L’enfant et les déterminismes aujourd’hui : peut-on penser un sujet ?
p. 93-102
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1Plusieurs recherches récentes m’ont conduite à soutenir ce paradoxe : derrière l’évolution évidente des représentations d’un enfant plus sujet et plus acteur dans la société, se dessinent aussi de nouveaux déterminismes concernant l’enfance, s’inspirant implicitement de la génétique, en tout cas de ses schèmes d’explication causale (Gavarini, 2001a, 2001b).
2Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’enfance, en dépit des droits de l’enfant supposés unifier ce groupe social, demeure une catégorie extrêmement diverse et inégale. Phénomène qui paraît aujourd’hui s’accroître parce que les pronostics sur le devenir des individus interviennent de plus en plus tôt, triant et classant les enfants, accentuant les inégalités d’origine.
3Dans ce registre d’analyse, la sociologie de l’éducation a pris acte depuis longtemps déjà des lois de la reproduction sociale, critiqué fortement les inégalités devant la scolarisation ainsi que les notions d’aptitudes différentielles aux apprentissages, dont la notion de handicap socioculturel peut constituer une variante. Elle a également analysé la fabrication sociale de l’échec en tant que processus produit par l’institution scolaire, ainsi que résultat d’un rapport social et subjectif au savoir et à l’école. Au-delà des analyses de Bourdieu sur les déterminismes de naissance et les rapports de domination, la sociologie de l’éducation a aussi, de longue date, mis en évidence les idéologies naturalisantes et biologisantes à l’œuvre par exemple dans le discours sur les inégalités devant les apprentissages cognitifs (Bisseret, 1974 ; Plaisance, 1989). Les critiques concernant l’ethnicisation (Barrère et Martucelli, 1996 ; Charlot, Emin, et Peretti, 1999 ; Lorcerie, 2003) de l’échec scolaire ont par la suite bien montré comment certaines populations d’enfants sont stigmatisées par leur origine ethnique et culturelle, et comment leurs difficultés sont « héréditarisées » du point de vue d’une appartenance ethnico-culturelle construite comme variable immuable.
4Un nouveau cap a été franchi lorsqu’on s’est mis à conjuguer les déterminismes liés à l’origine avec le caractère soi-disant décisif de l’enfance, lorsqu’on a emmêlé dans les schèmes explicatifs sociogénèse et psychogénèse, par exemple en amalgamant les théories de la reproduction sociale et les théories de la répétition psychique. S’agit-il à proprement parler d’un nouveau modèle ou d’un ancien modèle déterministe « relooké » ?
QUESTIONS RÉCURRENTES OU NOUVEAU MODÈLE DÉTERMINISTE ?
5Soulignons que le modèle déterministe auquel nous sommes confrontés a des antécédents, une histoire, des sources. Il a déjà été repéré sous ses aspects héréditaristes les plus prononcés dans plusieurs travaux d’histoire des sciences, tout particulièrement autour du récurrent débat sur l’hérédité des comportements et de l’intelligence, fréquemment associé historiquement à un eugénisme racialiste (Gould, 1983 ; Lemaine et Matalon, 1985 ; Kevles, 1995). Une rhétorique sociologique et politique s’y est nourrie, et en dépit de quelques variations durant le XXe siècle, elle a ressurgi – c’est frappant aux États Unis – chaque fois que les politiques éducatives ont été révisées à la baisse ou ne parvenaient pas à se redéployer en fonction de nouveaux besoins ou de nouvelles attentes de populations mal adaptées au système dominant. L’argument déterministe a été alors maintes fois utilisé pour encourager un système d’enseignement à deux vitesses, voire préconiser un abandon éducatif de fait pour certaines populations.
6Remarquons que la notion même de modèle impliquant une certaine fixité, il faudrait peut-être lui préférer celle de conception modélisante ou de modélisation qui traduisent plus un processus en cours. Par ailleurs, nous ne pouvons ignorer le risque de confusion entre le plan des représentations et des pratiques sociales qui se prêtent à la modélisation, et le plan scientifico-théorique de la production critique de connaissances ou d’intelligibilité, c’est-àdire le niveau de construction d’un modèle de compréhension. Le premier plan concerne ce qui est de l’ordre d’une nouvelle normativité sociale mais aussi d’une nouvelle subjectivité, à l’œuvre tant chez les individus que dans les institutions, et qui s’exerce à travers des jugements, des classifications, des catégorisations normatives, des rationalités construites concernant le devenir des enfants. Alors que le second plan renvoie aux paradigmes dont se dote une discipline comme la sociologie et aux interprétations du réel qui en découlent, faisant une plus ou moins large place aux déterminismes ou, au contraire, à l’activité des individus.
