peuple artistique de Montmartre, d’ailleurs plus étoffé numériquement que le cénacle des « hommes de lettres » ou des artistes peintres, c’est-à-dire une population aux conditions de vie précaires, voire dégradées196, et qui consomme prioritairement des substances dures, cocaïne et héroïne (drogues mentionnées dans 70,5 % des procès) ?
Les professions artistiques devant le tribunal de la Seine pour infraction à la loi de 1916 (1917-1937)
Nombre d’inculpés | % | Rappel fichier (%) | |
Sexe | |||
– hommes | 88 | 51,46 | 70,8 |
– femmes | 83 | 48,54 | 29,2 |
État-civil | |||
– célibataires | 128 | 74,85 | 63,19 |
– mariés | 22 | 12,87 | 27,29 |
– veufs, divorcés, séparés | 19 | 11,11 | 7,73 |
– non précisé | 2 | 1,17 | 1,79 |
Âge moyen | 30,9 ans | – | 33,4 ans |
Lieu de naissance | |||
– non précisé | 4 | 2,3 | 2,37 |
– Paris et région parisienne | 58 | 33,9 | 28,22 |
– province | 82 | 48 | 48,59 |
– étranger | 27 | 15,8 | 20,83 |
Profession | |||
– sans ou non précisée | 22 | 12,8 | – |
– médicale ou assimilée | 37 | 22 | – |
– artistique et intellectuelle | 25 | 15 | – |
– 3aire moyen et supérieur | 21 | 12 | – |
– employés | 34 | 20 | – |
– commerce, restauration | 7 | 4,1 | – |
– ouvriers et petits artisans | 11 | 6,1 | – |
– autres | 14 | 8 | – |
Délit | |||
– « usage » | 54 | 30 | 22,45 |
– « détention » | 54 | 30 | 25,45 |
– « trafic » | 68 | 37,78 | 47,6 |
– autres | 4 | 2,22 | 1 |
Drogue concernées | |||
– cocaïne | 78 | 43,33 | 42,3 |
– haschich | 1 | 0,55 | 0,98 |
– opium | 18 | 10 | 12,58 |
– morphine | 20 | 11,11 | 12,35 |
– héroïne | 49 | 27,22 | 25,91 |
– autres | 1 | 0,55 | 1,56 |
– non précisé | 43 | 23,89 | 26,37 |
Une vulnérabilité spécifique de la bohème montmartroise ?
107Si l’on analyse la répartition des adresses, on s’aperçoit en effet que les « artistes » inculpés devant le tribunal de la Seine déclinent pour près de la moitié d’entre eux (42,6 %) une adresse dans les IXe et XVIIIe arrondissements de Paris ; à une échelle plus fine, ce sont même deux quartiers contigus qui concentrent cette population, Saint-Georges et Grandes Carrières, soit l’épicentre du Montmartre nocturne et festif. À l’inverse, Montparnasse, qui est depuis le début du siècle le deuxième grand pôle artistique de la capitale ne se dégage nullement de notre étude – les VIe, XIVe et XVe arrondissements ne cumulant pas plus de 13 inculpés à eux trois. Pourtant, nous savons par d’autres sources que les stupéfiants y circulaient abondamment, et que la bohème de Montparnasse était sans doute, autant qu’à Montmartre, concernée par les usages de drogues197. Si nos sources font apparaître une telle distorsion, c’est sans doute parce que Montmartre superpose à sa scène nocturne et artistique un milieu délinquant que ne connaît pas, ou guère, Montparnasse, quartier auquel la police n’a pas porté le même degré d’attention198. Dans une étude consacrée au Montparnasse de l’entre-deux-guerres, deux auteurs remarquent : « Grâce à l’indulgence des autorités, une surveillance policière plus discrète permit à Montparnasse de devenir une sorte de “zone franche”, où un comportement plus libre et un style de vie qui aurait fait scandale dans les autres quartiers étaient tolérés. Néanmoins Montparnasse ne connaissait pas le monde trouble – prostituées, souteneurs, cabarets et boîtes – qui avait envahi Montmartre199. » Voilà qui permet de comprendre que la bohème artistique de Montmartre s’est trouvée, du fait de sa proximité géographique et sociologique avec le milieu trafiquant, plus fréquemment concernée qu’à Montparnasse par des activités délinquantes liées à la drogue, notamment le petit trafic occasionnel, et donc plus vulnérable à la répression policière.
108Mais c’est aussi que sous l’appellation générique et un brin ronflante d’« artiste » se dissimule souvent une activité en réalité assez modeste, ou intermittente, tandis que certaines professions « artistiques » telles que chanteuses ou danseuses se situent parfois aux confins de la prostitution – la coïncidence parfaite entre les adresses déclinées par nos professions artistiques et les quartiers de la galanterie en fournit la preuve indirecte200. Pour les années 1910, Jerold Seigel remarquait déjà : « [...] la promiscuité avec la pègre et le contingent criminel du quartier dans lequel vivait le milieu artistique de Montmartre était telle [...] qu’il était quelquefois impossible de les distinguer l’un de l’autre (le commerce commun des prostituées étant leur lien le plus intime)201. » La tendance pourrait se renforcer dans l’entre-deux-guerres, notamment par le biais de la drogue, quand la pègre professionnelle met peu à peu la main sur le trafic clandestin des stupéfiants en même temps que sur le commerce de la nuit et de la fête, d’où sont bien souvent issus les « artistes » de notre documentation.
109Si nos sources créent des effets de distorsions, et empêchent toute évaluation statistique fine, il n’en reste pas moins possible de conclure que l’attrait pour les stupéfiants, développé au XIXe siècle par certains membres de l’élite littéraire et artistique, s’est indéniablement démocratisé dans la période suivante, en devenant un excitant ou un passe-temps d’abord pour de larges franges de la bohème mais aussi pour le monde de la nuit et du spectacle. À bien des égards, cette démocratisation est aussi une dégradation, qui associe de plus en plus étroitement à cet univers la « drogue crapuleuse » du monde de la nuit et du trafic.
Les drogues « du plaisir et du crime »
De nouveaux carburants des ivresses nocturnes
110À partir des années 1910202, les drogues commencent à se diffuser dans les quartiers de plaisir de certaines grandes villes, plus particulièrement à Marseille et à Montmartre, dans une moindre mesure à Toulon et dans certaines ports. Amorcé avant la guerre, le phénomène gagne en ampleur à la faveur du climat festif des années folles. Certes, on sait bien que la vision d’une société d’après-guerre toute entière livrée à une bacchanale libératrice relève du mythe beaucoup plus que de la réalité : « Les paysans affrontés aux problèmes du triomphe de la civilisation urbaine et à la généralisation d’une économie de marché, les ouvriers écrasés par le travail à la chaîne ou tentant d’améliorer leur condition par des heures supplémentaires, la bourgeoisie de province, fidèle à son idéal d’austérité et de maintien du patrimoine, la classe moyenne qui cherche par le travail et l’épargne à réaliser sa promotion, c’est-à-dire la quasi totalité des Français n’y participent en aucune manière203. » Il n’en reste pas moins que l’armistice provoque un réel besoin de défoulement : « De fait, outre les dancings, les boîtes de nuit, les cabarets, les théâtres ne désemplissent pas204. »
111On ne s’étonnera pas dès lors que ce soit la cocaïne – mentionnées, selon les catégories d’inculpés, dans 40 à 70 % des affaires jugées à Paris entre 1917 et 1927 – que semblent privilégier les consommateurs de la période. Produit stimulant et excitant, elle est par excellence la drogue du noctambulisme et des rythmes endiablés que popularisent les nouvelles modes musicales venues d’Amérique. Le rôle d’aphrodisiaque que lui prête également l’imaginaire social – notamment en raison de son association à la prostitution – paraît en revanche plus discutable, la plupart des spécialistes s’accordant pour souligner que l’alcaloïde de la coca provoque une fébrilité peu compatible avec un bon usage de la libido205. Comme pour l’alcool, ses effets désinhibants n’en sont pas moins reconnus, et peuvent à ce titre favoriser la détente ou la confiance qu’exigent la danse et la séduction.
