L’amnistie : « L’incident est clos » ?
p. 275-277
Texte intégral
1L’amnistie adoptée en décembre 1900, dans le sillage de la grâce de Dreyfus, constitue un moment traumatisant pour les dreyfusards puisqu’elle consacre, selon le mot fameux de Léon Blum, la rupture de « l’unité de la Grande Église ». Dans une formule devenue classique, il distingue les « révolutionnaires » et les « politiques », ceux qui refusent la stratégie du gouvernement et ceux qui l’acceptent, Clemenceau et Jaurès1. La typologie paraît opératoire si l’on accorde une place aux familiers pour lesquels le calvaire de l’homme est une donnée incontournable.
2La grâce de Dreyfus, pesée et négociée, accordée le 19 septembre 1899, avait été admise par beaucoup comme une solution humaine. Mais l’ordre du jour du général Galliffet, daté du 20 septembre, provoque un choc2 et suscite des interrogations sur les intentions gouvernementales. La grâce ne serait-elle pas le prologue calculé d’une amnistie qui constituerait une nouvelle compromission de l’État ? N’est-ce pas le sens de la formule du ministre de la Guerre qui « demande […] d’oublier ce passé pour ne songer qu’à l’avenir » ? Le dépôt du projet de loi au Sénat, en mars 19003, suscite encore une protestation générale du camp dreyfusard. Alfred Dreyfus, Georges Picquart, Émile Zola, Joseph Reinach écrivent au Sénat. Joseph Reinach et Francis de Pressensé présentent ensemble « l’amnistie Mercier » comme une nouvelle étape des « banqueroutes de la conscience4. » Mais la force des arguments n’est déjà plus la même pour tous.
3Le débat qui les oppose porte sur le lien qui aurait été établi dès l’origine, et de façon machiavélique pour certains, entre la grâce et l’amnistie, et donc sur la pleine acceptation par Waldeck-Rousseau de la « politique de l’éponge5 » dictée par le général Galliffet. En la matière, les « politiques » admettent les arguments du président du Conseil pour lequel l’amnistie est le premier pas d’une stratégie générale. Elle permettra de sortir de l’Affaire, évitant les « six mois de polémiques et d’outrages » d’un procès Mercier, pour que le gouvernement puisse donner à la République sa « charte définitive6 », en réglant notamment la question religieuse. L’amnistie est donc conçue dans la tradition palingénésique de l’amnistie de la Commune comme une deuxième naissance de la République. Jaurès prend le président du Conseil au mot : « Il y a une charte républicaine à écrire7. » Il attend les actes.
4L’amnistie est donc, pour Waldeck-Rousseau, la prudence au service de la défense et du progrès de la République, la raison républicaine en quelque sorte. L’argument ne peut pas être entendu par les « révolutionnaires ». Pour eux, l’amnistie est une nouvelle expression de la raison d’État qui protège les militaires et exonère les politiques de leurs compromissions : « Il est des miséricordes qui sont des complicités8. » Bien plus, ils considèrent l’amnistie comme une démission cautionnée par Dreyfus et ses proches qui ont accepté la grâce prélude à l’amnistie. L’une puis l’autre ont fait ou feront disparaître le seul moyen de rétablir la vérité et de sauver la République : l’action judiciaire. Ils réaffirment que le salut de la République passera par l’affirmation du droit et non par les calculs politiques. L’élimination du danger nationaliste passera par un nouveau procès effaçant les « ignominies » des deux conseils de guerre. Dans ces circonstances, on lit sous leurs plumes une certaine déception à l’égard du capitaine, qui n’est pas jugé à la hauteur de la cause qu’il incarne. Depuis longtemps, les dreyfusards avaient montré que la cause dépassait l’homme. Mais ils sont nombreux, au moment de la grâce et de l’amnistie, à développer, avec plus ou moins de nuances et de restes d’affection, la thèse de l’égoïsme du capitaine et de son manque d’héroïsme.