7Soutenir, dans le champ de la sociologie de l’enfance, cette hypothèse d’un nouvel essor du déterminisme, n’empêche pas que ma posture de recherche soit par ailleurs orientée par une sociologie compréhensive et clinique par définition critique vis-à-vis des excès de la sociologisation des trajectoires individuelles sur-valorisant les causalités originelles.
LA PRÉCOCITÉ COMME INJONCTION ÉDUCATIVE
8Alors que les éducateurs tout comme les politiques se mettaient sous un idéal éducatif explicitement anti-déterministe, l’idée s’est diffusée dans la société depuis plus d’une trentaine d’années selon laquelle le développement des individus serait défini dans l’enfance, l’âge d’enfance serait déterminant de l’avenir comme du devenir. On pensait jusque dans les années soixante, selon un schéma évolutionniste déjà ancien, que l’enfant était avant tout immature, l’âge adulte étant l’aboutissement du développement, synonyme de la maturité, de l’être dans son achèvement. Tout a changé brusquement. On s’est mis à regarder l’enfant avec sa plasticité comme un être en progrès incessant. Le changement permanent, la capacité à se transformer, à innover constituent désormais de nouvelles valeurs sociales. L’adulte « accompli » est, du même coup, devenu un individu marqué négativement par sa stabilité. Sa maturité est synonyme d’immobilisme. Bref, le « jeunisme » a pris consistance.
9La publication en 1972 en France de Tout se joue avant six ans, l’ouvrage du pédiatre américain Dodson, peut être retenue pour significative de l’émergence de ce nouveau regard porté sur l’enfance restreignant de façon imagée les perspectives éducatives et ouvrant simultanément l’éducabilité, en la faisant remonter toujours plus en amont. La symétrie devient depuis lors, saisissante entre la progression des savoirs sur l’enfant et celle de l’influence accordée dans le champ éducatif aux déterminations psychologiques et sociologiques. Une pression inédite s’exerce sur les parents. Il leur faut assumer de nouvelles responsabilités, si ce n’est leur culpabilité dans ce qui arrive à leur enfant. Cette pression passe par une série de prescriptions de conduites parentales : ils sont censés désirer, toujours, leur enfant, programmer sa naissance « à point nommé », avoir intériorisé l’impératif de faire diagnostiquer toutes anomalies ou risques de pathologies. Il va sans dire que dès la grossesse puis après la naissance, ils doivent mettre en place un véritable programme « éducatif » commençant par la stimulation de leur fœtus, puis l’éveil du nourrisson. Ceux qui n’adhèreraient pas à cette nouvelle sollicitude éducative et à cette implication parentale forte sont très rapidement soupçonnés de « carence parentale ». Nous avons ainsi entendu lors de notre recherche sur la maltraitance dire de parents qui ne stimulent pas leur bébé qu’ils sont « carencés » ou « incompétents », l’exposant à des risques de troubles du développement. Cela peut aller jusqu’à une mise en cause psychologique lorsque des parents révèlent une trop grande ambivalence à accepter l’enfant qui leur est né (par exemple dans sa sexuation).
10Les apprentissages précoces deviennent une norme éducative, dès les années quatre-vingt, en relation avec la « découverte » par toute la société du bébé comme une personne, sous l’effet d’une médiatisation sans précédent des nouvelles connaissances scientifiques et de la psychanalyse d’enfants. Ce ne sont plus seulement les besoins physiologiques du bébé qui doivent être pris en considération mais aussi ses besoins affectifs, sensoriels, moteurs, relationnels, sa demande, son adresse à l’adulte ; puis ce sont ses « compétences », notion qui bien qu’évocatrice du domaine du travail et de la qualification professionnelle, n’a jamais été questionnée dans son application à la petite enfance. Cette éducation est précoce au sens où elle s’adresse aux bébés qui n’étaient pas encore objet d’éducation mais aussi au sens où elle génère l’idée d’être en avance sur un temps supposé normal des apprentissages. De ce fait, elle participe d’une extension des déficits cognitifs dès la toute petite enfance. Le modèle d’apprentissage ne s’est pas fait attendre. Les découvertes scientifiques et cliniques à propos du lien materno-fœtal ont ainsi été « gadgétisées » et présentées comme des techniques de « communication » avec le fœtus, voire des apprentissages in utero. De même que les travaux sur la stimulation intellectuelle et sensorielle réalisés avec des enfants souffrant d’arriération cérébrale grave ont pu être détournés en techniques d’émulation cognitive, en vue par exemple de préconiser la lecture au berceau1.
