Introduction. Une affaire de sons
p. 249-254
Texte intégral
1Tourbillon, « kaléidoscope social », l’Affaire s’est glissée dans les prétoires comme dans les mess des officiers. Elle a envahi le forum, le Quartier latin, la rue « omniprésente », les salles de meeting, mais aussi des lieux « subvertis » pour l’occasion, tels les hippodromes de Longchamp et d’Auteuil ou, dans les représentations romanesques, le salon de Madame de Villeparisis et l’allégorique île des pingouins. Elle a aussi redécoupé le temps, au gré des événements, et on a voulu en capter ici quelques moments, celui, quelque peu insaisissable, où une rumeur, celle des aveux de Dreyfus, naît, s’interrompt — est étouffée — puis réapparaît, enfle, et à nouveau s’éteint, ou plutôt redevient souterraine. Un autre moment, précis, celui-ci, à la fois juridique et politique, celui de l’amnistie, comme un couvercle pour refermer la boîte de Pandore, une volonté, une tentative pour mettre fin au désordre, refermer la parenthèse, clore l’incident. Un troisième, encore, celui, moins souvent exploré, de l’éloignement dans le temps, de l’affaire après l’Affaire, quand elle ne vit plus que dans la mémoire de ces demi-soldes « désaffairés », qui peinent à se résigner à la quotidienneté revenue.
2C’est par le bruit, par les sons, que je voudrais tenter d’établir un lien entre ces morceaux d’espace et ces fragments du temps : il m’a semblé que les différentes contributions qu’on va lire pouvaient être associées pour former un paysage sonore de l’affaire Dreyfus, que j’évoquerai dans une sorte de decrescendo. L’Affaire, telle qu’elle se déploie dans la rue, dans les amphithéâtres ou les salles de meeting, est bruit, tumulte, cris, déchaînement verbal qui souvent dégénère en affrontement physique, comme si la parole une fois libérée (« Ils en ont parlé ! ») ne pouvait aller que vers l’excès, le paroxysme. Paroles d’invectives, de menaces, de haine. Mais aussi à certains moments, parole de vérité dans toute sa force, sa « rudesse », semblant sortir du puits de la gorge, comme dans cette description faite par Joseph Reinach du réquisitoire du procureur général Jean-Pierre Manau en faveur de la révision de la condamnation de Dreyfus :
Comme les sanglots lui montaient à la gorge, le vieillard faisait effort pour les refouler, élevait la voix, cherchait à la rendre rude1.
3Mais le paysage sonore de l’affaire Dreyfus, c’est encore le murmure, le bruit de fond, la rumeur qui se propage, comme on dit, de bouche à oreille, et que personne ne peut arrêter. Une contagion qui atteint même l’armée, « la Grande Muette », où le trop bavard capitaine Charles Lebrun-Renault répand la légende des aveux. L’histoire de l’affaire Dreyfus, c’est un cauchemar d’enseignant, un chahut impossible à contrôler, un silence jamais obtenu par celui ou ceux qui essayent d’arrêter le processus en disant : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus ! », ou : « La question ne sera pas posée… ». Arrive pourtant un moment, avec l’amnistie de Waldeck Rousseau, où le silence est officiellement décrété, imposé, mais en contrepartie de l’oubli : « C’est bon pour cette fois, on n’en parle plus… ». « Silence dans les rangs ! » ajoute le (surveillant) général de Galliffet… Reste à savoir si le silence pouvait et devait se rétablir, ce qu’ont contesté nombre de dreyfusards ; comme le bruit, le silence peut en effet devenir pesant, insidieux, gênant, ce qui semble encore, un bon siècle après l’Affaire, ressenti dans l’armée, au point que, nous dit André Bach, « l’affaire Dreyfus reste un point dont on n’a pas envie de parler dans les popotes d’officiers ».
