Acteurs européens et cinéma classique hollywoodien – Casablanca, accents et authenticité
p. 189-202
Texte intégral
1La présence des acteurs européens à Hollywood est un phénomène connu, presque un lieu commun des études cinématographiques. Nombreuses sont les anecdotes sur les grandes stars issues de l’émigration, de Marlene Dietrich à Arnold Schwarzenegger, ainsi que sur les acteurs qui, a contrario, ont échoué de manière plus ou moins spectaculaire, comme par exemple Ivan Mosjoukine. Couronnant ces légendes, les récits de l’émigration due à la montée du nazisme ajoutent une dimension dramatique, qui montre le spectacle de l’héroïsme aux prises avec la persécution. Pourtant, l’apport considérable de centaines d’acteurs européens au cinéma hollywoodien (on en recense plus de 900), les relations complexes entre ces acteurs et la représentation de leur identité nationale, et les tenants et aboutissants de leur réussite comme de leur échec, ne sont encore qu’imparfaitement connus. C’est dans le cadre d’un travail co-dirigé avec Alastair Phillips1 et publié sous le titre Journeys of Desire, European Actors in Hollywood, qu’il nous a été permis récemment d’étudier ces questions plus en détail. La première partie de ce qui suit ressort de ce travail collectif, tandis que la deuxième partie propose une nouvelle lecture du film Casablanca qui dépasse le cadre de ces travaux tout en s’inscrivant dans leur perspective.
2Il importe de rappeler en premier lieu que l’émigration des acteurs européens à Hollywood est loin de se limiter à l’exil politique (même si celui-ci constitue un apport important). Notre travail collectif (plus de 70 collaborateurs) nous a conduits à dégager quatre grands types d’émigration en ce qui concerne les acteurs : émigration sociale, culturelle, politique et institutionnelle.
3Par émigration sociale, on entend le fait que les mouvements migratoires des acteurs au cinéma ont suivi d’autres vagues d’émigration, en particulier celles des juifs d’Europe centrale au xixe siècle. Ceux-ci ont, entre autres, fourni plusieurs grands pionniers au cinéma américain en la personne de producteurs tels que Sam Warner, Adolph Zukor, Harry Cohn et Sam Goldwyn. Ces mouvements de population ont entraîné la présence dans les grandes villes américaines d’importantes communautés allemandes et d’Europe centrale, irlandaises, et italiennes, qui ont joué un rôle important dans le recrutement des acteurs et dans la création du public de cinéma. L’émigration culturelle désigne la fonction du théâtre, du music-hall et de l’opéra en tant que précurseurs du cinéma. Les troupes britanniques, italiennes, et yiddish en particulier, les tournées des grandes stars du théâtre européen – Sarah Bernhardt notamment – ont fortement participé à la formation et au recrutement des acteurs de cinéma, ainsi qu’au concept même de star. Ces précurseurs ont contribué à la création de réputations nationales – excellence des Britanniques dans le théâtre, des Italiens dans la musique – qui à leur tour ont eu un impact certain sur les mouvements de personnels dans le cinéma.
4L’émigration politique est celle qui a fait couler le plus d’encre. Si son ampleur a été exagérée par rapport aux autres, elle n’en est pas moins réelle. À la vague des Russes fuyant la révolution de 1917 succèdent, avec l’arrivée des nazis au pouvoir dans les années 1930, la diaspora d’Allemagne et d’Europe centrale, et enfin l’exil d’une partie du personnel du cinéma provenant des territoires occupés, la France entre autres, pendant la Seconde Guerre mondiale. Last but not least, l’émigration institutionnelle est celle qui résulte du pouvoir d’attraction hollywoodien sur les autres cinémas nationaux : là est la source de ces « voyages du désir » qui donnent leur titre à notre livre. Cette émigration institutionnelle se divise elle-même en plusieurs vagues. Elle connaît une première phase qu’on pourrait qualifier de spontanée et qui transite souvent par les studios de la côte Est avant de se rendre en Californie ; une deuxième phase, plus structurée, pendant la période classique (celle qui nous intéresse ici) ; et dans la période post-classique une troisième phase que nous appellerons anarchique et qui, sans aucun doute, s’est accélérée pendant les vingt dernières années, sous l’effet de la mondialisation.
