Le Comité catholique pour la défense du droit, une phalange de dreyfusards avancés
p. 213-216
Texte intégral
1À la différence des catholiques dreyfusards isolés qui s’exprimèrent par une prise de position individuelle, le Comité catholique pour la défense du droit s’efforça de mener une action publique et parvint à une certaine notoriété1. Deux hommes sont à ses origines : un jeune professeur de mathématiques au collège de Felletin dans la Creuse, l’abbé Pichot, et, surtout, un professeur à l’École des chartes, Paul Viollet2. Pacifiste dans la ligne du Père Gratry, l’abbé Pichot a publié à la fin de 1898 une brochure intitulée La Conscience chrétienne et l’affaire Dreyfus. Il donne l’année suivante avec l’ingénieur Louis Jorrand La Conscience chrétienne et la question juive. Paul Viollet, éminent historien du droit, médiéviste, membre de l’Institut, lié à Paul Meyer, Gaston Paris et Louis Havet, convaincu par une analyse scientifique de l’innocence de Dreyfus, appartient au début de 1898 au petit groupe qui, autour du sénateur Trarieux, est aux origines de la Ligue des droits de l’Homme. Il est du reste appelé à collaborer à la rédaction de ses premiers statuts3. Il se félicita dans Le Temps4 de ce que la Ligue ait pris la défense du curé de Cauterets suspendu de son traitement pour avoir laissé prêcher une membre d’une congrégation non autorisée. Mais Viollet quitta le comité de la Ligue après le rejet unanime de sa motion demandant le droit d’enseigner aux congréganistes. Resté membre de la LDH, il se consacra à réunir ses « coreligionnaires inconnus » qui pensaient comme lui sur l’affaire Dreyfus et lui avaient écrit leur sympathie à la suite de lettres dans Le Siècle et Le Temps. Il souhaitait que s’affirmât une prise de position publique catholique. Se joignent à lui d’emblée l’abbé Pichot et le journaliste royaliste du Soleil Hervé de Kerohant.
2Le Comité, fondé le 9 février 1899, s’est conformé à la législation alors en vigueur en ne dépassant pas vingt membres. Trois avocats, quatre prêtres, des publicistes, des hommes de lettres, font l’essentiel du Comité, auquel appartiennent trois membres de l’aristocratie. Démissions et décès entraînèrent l’arrivée de personnalités dont Paul Bureau, Léon Chaine, l’abbé Grosjean, le Père Maumus. Par l’âge, les origines, les itinéraires professionnels, politiques, intellectuels, c’est un monde assez divers, comme l’est celui des 118 personnes qui lui exprimèrent leur sympathie. Deux universitaires rennais amis, Georges Dottin et le médiéviste Édouard Jordan, préparèrent l’affiche du Comité apposée le 26 juin 1899 à Rennes avant le procès. Adressée aux catholiques rennais, elle les invite à s’inspirer « de l’esprit de justice et de modération » dont les principes du christianisme « font une obligation de conscience ». L’archevêque de Rennes, Mgr Labouré, s’était dit disposé à « recommander officieusement » cette orientation.
3Dans le texte fondateur, Paul Viollet a défini ce qui les rassemble :
[se réclamer des] principes de 1789, dont l’application loyale pourra seule après le triomphe définitif de Justice et de la Vérité dans la crise actuelle, assurer en France la paix intérieure, avec la pleine liberté religieuse5.
4Les derniers mots disent l’intention fondamentale de Viollet : refuser à la fois la lutte anti-religieuse et l’injustice qui a frappé Dreyfus, faire la paix entre Français dans la fidélité aux principes de la Déclaration des droits de 1789. Viollet demande la justice, l’égalité et la vérité pour Dreyfus, il demande aussi l’égalité et la justice pour les catholiques, estimant que les principes de 1789 inscrits dans la Déclaration des droits de l’Homme sont violés à leur détriment. Il demande que le droit d’association soit « libéralement reconnu aux pieux cénobites aussi bien qu’aux industriels, aux savants et aux hommes du monde6 ». Il demande que l’instruction à tous les degrés soit « libre et décentralisée », l’État ne sachant « frapper d’aucune incapacité les élèves des institutions libres ». Est visé ici le projet de stage scolaire dans l’enseignement public pour les candidats aux grandes écoles. Paul Viollet cite des « concitoyens qui ne partagent pas nos opinions religieuses et qui forment ces mêmes vœux », Michel Bréal, Louis Havet, Gabriel Monod, Francis de Pressensé, figures également attachées au libéralisme, qui l’ont approuvé. Viollet dit sa « joie » de l’intervention de la Ligue des droits de l’Homme pour le curé de Cauterets, tout en convenant que les hommes ne savent pas toujours s’incliner devant leurs propres principes.