4Mais d’abord le bruit et la fureur, le charivari :
Lors faisaient les Trublions grant tintamarre par la ville, cité, et université, chacun d’iceulx frappant avec cuiller à pot sur trublio, ce qui est à dire marmite de fer et casserole en françois, et estoit concert bien mélodieux. Et alloient gridant : « Mort aux traîtres et marranes ! […] Longue vie à Tintinnabule2 ! »
5Cette description faite par Anatole France à travers l’allégorie des Trublions du paysage sonore antidreyfusard se retrouve dans le Quartier latin évoqué par Alain Monchablon, comme dans la rue, « cette autre scène de l’Affaire » que Danielle Tartakowsky fait revivre. Plusieurs temps forts, plusieurs poussées de fièvre : janvier-février 1898, le moment de « J’accuse !… » et du procès Zola où, aux cris de « Conspuez Zola ! » s’ajoute bien souvent la sinistre clameur de « Mort aux juifs ! » L’automne 1898 ensuite, quand, après la courte dépression du suicide du commandant Henry, les antidreyfusards se ressaisissent, manifestent à Paris à l’appel de la Ligue des Patriotes, autour de la salle Wagram le 2 octobre, puis contre Brisson le 25 octobre.
6Une nouvelle flambée se déclenche en février 1899 au moment de la mort du président antidreyfusard Félix Faure et de l’élection du dreyfusard Émile Loubet, et c’est la tentative avortée de coup de force par Déroulède. Enfin en juin 1899, quand on annonce la révision, c’est la manifestation contre le président Loubet de l’hippodrome d’Auteuil le 4 juin. Mais on a l’impression de voir alors basculer le rapport de forces, puisqu’une semaine après, le camp dreyfusard réussit, comme l’écrit Danielle Tartakowsky, « une démonstration homothétique de la précédente, dont elle se veut réparatrice ». La réussite du 11 juin 1899 inaugure, peut-être, une importante mutation qui permettra à terme aux Républicains de « s’approprier » la rue.
7Mais il faudra plusieurs décennies, remarque Danielle Tartakowsky, pour que le processus aille à son terme. Faut-il attendre pour cela que l’ère des processions religieuses soit à peu près close ? La rue dans l’affaire Dreyfus apparaît moins comme un lieu de parade, de défilé liturgique, que comme un lieu d’affrontement. On est plus près des journées du XIXe siècle que des grands défilés des XXe et XXIe siècles. Mais le degré de violence n’atteint plus celui du Paris des révolutions, et les heurts entre les deux camps opposés comptent au moins autant que les affrontements avec les forces de l’ordre. Certes, les antidreyfusards ont attaqué le pouvoir républicain, mais, au total, Déroulède et ses amis ont échoué assez piteusement dans leurs tentatives insurrectionnelles. En revanche, quand il s’agissait d’acclamer l’armée, de conspuer Zola, les juifs, le « syndicat », on peut dire que « la rue » s’avérait réceptive.
8Chez les étudiants, qui constituent « une sorte de chœur de la tragédie », on observe des phénomènes analogues. Les étudiants antidreyfusards sont particulièrement prompts à s’enflammer, et ce sont leurs manifestations qui inaugurent, avant même la parution de « J’accuse !… », le « moment antisémite3 », leurs cris d’hostilité aux juifs saluant l’acquittement d’Esterhazy. Dès novembre 1897, ils ont conspué Scheurer-Kestner sur leur territoire, au jardin et au palais du Luxembourg. Cette déferlante antidreyfusarde désole Zola, qui évoque avec nostalgie dans sa « Lettre à la Jeunesse », en décembre 1897, les « flambées de juvénile justice » qui agitaient le Quartier au temps du Second Empire.
9Même la sage Association générale des étudiants (« l’A »), parrainée par le corps professoral, participe au concert des blâmes infligés à Zola, mezzo voce il est vrai, et surtout par respect des autorités. Si le déferlement antidreyfusard a été précoce, les étudiants dreyfusards commencent à s’organiser au printemps 1898 pour susciter « le réveil du Quartier latin ». Ils s’appuient sur leur bastion de l’École normale supérieure, et, à un moindre degré, sur une Sorbonne plus partagée. Fin 1898, les étudiants républicains et socialistes ont l’impression d’avoir reconquis le Quartier latin. Mais c’est seulement en juin 1899 que « l’A » flétrira les nationalistes quand ils s’en prendront à Loubet.