5Au cours de la phase « structurée », des années 1920 à la fin des années 1940, les studios hollywoodiens mettent en place des stratégies destinées à placer les stars européennes sous contrat. Les talent scouts – voire les directeurs de studio comme Darryl F. Zanuck, Irving Thalberg et Louis B. Mayer – sont aux aguets pour repérer les acteurs à succès sur les scènes de New York, Londres, Paris, Vienne et Berlin. Le chercheur britannique Jon Burrows note que pendant les années 1930, « les soirs de première à Broadway, jusqu’à cinquante fauteuils d’orchestre étaient réservés pour les talent scouts des studios hollywoodiens2 ». Dans cette chasse au talent, les studios se font une concurrence impitoyable. Le contrat signé, les stars les plus célèbres sont reçues en grande pompe dans le port de New York, et/ou à la descente de leur train à Los Angeles. Ainsi, en octobre 1928, Maurice Chevalier est accueilli en Californie au son de la Marseillaise. Une fois sur place, les acteurs ont tendance à se regrouper entre compatriotes et certains deviennent de véritables ambassadeurs de leurs communautés respectives – Alla Nazimova pour les Russes, Charles Boyer pour les Français, Marlene Dietrich pour les Allemands, Charles Laughton et C. Aubrey Smith pour les Britanniques ; dans certains cas, ils jouent un rôle important dans la collecte de fonds pour l’effort de guerre.
6La machine des studios travaille alors à la promotion de ces nouvelles stars. Il s’agit de mettre en avant leur exotisme tout en l’adaptant au goût américain – paradoxe qui caractérise le traitement de ces acteurs : il faut être différent, mais pas trop. Des fortunes sont dépensées en publicité tandis que des équipes transforment la garde-robe, le maquillage, la coiffure, le physique même des acteurs (le « scandale » du nez refait d’Ivan Mosjoukine3), leur accent ou même leur nom, selon les canons hollywoodiens – on envisage même un moment de changer le « Jean » de Gabin en « John », car Jean en anglais est un nom féminin. Malgré cet investissement, le succès n’est pas forcément au rendez-vous – les bons rôles tardent et nombreuses sont les déceptions. Quatre grands schémas se dessinent au fil des décennies.
7Le premier cas de figure – rare – concerne ceux qui atteignent les sommets du star-système ; citons Greta Garbo, Marlene Dietrich, Charlie Chaplin, Maurice Chevalier, Ingrid Bergman, Charles Boyer, Arnold Schwarzenegger, Jean-Claude Van Damme – même si parfois la gloire dure peu. Ainsi l’ancienne championne de patinage artistique norvégienne Sonja Henie, bien oubliée aujourd’hui, qui connut une grande célébrité au cinéma dans la seconde moitié des années 1930. Le deuxième type de parcours, plus fréquent, concerne les stars « mineures », c’est-à-dire d’une part des vedettes ou acteurs de second plan mais dont le succès est lié à des genres particuliers, comme le film d’horreur (Bela Lugosi, Boris Karloff) ou le film noir (Sydney Greenstreet, Peter Lorre), et d’autre part des acteurs de premier plan mais qui sont souvent cantonnés dans des emplois de composition ; ainsi Claude Rains, Louis Jourdan et Peter Ustinov. La troisième catégorie, de loin la plus importante sur le plan numérique, est celle des acteurs de composition qui d’un film à l’autre incarnent des rôles extrêmement stéréotypés et épisodiques, et dont les noms souvent ne figurent pas au générique ; certains possèdent des filmographies d’une longueur impressionnante. Nous verrons que ces trois catégories se retrouvent dans Casablanca.
8Enfin il faut mentionner une quatrième catégorie, rare mais passionnante, de très grandes stars dans leur pays d’origine qui n’ont pas réussi à se faire un nom à Hollywood, leur échec étant souvent ressenti comme une perte de dignité ; citons, entre autres : Ivan Mosjoukine, Isa Miranda, Jean Gabin, Gracie Fields, Marcello Mastroianni, Hildegarde Kneff et Alain Delon.
9Un des grands axes de cette recherche fut donc celui de l’échec ou du succès de ces acteurs à Hollywood. Diverses explications ont été avancées. Certaines relèvent de la paranoïa : dans le but d’affaiblir les cinémas concurrents, Hollywood aurait attiré les meilleurs talents du vieux continent afin de ruiner leur réputation en leur donnant des rôles ridicules. D’autres s’inspirent d’un modèle en quelque sorte darwinien, selon lequel Hollywood est une jungle dans laquelle ceux qui s’adaptent aux règles en vigueur réussissent, tandis que ceux qui ne savent ou ne veulent pas s’adapter périssent. Ces deux modèles – et le syndrome du succès et de l’échec – s’appliquent à toutes les professions du cinéma : metteurs en scène, directeurs de la photographie, scénaristes, compositeurs. Mais en ce qui concerne les acteurs, des facteurs supplémentaires entrent en jeu, qui ont trait à la nature du métier d’acteur, mais aussi à la structure et aux impératifs (professionnels, idéologiques, esthétiques) du cinéma classique hollywoodien.
