L’omniprésence de la rue
p. 271-273
Texte intégral
1Des mois durant, l’affaire Dreyfus se déroule sur la seule scène judiciaire, ne réservant à la rue que la portion congrue1. Les antidreyfusards à l’offensive sur le très légitime terrain du droit n’ont aucune raison de jouer d’autres cartes, et la riposte dreyfusarde doit à sa base sociale de s’engager d’abord par voie de presse sous la forme de manifestes et de pétitions. Un tournant s’opère à la parution de « J’accuse !… », en janvier 1898. Les antidreyfusards, soudain réduits à la défensive sur leur propre terrain, se réapproprient la pétition quand ils en avaient décrié le principe2 puis, dans un accès de fièvre suscité par le recul de Fachoda et la perspective de révision du procès, recourent à la rue. En province et en Algérie, de violents troubles antisémites, parfois suivis de mort d’homme, affectent plus de cinquante villes en janvier et février 1898, attestant d’une xénophobie populaire, toujours propre à resurgir3. À Paris, ces manifestations antisémites demeurées d’abord le fait des étudiants, débutent au Quartier latin puis essaiment vers le domicile d’Émile Zola, le quartier des journaux ou les sites militaires.
2Les manifestations nationalistes advenues à partir de l’automne, en réponse à la mobilisation dreyfusarde qui élargit alors son assise (quand même elle s’en tient alors à des meetings), sont plus spécifiques à la capitale et revêtent une dimension plus stratégique en s’attaquant aux présidents du conseil ou de la République. Il en va ainsi du rassemblement de la Ligue des patriotes contre Henri Brisson, le 25 octobre 1898, à l’occasion de la rentrée des Chambres, puis après la mort de Félix Faure, le 16 février 1899, de ceux ayant Émile Loubet pour cible, après son élection, à son arrivée, gare Saint-Lazare et, la semaine durant, au cours de tous ses déplacements, aux cris de « Démission, à bas Loubet, vive l’armée ». Même phénomène le dimanche 4 juin 1899, après l’arrêt favorable rendu par la Cour de cassation sur la demande en révision du procès Dreyfus. La Ligue des patriotes mobilise ses forces au pesage de l’hippodrome d’Auteuil à l’occasion du Grand Prix et, à la faveur de carences du service d’ordre qui ne laissent pas d’interroger, hue copieusement le président la République et va jusqu’à le malmener.
3Avec la mobilisation du 23 février 1899, les menaces cessent de relever de la symbolique. Déroulède, qui nourrit d’effectifs projets de complot, rassemble quelques milliers de ligueurs place de la Nation et tente de convaincre le général Roget de les suivre, place de la Bastille et de là « à l’Elysée » puis, faute d’y parvenir, prend d’assaut la caserne de Reuilly. Traduit, en mai, en Haute Cour, il clame fort avoir voulu soulever le peuple et l’armée contre les parlementaires et revendique d’être poursuivi à ce titre. À peine acquitté, il se prépare à réitérer. Mais le rapport des forces politique s’est entre-temps modifié. Le ministère Dupuy est tombé le 12 juin 1899, après la manifestation d’Auteuil, sur un ordre du jour affirmant la résolution de la Chambre « à ne soutenir qu’un gouvernement décidé à défendre avec énergie les constitutions de la République et à assurer l’ordre public ». L’abstention des élus modérés a permis, pour elle, la formation du cabinet Waldeck-Rousseau qui prend au sérieux les menaces de coup d’État et condamne cette fois Déroulède à l’exil.