112Pour Louis Chevalier, qui analyse le phénomène en historien aussi bien qu’en témoin, c’est précisément dans les années vingt que se noue cette alliance paradoxale entre drogue et volupté. Et si l’auteur, que ne laisse pas d’étonner ce mariage contre-nature entre les plaisirs d’Éros et les funestes tentations de Thanatos, y voir le signe avant-coureur d’une dégradation de la fête, l’évolution ne lui en apparaît pas moins notable : « Les stupéfiants ont toujours fait partie du paysage de Montmartre mais leur importance [avant 1917] était moindre que celle des autres plaisirs. Leur trafic était secondaire à côté des divers trafics de la prostitution. La prostitution se suffisait à elle-même, alors que, de plus en plus, elle semble devenir un instrument du seul commerce qui compte et qui rapporte, celui des stupéfiants. Le Montmartre du plaisir et aussi celui du crime vont s’en trouver métamorphosés206. »
113La remarque souligne plusieurs traits importants : d’abord le lien étroit qui unit la diffusion sociale des drogues et leur trafic, notamment par le vecteur de la prostitution ; par là même, l’apparition, dans certaines villes, de véritables « quartiers de la drogue », qui superposent ces différents types de déviance et de criminalité, notamment dans les établissements de nuit et de divertissement (cabarets, dancings, bars, « boîtes »). À Paris, il s’agit de Montmartre au premier chef et, dans une moindre mesure, Montparnasse ou le Quartier Latin ; à Marseille, le « quartier réservé » et le quartier Bourse-Opéra207 ; quelques pâtés de maison autour des gares ou du dancing local dans des villes de moindre envergure. Ils font souvent l’objet d’une surveillance serrée de la police, qui rend spécialement vulnérable à la répression les populations délinquantes qui les fréquentent ou qui y résident.
114Nos sources, notamment médicales, demeurent insuffisantes pour aborder ces consommations souvent ponctuelles ou informelles, et qui impliquent prioritairement, dans les années d’après guerre, la cocaïne moins directement addictives que les opiacés208 : ce ne sont ainsi que 2 malades sur 50, dans l’échantillon Ghelerter, qui disent avoir tâté pour la première fois de la drogue dans les « milieux de la noce », tandis que la cocaïne ne représente que 4 cas sur 50 des substances originellement consommées. Cependant, Jean Perrin, qui observe une population de toxicomanes délinquants, recense, lui, 6 cocaïnomanes sur 18 patients, ce qui fait bien apparaître une corrélation plus systématique entre cette drogue et le monde « du plaisir et du crime ». Quant aux sources judiciaires, elles laissent entrevoir indirectement cette toxicomanie spécifique. Plus de 25 % des affaires parisiennes ont ainsi trait au jugement de petits trafiquants se livrant au commerce des stupéfiants dans les bars et les cafés bordant certains quartiers de plaisir : à Paris, la place Blanche ou la place Pigalle, à Marseille, la place de l’Opéra et la place Victor Gelu, à Toulon, le boulevard de Strasbourg ou le Mourillon. Louis Chevalier évoque pour Paris « l’ombre propice de la Butte [...], ce paysage compliqué de petites rues, de détours imprévus, de boutiques, d’arrières boutiques, de cafés de toutes dimensions où le lavabo est le lieu d’échange, à moins que les sachets ne soient cachés sous une table ou sous la tablette du téléphone, fixés par des punaises209 ». La source judiciaire permet de cerner un peu mieux la population de trafiquants et d’usagers qui a fait de Montmartre quartier de la drogue.
Les inculpés du « Grand Montmartre »
115Premier constat : le « Grand Montmartre »210 regroupe à lui seul près de 40 % des inculpés parisiens, ce qui témoigne autant du haut niveau de surveillance policière dont il est l’objet que du poids spécifique de ce quartier dans l’univers de la drogue, non seulement à l’échelle parisienne, mais aussi nationale, voire internationale. On remarque ensuite que ce sont avant tout les affaires de trafic qui valent à ce quartier ce score élevé : elles concernent plus de la moitié des inculpés. Enfin, les drogues dominantes sont ici la cocaïne et l’héroïne, par excellence des produits de contrebande. En revanche, la morphine (drogue officinale) et l’opium (produit plus élitiste) sont sous-représentés par rapport à l’ensemble du fichier.
116Si ce dernier fait apparaître Montmartre avant tout comme un quartier de trafic, les taux d’« usagers » (près de 18 %) et de « détenteurs » (26 %) laissent également deviner un pôle de consommation non négligeable, lié pour partie aux circuits du trafic. La sociologie des inculpés reflète sans surprise celle du Paris populaire : on y trouve 16 % d’ouvriers, et les professions modestes concernent plus de 35 % des inculpés si on cumule les premiers aux métiers de la restauration, la boutique et l’artisanat. On notera également le poids spécifique des professions artistiques (12,5 %), qui fait ressortir le caractère mixte du quartier, à la fois peuplé d’ouvriers et d’artisans, mais également tourné vers les métiers du divertissement nocturne. Nos inculpés du « Grand Montmartre » sont d’ailleurs majoritairement concentrés dans deux quartiers plus spécialement dévolus à ces activités, Saint-Georges (182 inculpés, soit 25,8 % du total parisien) et Grandes Carrières (204 inculpés, soit près de 30 % du total). En revanche, les zones plus nettement ouvrières de l’est du XVIIIe arrondissement ressortent beaucoup moins (46 inculpés pour Clignancourt et 18 pour la Goutte d’or).
Les inculpés du « Grand Montmartre » devant le tribunal de la Seine pour infraction à la loi de 1916 (1917-1937)
Nombre d’inculpés | % | Rappel fichier (%) | |
Sexe | |||
– hommes | 492 | 70,09 | 70,8 |
– femmes | 210 | 29,91 | 29,2 |
État-civil | |||
– célibataires | 480 | 63,38 | 63,19 |
– mariés | 152 | 21,65 | 27,29 |
– veufs, divorcés, séparés | 53 | 7,55 | 7,73 |
– non précisé | 17 | 2,42 | 1,79 |
Âge moyen | 31,6 ans | – | 33,4 ans |
Lieu de naissance | |||
– non précisé | 17 | 2,42 | 2,37 |
– Paris et région parisienne | 192 | 27,35 | 28,22 |
– province | 370 | 52,71 | 48,59 |
– étranger | 123 | 17,52 | 20,83 |
Profession | |||
– sans ou non précisée | 129 | 18,37 | 22,33 |
– médicale ou assimilée | 52 | 7,41 | 11,02 |
– artistique et intellectuelle | 110 | 15,67 | 11,31 |
– 3aire moyen et supérieur | 103 | 14,67 | 12,75 |
– employés | 60 | 8,55 | 7,56 |
– commerce, restauration | 115 | 16,38 | 14,77 |
– ouvriers et petits artisans | 113 | 16,1 | 17,25 |
– autres | 20 | 2,85 | 3 |
Délit | |||
– « usage » | 124 | 30 | 22,45 |
– « détention » | 182 | 30 | 25,45 |
– « trafic » | 358 | 37,78 | 47,6 |
– autres | 38 | 2,22 | 1 |
Drogue concernées | |||
– cocaïne | 340 | 43,33 | 42,3 |
– haschich | 5 | 0,55 | 0,98 |
– opium | 44 | 10 | 12,58 |
– morphine | 70 | 11,11 | 12,35 |
– héroïne | 180 | 27,22 | 25,91 |
– autres | 8 | 0,55 | 1,56 |
– non précisé | 169 | 23,89 | 26,37 |
117Dans ces quartiers « du plaisir et du crime », la drogue devient donc un fait discrètement visible et repéré comme tel. Reportages et romans abusent de ces récits, confinant bientôt au stéréotype, qui mettent en scène des fêtards allant se « repoudrer » le nez dans les toilettes de bars ou de dancings où tout le personnel, du chasseur au barman en passant par la dame des lavabos, est impliqué dans le trafic clandestin211. Que la grande disponibilité des stupéfiants aient favorisé certains passages à l’acte apparaît plausible, comme le laissent entendre de nombreux témoignages. René Dupouy évoque ainsi un patron de dancing devenu cocaïno-héroïnomane parce que « [la cocaïne] lui donnait le coup de fouet nécessaire pour passer des nuits blanches », excitation qu’il s’avéra ensuite nécessaire de contrebalancer par les effets sédatifs de l’héroïne »212 ; Jules Ghelerter cite de même le témoignage d’une danseuse montmartroise que l’héroïne « aide à travailler213 ».