10Les étudiants dreyfusards, longtemps minoritaires, ont été perçus a posteriori comme les vainqueurs, comme en témoigne la célèbre enquête d’Agathon, qui n’hésite pas à affirmer en 1912 :
Il y a 15 ans la jeunesse intellectuelle, formée par l’idéalisme universitaire et une culture cosmopolite, était tout entière gagnée au socialisme international4.
11Affirmation servant à conforter la thèse du « sursaut nationaliste » de la jeunesse héroïque de 1912, mais affirmation totalement contraire à la réalité historique d’un monde étudiant très partagé au temps de l’Affaire. Si la politisation étudiante qu’inaugure l’affaire Dreyfus va s’avérer durable, on n’a pas encore à la fin du XIXe siècle de groupes politiques très organisés. On a en revanche des identités corporatistes qui vont perdurer, les Lettres penchant à gauche et le Droit… à droite. À côté des identités corporatistes jouent évidemment aussi les milieux religieux d’origine : ainsi la toute jeune association des étudiants protestants de Paris, qui siège 46 rue de Vaugirard, constitue-t-elle un foyer dreyfusard.
12Après le tumulte étudiant, quelques mots sur ce que nous disent André Bach et Marcel Thomas à propos de l’armée : malgré les quelques bavardages et bruits de fond dont il a été question, on n’y entend, pour l’essentiel, qu’un son de cloche, la parole autorisée des grands chefs. Ce qui frappe ici c’est la dimension collective, la force de l’esprit de corps. Certes, Georges Picquart n’a sans doute pas été le seul officier dreyfusard — le « seul honnête homme dans l’armée » aurait dit Francis de Pressensé lors d’un meeting5 ! Mais on peut sans doute compter sur les doigts des deux mains les quelques brebis égarées, et elles servent de repoussoir pour souder toutes les autres. L’armée résiste à l’individualisation des conduites, à l’expression des opinions contradictoires. Les officiers, en particulier en province, nous dit André Bach, ont fait bloc :
La question n’était plus pour eux de savoir si le bordereau était d’Esterhazy ou de Dreyfus, mais de défendre les grands chefs qui représentaient l’armée contre Dreyfus devenu une entité derrière laquelle se regroupaient tous les soi-disant ennemis de l’armée, les juifs, les intellectuels, les révolutionnaires.
13Et ce réflexe de défense a joué même pour ceux qui, en leur for intérieur, croyaient à l’innocence de Dreyfus : ils n’avaient pas pour autant « l’esprit dreyfusard ».
14Dans l’appareil judiciaire civil, au contraire, les magistrats n’ont pas hésité à parler selon leurs convictions, quitte à s’opposer entre eux. Au sein de la Cour de cassation, le président de la Chambre civile, Quesnay de Beaurepaire, a dénoncé avec éclat ses collègues dreyfusards ; mais deux procureurs généraux du parquet, Manau et Beaudoin, que Didier Boccon-Gibod fait revivre pour nous, ont joué un rôle décisif, en mai 1899 et en juillet 1906, dans la cassation des deux condamnations de Dreyfus. Le procureur Manau, en particulier, a su user avec courage de la « liberté de parole à l’audience reconnue aux magistrats du parquet », prouvant que, dans un ministère public dont la soumission au gouvernement est souvent critiquée, quand bien même « la plume serait serve », « la parole reste libre ».
15J’en viens aux moments de retombée et de silence. Stéphane Gacon situe l’amnistie de l’affaire Dreyfus dans la durée, la continuité — faut-il dire la tradition républicaine ? — qui va de la Commune à la guerre d’Algérie. En même temps, il insiste sur les particularités de la loi votée le 24 décembre 1900, en l’occurrence le fait qu’elle vise surtout des faits non encore jugés, qu’elle est presque uniquement une amnistie préventive6. Ce n’est pas le pardon, l’oubli, la grâce, mais l’impossibilité de faire justice, l’impunité des chefs de l’armée, à commencer par le général Mercier, qui scandalisent. Face à la loi d’amnistie, le camp dreyfusard se divise. Dans ses Souvenirs sur l’Affaire, Léon Blum a parlé de la « rupture de l’unité de la grande Église dreyfusarde », et de l’opposition entre les « révolutionnaires » (qui refusent l’amnistie) et les « politiques » (qui l’acceptent).
