La pédagogie de l’Affaire dans la guerre d’Algérie
p. 475-780
Texte intégral
1L’affaire Dreyfus a exercé une pédagogie immense sur les mentalités et les comportements ultérieurs, en particulier lors de la guerre d’Algérie. Cela a été le cas notamment dans l’engagement d’un certain nombre d’avocats, dont je faisais partie, pour la défense de militants algériens indépendantistes. Ce qui caractérisait l’engagement originel des dreyfusards, c’est d’abord le passage de la défense d’un homme seul, innocent, à un combat collectif plus large. C’est aussi le rassemblement dans la lutte pour la vérité d’un ensemble de personnes venues de milieux intellectuels, politiques et sociaux très divers, des anarchistes, des socialistes, des gens de bien d’autres sensibilités politiques et convictions religieuses, juifs et non juifs, chrétiens — protestants ou catholiques —, athées ou agnostiques. Deux thèmes essentiels sont aussi apparus lors de l’Affaire, en particulier dans les lettres quasi quotidiennes qu’Alfred Dreyfus a adressées à sa femme depuis le bagne et qu’il a reprises dans son livre Cinq années de ma vie : c’est, d’une part, la défense de son honneur, thème universel qui dépasse la défense de tel ou tel groupe particulier, et, d’autre part, la question des tortures qu’on lui faisait subir, des fers qu’on lui imposait la nuit et tous les autres traitements exerçant une violence sur son corps.
2Pendant la guerre d’Algérie, nous avons retrouvé ces quatre éléments essentiels de l’affaire Dreyfus. Dans la défense de tel ou tel prisonnier algérien, nous autres avocats avons retrouvé le passage de la défense de cas individuels à un combat plus général contre le colonialisme. Nous avons constaté aussi un rassemblement pour cette cause de personnalités très diverses. Parmi les avocats venus défendre des militants algériens poursuivis, comme parmi les personnes qui se sont rassemblées dans la lutte contre la torture et en faveur de l’indépendance de l’Algérie, il y avait des femmes et des hommes de tous âges et venant d’horizons politiques et religieux très différents.
3Le combat des dreyfusards n’était pas un combat politique au sens superficiel du terme, c’était un combat politique au sens le plus élevé, c’était un combat pour l’Homme. De même, notre réaction de solidarité avec le peuple algérien a été un combat pour l’Homme, pour sa dignité, contre la colonisation, pour sa libération. Un texte de Jules Renard résume bien ce que nous pensions, nous, avocats engagés dans la défense de militants algériens, réunis dans une solidarité entre le peuple français et le peuple algérien qui s’est construite alors, malgré toutes les vicissitudes, et s’est maintenue depuis, grâce à ce combat commun. Il le fait dire, à sa manière, à l’un de ses personnages :
« Je suis dreyfusard comme Dieu est grand. Je le suis au point que je n’imagine même plus la possibilité de ne pas l’être. D’ailleurs je l’ai toujours été. Je le serais sans Dreyfus. Je l’étais avant lui. Je l’étais en naissant, et quoi qu’il advienne de Dreyfus, je mourrai dreyfusard1. »
4En ce qui me concerne, mon engagement dans la défense des militants algériens est venu de lui-même et sans que je l’aie véritablement décidé. Je défendais des enfants, des mineurs délinquants, qui appartenaient à des familles des bidonvilles de Nanterre, de ces familles d’Algériens maltraités, mal-logés, en travail précaire et en grande difficulté de vie sociale, au moment où ont commencé les « événements d’Algérie », la lutte du mouvement nationaliste algérien pour l’indépendance. Des parents d’enfants algériens que j’avais défendus avec énergie se sont trouvés impliqués eux-mêmes dans des ratissages, des arrestations massives, des poursuites judiciaires pour des cotisations payées au FLN, et ces militants de base qui m’avaient vu agir au bénéfice de leurs enfants et qui avaient été envoyés à la Santé ou à Fresnes m’ont demandé de les défendre. Je me suis donc trouvé embarqué, ce n’était pas vraiment un choix, ni une décision prise à l’avance, ce sont les événements qui m’y ont conduit. Je me suis retrouvé constamment à la Santé et à Fresnes, en utilisant tous les permis de visite que je pouvais, et j’ai parlé énormément avec tous ces Algériens, de leur pays — dont je finissais par connaître très bien toute la géographie —, de la colonisation, des répressions qu’ils avaient subies, ce qui a renforcé mes convictions sur la nécessité de la décolonisation.