118Évoquons deux parcours qui donnent à voir plus finement les mécanismes d’engrenage qui peuvent mener du monde des plaisirs aux embûches de la toxicomanie. Celui, tout d’abord, d’une jeune intoxiquée arrêtée pour vol dans les années trente :
« Enfant de l’Assistance Publique, elle ne connaît rien de sa famille. Après une enfance normale [...] elle vint à Paris à 17 ans « comme dame de compagnie. »
Là, rapidement, elle se débauche. [...] Lancée de bonne heure dans le théâtre, elle devient ensuite danseuse et s’exhibe pendant quelques années à “l’Abbaye de Thélème” et au “Pigall’s”. Puis nous la trouvons gérante d’un bar de nuit, après quoi elle vit avec un ami qui lui fait apprendre le métier de manucure. Abandonnée par son ami, elle exerce ce métier auquel elle a adjoint le massage chez les artistes qu’elle avait connus dans ses jours de splendeur. [...] Devenue toxicomane à 28 ans, elle avait coutume de prendre de la cocaïne, de l’héroïne, de l’opium et du laudanum et de ce fait était plusieurs fois passée en justice214. »
119Ou celui, encore, de ce jeune aviateur décrit comme « débauché » :
« [...] à l’imitation de ses camarades, il a commencé à se débaucher. Il se range immédiatement parmi les mauvais sujets de l’armée et subit passivement leur ascendant. Il fait la noce, fréquente Montmartre et les milieux interlopes du quartier de l’Europe. Il entre en relation avec des toxicomanes, entend vanter la cocaïne, mais ne pénètre pas encore dans les paradis artificiels. C’est un peu plus tard, au cours d’une punition, que ses amis lui font parvenir de la drogue pour “chasser le cafard”, et abréger l’ennui des locaux disciplinaires. M... est alors entré dans la toxicomanie. Un jour, il s’attarde dans les milieux de plaisir et se trouve ainsi déserteur sans presque s’en être rendu compte215. »
120Sans forcément adhérer à la lecture très déterministe du médecin (nous verrons ultérieurement que « l’entrée en toxicomanie » présuppose de nombreux facteurs non réductibles à la seule fréquentation d’un milieu ou d’un quartier), soulignons que ces deux exemples témoignent d’une facilité d’accès aux drogues devenue banale dans certains établissements de plaisir.
121Le phénomène est tout particulièrement sensible dans le milieu prostitutionnel qui, dès le début du siècle, semble avoir payé un lourd tribut à la toxicomanie.
De la « noce » à la misère sociale : drogue et prostitution
122Le monde de la prostitution a été précocement désigné comme spécialement vulnérable à la drogue : milieu marginal dont l’immoralité sexuelle semblait appeler « tout naturellement » d’autres comportements déviants, il est perçu par l’ensemble des observateurs comme un des principaux pôles sociaux de la toxicomanie. Cette appétence supposée pour les stupéfiants est tantôt attribuée à la « perversité » congénitale de la femme galante, tantôt, à la moralité déliquescente du milieu qu’elle fréquente, parfois aussi aux duretés d’un métier suscitant un légitime désir d’oubli dans l’abrutissement des paradis artificiels. En revanche, on n’évoque guère encore dans la période la figure de la femme tombée dans la prostitution pour financer son vice, même si la drogue, nous l’avons vu, est souvent accusée de favoriser toutes sortes de débauches. Lorsque le regard social évoque le rapport entre drogue et prostitution, c’est en visant essentiellement la prostitution de métier, celle qui résulte de conditions de vie défavorables ou d’un tempérament désigné comme vicieux et dégénéré.
123Par delà préjugés et exagérations, les sources semblent confirmer l’infiltration précoce de la drogue dans l’univers prostitutionnel, comme nous avons déjà pu l’observer à propos de Marseille ou de Montmartre. Après guerre, plusieurs éléments semblent jouer de manière contradictoire pour favoriser, au sein de ce milieu, le développement des usages de drogues ou, au contraire, limiter leur extension. À partir des années vingt, en effet, le milieu prostitutionnel n’échappe pas à la popularisation des idéaux de la modernité hygiéniste, et Alain Corbin peut souligner que « [...] l’on s’achemine vers le bordel prophylactique [...]. L’évolution résulte de l’arrivée aux commandes d’une nouvelle génération de tenancières [...] », qui « [...] sont persuadées que seules l’hygiène et la prophylaxie peuvent assurer la survie de leur établissement216 ». Quelle place pour la drogue dans ces nouvelles maisons d’abattage où « [...] l’ordre règne ; on ne vend que des boissons hygiéniques ; l’alcool est prohibé ; [...] les hommes ivres, les mineurs sont refusés »217 ? Si l’image idéalisée de la prostituée modern style, adepte du sport et des bains de soleil, reflète avant tout les pieuses intentions de la propagande prophylactique, il n’en est pas moins vrai que le sens général de l’évolution ne favorise guère le maintien d’usages qui génèrent le désordre, handicapent le commerce et abîment les charmes des intéressées. D’autre part, le régime de pénalisation n’a pu qu’inciter les tenanciers à la vigilance : une arrestation pour trafic ou détention au sein d’un établissement peut leur valoir amende ou peine de prison, la loi punissant on le sait, outre les revendeurs et les détenteurs, tous ceux qui « auront facilité à autrui l’usage [des substances vénéneuses] à titre onéreux ou à titre gratuit, soit en procurant dans ce but un local, soit par tout autre moyen218 ».
124Dans le même temps, la période voit l’éclatement des carcans anciens, la fluidification et le brouillage social des pratiques prostitutionnelles, évolutions qui favorisent l’autonomisation des comportements et une plus grande liberté de conduite : c’est la fin du bordel à l’ancienne, cet espace clos, quasi conventuel, où « les filles ne doivent rien avoir à cacher, ni leur corps, ni leur âme »219 : il n’y en a plus qu’une trentaine dans le Paris des années trente, dont cinq ou six maisons de très grand luxe qui font quasiment figure de musées220 ; c’est la multiplication des maisons de rendez-vous, où des petites bourgeoises se mêlent aux professionnelles pour arrondir incognito leurs fins de mois221. Et c’est surtout, phénomène né dans la dernière décennie du siècle précédent mais que le régime de pénalisation accélère et systématise, la mainmise progressive de la pègre sur les activités de proxénétisme, fait essentiel pour notre propos, puisque le milieu contrôle bientôt, en même temps que l’univers de la prostitution professionnelle222, les réseaux du trafic de drogues. Ainsi, la fille de Montmartre ou des vieux quartiers de Marseille évolue dans un espace social où les stupéfiants circulent abondamment, où la tentation de l’usage comme du gain facile grâce à des activités de petit trafic sont permanents. De nombreux dossiers de police mettent ainsi en scène des prostituées à la fois trafiquantes et consommatrices, tel celui-ci, dressé à l’occasion d’un coup de filet réalisé en 1922 dans un petit immeuble du vieux Marseille, hôtel de passe et siège d’un trafic de cocaïne : « La susnommée Y, connue de notre service comme prostituée clandestine, se tenait journellement chez les époux X, vivant avec eux, racolant les passants par la fenêtre et vendant elle aussi des paquets de stupéfiants223. »
125Si l’on dénombre très peu de filles soumises au sein de notre fichier parisien (à peine une dizaine), le taux élevé de « sans profession », d’« artistes », ou de certains métiers ouvriers tels la couture224 constitue un indice indirect de leurs liens plus ou moins occasionnels à la prostitution.
126N’oublions pas à ce titre que si la période voit le « triomphe du sanitarisme », elle correspond aussi au déclin de la prostitution encartée, ce qui pourrait expliquer cette relative invisibilité statistique des prostituées : « L’obsession de canaliser le vice et de mettre en carte la fille de “mauvaise vie” aboutira à l’effet inverse : le nombre de filles en cartes baisse et le nombre des insoumises augmente225. »
127C’est surtout l’étude des adresses qui nous permet d’inférer le lien entre drogues et prostitution. On a vu en effet qu’elle faisait ressortir tout particulièrement les quartiers Saint-Georges et Grandes Carrières. Le résultat est encore plus net sur la deuxième carte qui, en rapportant le chiffre à la population du quartier, fait surtout saillir le quartier Saint-Georges, c’est-à-dire Pigalle, cœur du Paris « chaud ».