16Cette cassure sur l’amnistie n’est toutefois pas exactement la même que celle qui s’opère au même moment entre Alfred Dreyfus et sa famille d’un côté, et le groupe Picquart-Labori de l’autre. En tout cas, la mise en cause du capitaine et de ses proches, qui, en acceptant la grâce, auraient ouvert la voie à l’impunité des criminels, n’est pas opérée par tous les adversaires de l’amnistie. Francis de Pressensé, principal éditorialiste de L’Aurore, journal alors le plus « révolutionnaire » et le plus en pointe contre l’amnistie, est resté très proche de Dreyfus et a rompu avec Picquart. Au total, il semble que bien peu des intellectuels dreyfusards de janvier 1898, du groupe qui s’est formé dans les pétitions pour Zola, aient soutenu l’amnistie. Dans sa préface à Cinq années de ma vie, Pierre Vidal-Naquet a fait le rapprochement entre l’affaire Dreyfus et la guerre d’Algérie. Dans les deux cas, il paraît impossible d’accepter l’impunité accordée à des militaires qui ont bravé les principes essentiels de la République : le droit ne s’incline pas devant la force et, comme le dit Zola, la Vérité ne peut être enterrée au nom de la raison d’État, ou même de la paix morale d’un pays. La position d’un Waldeck-Rousseau est évidemment opposée : en homme d’État, il veut ménager l’armée, et apaiser la querelle entre les deux France.
17Comment comprendre la position de Jaurès qui lui apporte son soutien ? Les socialistes, qui gardaient le souvenir de l’amnistie des communards, ont su obtenir, avec l’amendement Dejeante, que les bénéfices de l’amnistie soient étendus aux militants ouvriers victimes des « lois scélérates ». Mais Jaurès, à l’écoute des « masses » ouvrières et socialistes, diagnostique aussi une « saturation de l’esprit public », qui, si on avait continué des procès inutiles et fastidieux, « se serait bientôt refusé à la vérité elle-même ». Plus profondément, on peut peut-être déceler une divergence philosophique avec nombre de dreyfusards : Jaurès ne partage pas leur idéalisme du droit et ne voit pas dans les tribunaux et la justice un recours suprême. Pour répondre à Zola, qui avait rêvé non seulement la victoire, mais l’apothéose de la vérité, il a cette phrase quelque peu mélancolique :
Il n’y a jamais, dans l’histoire des hommes, d’apothéose pour la vérité, mais des victoires disputées, âpres et mêlées d’ombre.
18Il y a aussi, comme nous l’explique Patrick Cabanel, des victoires qui laissent un goût amer. Ce n’est pas le silence imposé en décembre 1900 qui a été le plus douloureux, car on a pu s’élever contre lui, et obtenir, sinon le châtiment des coupables, du moins la réhabilitation de l’innocent. Après la relance de 1903, obtenue à la tribune de la Chambre par l’éloquence de Jaurès, la voix de la justice a pu se faire entendre en 1906. Mais le silence sur lequel Patrick Cabanel nous invite à réfléchir, c’est celui de l’oubli, celui qui tombe comme on dit que la nuit tombe, et qui est peut-être le silence de la mort. Patrick Cabanel n’hésite pas à comparer les anciens dreyfusards aux anciens résistants, et s’intéresse surtout à la déprise existentielle, à la retombée qui survient au lendemain du combat. Après l’exaltation d’une aventure historique réelle, il est sans doute encore plus difficile de revenir à la normale que dans les contes de fée, où les héros, du moins, pourront vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants. Mais cette tristesse, quand est retombé « le vent furieux de la sainte hystérie », cette retenue, ce silence des vrais héros, ont sans doute plus de grandeur et de résonance que la mémoire tapageuse de certains anciens combattants.
Notes de bas de page
1 Joseph Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, édition et introduction par Hervé Duchêne, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2006, t. 2, p. 196 (cité par Didier Boccon-Gibod).
2 Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, Paris, Calmann-Lévy, s.d., p. 373.
3 Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite : un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998.
4 Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui, Paris, Plon, 1913.
5 Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’Homme. Un intellectuel au combat, préface de Madeleine Rebérioux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
6 Stéphane Gacon, Amnistie ; de la Commune à la guerre d’Algérie, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », 2002.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008