11Après les apprentissages précoces chez le bébé, aujourd’hui la figure de « l’enfant précoce » s’impose dans le champ scolaire et devient l’objet d’une nouvelle revendication parentale. Une catégorie et son acronyme lui ont d’ores et déjà été attribués : « enfant intellectuellement précoce » (EIP), sans que les praticiens n’identifient clairement la différence entre « enfant surdoué », « enfant brillant », « enfant précoce2 ». L’enjeu est ici de nommer un écart à la norme scolaire pouvant être mesuré au moyen de tests psychotechniques, afin de faire bénéficier ces enfants de mesures éducatives spéciales (passages anticipés, pédagogies adaptées, classes spéciales) pour leur éviter « l’ennui scolaire ». Les « enfants précoces » constituent selon moi un symptôme vivant de la montée de l’individualisme dans le champ scolaire, de ses démonstrations de l’inadéquation du système à ses usagers et du rôle escompté par les parents quant aux choix pédagogiques. Cette nouvelle classification va dans le sens d’une organisation différentielle et individualisée des rythmes d’apprentissage. À l’autre extrême se joue à l’école également un autre symptôme récurrent : « l’hyperactivité » avec « troubles de l’attention », qui n’est peut-être pas sans rapport avec la compétitivité entretenue dès le plus jeune âge. Je me demande si nous ne pourrions pas appliquer à ces enfants aux troubles comportementaux si répandus les catégories identifiées par Alain Ehrenberg et Robert Castel à propos des adultes : enfant fatigué d’être lui-même, enfant négatif, enfant par défaut.
LA PRÉDICTION ET LES “VULGATES PSY” SUR L’ENFANT
12L’appel aux aptitudes et performances précoces rencontre cette tendance récente qui consiste, au nom de la prévention, à formuler des prédictions de plus en plus précoces pour l’avenir de certains enfants. Ainsi, la prédiction scolaire intervient-elle parfois avant même l’école maternelle, renforçant de fait les logiques classificatoires déjà bien identifiées3, logiques qui président fréquemment aux logiques d’exclusion. Paradoxe apparent : les enfants dits précoces sont considérés comme ressortissant pratiquement d’une forme de handicap, et deviennent le symbole par excès des difficultés d’adaptation scolaire.
13La prédiction prend une tournure extrême, lorsque la situation actuelle d’un enfant fait l’objet de conjectures rétrospectives, consistant à interpréter, dans l’après-coup, les problèmes rencontrés comme prévisibles et contingents à ses origines. Et lorsque les explications ont épuisé les catégories du registre sociologique (reproduction, handicap socio-culturel, inégalités, discrimination, etc.), ce sont celles de la psychologisation qui se déploient en grand. Par exemple lorsque l’inventaire des « facteurs environnementaux » et affectifs (histoire familiale, organisation symbolique du groupe familial, comportements parentaux) tient lieu a priori d’explication causale des difficultés d’un enfant.
14Une recherche effectuée auprès d’instituteurs et de directeurs de quatre écoles maternelles situées dans une Zone d’Éducation Prioritaire4 m’avait ouvert les yeux sur ces faits. Elle m’a permis d’observer pour la première fois de manière aussi massive une mise en application, dans le champ scolaire, d’une notion de « risque d’échec » chez des enfants n’ayant pas atteint l’âge de la scolarité obligatoire. Les incidents dans le parcours scolaire d’un enfant, qu’ils soient avérés ou prévisibles, prenaient la tournure d’une destinée, construite comme telle par les enseignants. Le fait que l’enfant ne maîtrise pas le sens de l’école, qu’il n’ait pas intégré les significations, les codes et les rituels de cette institution scolaire, son inadéquation au statut d’élève, étaient renvoyés à des marqueurs sociaux ayant la force de ceux établis par la génétique dans le champ de la santé. Le marquage devenait plus redoutable encore, lorsque l’origine était construite plus ou moins sciemment comme une causalité a priori de la difficulté scolaire.