5J’ai donc d’abord défendu des militants de base, puis j’ai constaté que ces militants étaient organisés de façon presque militaire, avec une hiérarchie et des responsables. Ayant défendu les militants, j’ai défendu ensuite les responsables, qui étaient impliqués dans des poursuites plus dures, avec des juges de plus en plus sévères, et je me suis inscrit peu à peu dans la défense des militants algériens du FLN, en particulier en amitié assez profonde avec un avocat kabyle, Mourad Oussedik, qui m’a demandé de l’assister et dont je suis devenu le collaborateur. Mais, dans cette période, je suis resté aussi très individualiste, très libre, je ne souhaitais obéir à aucune discipline, à aucune hiérarchie, à aucun ordre. Mourad Oussedik avait une grande liberté d’esprit, un grand respect des convictions des uns et des autres et comme il me savait de conviction non violente alors qu’il participait directement ou indirec tement aux combats très violents de la libération du peuple algérien, il comprenait bien les contradictions dans lesquelles je pouvais être et ne m’a jamais demandé quelque chose que je ne puisse accepter de faire. Nous étions vraiment dans une situation de respect réciproque. Au début de 1960, Mourad Oussedik fut lui-même interné au camp du Larzac et je devins son avocat2.
6Je me sentais bien dans mon travail de défense individuelle, avec beaucoup de temps passé auprès de chacun. Je pouvais rester une heure, deux heures avec un détenu, qu’il soit de droit commun ou politique, je n’ai jamais ressenti le temps passé auprès d’eux comme limité, et je ne voulais pas d’engagement dans un parti car j’avais l’impression que ça rendrait cette pratique totalement impossible. J’ai été souvent en conversation sur ce problème avec mon père, qui avait été député et sénateur dans le Loiret3, et aurait souhaité que je continue son combat politique, et avec Michel Rocard, qui était un ami d’enfance — j’étais éclaireur avec lui — et qui était, lui aussi, passionné par l’engagement politique qui permet de faire l’histoire. Tous les deux avaient le sentiment, en me voyant vivre mes engagements professionnels, que je subissais l’histoire, c’est-à-dire que je venais au secours de gens qui s’étaient engagés et subissaient le contrecoup de leurs engagements mais ne construisais pas moi-même l’histoire comme j’aurais pu le faire en exerçant des fonctions politiques. Mais je pensais quant à moi au contraire que mon engagement était, en somme, plus politique que le leur, parce que je pouvais ressentir à travers lui les évolutions nécessaires et qu’en défendant à la fois des individus et des peuples, je pouvais avoir une efficacité plus grande au niveau politique. Par la suite, en défendant des déserteurs américains venus se réfugier en France, j’avais le sentiment de contribuer à ce que l’opinion américaine soit de plus en plus marquée par leur refus de la guerre du Vietnam. J’avais le sentiment d’entrer dans l’action politique mais par une autre porte. Le Parlement me paraissait faire son travail de son côté, mais je sentais aussi dans le mien un travail politique. Je ne voulais absolument pas obéir à une organisation quelconque, or il faut bien se rendre compte que la vie politique, c’est aussi l’obéissance, vous ne pouvez pas être élu si vous n’êtes pas considéré par un parti politique comme obéissant à une certaine doctrine. Comme avocat, j’étais particulièrement libre, je pouvais refuser une cause. C’est pour cela que, par choix, je n’ai jamais appartenu à un parti politique.