5Pour ces « révolutionnaires », l’amnistie est une illusion, « une trêve mensongère qui ne durera pas même un jour9 », qui empêchera de tirer les leçons de l’Affaire et de réveiller une population engourdie par la propagande nationaliste. On observe là, pour la première fois dans l’histoire de l’amnistie républicaine, une méfiance à l’égard d’une pratique ancrée à gauche. L’amnistie peut être un instrument de la raison d’État, non pas un moyen de la justice mais une trahison de la justice, un mauvais exemple pour le peuple, un mauvais tour joué à la démocratie. Seule la justice peut permettre l’apaisement du conflit civil par le triomphe de la vérité et la consolidation de la République par la soumission de ses ennemis. L’amnistie, qui est selon le mot même de Dreyfus, « une négation de la justice », n’est pas impossible, mais elle doit être précédée par la justice car « le premier devoir social est de rendre la justice10 ».
6Le moment de l’amnistie de l’Affaire constitue donc un moment fondateur où s’affirme un dreyfusisme militant, qui se définit lui-même comme la sentinelle inébranlable d’une République assise sur ses principes fondamentaux. L’analyse qu’en fait Pierre Vidal-Naquet témoigne de la permanence et de la force de ce tempérament11. Le combat contre l’impunité de la hiérarchie militaire en est une constante. Selon lui, le droit s’incline trop souvent devant la force avec la complicité de ceux qui devraient le garantir. C’est « la gangrène dans la République », thème central du combat dreyfusard qui prend une résonance considérable dans les débats sur l’amnistie vécue comme la négation même du Droit. Dans son analyse, Pierre Vidal-Naquet établit un parallèle entre la Commune, l’affaire Dreyfus et la guerre d’Algérie pour démontrer que l’amnistie a toujours été mise au service de l’impunité des militaires qui bravaient les principes essentiels de la République. L’amnistie de la guerre d’Algérie est contenue dans l’amnistie de l’affaire Dreyfus, qui elle-même était contenue dans l’amnistie de la Commune laquelle, tout en rendant leur liberté aux communards, ne constituait pas un manifeste suffisamment éloquent des excès d’une justice militaire au service des pouvoirs de la réaction.
7Waldeck-Rousseau, le dreyfusard, choisit le réalisme gouvernemental, refusant, au nom de la défense de la République, d’aller plus avant dans la mise en cause de l’armée. Les « révolutionnaires » doivent s’incliner, il n’est plus question de procès12. L’épuration de l’armée, la lutte contre les « cléricaux », la réhabilitation de Dreyfus prennent, dans les années suivantes, des chemins différents. Zola lui-même admettra que tout n’avait pas été inutile et que l’amnistie n’avait pas effacé des mémoires la force des affrontements et la grandeur de la lutte pour les principes fondamentaux, que la mémoire de ce combat pouvait, par elle-même, au-delà de l’amnistie, constituer une garantie pour l’avenir :
Brutalement on a supprimé la vérité que j’aurais pu faire, la justice que je me serais fait rendre. […] Je constate simplement, je ne me plains pas, car mon œuvre est quand même faite13.
Notes de bas de page
1 Léon Blum, Souvenirs sur l’Affaire, Paris, rééd. Gallimard, « Folio histoire », 1981, p. 145.
2 Ordre général du ministre de la Guerre : « L’incident est clos ! ».
3 Journal officiel, séance du 1er mars 1900, p. 36-37.
4 L’Aurore, 9 février 1900.
5 L’expression est du journaliste Jules Cornély dans un article du Figaro au début de l’année 1899.
6 Pierre Waldeck-Rousseau, Journal officiel, séance du 2 juin 1900.
7 Jean Jaurès, La Petite République, 5 juin 1900.
8 Francis de Pressensé, L’Aurore, 5 janvier 1900.
9 Francis de Pressensé, L’Aurore, 3 juin 1900.
10 Alfred Dreyfus, Carnets (1899-1907), édition établie par Philippe Oriol, préface de Jean-Denis Bredin, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
11 Pierre Vidal-Naquet, « Préface », in Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie, Paris, Fasquelle, 1901, rééd. 1982 Maspero avec une postface de Jean-Louis Lévy, p. 31.
12 Paul Bénichou, « Entretien sur l’affaire Dreyfus », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, no 137, juillet-septembre 1995, p. 11.
13 Émile Zola, L’affaire Dreyfus. La vérité est en marche, Paris, rééd. Garnier-Flammarion, 1969, p. 196.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008