128À une échelle plus fine, ce sont les rues où sont implantés de nombreuses boîtes et cabarets, mais aussi les lieux de racolage et des hôtels de passe que l’on a pu voir surgir de manière récurrente au fil du dépouillement : rues qui partent en étoile de la place Pigalle ou de la place Blanche (rue Fontaine, rue Duperré, rue Henri Monier, rue Victor Massé) ou venelles qui, côté XVIIIe, partent à l’assaut de la Butte Montmartre – rue Germain Pilon, impasse Guelma, rue Tholozé, rue Durantin.
129Si l’on élargit le champ de vision pour aborder, à l’ouest et au sud-ouest de Montmartre, des quartiers plus bourgeois, qui abritent une prostitution plus élégante, on retrouve une même délinquance de la drogue : le VIIIe et XVIIe arrondissements regroupent 16,45 % des « usagers » et 14,05 % des « détenteurs » (22,77 % et 18,07 % des adresses parisiennes). C’est en réalité une vaste zone englobant Montmartre, le Faubourg-Montmartre, le quartier de l’Europe, la Madeleine et l’Étoile qu’il convient ici de prendre en compte, car ce cœur du Paris galant totalise à lui seul 42,7 % des « usagers » et 49,2 % des « détenteurs ». Les quartiers où la prostitution se pratique à une échelle plus modeste ou moins professionnelle, et qui font l’objet d’une surveillance policière moins serrée – le Quartier Latin, notamment, ou la zone de la place Maubert – apparaissent également sur notre carte, quoique de manière moins nette.

Une cartographie de la drogue et de la prostitution parisienne226
130Ainsi, et même si les sources juridico-policières produisent une fois de plus un inévitable effet grossissant, le lien entre drogue et prostitution apparaît nettement et se renforce sans doute dans la période, au fur et à mesure que se professionnalisent les réseaux du trafic de stupéfiants, eux-mêmes liés au proxénétisme.
131Doit-on aller jusqu’à considérer comme une réalité le stéréotype médiatico-littéraire du trafiquant droguant les filles pour mieux se les attacher ? À l’archétype du couple mac/fille de joie tend à se substituer dans l’entre-deux-guerres, celui de la prostituée « à la colle » avec un trafiquant de drogues227, cette dernière activité relayant fructueusement les gains tirés d’autres commerces délictueux.

Pour une meilleure lisibilité, les résultats ont affectés d’un certificat 100.
132Les sources le font parfois apparaître, ainsi dans cette lettre de dénonciation, dont la nature invite au vrai à une lecture distanciée :
« La présente est le but de vous informer que j’ai une fille de 22 ans, a été empoisoné et abruti par la COCAÏNE fourni par un nommé X que ce dernier il ne vit que de cela, du chantage et du jeux au café de France à la Canebière donc Mr le Procureur une enquête est indispensable pour la tranquilité et la santé de la ville. d’après renseignement que ce monsieur il n’a pa de moyen d’existance voilà que depuis quelques mois il ce lance dans ce commerce mortel ?
Même il a des femmes au café de France ainsi que d’autres dans la rue Haxe, une femme de vie grande cheveux blonde228. »
133Nous trouvons dans une autre lettre la trace en creux d’une accusation identique, proférée contre un trafiquant marié à une prostituée-toxicomane. La mère de l’inculpé défend son fils en ces termes : « On ne lui a jamais rien trouver. c’est une affaire de sa pauvre famme on a fait par mechanceté les mauvaises dépositions car il s’est marier qu’elle avait dix neuf ans avec mon fils. Donc il a connu intoxiqués ce n’est pas lui quil lui a fait faire ça229. »
134Les témoignages restent cependant trop rares et trop subjectifs pour être généralisables. Contentons-nous de conclure à la possibilité, au cas par cas, d’un tel asservissement – qui cadre bien avec le durcissement des rapports prostituée/proxénète que remarque Laure Adler pour l’après-guerre230 – en rappelant toutefois qu’une fille droguée n’est pas nécessairement rentable, même si la dépendance par la drogue peut s’avérer un excellent instrument de contrôle et de profit.
Un phénomène qui se généralise
135Il apparaît probable à ce titre que le phénomène de la drogue prostitutionnelle ne soit pas resté cantonné aux quartiers de plaisir de quelques centres urbains ou aux principaux ports, mais ait gagné peu à peu la province. Certes, la présence de la drogue, pour des raisons qui sont liées à la structure des réseaux de trafic, aux caractéristiques sociologiques de ces villes et à la spécificité de leur sociabilité festive, est sans doute plus accentuée à Paris, Marseille, Brest ou Toulon qu’ailleurs, et l’on peut douter que la cocaïne circule abondamment dans ces petits établissements de province qu’une journaliste enquêtant sur la prostitution des années vingt nous décrit comme « aussi reposants que la retraite des Carmélites231 ». Notre documentation révèle néanmoins des exemples débordant ce cadre géographique bien balisé. En 1922, on signale par exemple l’arrestation à Avignon d’un chasseur du café Rich’Tavern qui « alimentait les filles galantes et s’approvisionnait en cocaïne chez le pharmacien X »232 ; en 1928, les colonnes de Paris-Soir relatent un fait divers très comparable : « Ces jours derniers, le patron de la maison de tolérance de Provins s’était aperçu qu’un individu remettait à une de ses pensionnaires un petit paquet contenant de la drogue. [...] Le trafiquant n’était autre qu’un représentant en pharmacie de Provins habitant en hôtel »233 ; et c’est en fréquentant un café-bordel de Reims également baptisé la Rich’Tavern que les futurs membres du groupe littéraire le Grand Jeu, à l’époque adolescents, rencontrent au milieu des années vingt l’opium et la cocaïne234. Au vrai, il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que les modes parisiennes tendent à infiltrer peu à peu, et avec un temps de décalage par rapport à la capitale, les confins de la province. L’exemple de Montmartre, phare européen, voire mondial, du plaisir235, opère de toute évidence comme un modèle. Pris entre le feu de la menace judiciaire et les exigences d’une clientèle qui cherche à s’amuser, les tenanciers jouent sans doute de ce point de vue un rôle pour le moins ambigu, mais qui n’exclut pas une relative tolérance, voire, dans certains cas, une franche complaisance.
136On terminera toutefois sur une note plus nuancée : si la prostitution apparaît bien comme un pôle important de l’usage, voire du trafic, nous avons déjà eu l’occasion de souligner combien l’image de la « prostituée corruptrice » relevait avant tout d’une certaine misogynie ou d’un mépris de classe. Volontiers colportée par l’imagerie littéraire236, la vision d’une profession toute entière gangrenée par la drogue est de toute évidence excessive. Laissons le dernier mot à une prostituée de fiction, celle que Pierre Drieu La Rochelle met en scène dans son roman L’homme couvert de femmes : « – Pas de drogues ? » s’enquiert le narrateur auprès d’une jeune femme rencontrée dans un bordel. « – Penses-tu ! lui rétorque-t-elle d’un ton courroucé. Je tiens à ma peau, c’est bon pour les timbrés ! L’autre jour, il y en a un qui voulait me donner de la coco, je lui ai mis une baffe237. »
137Dans l’entre-deux-guerres, la typologie socioculturelle des usages de drogues demeure celle qu’avait vu naître le XIXe siècle. C’est encore, essentiellement, par les portes du traitement médical, ou de la volupté sous ses diverses formes, qu’on entre dans la drogue. De subtils rééquilibrages sont néanmoins à l’œuvre : freinés par la vigilance des praticiens et le dispositif juridique, les usages thérapeutiques tendent à refluer, à proportion inverse des usages récréatifs ou déviants, qui envahissent les quartiers « du plaisir et du crime ». Cette mutation s’accompagne inévitablement de changements dans les modalités mêmes de la pratique qui témoignent sans doute de ce qu’on est entré dans un nouvel âge de l’histoire des drogues.
Notes de bas de page
1 C’est dans un milieu qui mêle artistes, médecins et gens du monde que l’on commence à expérimenter, vers 1850, les propriétés onirogènes de l’opium ou du haschich. Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 47.
2 « Toxicomanies et intoxications médicamenteuses », Le Bulletin Médical, 22-25 oct. 1924, p. 1204.
3 Ibid.
4 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 20-21.