15La capacité à anticiper prime désormais sur les faits avérés, l’enjeu étant non seulement de classer les enfants en fonction de leurs aptitudes et comportements, mais aussi de les orienter le plus précocement possible. Ce modèle politique de « gestion des risques », bien identifié par Robert Castel, produit des discriminations par anticipation, et entraîne la vulnérabilisation, voire la désaffiliation des individus les plus fragiles. Dès le début des années quatre-vingt, des travaux sociologiques avaient mis au jour cette gestion, notamment à travers les critiques adressées au projet GAMIN (Gestion automatisée de la Protection maternelle infantile). Au nom d’un souci médico-social, le dépistage des enfants et des familles à risques s’avérait finalement les stigmatiser selon des critères sociaux et non strictement sanitaires et organiser pratiquement leurs trajectoires d’exclusion. Le remède, technocratique fut critiqué pour être pire que le mal qu’il était censé traiter.
16Aujourd’hui une série de vulgates (Gavarini et Petitot, 1998) et de croyances issues de la psychanalyse contribuent à cette tournure prédictive, parmi lesquelles la notion de traumatismes infantiles qui est venue renforcer en le fondant soi-disant le « tout se joue dans l’enfance ». L’enfant est représenté comme incarcéré dans les problématiques parentales. Maltraité, non désiré, carencé, abusé, il est victime des siens, de son milieu, victime d’évènements psychiques traumatiques devant lesquels il ne pourrait qu’être passif. La théorie psychanalytique est largement détournée de sa philosophie par ce « discours psy » peu fidèle à l’esprit freudien et à la compréhension de la vie psychique, de ses modalités, de ses fantasmes et de sa « réalité ».
17La perception d’un enfermement de l’enfant est également renforcée par cette idée que le lien parents/enfant est pris dans l’histoire familiale et parentale – ce que certains appellent le trans-générationnel – et sous l’emprise des générations vivantes mais aussi de celles qui les ont précédées. C’est un lien invisible, qui couve dans les secrets de famille et hante les sujets5. Il désigne ce qui se répète, ce qui se transmet à la vie psychique d’un sujet, enchâssé dans la succession des générations. C’est le fil conducteur de pathologies psychiques comprises à la manière d’un système, comme l’analysent les théories systémiques de la communication. La destinée d’un individu est dépendante de ce dispositif généalogique. Tout peut y être rapporté en assignant le fonctionnement familial à l’origine des troubles, en particulier de la psychose. Il faut souligner que c’est au moment même où l’ordre traditionnel qui organisait les rapports entre les générations a été contesté, qu’est apparu cet autre mode de représentation d’une hérédité les liant inéluctablement. Le raisonnement causaliste est présent aussi à travers l’usage de la notion de répétition intra-familiale très répandue chez les travailleurs sociaux. La maltraitance, les pathologies psychologiques ne pourraient que se répéter d’une génération à l’autre. Le système intergénérationnel est un univers clos prédisposant les comportements des individus qui en font partie. Au fond certaines attitudes et certaines dispositions se transmettraient presque génétiquement, sans même faire l’objet d’un dire.
18Les faits et les comportements individuels ne se laissent évidemment pas réduire à ce type de loi sociologique. Toutefois, la représentation de déterminismes quasi invisibles qui agiraient dans l’ombre psychique des sujets a reçu un fort écho imaginaire, jusqu’à ce qu’on parle plus communément de « résilience », c’est-à-dire au fond de ce que la psychanalyse connaît bien, à savoir la dynamique des sujets. Car en effet le savoir de la clinique établit que si certains individus se construisent dans une névrose de répétition, encore faut-il des circonstances singulières pour qu’ils mettent en jeu leurs identifications de cette manière et soient conduits à prendre psychiquement la place de celui ou celle qui les a fait souffrir, enfants.
19En résumé, les modèles à travers lesquels nous pensons l’enfance, à travers lesquels nous percevons les enfants, sont marqués par des références qui limitent l’idée d’un sujet : que ce soient la référence à la victimologie, aux traumatismes, au transgénérationnel, ou la conscience aiguisée de l’hérédité et du poids des déterminations de naissance, les logiques médico-sociales classificatoires, ou encore la référence insistante à la réussite individuelle, dès le plus jeune âge.