7C’est cela qui m’animait dans notre travail face à une justice, qui, lors de la guerre d’Algérie, a été loin d’être exemplaire. Elle a été aveugle, elle a été sourde, elle a été muette. Je me souviens d’un moment symbolique, quand de nombreuses publications avaient été faites pour dénoncer la pratique de la torture contre des militants algériens. Je me suis présenté un jour devant un juge d’instruction en compagnie d’un étudiant algérien qui venait d’être torturé et dont le procès devait avoir lieu quelque temps plus tard. Le visage et le corps de mon client étaient visiblement marqués par les tortures qu’il venait de subir, dans le 13e arrondissement de Paris, de la part de policiers français et d’auxiliaires « harkis »4. Je revois encore ce juge d’instruction qui avait ancré en lui l’esprit d’obéissance à la raison d’État, indépendamment même de tout ordre reçu5. J’ai croisé son regard, tout en exprimant moi-même cette question par mon propre regard : Comment, vous, défenseur du droit et des libertés, pouvez-vous supporter cela ? Comment pouvez-vous ne pas saisir immédiatement votre téléphone pour appeler le procureur de la République et protester ? Il m’a regardé dans les yeux et m’a dit : « Et alors ?… Et alors ?…. » Cela voulait dire : « Mon cher maître, avec vos droits de l’Homme, vous m’ennuyez ! Je fais la guerre !. » Alors que même les règles du droit humanitaire en temps de guerre n’étaient pas appliquées.
8Nous essayions d’expliquer aux magistrats ce qu’était l’engagement de nos clients et pourquoi ils menaient cette lutte pour l’indépendance de l’Algérie. J’ai beaucoup apprécié ce temps pédagogique qu’on passait avec des magistrats. Il y avait des magistrats libéraux, compréhensifs, et d’autres qui étaient très obtus, très fermés. Souvent, il fallait passer beaucoup de temps à essayer de les convaincre, de leur faire admettre la réalité sociale et humaine de l’Algérie, tous ces drames vécus des personnes qui avaient un souci de dignité évident mais étaient très meurtries par les humiliations qu’elles avaient subies. J’avais beaucoup de clients à défendre qui, sur les permis de visite, étaient appelés « SNP », c’est-à-dire « sans nom patronymique », c’est-à-dire qu’ils n’avaient même pas d’identité. Je me souviens des accueils humiliants qui étaient fait par certains juges, où on sentait qu’ils considéraient vraiment ces personnes comme des sous-hommes, dont la vie na valait pas cher, qui méritaient la sanction la plus forte parce qu’ils mettaient en danger l’ordre social français. Quand nous plaidions en Algérie, des confrères avocats, quelquefois, se manifestaient pendant nos audiences en vociférant derrière notre dos, en nous traitant, soit de communistes, soit, ce qui était pour eux l’injure essentielle à la fin de la guerre, de gaullistes.
9Autre souvenir : le 23 mai 1959, nous apprenons que mon ami Amokrane Ould Aoudia, avocat français d’origine algérienne, kabyle, a été abattu devant la porte de son cabinet, à Paris6. Nous apprendrons trente ans plus tard — car il aura fallu trente ans pour cela… —, dans le livre de Constantin Melnik, chargé, au cabinet du premier ministre, des questions de maintien de l’ordre liées à la guerre d’Algérie, que c’est sur ordre du gouvernement de l’époque que cet avocat a été assassiné7 ! La réaction de la justice ? Rien. Sa recherche de la vérité ? Aucune. Une rumeur a été diffusée, au contraire, à l’époque, sans que personne ne réagisse, disant que ce sont probablement des terroristes du FLN qui ont abattu Ould Aoudia pour telle et telle raison…
10Dernier exemple : le 17 octobre 1961. Au moment où les négociations qui allaient déboucher sur les accords d’Évian étaient en cours, c’est sous les fenêtres du Palais de justice que des manifestants algériens qui avaient participé à une grande manifestation contre le couvre-feu ont été massacrés. Des Algériens ont été jetés dans la Seine. Il y a eu de très nombreux morts, dont certains, comme on le disait alors, étaient des « noyés par balle8 »… Des plaintes ont été déposées. Aucune information n’a abouti. La justice n’a rien fait9.