10Avec le recul, il est clair que le succès des stars européennes à Hollywood tient tout d’abord à leur adéquation aux genres en vigueur lors de leur passage dans les studios. Les plus grandes réussites des années 1930-1940 (Garbo, Dietrich, Boyer, Bergman) correspondent à la vogue du mélodrame puis du film noir ; le succès de Chevalier dans la première moitié des années 1930 à celle de la comédie musicale ; depuis les années 1980-1990, les carrières de Schwarzenegger et Van Damme, et plus récemment celle de Jean Reno, sont liées à la montée du film d’action ; quant à Antonio Banderas, il profite de la popularité de la culture latino.
11Par ailleurs, la voix, l’accent et le type de formation de l’acteur jouent un rôle déterminant et dans ce phénomène complexe, plusieurs paramètres s’entrecroisent. L’arrivée du parlant, c’est une évidence, a créé une barrière orale à la carrière des acteurs étrangers avec leurs accents désormais audibles, contrairement aux metteurs en scène ou scénaristes. Paradoxalement, c’est à ce moment-là que les studios font le plus appel à eux. Certains échecs sont dus en partie à de piètres performances linguistiques (Gabin, Anna Sten, Delon). Pour d’autres, en revanche, le succès arrive justement à cause de cette altérité ; certains accents typés sont à l’origine de carrières de premier plan (Chevalier, Boyer) ou de second plan comme celle de Conrad Veidt. La formation théâtrale est également déterminante, car elle permet une meilleure articulation et projection de la voix ; ainsi, malgré des accents assez prononcés, Chevalier et Boyer sont parfaitement compréhensibles grâce à leur expérience de la scène, alors que Gabin et Delon étaient passés plus ou moins directement au cinéma.
12La carrière des acteurs européens est aussi liée à la manière dont les types et stéréotypes nationaux qu’ils incarnent sont en mesure de satisfaire les besoins du star-système hollywoodien. Ces acteurs ont été déterminants en tant que véhicules d’images identitaires associées à leur pays d’origine, selon des typologies culturelles qui précèdent le cinéma, à travers la littérature, le théâtre et l’histoire. Elles se traduisent par exemple par la représentation de personnages issus de la littérature classique et des biographies d’éminents personnages historiques. Ces types et stéréotypes nationaux sont généralement perçus comme une contrainte, surtout dans le cas de rôles subalternes et caricaturaux – garçons de café italiens, « petites femmes de Paris », joueurs de balalaïka russes, officiers britanniques, et bien d’autres. Mais, selon un autre paradoxe, ceux qui ont cherché à échapper à ces contraintes, ou dont le type social ou national s’exporte mal, en ont pâti. Dans le cas de « petits pays » comme le Danemark, la Suisse, ou la Moldavie, l’absence de stéréotype national dans le répertoire hollywoodien ne s’avère pas moins problématique. Aussi frustrants ou humiliants qu’ils soient, les stéréotypes nationaux sont une source d’emploi, l’exemple le plus frappant étant celui des acteurs d’origine juive cantonnés dans des emplois de nazis4.
13Notons enfin l’existence de stéréotypes « paneuropéens ». Les Européens jouent, en majorité, des rôles négatifs ou de méchants (traîtres, dictateurs, bourreaux pour les acteurs ; femmes de mauvaise vie pour les actrices), tandis que les Américains incarnent des valeurs normatives5. L’acteur Rutger Hauer (Blade Runner) résume bien le phénomène lorsqu’il déclare que « la règle hollywoodienne numéro 1 est la suivante : les acteurs américains jouent les héros, les acteurs étrangers jouent les méchants » – ce qui me mène tout naturellement à Casablanca.