4Les républicains ont jusqu’alors dénié toute légitimité à la manifestation de rue, tenue pour une intolérable pression sur la Chambre, seule expression légitime du peuple souverain4. L’Affaire amorce à cet égard un tournant. La contre-offensive dreyfusarde s’est engagée par voie de presse avant de l’emporter sur le terrain juridique. Leur victoire, qui réduit les antidreyfusards à user de la rue, légitime simultanément la riposte dreyfusarde, sinon sur le terrain de la rue, du moins sur celui de la mobilisation collective. Le 4 juin, ils tentent de contre-manifester à Auteuil puis mobilisent en propre, huit jours plus tard, à l’occasion du Grand Prix hippique de Longchamp à l’appel de La Petite République. Le quotidien invite ses lecteurs à y venir ovationner le président Émile Loubet pour ainsi contrer l’action des « antisémites, monopolisateurs du patriotisme » et imagine donc une démonstration homothétique de la précédente dont elle se veut réparatrice. Le lieu, peu populaire s’il en est, pas même public, se veut, ce jour, symbolique de la capitale, de son peuple et de ses rues, auréolées du caractère sacré conféré par l’histoire mais altérées depuis une décennie par les « menées nationalistes qui [les] déshonorent5. » Les dreyfusards entendent en restaurer le sens et les vertus en mobilisant le « peuple de 1789-1793, 1830, 18716 ».
5Les mouvements de février relèvent à bien des égards de la violence émeutière et spontanée en milieu urbain, inscrite de longue date dans les formes de la protestation collective. Ceux de la fin 1898 et de 1899 présentent un caractère sensiblement plus hybride. Ils demeurent dépourvus de tout ordonnancement et peuvent s’inscrire dans la logique des « journées » qui ont rythmé le premier XIXe siècle. Ils s’organisent toutefois à l’appel de journaux ou de ligues qui ont su s’approprier les techniques d’agitation et les hommes de main révélés par la crise boulangiste, aux dires mêmes du préfet Lépine qui souligne la différence entre les « cohues boulangistes tapageuses mais sans cohésion, violentes mais sans discipline » et « les bandes de ligueurs commandées par des chefs, organisées, obéissant à des mots d’ordre, bien en main7 ». Ils s’inscrivent, en outre, dans les espaces et les temps convenus de la politique dans son acception la plus institutionnelle, ne produisent d’effets qu’à la condition de rencontrer des stratégies de parlementaires auxquels ils servent d’arguments, et sont au contraire condamnés à l’impuissance si l’institution sur laquelle ils comptaient — l’armée, s’agissant de Déroulède —, se refuse à se reconnaître dans une stratégie qui la requiert. Les mobilisations antidreyfusardes, perçues comme autant de « mouvements de la rue » hérités d’un passé qu’on tenait pour révolu, ont, en fait, pour meilleur effet de précipiter les basculements et redéfinitions des systèmes d’alliance en précipitant la victoire de leurs adversaires — républicains légalistes.
6Ce processus s’opère implicitement entre février et juin 1899, quand l’antidreyfusisme républicain et libéral se sépare de ses alliés d’hier après qu’ils se sont révélés prêts à renverser l’État libéral par la violence au besoin, permettant aux adversaires dreyfusards d’avoir gain de cause. Paradoxalement, il participe de cette conversion qui permet à terme aux républicains de s’approprier la rue et la mobilisation de masse pour de possibles modalités d’action. Le 19 novembre 1899, l’inauguration de la statue dite Le triomphe de la République de Jules Dalou, place de la Nation, advenue après l’instauration du gouvernement de défense républicaine et la libération du capitaine Dreyfus, peut faire figure cette première « manifestation de souveraineté » déployée dans Paris. Elle engage un processus de légitimation de la manifestation qui mettra quelques décennies avant d’aboutir.
Notes de bas de page
1 Isabelle Morzadec, Les Manifestations de rue à Paris à l’époque de l’affaire Dreyfus, mémoire de maîtrise, Université Paris I, 1985.
2 « Tous ces aristocrates de la pensée viennent à affirmer qu’ils ne pensent pas comme la vile foule », écrit Maurice Barrès.
3 Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite : un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998.
4 Danielle Tartakowsky, Le Pouvoir est dans la rue. Manifestations de rue et crises politiques, Paris, Aubier, 1997.
5 Cité par Isabelle Morzadec, op. cit.
6 Selon l’interprétation qu’en donne, il est vrai, Le Libertaire, 20 août 1899. La référence à 1871 ne fait alors pas consensus.
7 Louis Lépine, Mes souvenirs, Paris, Denoël, 1993, p. 224 et suiv.
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