11Dans toutes ces affaires, l’honneur des institutions républicaines, aux-quelles nous tenons et dont nous souhaitons qu’elles se comportent le mieux possible, n’a été maintenu que par les rares protestations de quelques magistrats isolés et par la démission du général de Bollardière et de quelques autres fonctionnaires ou militaires qui ont défendu, bien seuls, l’honneur des corps auxquels ils appartenaient.
12Ce à quoi nous avons été attachés, nous autres avocats, lors de la guerre d’Algérie, c’est à faire savoir les violations des droits que nous apprenions par les récits de ceux que nous avions l’honneur de défendre. Dans une telle situation, les avocats ont un rôle important à jouer, car ils ont connaissance de violations auxquelles devrait réagir l’institution judiciaire chargée de préserver nos libertés, et, si elle ne le fait pas avec assez de force, ils peuvent les porter à la connaissance de l’opinion publique et de tous les citoyens pour les inciter à y réagir.
13C’est en cela que, dans cette période, nous avons essayé d’être des dreyfusards. Pour nous, à cette époque, l’affaire Dreyfus n’était pas seulement un épisode du passé, c’était un moment de l’histoire qui exerçait sur nous une pédagogie immense. Cette pédagogie ne concerne pas seulement la mémoire et le souvenir, elle nous apprend à témoigner, à transmettre et à résister. Elle continue à s’exercer aujourd’hui et continuera à s’exercer demain en direction de ceux qui auront la charge de notre société.
Notes de bas de page
1 Jules Renard (non signé), « Noël », Le Cri de Paris, 1er janvier 1899. Voir supra, p. 233.
2 Jean-Jacques de Felice (entretien avec), « L’interné au camp : “un homme sans défense” », in « L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 92, octobre-décembre 2008, p. 46-52.
3 Pierre de Félice. C’est lui qui a pris l’habitude d’écrire le patronyme De Felice, d’origine italienne et porté notamment, sous la Restauration, par le pasteur De Felice, qui a mené la lutte pour l’abolition de l’esclavage, sous la forme francisée de Félice.
4 La force de police auxiliaire de la Préfecture de police de la Seine, constituée par Maurice Papon fin 1959 et commandée par des militaires, était couramment dénommée « harkis », du nom d’une des catégories de supplétifs de l’armée française en Algérie. Mais les quelque deux années d’histoire de cette unité sont particulières par rapport à celle des supplétifs harkis en Algérie, employés à des tâches très diverses. Voir Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron, Les Harkis dans la colonisation et ses suites, préface de Jean Lacouture, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008, p. 26-29.
5 Voir Sylvie Thénault, Une Drôle de justice : les magistrats dans la guerre d’Algérie, préface de Jean-Jacques Becker, postface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, 2001.
6 Me Amokrane Ould Aoudia a été assassiné sur le palier de son cabinet, en plein Paris, par les services spéciaux au moyen d’un revolver muni d’un silencieux. Lors du colloque organisé par l’Association des Amis de Michel Debré à l’Assemblée nationale les 27 et 28 avril 2006 dont les travaux ont été publiés sous le titre Michel Debré et l’Algérie, Paris, Éditions Champs-Élysées, 2007, on chercherait en vain la moindre allusion aux divers assassinats dont ce premier ministre a chargé les services secrets français, sur le territoire de la métropole ou celui d’autres pays d’Europe.
7 Constantin Melnik, Mille jours à Matignon : raisons d’État sous de Gaulle, guerre d’Algérie 1959-1962, Paris, Grasset, 1988.
8 Voir Jim House et Neil Macmaster, Paris 1961 : les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008 (1re éd. en anglais, Oxford University Press, 2006).
9 « Aucune enquête ne fut demandée ni ordonnée pour rechercher les responsables et déterminer le nombre des victimes. » (Constantin Melnik, Mille jours à Matignon…, op. cit., p. 220).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008