5 R. Rey, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993, p. 363.
6 Ibid., p. 379.
7 Ibid., p. 364-365.
8 Soit la même année que l’héroïne. Cf. J.-C. Dousset, Histoire des médicaments des origines à nos jours, Paris, Payot, 1985, p. 244. Ces produits sont très vite disponibles en France, d’autant qu’en 1919 une clause du traité de Versailles prévoit que les marques qui protègent les produits Bayer, dont l’Aspirine, seront disponibles pour chacun des pays de la coalition alliée. La firme allemande signe ensuite des accords de commercialisation avec Rhône-Poulenc. Cf. A. Blondeau, Histoire des laboratoires pharmaceutiques en France, Paris, Le Cherche Midi Éditions, 1992, t. 1, p. 42.
9 Cf. F. Chast, op. cit., p. 104.
10 Le Bulletin médical, op. cit., 22-25 octobre 1924, p. 1204.
11 Utilisée pour les anesthésies locales, notamment dans la chirurgie de l’œil. Les risques de dérives vers des intoxications volontaires à l’occasion de telles interventions laissent toutefois un peu perplexe. N’est-ce pas plutôt la tentation pour le praticien et le personnel médical qu’il faudrait invoquer ?
12 Une association de morphine, de scopolamine et de spartéine, commercialisée à partir de 1910 par les Laboratoires Albert Buisson. Cf. A. Blondeau, op. cit., t. 1, p. 243.
13 Produit des Laboratoires Roche, un des plus couramment utilisé dans la période.
14 Il s’agit d’une association de Pantopon, de papavérine et d’atropine.
15 Le Bulletin médical, op. cit., 1924.
16 Voir le tableau récapitulatif en annexe.
17 Voir le tableau en annexe.
18 Voir le tableau en annexe.
19 Pour la constitution de ce sous-groupe, voir nos remarques en introduction.
20 Le recours à l’ordonnance falsifiée peut bien entendu être affaire d’opportunité, ou témoigner simplement d’une réticence à faire appel au marché clandestin, aisément explicable dans le cas d’une clientèle bourgeoise et/ou féminine. Il n’est pas interdit de penser, toutefois, qu’une dépendance contractée dans le cadre d’un traitement médical appelle plus « naturellement » l’utilisation d’ordonnances, modalité originelle de l’accès aux produits. L’échantillon Ghelerter, le seul à envisager la question de l’approvisionnement, révèle que sur les 29 patients relevant d’une toxicomanie iatrogène, 3 ont recours aux trafiquants à titre ponctuel ou régulier, 15 aux ordonnances médicales. Ces dernières font également office de solution toute trouvée dans le cas d’une consommation liée à un environnement médical : A. Buvat-Cottin évoque la situation d’une bourgeoise de province, épouse de médecin, désintoxiquée à la Villa Montsouris en 1924, que la falsification d’ordonnances aurait pu conduire en justice si elle n’avait bénéficié de protections haut placées : « Pour [se procurer de la morphine], sur du papier à en-tête médical, elle fabriquait suivant les règles une ordonnance qui lui permettait d’obtenir chez les divers pharmaciens de la ville les doses qu’elle désirait. [...] Le préfet du département fit un jour appeler son mari qui était chef du service d’hygiène et lui montra les ordonnances faites en son nom ; ahurissement du confrère qui reconnaît l’écriture de sa femme et qui tout d’un coup apprend et l’intoxication et la supercherie employée à ses dépens ». Considérations..., op. cit., p. 52.
21 Encore le pourcentage est-il sans doute minimisé du fait que cette catégorie connaît un taux important de « substances vénéneuses » sans précision (près de 30 % des cas). Les opiacés ne concernent que 42,5 % des « détenteurs » et 28 % des « revendeurs ».
22 Il va de soi que le poids des opiacés est étroitement corrélé, ici, à la nature même du délit puisque l’opium à fumer, le haschich et même la cocaïne, dont la consommation chronique est difficilement justifiable sur le plan médical, ne sont pas des drogues qui s’obtiennent sur ordonnance chez le pharmacien.
23 Cf. R. Dupouy, La presse médicale, 12 décembre 1934, p. 1998-2001.
24 A. Danan, « Vivre, vivre ! », Paris-Soir, 15 décembre 1934.
25 I. Bussel, L’état mental des toxicomanes, Paris, thèse de médecine, 1936, p. 42.
26 Pr Henri Claude, Revue scientifique, op. cit., p. 512.
27 J. Ghelerter, op. cit., p. 129.
28 Cf. A. Mignon, Le service de santé pendant la guerre de 14-18, Paris, Masson. L’inflation de cas difficilement opérables (dans le cas par exemple de lésions multiples et diffuses consécutives à des éclats d’obus) a pu contribuer à rendre plus nécessaire encore l’usage de la morphine, et inciter à une consommation chronique.
29 A. Prost, op. cit., vol. II, p. 13.
30 Ibid., p. 23.
31 Ibid., p. 24.
32 D’après J. Ghelerter, op. cit.
33 Voir chapitre 7.
34 Mais il faudrait peut-être assimiler à cette catégorie les membres du personnel médical ayant contracté une toxicomanie pendant la guerre, dont certaines infirmières.
35 J. Ghelerter, op. cit., p. 45-46.
36 Ibid., p. 47.
37 Voir chapitre 8.
38 Outre que les échantillons médicaux demeurent rares et peu fournis, on ignore souvent quelle logique a présidé, pour la publication d’une thèse ou d’un article, à la sélection des cas : sont-ils représentatifs de l’ensemble des malades soignés dans un établissement ou l’auteur a-t-il sélectionné au contraire les cas les plus pittoresques, les plus atypiques ou simplement les mieux documentés – à moins qu’il ne s’agisse surtout de prouver la supériorité de telle ou telle méthode de désintoxication ? Jean-Jacques Yvorel a déjà montré pour le XIXe siècle combien toute extrapolation prenant pour base les pourcentages fournis par ces échantillons aboutissait le plus souvent à des résultats douteux (op. cit., p. 60.)
39 A.D. Seine, D1 U6 1640, 10e c.c., 3 décembre 1921.
40 A.D. Seine, D1 U6 1554, 7 juillet 1920, 11e c.c.
41 A.D. Seine, D1 U6 3041, 10e c. c, 31 mai 1935.
42 M. Querlin (op. cit., p. 90), évoque à mots couverts un « aviateur célèbre par ses exploits et ses nombreuses intoxications », allusion transparente à Jean Mermoz.
43 On recensait 150 avions et 250 pilotes engagés au début du conflit ; le 11 novembre 1918, ce sont 3 500 appareils que l’armée peut faire défiler sur les Champs-Élysées. Cf. C. Christienne, L’aviation française, un certain âge d’or, Paris, Éditions Atlas, 1988, p. 145.
44 Ibid.
45 Cf. A. Buvat-Cottin, op. cit., 1936, p. 86.
46 M. Briand et Y. Porc’her, « Deux cas de morphinomanie », Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale, 1920, p. 44-45.
47 D’après un ensemble de patients désintoxiqués à l’hôpital Henri-Rousselle entre 1922 et 1929. Source J. Ghelerter, op. cit.
48 R. Dupouy, « Les toxicomanies », L’Hygiène sociale, juin 1934, p. 2693.
49 Ibid.
50 Ibid., p. 28-29.
51 Cf. A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 60.
52 J. Ghelerter, op. cit., p. 41-42.
53 Ibid., p. 45.
54 A. Buvat-Cottin, op. cit., p. 52.
55 J. Ghelerter, op. cit., observation XLVIII.
56 Voir annexes.
57 Voir annexes.
58 Voir annexes.
59 J. Ghelerter, op. cit., p. 76.
60 M. Hechler, La morphinomanie chez les médecins, Strasbourg, Imprimerie Horo, 1936.
61 J. Ghelerter, op. cit., p. 39-40. C’est nous qui soulignons.
62 Ibid., p. 40-41.
63 R. Milliat, op. cit., p. 165.
64 G. Boussange, op. cit., p. 26.
65 Dr J. Lhermitte et le Père Morineau, Qu’est-ce que la douleur ?, Paris, 1941, cité par R. Rey, op. cit., p. 376.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 377.
