La Fronde, un « journal entièrement dirigé, rédigé… par les femmes » au cœur de l’Affaire
p. 229-232
Texte intégral
1Dans sa préface au livre de Jean Rabaut consacré à la fondatrice de La Fronde, Marguerite Durand, Madeleine Rebérioux évoquait les problèmes d’« une biographie trouée d’ombres1 ». Les mêmes ombres s’accumulent autour du journal. Féminin ou féministe ? D’abord féministe et aussi dreyfusard ? Ou l’inverse ? Les rares articles qui lui sont consacrés privilégient presque toujours sa dimension féministe, comme si le fait que ce « journal [soit] entièrement dirigé, rédigé […] par les femmes » brouillait les pistes. De l’Affaire, point question, comme s’il avait été naturel pour des femmes d’avoir un avis sur le problème et, qui plus est, d’être dreyfusardes2 ! Mais peut-on voir une simple coïncidence dans le fait qu’un quotidien naisse au moment où s’amorce « la plus importante campagne de presse dreyfusarde de toute l’histoire du journalisme français, de 1897 à 19053 », puisque ces deux dates correspondent à celles de La Fronde, née le 9 décembre 1897, morte en 1905 (sans compter quelques numéros en 1914, et de 1926 à 1928) ?
2Je laisse ce qui concerne la spécificité féministe-féminine du journal4 (ses thèmes privilégiés : le vote, le travail des femmes, etc. ; ses collaboratrices : Bradamante, Jeanne Brémontier, Daniel Lesueur, Maria Pognon, Séverine, Maria Vérone et autres, combien méconnues5) pour insister sur ses liens avec l’affaire Dreyfus. Marguerite Durand dira :
Je conduisis La Fronde vers [le camp] où pour moi brillait la vérité et je l’enrôlai sous sa bannière à un moment où il y avait du courage à le faire, car les femmes, plus amoureuses de formules que de logique, n’étaient pas avec ceux qui défendaient alors l’innocent.
3Dans le premier numéro, Clémence Royer donne le ton :
Pour nous qui n’avons jamais respiré l’air de la chambrée […] jugeant les choses de plus haut en les voyant de moins près, nous avons un patriotisme plus calme, plus silencieux, plus réfléchi, plus prudent.
4Puis, une prise de position déclenche les foudres de La Libre Parole : Durand refuse la collaboration de Gyp qui lui proposait des caricatures antisémites ; après l’acquittement d’Esterhazy, Séverine proteste contre les conditions dans lesquelles s’était déroulé le procès ; le journal reproduit « J’accuse !… » car « des femmes sont heureuses de saluer par ce temps de veulerie et de lâcheté un acte de courage moral » ; Bradamante rend compte du procès Zola en stigmatisant la presse antidreyfusarde « qui a perdu tout scrupule, toute vergogne et toute honnêteté6 » ; Marguerite Durand s’associe aux souscriptions pour la médaille en hommage à Zola et sollicite ses lectrices7 ; elle publie aussi un appel dont « les soussignées, émues des souffrances de Mme Dreyfus, demand[ent] qu’il lui soit permis de partager l’exil de son mari », qui recueille quatorze listes de signatures, etc.
5En juin 1898, lorsque Durand est blessée par la froideur de Mme Dreyfus qui ne l’a pas remerciée pour ses articles (froideur inévitable sans doute chez une femme d’officier à l’égard d’une ex-comédienne divorcée, mère célibataire), Joseph Reinach rassure l’une et écrit à l’autre :
Je tiens le concours de La Fronde pour si important que je n’hésite pas à vous demander d’aller vous-même faire une petite visite à Mme Marguerite Durand […] La Fronde nous rendra […] des services qui compenseront largement l’ennui que vous pourra causer cette visite8.
6Cette lettre pourrait bien apporter quelques lumières sur une question restée sans réponse : qui subventionne le journal ? Durand se contentait de dire qu’elle avait vendu ses perles et qu’elle faisait une revue de la presse mondiale pour une personnalité qui la payait grassement. Elle réfuta toujours les rumeurs selon lesquelles son journal aurait été financé par « le syndicat », mais ses agendas font état de fortes sommes données par Alphonse et Guy de Rothschild, et il semble bien qu’elle ait joué un rôle plus important que celui d’une simple journaliste : des lettres à Reinach laissent deviner des conversations avec Viviani, des propos à transmettre à Waldeck-Rousseau9.