Casablanca
14Casablanca, produit par Warner Brothers, fait partie du cycle de films destinés à soutenir l’effort de guerre. Le film sort à New York le 26 novembre 1942, peu après le débarquement des troupes américaines en Afrique du Nord. Il est ensuite montré aux soldats dans les cinémas militaires avant de sortir en salles dans le reste du pays. On le ressort en 1943 après la réunion au sommet de Roosevelt et Churchill à Casablanca. Plus précisément, Casablanca est l’un des films destinés à convaincre les Américains de l’importance – voire de l’existence ! – de la Résistance dans les pays occupés et son message explicite est interventionniste : l’Europe a besoin des États-Unis dans son combat contre l’ennemi commun, l’Allemagne nazie. Cet aspect du film – évident sur les affiches et le matériel publicitaire de l’époque, qui font allusion au débarquement allié et à la lutte anti-fasciste du studio – a été quelque peu oublié par la suite. Film à succès qui remporte trois Oscars en 1943 (meilleure mise en scène, meilleur film, meilleur scénario), Casablanca disparaît du radar critique jusqu’à la fin des années 1960, lorsqu’il entame une deuxième carrière en tant que film culte sur les campus universitaires. Comme l’a très bien montré Colin McArthur6, ce culte gomme la dimension historique du film, en mettant en avant, à sa place, la personnalité virile de Rick (Humphrey Bogart) et ses amours contrariées avec Ilsa (Ingrid Bergman). Cette nouvelle identité suscite diverses parodies et hommages, dont celui de Woody Allen dans Play It Again, Sam (Herbert Ross, 1972) est l’exemple le plus célèbre. Le culte de Casablanca fait lui-même l’objet d’une analyse non moins célèbre de Umberto Eco dans son livre La Guerre du faux7.

Paul Henreid, Ingrid Bergman et Humphrey Bogart dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942)
15Lorsque, à partir des années 1980, les historiens du cinéma se penchent sur Casablanca, ils s’intéressent surtout à son esthétique de film noir et à son « classicisme » emblématique ; c’est ainsi que Robert McKee considère le film comme l’illustration du « scénario parfait », sa construction en trois actes faisant preuve, selon lui, d’une remarquable unité8 Pour Robert Ray, au contraire, sous les dehors d’une construction classique, Casablanca révèle un certain nombre d’ambiguïtés, qui constituent elles-mêmes des déplacements symptomatiques de ses contradictions idéologiques9.
16Si Casablanca a retenu mon attention, c’est bien sûr qu’il constitue l’exemple par excellence du film d’émigrés, en raison de son sujet et des professionnels impliqués dans sa réalisation – à commencer par son metteur en scène, l’émigré hongrois Michael Curtiz (né Manó Kertész Kaminer) et surtout une grande partie de la distribution.
17Le récit, comme on sait, se déroule à Casablanca, territoire d’Afrique du Nord contesté, mis en abyme dans le bar de Rick où les forces de l’Axe s’affrontent symboliquement aux forces alliées, en particulier dans la célèbre scène de la Marseillaise. Dans cet épisode connu entre tous, inspiré de La Grande Illusion de Jean Renoir (1937), le chef de la résistance Victor Laszlo (Paul Henreid) ordonne à l’orchestre de jouer la Marseillaise pour faire taire le chant patriotique « Die Wacht am Rhein » entonné par les officiers allemands. L’hymne national français est alors repris avec ferveur par la foule présente dans le bar, accompagné de « Vive la France ! », au grand dam du Major Strasser (Conrad Veidt) qui ordonne la fermeture du bar. Selon Dan Seymour, qui joue un petit rôle dans le film, la moitié des acteurs auraient été en larmes sur le plateau durant le tournage de la scène.10 Le sujet du film, ce sont les Européens en transit vers les États-Unis via Lisbonne, figurés par les personnages qui tous passent par le bar, des plus éminents aux plus anonymes. La phrase « Everybody comes to Rick’s » (tout le monde vient chez Rick), qui est prononcée au début du film par le capitaine Renault (Claude Rains), est le titre de la pièce dont s’inspire le film. La guerre et les choix qu’elle implique dictent les solutions narratives dans un chassé-croisé transatlantique lui aussi emblématique : Rick figure l’engagement des USA dans la guerre en Europe en passant par l’Afrique (son parcours va du célèbre « I stick my neck out for nobody » [je ne me mouille pour personne] à son départ pour Brazzaville à la fin du film), tandis que les Européens n’ont qu’un désir : partir aux États-Unis.