L’ENFANT VICTIME, L’ENFANT ACTEUR : UNE OSCILLATION BIEN ACTUELLE
20Disons clairement que nous pouvons à la fois ne pas méconnaître les déterminismes pesant sur l’enfance et prendre en considération les enfants en tant qu’individus aux expériences singulières. C’est à mon sens notre défi, en tant que sociologues de l’enfance issus notamment de la sociologie de l’éducation que de reconnaître que les enfants ne sont pas intégralement assujettis aux logiques sociales, qu’ils agissent, soutiennent de plus en plus leur parole dans de multiples types de relations, qu’ils résistent face aux inégalités de naissance mais aussi face aux emprises des institutions, qu’ils sont résilients en réaction à des malheurs. De nombreux progrès ont par ailleurs été accomplis, sociologiquement parlant, dans la considération des enfants, du moins dans les milieux sociaux au fait des théories éducatives et psychologiques concernant le bon développement, les besoins de l’enfant ou encore la prévention. La société semble même plus pédocentrée que jamais. L’enfant est devenu un acteur social ; il est sujet de droits propres ; il est un interlocuteur que l’on consulte par exemple lorsque le divorce de ses parents est conflictuel. Les adultes reconnaissent désormais plus volontiers qu’il est maltraité. L’enfant est écouté, voire même hyper écouté. Bref, les enfants d’aujourd’hui sont peu assignables aux schèmes classiques de la reproduction, comme, d’ailleurs à ceux des traumatismes infantiles.
21Cependant l’enfant de notre société occidentale, au quotidien et à l’avenir planifiés, fait aussi en partie illusion de sujet aujourd’hui. Les apparences de considération sociale ne garantissent pas que l’enfant soit mieux respecté dans sa citoyenneté, mieux entendu dans sa singularité, accueilli dans sa subjectivité. On peut toutefois reconnaître du point de vue d’une sociologie de l’enfance que la société est en train de sortir du schéma de la domination à l’égard des enfants. La « démocratisation » de la famille est passée par là, les enfants se sont émancipés de la dépendance à une autorité adulte toute puissante et répressive, comme l’analysent plusieurs observateurs (Renaut, 2002). Cependant, la face plus sombre de cette démocratisation ne manque pas de nous apparaître d’une part à travers une mise en difficulté de l’exercice de l’autorité, et, d’autre part, avec la montée en puissance de la notion d’abus tant dans l’espace intime et familial que dans les institutions éducatives et scolaires. Hormis le soupçon diffus qui pèse aujourd’hui sur tout éducateur, la notion d’abus, d’une consistance imprécise, a tendance à absorber toutes les anciennes figures sous lesquelles se présentait classiquement l’enfant en danger. L’abus est en lien étroit avec une famille et des modes d’éducation en plein remaniement, avec un contexte marqué par la transformation des rapports entre les générations et les sexes suivant l’évolution suivante : de la domination vers des rapports de parité. Le consentement de chacun est devenu le principe régulateur de la vie privée. Ces transformations ont eu des effets sociaux et imaginaires considérables, notamment dans le nouage des problématiques déterministes dans la conscience collective.
ALORS… L’ENFANT EST-IL UN SUJET ?
22La sociologie de l’enfance de langue française a implicitement adopté les postures et les paradigmes issus de la sociologie compréhensive (sociologie de l’expérience et de l’action ou des interactions, voire les sociologies de l’individualisme). Nous ne sommes pas quittes pour autant de définir collectivement comment nous instrumentalisons ces catégories de l’acteur et du sujet, s’agissant des enfants. Si je repense au corpus des travaux exposés lors des diverses rencontres du comité de recherche sociologie de l’enfance, il me semble que le sujet de l’action y est incarné dans l’enfant d’une part en tant qu’individu solitaire et, d’autre part, en tant qu’individu pris dans un groupe, le collectif des enfants. Ce sont même des acteurs bien vivants, comme les enfants dans la cour de récréation, les enfants photographes du quotidien, dans le jeu, dans la classe, les goûters d’enfants, etc. Nous travaillons sur le terrain, nous écoutons des enfants et des éducateurs, et ce qui nous « saute aux yeux » ce n’est pas forcément l’homogène ou les processus sociaux, mais le caractère singulier des expériences, des valeurs et des représentations. Le reconnaître, ce n’est pas céder au subjectivisme ou au relativisme mais tenter de rendre compte de l’écart existant toujours entre individus et système, de pointer l’hétérogénéité actuelle des systèmes et des valeurs entre lesquels chaque acteur navigue, joue et s’inscrit ainsi que d’entendre les façons de subjectiver des enfants, y compris dans le cadre des déterminations les plus marquées.