68 Dr. P. Thomas, « La morphinomanie », Archives médico-chirurgicales de province, no 4, avril 1924, p. 5.
69 Avec sa Revue doloriste, à laquelle ont collaboré plusieurs grandes plumes de l’entre-deux-guerres, son Manifeste de la douleur, publié en 1935 et l’ouvrage Dictature de la douleur deux ans plus tard, l’auteur défend une conception de la douleur physique comme épreuve ultime de la conscience de soi, et expérience privilégiée pour la compréhension d’autrui – ou sympathie au sens étymologique. Cf. R. Rey, op. cit., p. 375.
70 No 3, mars 1930, p. 65-91.
71 Cf. R. Dupouy, « Traitement de la morphinomanie », Le Bulletin médical, 22-25 octobre 1924, p. 1193-1197.
72 Dr P. Thomas, Archives médico-chirurgicales de province, op. cit., 1924, p. 5.
73 Voir chapitre suivant.
74 Voir annexes.
75 J. Ghelerter, op. cit., p. 44-45.
76 L. Le Guillant, La toxicomanie barbiturique, Paris, Jouve & cie, 1930.
77 Ibid., p. 29.
78 Voir par exemple l’enquête du journal Candide des 26 décembre 1935, 2 et 9 janvier 1936, intitulée « L’opium pour tous ».
79 J. Dorsenne, op. cit., p. 62 et 64. Journaliste et poète, collaborateur à L’Intransigeant et aux Débats, l’auteur a séjourné plus de deux ans à Tahiti.
80 Cf. I. Charras, « L’État et les stupéfiants... », op. cit., p. 17.
81 En effet, il a fallu attendre 1917 pour que la loi du 12 juillet 1916 soit appliquée aux ressortissants français vivant en Indochine, et pour que l’administration accepte d’envisager une politique de réduction de la consommation locale, en même temps qu’une alternative au système de la Régie. Dans les années vingt, ce dernier est maintenu, alors même que les régimes de pénalisation se généralisent de par le monde : les contradictions de la politique française atteignent leur paroxysme.
82 Pr Couttière, « Le trafic des stupéfiants et la Conférence internationale de l’opium », Bulletin de l’Académie de Médecine, 6 janvier 1925, p. 56.
83 C. Meyer, Les Français en Indochine, 1860-1910, Paris, Hachette, 1996, p. 263.
84 P. Butel (op. cit.) souligne néanmoins que malgré l’intensification du mouvement international contre la drogue, le trafic et la consommation d’opium semblent bien être en recrudescence dans la Chine des années vingt (p. 390-391), et que la politique de prohibition du Kuo-min-tang des années 1934-1935 se solda sans doute par un échec (p. 395). Ancien médecin colonial, S. Abbatucci (Les prisonniers de l’Opium, Paris, L. Fournier, 1934) estime pour sa part que c’est la Chine qui représente le principal foyer de diffusion des produits pour les colonies françaises d’Extrême-Orient, la drogue étant vendue librement dans les ports chinois. Le problème de la libre circulation de l’opium en Extrême-Orient va d’ailleurs constituer le principal argument des Français pour défendre le maintien de la Régie, l’Indochine n’étant quasiment pas productrice : la France ne s’engagera à supprimer définitivement la consommation que si les pays limitrophes consentent à diminuer leur production (voir la position d’Édouard Daladier lors de la Conférence de l’opium à Genève en février 1925, commentée par A. H. Taylor, op. cit, p. 203).
85 J. Godard, Rapport de mission en Indochine (1er janvier-14 mars 1937), Paris, L’Harmattan, 1994, p. 133 et 136.
86 « On découvre dans la Creuse deux graves affaires de stupéfiants », Paris-Soir, 9 juillet 1934, p. 5.
87 Op. cit., p. 969.
88 A.N. F7 14 835, lettre du commissariat de police de la ville de Senlis à la Direction générale de la Sûreté nationale, 28 septembre 1935.
89 A.D. Bouches-du-Rhône, 208 U 31/40, Cour d’appel d’Aix-en-Provence en Provence, interrogatoire du 7 mars 1930.
90 A.N. BB18 2488/2, lettre du Procureur Général de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence au ministre de la justice, 26 mars 1920.
91 Voir chapitre 5. Dans l’exemple ci-dessus, la police soupçonne plutôt une activité de trafic, compte tenu de l’importance des quantités saisies (4 kg) et du fait que l’opium est... en poudre.
92 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 2 février 1936.
93 J. Ghelerter, op. cit., 1929, p. 21-22.
94 D. Hochart, op. cit., p. 30.
95 Ibid., p. 31.
96 Cf.A.N. BB18 2488/2, lettre du ministre de la Marine au Garde des sceaux, 11 décembre 1923.
97 A.N. BB18 6853/103BL3, lettre du procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence au ministre de la Justice, 24 avril 1926.
98 A.N., BB18 2666/428 A 1922, le procureur général de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence au Garde des Sceaux, lettre du 18 février 1922.
99 A.N. F7 18 840, rapport de la police d’État de Toulon à la direction de la Sûreté générale, 28 juillet 1927.
100 A.D. Bouches-du-Rhône, Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 208U31/4, 1923.
101 Ibid., P.V. de comparution devant le commissaire, 11 janvier 1923.
102 Ibid.
103 Ibid., 30 décembre 1922.
104 Ibid., 13 janvier 1923.
105 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/4, lettre du 25 septembre 1922.
106 « L’opium pour tous », Candide, 26 décembre 1935, 2 et 9 janvier 1936.
107 Nous nous référerons essentiellement ici à A. Coppel et C. Bachmann, op. cit., p. 326-335 et P. Butel, op. cit., p. 412-413.
108 Rappelons que dans l’entre-deux-guerres, les principaux pays producteurs de pavot sont la Turquie, la Yougoslavie, l’U.R.S.S., l’Afghanistan, l’Iran, l’Inde, la Chine, la Birmanie britannique et le Mexique. Malgré l’intensification de la lutte contre les cultures et le trafic clandestins, le commerce illicite n’a cessé, compte tenu des enjeux financiers et de la main mise progressive des mafias internationales sur les circuits de la drogue, de prospérer : des cultures illégales se développent ainsi en Yougoslavie, en Turquie, au Mexique, en Birmanie et dans les provinces chinoises livrées aux exactions des seigneurs de la guerre (années vingt) ou à l’occupation japonaise (années trente). L’Inde, en revanche, semble avoir réduit graduellement sa production. Certains pays sont en outre spécialisés dans la fabrication (partiellement légale) de l’opium à fumer : l’Iran, l’Inde, la Chine. L’opium de la Régie indochinoise, pays non producteur, est en réalité du chandoo importé des pays voisins. (Cf. P. Butel, op. cit., p. 385-408). J. Dorsenne (op. cit., p. 31) estime que l’opium disponible en Europe dans la période provient d’une matière première produite à Smyrne, en Macédoine ou en Syrie, mais préparée en Inde (le « cru» le plus réputé étant le Bénarès) ou en Chine (le Yunan). Le reportage de Candide en 1936 (op. cit.) semble indiquer que l’opium brut est parfois transformé en chandoo, à Marseille, par un réseau chinois.
109 Cf. A. Londres, Marseille, porte du Sud, Paris, 1927, Éditions de France, rééd. Paris, 1994, Le Serpent à Plumes.
110 Voir E. Témime et M.-F. Attard-Maraninchi, Migrance, histoire des migrations à Marseille, t. 3 : Le cosmopolitisme de l’entre-deux-guerres (1919-1945), Toulouse, Privat, 1990, notamment p. 26 et 27 pour les chiffres de la population d’origine étrangère.
111 Cf. P. Butel, op. cit., p. 410-414.
112 Voir E. Témime, op. cit., p. 87.
113 Des indications en ce sens sont fournies par de nombreux dossiers de procédure, notamment en A.D. Bouches-du-Rhône 208U31/2 (1922), 208U31/13 (1925), 208U31/16 (1925), 208U31/37 (1930), 208U31/46 (1934).
114 Même remarque : voir en 208U31/12, 208U31/22 (1926), 208U31/47 (1934), 208U31/52 (1933).
115 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/24, P.V. du commissaire L, 4 mars 1927.
116 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/26, fiche de renseignement de la police, sans date (1927).
117 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/40, 1930.
118 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/6, rapport de police, 7 juillet 1922.
119 Voir infra.
120 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/65, 1938.