18Pourtant, tous les Européens ne sont pas égaux dans le trafic transatlantique : les Italiens (comme le capitaine Tonnelli) sont des soldats fanfarons qui cherchent en vain à impressionner les nazis ou de louches pratiquants du marché noir (Signor Ferrari, Sydney Greenstreet). Les Français ne valent guère mieux, représentés par uncroupier corrompu (Émile, Marcel Dalio), une collaboratrice horizontale (Yvonne, Madeleine Lebeau) et un attentiste sans scrupules (le capitaine Renault, Claude Rains) ; aucun n’ira aux États-Unis. En revanche, les « bons Allemands » et les émigrés d’Europe centrale, les Bulgares et les Scandinaves obtiendront leur passage. On objectera que Michèle Morgan était initialement prévue pour interpréter Ilsa, après son succès dans un autre film sur la résistance, Joan of Paris (1942, avec Paul Henreid) ; sa présence aurait sans doute valorisé la représentation des Français11. Ils a aurait pu en effet être française, selon la logique du brouillage des nationalités dont il sera question plus loin (et Bergman incarnera Jeanne d’Arc dans le Joan of Arc de Victor Fleming en 1948), mais le film a choisi d’en faire une Norvégienne.

Deux Européens de Casablanca : Dalio (gauche), Sidney Greenstreet (droite) avec Humphrey Bogart
19La distribution de Casablanca reproduit la typologie évoquée au début de cet article. Ingrid Bergman (Ilsa), recrue relativement récente (elle est à Hollywood depuis le remake d’Intermezzo en 1939), a rang de star. Au deuxième plan, Paul Henreid (Lazlo) et Claude Rains (Renault) sont de grandes vedettes et des acteurs de composition plutôt que des stars ; à leurs côtés, Sydney Greenstreet (Ferrari), Conrad Veidt (Strasse) et Peter Lorre (Ugarte) apparaissent dans des rôles mémorables mais stéréotypés, et limités dans le temps à l’écran. Derrière eux s’agite une foule de personnages plus ou moins anonymes. On reconnaît parmi eux quelques acteurs dotés d’un temps (modeste) de parole (Dalio en croupier ; S. K. Sakall [Carl] et Leonid Kinskey [Sasha] en garçons de café bavards et sympathiques) ; à un échelon encore plus modeste se retrouvent ceux qui font des apparitions très brèves, parfois muettes, et sont pour la plupart absents du générique. C’est avec eux que se creuse le plus l’écart entre le prestige de l’acteur en Europe et les rôles que lui propose Hollywood : ainsi les Allemands Lotte PalfiAndor (la femme qui vend ses diamants) et Curt Bois (le pickpocket), vedettes de la scène et/ou de l’écran dans leur pays, sont-ils réduits ici à la portion congrue.
20La légende bâtie autour de Casablanca assure que, dans la distribution du film, seuls Bogart et Dooley Wilson (qui interprète le pianiste Sam) sont américains. Il est vrai que Casablanca est une tour de Babel en miniature. Parmi les acteurs, on dénombre une vingtaine de nationalités européennes (Suède, Grande-Bretagne, Allemagne, France, Russie, Italie, Espagne, Irlande, Danemark et divers pays issus de l’Autriche-Hongrie), auxquelles il convient d’ajouter, dans des rôles très mineurs, des interprètes venus de Syrie, du Mexique, d’Inde, d’Algérie, de Porto-Rico et de Chine. Malgré cette diversité, la catégorie la plus représentée est, de loin, celle des Américains (21 contre 9 de l’ex-Autriche-Hongrie, 7 Britanniques et 7 Allemands).
21Grâce au statut de Bogart, Rick domine de loin le triangle amoureux qu’il forme avec Ilsa et Laszlo. Acteur très connu depuis The Petrified Forest (1936), puis star de premier plan depuis High Sierra (1941), il est traité de telle façon que sa supériorité est réaffirmée à tous les niveaux du film. Son personnage est autonome. Nous le voyons, contrairement aux autres, dans des scènes qui nous donnent accès à sa subjectivité, à travers le flash-back qui relate, de son point de vue, l’épisode parisien avec Ilsa, ainsi que dans les conversations avec Sam, qui sont destinées à le faire valoir ; il bénéficie du plus grand nombre de gros plans. Ingrid Bergman fait également l’objet de gros plans, mais elle figure dans un plus petit nombre de scènes et elle est toujours accompagnée, soit de Paul Henreid, soit de Bogart. La même remarque s’applique à Henreid, qui ne figure dans aucune scène indépendamment des autres stars. La hiérarchie du star-système fonctionne donc pleinement pour renforcer l’importance du personnage américain, Rick ; en revanche, comme on va le voir, elle sape dans une certaine mesure les personnages européens, à commencer par Ilsa et Laszlo.