23La sociologie de l’éducation, comme la sociologie générale, devraient toutefois nous éviter de nous rabattre trop naïvement sur les individus comme objets de connaissance, selon une tendance très actuelle. En d’autres termes, si les grands dualismes individu/société, sujet/système social ont vécu, et s’ils sont subvertis par des approches de l’expérience individuelle ou des subjectivités, ces oppositions se brouillent aujourd’hui dans ce fait que les déterminismes peuvent fort bien se concilier avec le primat des individus tel que le donnent à voir nos sociétés mues par le libéralisme économique, ainsi que par l’individualisme en tant qu’idéologie.
24Si la voie vers le sujet a été ouverte en rupture avec les explications sociologiques généralisantes, ce n’est pas qu’en raison de perspectives plus intelligentes. L’émergence de nouvelles problématiques sociales, en relation avec l’affaiblissement des liens collectifs, et le défaut de lien social y est sans doute aussi pour beaucoup. Ainsi, la « découverte » du sujet par les sociologues coïncide, soyonsen conscients, avec les effets dévastateurs de la compétition sociale sur tout un chacun dès l’enfance, et donc avec l’émergence dans la société de ces figures que Robert Castel, travaillant quant à lui sur les adultes, qualifie d’individus négatifs, qui se désignent par leurs problématiques d’échecs ou d’inscription chaotique. C’est un sujet mis en crise au niveau de ses processus de construction et d’affiliation sociale, qui est rendu visible aux sociologues à travers ses ruptures et ses décrochages.
25Aussi, après les excès de la sociologisation, il existe un réel risque de trop individualiser, voire de psychologiser, l’appréhension des expériences des enfants en déniant les processus sociaux qui les sous-tendent. S’il s’agit de nous rabattre sur les enfants pour les tenir pour responsables de leur inadéquation au système, de leurs difficultés d’apprentissage, de leurs défaillances, voire de leurs échecs, nous n’aurons pas avancé. Cela pourrait être un des axes de recherche de la sociologie de l’enfance que de comprendre comment les enfants s’acquittent de l’injonction faite à tout individu à être soi dès le plus jeune âge et dans tous les domaines de leurs expériences, qu’elles soient scolaire, cognitive, culturelle, affective ou relatives à leurs loisirs.
26Considérer l’enfant comme sujet dans notre travail de recherche suppose à mon sens de ne pas ignorer l’attraction permanente qui se joue entre l’individu promu par l’individualisme libéral dominant, le sujet citoyen des droits de l’Homme, en l’occurrence le sujet des Droits de l’enfant, l’acteur social de la sociologie de l’action et le sujet de la subjectivité tel que nous pouvons le concevoir à la lumière de la psychanalyse, un sujet en quête d’autonomie, bien que travaillé par le conflit psychique et par son inconscient.
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Notes de bas de page
1 L’un des initiateurs de cette orientation est un médecin pennsylvanien Glenn Doman, qui dès les années soixante, lance l’idée des apprentissages précoces.
2 Je m’appuie ici sur les travaux du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent du centre Henri Rousselle, Hôpital S te Anne (en particulier ceux de C. Meljac, S. Jean-Calmettes, M. Bergès-Bounes) cf. Journal Français de psychiatrie, « La culture des surdoués ? », n°18, 2003.
3 Pour la critique de ces logiques, cf. notamment Vial, 1990 ; Gateaux, 1999 ; Plaisance, 1999 ; La Lettre, 2001.
4 Cette ZEP est située en Seine-Saint Denis, dans un quartier dit socialement défavorisé. Les écoles en question accueillaient un nombre important d’enfants scolarisés à l’âge de 2 ans et demi – trois ans. Cette recherche a été effectuée en 1989-1990, en collaboration avec Bernard Charlot.
5 Sur les secrets et les silences de famille, les cryptes, les fantômes, les deuils, les hontes, de nombreux ouvrages sont parus, parmi lesquels plusieurs titres font référence, notamment Abraham et Torok, 1987 ; Tisseron et al., 1995.
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