121 Ibid., 208U31/52, 1933.
122 Cf. R. Schor, Histoire de l’immigration en France, Paris, Armand Colin, 1996, p. 37.
123 Ibid., p. 40-41.
124 Ibid., p. 50.
125 Ibid., p. 60.
126 Ibid., p. 62.
127 Ibid., p. 115.
128 L. Livet, « Les fumeurs de kif », Bulletin de la Société Clinique de Médecine Mentale, janvier 1920, p. 40-45.
129 Rapport du 3 février 1917, cité par R. Schor, op. cit., p. 43.
130 Voir annexes.
131 R. Schor, op. cit., p. 40-41.
132 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 19 juin 1935.
133 Les sources judiciaires attestent la présence fréquente d’un interprète.
134 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/1, interrogatoire du 30 mars 1921.
135 Voir des affaires de trafic de haschich, d’opium et d’héroïne à destination de l’Égypte en A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/17, 18, 19, 20, 29, 38, 41, 51, 58, 59, 63, 64, 67.
136 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Metra, 7 juillet 1936.
137 Ibid., rapport du 28 juin 1937.
138 C’est-à-dire la plante brute consommée sous forme de feuilles séchées, par opposition au haschich, pâte ayant subi une préparation.
139 A.D. Bouche du Rhône, 208U31/1, déposition de l’inspecteur-chef A., 21 mars 1921.
140 Ibid., rapport d’expertise, 21 mai 1921.
141 A.D. Seine, D1 U6 2167, 9 décembre 1927.
142 Voir R. Schor, op. cit., p. 85, 94-95, 97 et 115.
143 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/1 ou Paris-Soir, 30 mai 1924, p. 1, « On vendait de l’absinthe au haschich ».
144 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/12.
145 Voir par exemple A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/5, 208U31/12, 208U31/15, 208U31/22 ou 208U31/26.
146 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/40, interrogatoires des 7 et 8 mars 1930. Une affaire parisienne réunit de la même façon au tribunal un jeune homme du meilleur monde arrêté alors qu’il était en train d’acheter de l’opium à un Turc et à un Chinois, cf. A.D. Seine, D1 U6 1981, 10e c.c., 5 décembre 1925.
147 Nous n’en dénombrons pas plus d’une dizaine à Paris dans notre fichier correctionnel.
148 A.D. Seine, D1 U6, 10e c.c., 19 novembre 1919.
149 A.D. Seine, D1 U6 1622, 10e c.c., 28 juillet 1921.
150 A.D. Seine, D1 U6 1941, 10e c.c., 3 juil. 1925.
151 Voir par exemple Cyril et Bergé, op. cit., p. 97 ou M. Querlin, op. cit., p. 47.
152 Voir par exemple G. Boussange, Le péril toxique en France, thèse de médecine, 1922, p. 42.
153 Voir Marcel Proust, Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1922 ; Maurice Sachs, Tableau des mœurs de ce temps, Paris, Gallimard, 1954 ; Élisabeth de Gramont, Souvenirs du monde, Paris, Grasset, 1966 ; Francis Picabia, Caravansérail, (1924), Belfond, 1972 ; André Salmon, Souvenirs sans fin, 3e époque, Paris, Gallimard, 1961 ; Jean Cocteau, Opium, journal d’une désintoxication, Paris, Stock, 1930 ; Mireille Havet, Journal, 1918-1919, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2003.
154 F. Buot, Crevel, Paris, Grasset, 1991, p. 131.
155 Ibid., p. 182 et 261.
156 Voir E. Retaillaud-Bajac, Mireille Havet..., op. cit.
157 Paris-Soir, 18 décembre 1929, p. 1.
158 Paris-Soir, 19 avril 1932, p. 1 et 3.
159 « Le marquis trafiquait des stupéfiants », Paris-Soir, 19 juin 1932, p. 1 et 3.
160 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 6 mars 1936.
161 A.N. BB18 2488/2, rapport du commissaire spécial adjoint des Basses Pyrénées, Biarritz, 31 janvier 1917.
162 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 1er août 1935.
163 Drs Courtois-Suffit et Giroux, op. cit.
164 « Du poison sous les mimosas », Paris Soir, 22 janvier-2 février 1930.
165 C. Feren, op. cit., 9 janvier 1936. L’allusion à Jean Cocteau est ici transparente.
166 Sur ces notions, voir le chapitre 8.
167 Le croisement avec le critère de la profession n’a pas été possible, compte tenu du nombre élevé de « sans profession ».
168 Le nombre élevé de « courtiers », « voyageurs de commerce », « agents commerciaux » recensés dans notre fichier toutes catégories confondues nous incitent à penser que non seulement ces professions ont pu, compte tenu de leur nature, favoriser les activités de trafic, mais aussi qu’elles constituent une couverture toute trouvée pour certains trafiquants professionnels (voir à ce propos les remarques du chapitre 4).
169 H. Piouffle, Les psychoses cocaïniques, Paris, 1919, p. 83.
170 R. Schor, Histoire..., op. cit., p. 82-83.
171 Voir cartes 1 et 2 infra.
172 A.N. F7 14 837, lettre anonyme du 12 octobre 1928, signée : « une des victimes du chantage de Mlle X ». Si ces diverses accusations ne sont bien entendu pas à prendre au pied de la lettre, les renseignements biographiques et l’opiomanie de l’inculpée sont corroborés par les autres éléments de l’enquête et par le dossier de presse.
173 Sur ce point, voir Louis Chevalier, qui remarque que beaucoup d’Américains sont rentrés au pays dès octobre 1929. (op. cit., p. 400-401). Les départs liés à la crise, les mesures gouvernementales privilégiant la main d’œuvre nationale (loi de 1932) et les mouvements de naturalisation ont fait passer le nombre d’étrangers recensés de 2 890 000 en 1931 à 2 453 000 en 1936 (R. Schor, op. cit., p. 125).
174 Sur ce point, voir le chapitre 6.
175 D1 U6 3321, 10e c.c., 6 juin 1937.
176 Ibid.
177 A.N. F7 14 832, rapport du brigadier Métra, 13 mars 1937.
178 L. Chevalier, op. cit., p. 401. À noter que les lieux de sociabilité populaire ne connaissent pas nécessairement la même désaffection, surtout quand, dans la deuxième moitié des années trente, le « milieu » investit à Montmartre les bénéfices du trafic de drogue et de la traite des blanches dans les établissements de nuit et de plaisir (ibid., p. 428).
179 T. Varlet, Aux paradis du hachich (suite à Baudelaire), Paris, 1930, Société Française d’Édition, p. 16.
180 Dans Le Temps Retrouvé, op. cit., p. 752.
181 Voir annexe.
182 Cf. Les remarques de L. Chevalier, op. cit, chapitre 1.
183 D. Hochart, op. cit., p. 28.
184 Ibid., observation XIV.
185 J. Perrin, op. cit., p. 59.
186 Ibid., p. 61.
187 J. Ghelerter, op. cit., p. 70. Le témoignage date de 1928.
188 Ibid., p. 78 (1925).
189 A.N. F7 14 837, rapport du Commissaire de la police mobile, 2 juillet 1931.
190 Ibid., rapport du 20 mars 1928.
191 Voir notamment Cyril et Bergé, op. cit., p. 16.
192 Voir par exemple les accusations d’éthérisme et de cocaïnomanie faites à Maurice Chevalier par Nicole et Alain Lacombe dans Fréhel, Paris, Belfond, 1990, p. 56 et 64. Les deux auteurs notent : « Pour la société dans laquelle évoluaient Fréhel et Maurice Chevalier, la drogue n’était qu’un amusement banalisé. Le Paris des riches et du spectacle s’abandonnait volontiers à l’usage des narcotiques. Si, dans les milieux littéraires, on préférait l’opium [...], le spectacle était moins prosaïque [ ?]. On se lançait dans les paradis artificiels selon ses moyens » (p 64).
193 D1U6 1398, 13 avril 1917, 8e c.c.
194 D1U6 1402, 14 mai 1917, 10e c.c.
195 Ibid., P.V. de visite domiciliaire du 8 juillet 1938.
196 Pour le dernier quart du XIXe siècle et tout délits confondus, Jean-Claude Farcy et Francis Démier pouvaient déjà remarquer : « [c’est] parmi ceux travaillant dans les “sciences, lettres et arts” et surtout parmi les artistes que l’on note une plus grande présence au tribunal », dans Regards sur la délinquance parisienne à la fin du XIXe siècle, Paris, Université de Nanterre, 1997, p. 57.