22Il sa correspond à la « mauvaise femme », dans le sens où il s’agit d’une femme adultère. La persona de Bergman apporte une touche de santé et d’innocence, liées à ses origines et à son physique scandinaves, ainsi qu’au changement de climat dans la représentation des femmes à la fin des années 1930. Nous sommes loin de la vamp à la Pola Negri ou de Marlene Dietrich dans les films de von Sternberg. Bergman n’en représente pas moins une variante de la séductrice. Le Code de production est satisfait, puisque sa romance parisienne avec Bogart s’est déroulée alors qu’elle croyait son mari mort, mais le film n’en suggère pas moins des rapports sexuels entre Bogart et elle à Casablanca (ils s’embrassent ; ellipse avec plan sur un projecteur en haut d’une tour ; plan de Bogart « après », l’air pensif et fatigué, cigarette à la main). La fin du film, qui fait partir Ilsa aux États-Unis avec son mari, est la seule concevable dans le contexte de la censure hollywoodienne de l’époque – malgré la légende selon laquelle le film aurait été tourné sans que nul ne sache, jusqu’à la dernière minute, avec lequel des deux hommes elle partirait.
23Paul Henreid incarne un grand héros de la résistance, mais ses activités ne sont jamais représentées à l’écran, sauf sa fuite peu glorieuse d’une réunion que nous ne voyons pas. Face au tough guy Bogart, Henreid représente une masculinité affaiblie, brisée, manifestée par la balafre au-dessus de son sourcil droit et la mèche de cheveux blancs sur son front. Le film, par divers moyens, joue sur le contraste entre les deux acteurs de telle façon que, contrairement à la position narrative des deux personnages (Laszlo est un héros idéaliste, Rick un personnage sans scrupules qui refuse de s’engager), c’est néanmoins l’Américain qui ressort en héros. La chevelure et les costumes aux teintes fades de Paul Henreid s’opposent aux cheveux et aux vêtements plus marqués de Bogart – smoking dans le club, trench-coat et chapeau à l’aéroport. Les éclairages situent fréquemment Bogart dans l’espace glamour du film noir, tandis que Paul Henreid (qui tourne en même temps Now, Voyager) est associé au mélodrame féminin. Bogart boit du bourbon, Henreid commande du Cointreau. Malgré son prestige de résistant, Laszlo doit son passage vers les États-Unis non à son héroïsme, mais à l’intervention de sa femme et surtout de Rick, qui tire toutes les ficelles du récit (il nous est présenté jouant seul aux échecs) ; même la fameuse Marseillaise, entonnée à l’instigation de Laszlo, n’est jouée par les musiciens que sur un signe de tête de Rick. Sa fonction de manipulateur est soulignée par le parallèle entre le couple Ilsa-Laszlo et le jeune couple bulgare, dont le passage en Amérique est également assuré par l’attendrissement que ressent Rick pour la jeune et jolie femme. Si Laszlo n’a certes rien d’un « méchant », on voit que Casablanca joue implicitement sur une hiérarchie entre stars hollywoodiennes et stars européennes pour renforcer la domination du héros américain.

Paul Henreid, Ingrid Bergman et Humphrey Bogart dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942)
24Reste que la présence massive d’acteurs européens est bienvenue dans un film dont le récit porte sur un groupe de personnages venus d’Europe. Pour Pauline Kael, la présence écrasante d’acteurs européens apporte au film un élément unique d’authenticité : « Pensez à Casablanca et imaginez tous ces rôles joués par des acteurs hollywoodiens avec de faux accents ; le film n’aurait pas le même ton ni la même atmosphère12. » Sur ce point aussi, cependant, Casablanca se révèle plus ambigu qu’il n’y paraît à première vue, mettant à mal le sentiment d’authenticité que louait Pauline Kael.