7L’action dreyfusarde de La Fronde voit son apogée avec le procès de Rennes : sur place, Séverine continue ses Notes d’une frondeuse10, Brémontier fait les comptes rendus d’audience, et Marguerite Durand l’éditorial. Avant l’arrivée de Dreyfus, Brémontier transmet des renseignements à sa directrice et tient des propos sibyllins en apparence mais qui apportent des éclaircissements sur le rôle de La Fronde et son information11. L’arbre du « féminin » cache la forêt du politique : la presse masculine célèbre la blondeur de Durand, s’attendrit quand Séverine joue avec un chat et s’amuse de voir Brémontier papoter avec le commissaire Hennion12. En fait, ce comportement traditionnellement féminin masque la réalité : les titres et le style des articles (« L’effondrement », « Nos grands chefs », « Leur mentalité », « Crime et folie », « Sans haine et sans crainte », etc.), montrèrent vite qu’il y avait là autre chose que des ouvrages de dames.
8Dire la vérité, éduquer les lectrices, leur apprendre à lire et à comprendre la politique qui se fait sans elles, tel est le but poursuivi. L’étude circonstanciée des articles permettrait de poser le problème de la perception de l’Affaire en termes de genre : Eric Cahm définissait La Fronde comme un journal « acquis au dreyfusisme par sympathie pour quelqu’un qui était une victime, comme les femmes13 ». Il faudrait chercher dans quelle mesure le dreyfusisme des frondeuses, leur conception du journalisme et leur façon d’écrire l’histoire leur sont particuliers, il faudrait montrer comment leur prise de position leur permet de se poser en citoyennes… alors qu’elles n’ont pas encore le droit de vote. Aux attaques du Féminisme chrétien, Maria Pognon rétorquait par une déclaration qui peut être considérée comme la réponse à la question concernant les liens entre féminisme et dreyfusisme :
Moi, féministe convaincue et anxieuse de voir réformer le code, je prétends que si nous ne demandons pas justice pour un condamné que nous avons lieu de croire innocent, nous n’avons pas le droit de réclamer justice pour nous.
9Après la disparition de La Fronde, Marguerite Durand mena d’autres combats : pacifisme, soutien au Bloc des gauches, syndicalisme, candidature aux élections de 1910, création de la bibliothèque qui porte son nom — sans oublier la fondation du cimetière des chiens d’Asnières ! Si sa vie présente bien des zones d’ombre, on peut dire que, de même, une étude de La Fronde est encore à faire.
Notes de bas de page
1 Jean Rabaut, Marguerite Durand (1864-1936), préface de Madeleine Rebérioux, Paris, L’Harmattan, 1996.
2 Voir Julie Sabiani, « Féminisme et dreyfusisme », in Géraldi Leroy (dir.), Les Écrivains et l’affaire Dreyfus, Paris, PUF, 1983, p. 199-206.
3 Michel Drouin (dir.), L’Affaire Dreyfus, 2e éd., Paris, Flammarion, 2006.
4 Voir Françoise Blum, « Itinéraires féministes à la lumière de l’Affaire », in Michel Leymarie (dir.), La postérité de l’Affaire Dreyfus, préface d’Antoine Prost, conclusions de Serge Berstein, bibliographie du centenaire par Vincent Duclert, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 93-101.
5 À l’exception de Séverine, qui a inspiré de nombreux biographes.
6 Voir Colette Cosnier, « Les reporteresses de La Fronde », in Eric Cahm et Pierre Citti (dir.), « Les représentations de l’affaire Dreyfus dans la presse en France et à l’étranger », numéro spécial hors série de Littérature et nation, revue d’histoire des représentations littéraires et artistiques, Tours, Université François Rabelais, 1997, p. 73-82.
7 Voir Annie Dizier-Metz, La Bibliothèque Marguerite Durand : histoire d’une femme, mémoire des femmes, Paris, Mairie de Paris/Direction des affaires culturelles (DAC), 1992.
8 Lettre manuscrite du 16 juin 1898, no 97.17.053.006, Musée d’art et d’histoire du judaïsme.
9 BNF, département des manuscrits, NAF.
10 Notes qui sont publiées sous le titre de Vers la lumière… Impressions vécues, Paris, Stock, 1900.
11 Manuscrits, Bibliothèque Marguerite Durand.
12 Voir Màire Cross, « Les représentations de l’affaire Dreyfus dans le journal La Fronde entre décembre 1897 et septembre 1899 », in Eric Cahm et Pierre Citti (dir.), « Les représentations de l’affaire Dreyfus…, op. cit., p. 83-90.
13 Eric Cahm, L’Affaire Dreyfus, Paris, Le Livre de poche, 1994.
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