197 Voir, sur ce point, de nombreux témoignages d’artistes (Kiki de Montparnasse, Roger Vailland ou Roger Gilbert-Lecomte) et les remarques de Jean-Pierre Crespelle (dans La vie quotidienne à Montparnasse à la grande époque, 1905-1930, Paris, Hachette, 1976, p. 98, 124 et 127) qui signalent que la drogue circule abondamment dans les bars et les dancings de Montparnasse.
198 De ce point de vue, il nous paraît intéressant de relever que le poids respectif des drogues concernées varie de manière importante d’un groupe d’inculpés à l’autre : la cocaïne, notamment, est mentionnée dans 57 % des cas pour l’ensemble « trafiquant » contre 34 % des « détenteurs » et 17,5 % des « usagers », tandis que l’héroïne, à l’inverse, concerne prioritairement les « usagers » et les « détenteurs » (respectivement 29 % et 35 % des mentions contre 16,8 % pour les « trafiquants »). Or, si les clients des trafiquants montmartrois, qui sont avant tout des vendeurs de cocaïne, coïncidaient étroitement avec les catégories de population définies comme « usagers » et « détenteurs », on devrait pouvoir confronter terme à terme des pourcentages à peu près identiques, ce qui n’est pas le cas. Cette remarque nous paraît susceptible de renforcer la thèse qui court tout au long de notre démonstration, à savoir que les usagers qui sont en butte à la répression sont d’abord et avant tout des consommateurs réguliers, installés dans une toxicomanie lourde, souvent aux opiacés. Les usages ponctuels et récréatifs, ceux du fêtard qui achète un demi gramme de cocaïne au petit revendeur de la Butte avant d’aller « faire la noce », nous demeurent pour bonne part invisibles, du moins par le biais de la source judiciaire. Il n’y a là, au vrai, qu’une observation de bon sens : les risques d’arrestations et de poursuites sont inévitablement plus élevés pour le toxicomane qui doit régulièrement assurer son approvisionnement, multipliant par là même les risques de confrontation avec l’autorité publique, que pour le consommateur occasionnel.
199 B. Kiüver et J. Martin, Kiki et Montparnasse, 1900-1930, Paris, Flammarion, 1989, p. 11.
200 Voir infra cartes 1 et 2.
201 J. Seigel, op. cit., p. 325, à propos de Francis Carco.
202 Cf. J.-J. Yvorel, op. cit., p. 160.
203 S. Berstein et J.-J. Becker, op. cit., p. 373.
204 Ibid., p. 374.
205 Sur les effets des différentes substances, voir A. Weil et W. Rosen, Du chocolat à la morphine, Paris, Éditions du Lézard, 1994, et le rapport du Pr Bernard Roques au Secrétaire d’État à la Santé, Problèmes posés par la dangerosité des drogues, mai 1998.
206 L. Chevalier, op. cit., p. 315.
207 Cf. M.-F. Attard-Maraninchi, « La prostitution à Marseille au XXe siècle : l’échec du contrôle spatial », dans Ordre moral et délinquance de l’Antiquité au XXe siècle, Actes du colloque de Dijon, Éditions universitaires de Dijon, Dijon, 1994. Le quartier réservé est situé entre la Mairie, le Vieux Port et les nouveaux bassins de la Joliette (au sud-ouest du Vieux Port), mais les espaces de racolage et de prostitution s’étendent au delà (voir la carte p. 25). André Suarès, que cite l’auteur, remarque bien la collusion entre prostitution et drogue : « La marginalité de ce monde clos facilite le développement de trafics ; des fumeries d’opium tenues par des Chinois ou autres marchandises vendues en fraude en atteste ». (Ibid.)
208 Un médecin souligne, à propos d’exemples étrangers : « L’expérience a montré que les cocaïnomanes purs venaient rarement réclamer leur admission à la clinique ; ils échappent aux enquêtes parce que les conséquences pathologiques de leur manie ont été passagères ou trop peu graves pour les obliger à recourir au médecin » (J. Ghelerter, op. cit., p. 104-106) À noter que le problème du sous-repérage de la cocaïnomanie se pose encore aujourd’hui puisqu’il est admis que « les troubles dus [à la cocaïne] s’installent plus tardivement », de sorte « qu’à côté des usagers dépendants, il y en a une plus forte proportion dont la consommation est occasionnelle ou régulière mais maîtrisée » (dans R. Padieu, op. cit., p. 138). Dès lors, on peut penser que « l’usage de la cocaïne est beaucoup plus imparfaitement repéré que celui de l’héroïne par ce qu’en capte le système sanitaire et le système répressif » (Ibid., p. 149).
209 L. Chevalier, op. cit., p. 386.
210 Le sous ensemble « Grand-Montmartre » a été élaboré à partir des quartiers suivants, à cheval sur les IXe, Xe, XVIIIe, arrondissements de Paris : Europe, Saint Georges, Chaussée d’Antin, Faubourg-Montmartre, Rochechouart, Saint Vincent de Paul, Porte Saint-Denis, Porte Saint-Martin, Batignolles, Épinettes, Grandes Carrières, Clignancourt, Goutte d’or.
211 Voir par exemple A. Montiers, op. cit., p. 42, M. Querlin, op. cit., p. 112-120 ou G. de Teramond, op. cit., p. 15-25. Le film Razzia sur la schnouf a fourni de ce petit monde, au début des années 1950, une représentation très réaliste.
212 R. Dupouy, L’Hygiène sociale, op. cit., juin 1934, p. 2695.
213 J. Ghelerter, op. cit., p. 78.
214 J. Perrin, op. cit., 1938, p. 33-34.
215 Ibid., p. 58-60.
216 A. Corbin, Les filles de noce, Paris, Aubier, 1978, p. 493.
217 Ibid.
218 Loi du 12 juillet 1916 (les peines sont renforcées par la loi de 1922). La remarque vaut pour l’ensemble des établissements où se déroulent trafic et consommation, qui peuvent également faire l’objet d’une fermeture administrative.
219 L. Adler, La vie quotidienne dans les maisons closes, 1830-1930, Paris, Hachette, 1990, p. 170.
220 Ibid.
221 A. Corbin, op. cit., p. 490. On en recense 165 à Paris en 1935.
222 Ibid., p. 207-208.
223 A.D. Bouches-du-Rhône, 208U31/2, rapport du commissariat central, service de la Sûreté, 19 mai 1922.
224 Voir à ce propos la remarque de J. J Yvorel quant à la surreprésentation, dans les statistiques de la drogue, de ces métiers aux confins du travail ouvrier et de la prostitution, op. cit, p. 134 et celles de L. Adler, op. cit., p. 98.
225 Ibid., p. 148.
226 Nous avons réalisé une première carte en reportant pour chaque quartier parisien le nombre d’adresses en valeur absolue, puis une deuxième carte en rapportant ce chiffre à la population totale du quartier, grâce aux données fournies par l’Annuaire Statistique de la Ville de Paris (moyenne des recensements de 1926 et 1931). Les pourcentages obtenus ont été affectés d’un coefficient 100 afin de rendre les résultats plus lisibles.
227 Voir des exemples en 208U31/13, 208U31/28, 208U31/37 ou 208U31/43.
228 Ibid. 208U31/13, lettre anonyme au Procureur de la République, Marseille, 5 mars 1925.
229 Ibid., 208U31/43, lettre de la mère de l’inculpé au juge d’instruction, Toulon, 22 avril 1932.
230 Op. cit., p. 207.
231 M. Choisy, Un mois chez les filles, Paris, Éditions Montaigne, 1928, p. 124.
232 A.N. BB18 2488/2, lettre du Commissariat Central d’Avignon au Contrôleur Général des Recherches Judiciaires, 4 mars 1922.
233 « Un trafiquant de “coco” se fait pincer à Provins », Paris-Soir, 8 novembre 1928.
234 Cf. R. Gilbert-Lecomte, Correspondance, Paris, Gallimard, 1971, p. 69 et 88.
235 On constate le même phénomène dans les boîtes de Soho à Londres.
236 Voir notamment A. Montiers, op. cit.
237 P. Drieu la Rochelle, L’Homme couvert de femmes, Paris, Gallimard, 1925 ; rééd. L’Imaginaire, 1994, p. 70.
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