25Il convient de noter tout d’abord que la nationalité des personnages ne correspond pratiquement jamais à celle des acteurs : Victor Laszlo est tchécoslovaque, Paul Henreid vient de Trieste ; Ilsa est norvégienne, Bergman est suédoise ; Renault est français, Claude Rains britannique, Ferrari est italien, Sidney Greenstreet également britannique, et ainsi de suite. Certes, le cas est courant et les acteurs venus d’Europe représentent des nationalités souvent interchangeables pour les casting directors ; cependant, si la décision de faire d’Ilsa une Norvégienne est compréhensible (la Norvège, contrairement à la Suède, ayant été occupée pendant la guerre), les autres choix ne semblent pas motivés par des considérations historiques ou narratives. De fait, en dehors de Bogart, Bergman et Henreid, presque tout le monde dans Casablanca joue avec un faux accent. Outre les exemples déjà cités, deux cas méritent qu’on s’y arrête. Dans le couple de jeunes Bulgares en quête d’un visa, le mari, Jan Brandel, est interprété par Helmut Dantine, acteur renommé du théâtre allemand qui est ici relégué dans un emploi minuscule et quasi muet. Sa femme, Annina Brandel, figure par contre dans une longue scène où elle supplie Rick de lui donner de l’argent pour qu’ils puissent acheter des lettres de transit, lui permettant d’échapper aux avances du lascif Capitaine Renault. Annina est interprétée par une jeune Américaine, Joy Page, qui joue donc avec un faux accent. De même, Berger, l’agent de liaison tchèque qui est chargé de contacter Laszlo chez Rick, est interprété par un Canadien, John Qualen, qui parle, lui aussi, avec un faux accent (Qualen était un habitué de ce genre de rôle et a souvent interprété des immigrants scandinaves). Il semble donc que les personnages secondaires européens, dès qu’ils ont quelques répliques à dire, sont interprétés par des anglophones – Page, Qualen, Greenstreet, Rains.
26Sans qu’on puisse vraiment parler de protectionnisme, il est clair qu’une hiérarchie linguistico-nationale sous-tend ces choix de distribution, selon lesquels le rang de l’acteur dans la hiérarchie hollywoodienne et la compréhension linguistique priment sur tout sentiment d’authenticité. L’actrice allemande Lotte PalfiAndor, l’une des plus célèbres « inconnues » du film, commente avec amertume : « On dit que l’Amérique est un melting pot parce que la grande majorité de ses habitants viennent d’autres pays […] donc mon accent allemand n’aurait pas dû être un obstacle à ma carrière d’actrice. Naturellement, je ne m’étais jamais autant trompée13. » Une véritable recherche d’authenticité aurait pu conduire Palfià interpréter Annina à la place de Joy Page. Mais outre le fait que Palfine correspondait pas aux canons hollywoodiens de beauté et de jeunesse (elle avait 39 ans au moment du tournage, Joy Page 18), dans le contexte de la guerre, les accents germaniques posaient problème, en dehors des rôles de nazis. Ils étaient considérés comme particulièrement incompatibles avec les rôles d’amoureuses et les jeunes premières. Impossible d’imaginer Annina, et a fortiori Ilsa, avec un accent allemand.
27Pour conclure, il est utile de replacer la hiérarchie linguistique et professionnelle de la distribution de Casablanca dans un contexte plus large. En 1942, nous ne sommes plus au temps où quelques stars européennes pouvaient accéder au sommet du box-office. L’épisode « box-office poison » de 1938,14 qui coïncide avec un nationalisme exacerbé par la dépression et le New Deal, puis le patriotisme de la Seconde Guerre mondiale, ont radicalement transformé les données du problème. Dans son livre The Red Rooster Scare, l’historien Richard Abel nous rappelle que déjà, au moment de la Première Guerre mondiale, « dès que l’industrie américaine est en mesure de faire concurrence aux Français et de les éclipser, les sujets et le personnel (surtout les acteurs) doivent être clairement définis comme américains15 ».
28L’histoire des acteurs européens à Hollywood en général, et l’exemple de Casablanca en particulier, nous montrent que dans le cinéma hollywoodien classique, l’apparence de diversité ethnique et linguistique renforce le mythe d’une assimilation efficace des races, mais masque le fait que ce melting pot maintient une hiérarchie avec, au sommet, les Américains de souche blancs et les nouvelles recrues venues du monde nordique et germanique. Des acteurs comme Claude Rains, Ingrid Bergman, Paul Henreid contribuent à ce que Diane Negra appelle off -white Hollywood (Hollywood blanc cassé), pour reprendre le titre de son excellent livre 16– blanc cassé, mais blanc tout de même. Il est pour le moins ironique qu’un film anti-nazi privilégie les acteurs qui incarnent le type européen le plus « aryen », tandis que ceux dont l’altérité est la plus marquée sont relégués dans les rôles subalternes, négatifs ou stéréotypés. Dans Casablanca, de plus, le melting pot blanc cassé exclut de manière encore plus radicale les races non blanches. Il est vrai que Dooley Wilson, l’acteur/musicien noir qui interprète Sam, joue un personnage important du point de vue de son temps à l’écran et de la place qu’occupe la musique dans le film ; il s’agit aussi d’un rôle empreint de dignité, si on le compare aux rôles de serviteurs et d’esclaves habituellement impartis aux acteurs noirs à Hollywood17. Cependant, son personnage est strictement confiné à sa position de pianiste de jazz, seul espace culturel acceptable pour un acteur noir dans le cinéma hollywoodien classique. Est-il nécessaire d’ajouter que dans un film situé à Casablanca, les acteurs arabes sont entièrement absents ? Les personnages arabes (Abdul le garçon de café, quelques policiers, des vendeurs au bazar) sont interprétés par des Américains, des Français et des Siciliens.

Dooley Wilson et Humphrey Bogart dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942)
29Grand triomphe du film d’émigrés, Casablanca montre très clairement l’inégalité des rapports de force géopolitiques entre les États-Unis et l’Europe, et des rapports de force cinématographiques entre les acteurs émigrés et le cinéma classique hollywoodien.
Notes de bas de page
1 Alastair Philips et Ginette Vincendeau (éd.), Journeys of Desire, European Actors in Hollywood (Londres, BFI, 2006). L’ouvrage rassemble quinze chapitres concernant divers aspects de l’émigration européenne, ainsi qu’une encyclopédie des acteurs. Ce travail est issu du programme « Les Européens à Hollywood », réalisé sous l’égide de la Maison des sciences de l’homme à Paris.
2 John Burrows, « United Kingdom », Journeys of Desire, p. 454.
3 Natalia Noussinova, « Small Victories and Grand Failures », Journeys of Desire, p. 79-80.
4 Joseph Garncarz, « The Ultimate Irony : Jews Playing Nazis in Hollywood », Journeys of Desire, p. 103-113.
5 Christian Viviani, « The “Foreign Woman” in Classical Hollywood Cinema », Journeys of Desire, p. 95-101.
6 Colin McArthur, The Casablanca File, London, Half Brick Images, 1992.
7 Umberto Eco, « Casablanca : Cult Movies and Intertextual Collage », Faith in Fakes : Travels in Hyperreality, London, Secker & Warburg, 1986, p. 197-205 ; publié en français sous le titre La guerre du faux, Éditions Grasset & Fasquelle, 1985.
8 Robert McKee qualifie Casablanca de plus grand récit hollywoodien classique dans son célèbre Séminaire, au cours duquel il analyse le film en détail (voir [http://mckeestory.com/outline.html]) ;; les principes de base de son analyse – très controversée par ailleurs – se trouvent dans son livre Story : Style, Structure, Substance, and the Principles of Screenwriting, Harper Entertainment, 1997.
9 Robert B. Ray, « The Culmination of Classic Hollywood : Casablanca », A Certain Tendency of the Hollywood Cinema, 1930-1980, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1985, p. 8-112.
10 Dan Seymour, cité dans Aljean Harmetz, « The Refugee Trail », Round Up Th e Usual Suspects : Bogart, Bergman, and World War II, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1993, p. 213.
11 Morgan fut écartée en raison du salaire exorbitant de 55 000 dollars qu’elle aurait exigé, contre 25 000 dollars pour Bergman, « prêtée » par David O. Selznick ; Aljean Harmetz, « Just Another Movie », Round Up The Usual Suspects : Bogart, Bergman, and World War II, p. 7.
12 Pauline Kael, dans Aljean Harmetz, « The Refugee Trail », dans Round Up The Usual Suspects : Bogart, Bergman, and World War II, p. 212.
13 Lotte PalfiAndor, dans Aljean Harmetz, « The Refugee Trail », Round Up The Usual Suspects : Bogart, Bergman, and World War II, p. 216.
14 Dans son numéro du 3 mai 1938, le quotidien professionnel The Hollywood Reporter a publié, sous le titre « Wake Up ! Hollywood Producers », les résultats d’une enquête financée par une association d’exploitants indépendants (Independent Theatre Owners Association) et désignant plusieurs stars féminines comme des « malédictions pour le box office » (box office poisons). La liste comprenait notamment des actrices d’origine européenne (Greta Garbo et Marlene Dietrich), ainsi que les noms de Joan Crawford, Bette Davis, Katharine Hepburn, Mae West. Voir notamment à ce sujet : Ramona Curry, « Mae West as Censored Commodity : The Case of Klondike Annie », Cinema Journal, vol. 31, n° 1, automne 1991.
15 Richard Abel, The Red Rooster Scare : Making Cinema American, 1900-1910, Berkeley, University of California Press, 1999).
16 Diane Negra, Off-White Hollywood : American Culture and Ethnic Female Stardom, Londres et New York, Routledge, 2001.
17 Pour l’anecdote, Sam fut à l’origine envisagé comme un personnage féminin, pour lequel on pensa à Lena Horne ou à Ella Fitzgerald.
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