5Le Comité représente une aile avancée du courant catholique libéral. Viollet affirmait que les membres du Comité étaient « de cette école catholique qui sait allier l’amour de la religion au culte des libertés, et dont les maîtres, les docteurs, les amis, s’appellent Lacordaire et Montalembert, Parisis, Père Félix, Metz-Noblat, Bautain, Dupanloup, Darboy, Maumus enfin ». Il est remarquable qu’aux représentants les plus connus de la famille catholique libérale, liés à la revue Le Correspondant, il ajoute l’abbé Bautain, le philosophe de Strasbourg puis de la Sorbonne qui voulut améliorer la formation intellectuelle du clergé, et Mgr Darboy, l’archevêque de Paris aux orientations néo-gallicanes. Quant à Maumus, il marqua sa sympathie au Comité, puis en fut membre. Ces derniers noms signifient, d’une part, la pleine acceptation des « principes de 1789 » comme fondements de la société moderne, non comme « hypothèse », et, d’autre part, la conviction que le catholicisme libéral ne se limite pas au domaine politique, et s’accompagne d’une volonté de réforme dans l’Église. C’est pourquoi le Comité catholique pour la défense du droit consacra en 1900 une brochure aux « Abus dans la dévotion ». Paul Viollet publia sous l’égide du Comité en 1904 un livre intitulé L’Infaillibilité du pape et le Syllabus. Il établit que l’infaillibilité n’a pas modifié « profondément l’état de choses existant » et que le Syllabus n’a pas « le caractère de l’infaillibilité ». Surtout, en historien, il décrit les origines du Syllabus et le contexte des condamnations qui y figurent. Comme l’avaient fait Mgr Darboy et Mgr Dupanloup, Viollet estime que le pape ne s’en est pas pris à la civilisation moderne si elle signifie seulement droit commun et égalité des droits. Le bon catholique n’est pas « une sorte de machine aux mains du pape ». Il est « comme le bon citoyen un composite très complexe de soumission et d’esprit de liberté ». Le livre fut mis à l’index le 6 avril 1906 en même temps que deux œuvres de l’oratorien le Père Laberthonnière et qu’Il Santo de l’Italien Fogazzaro. Paul Viollet se situe bien dans cette frange du catholicisme libéral touchée par la crise moderniste.
6Le Comité n’a eu qu’un écho limité, encore faut-il observer qu’il ne cherche pas systématiquement des adhérents, ni à organiser un mouvement. Il veut être d’abord le cadre nécessaire pour intervenir dans la presse, à commencer par Le Temps, et auprès d’un certain nombre de personnalités. Les prises de position du Comité, de sa fondation en 1899 jusqu’à 1906, date à laquelle son activité s’arrête, ne portent pas seulement sur l’affaire Dreyfus. Il s’attache aussi à la défense de la liberté religieuse, au long des années des luttes anticongréganistes. Mentionnons, le 13 février 1901, la protestation contre le projet de loi sur les associations, et, le 17 avril 1903, la lettre à Jaurès contre des lois « violatrices de la Déclaration des droits ». Le 7 décembre 1906, Paul Viollet préside la réunion où l’abbé Naudet proteste contre les propos antireligieux à la Chambre du ministre du Travail Viviani. Le Comité s’attache enfin à donner l’image d’une Église qui ne soit pas adversaire de la société moderne et de la liberté.
7Reste une interrogation. Nombre de catholiques libéraux restèrent à l’écart du Comité : ni le député Denys Cochin, ni des collaborateurs éminents de la Revue des deux Mondes, comme Anatole Leroy-Beaulieu et le comte d’Haussonville, pour se borner à ces exemples, n’en firent partie. Ces hommes étaient hostiles à l’antisémitisme, mais ils ne prirent pas position dans l’affaire Dreyfus dans une déclaration publique de catholiques comme le fit le Comité. Peut-être Leroy-Beaulieu, qui ne fit pas mystère de ses sentiments révisionnistes, ne jugeait-il pas nécessaire une affirmation en tant que catholique. L’auteur des Doctrines de la haine. L’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme7 estimait aussi que l’affaire Dreyfus avait été « envenimée par l’esprit de faction ». Denys Cochin, comme le comte d’Haussonville dirent leur crainte et leur « dégoût » face à l’antisémitisme, mais ils refusèrent l’exploitation politique de l’Affaire par les ennemis de la religion et de l’armée. Leroy-Beaulieu partageait ces sentiments.
8Évoquer l’attitude différente du groupe marginal que fut le Comité catholique pour la défense du droit aide à comprendre le silence dans l’affaire Dreyfus d’un certain nombre de catholiques qui n’étaient ni antisémites, ni nationalistes, mais qui refusèrent de se trouver aux côtés des anticléricaux et des socialistes. Viollet et ses amis, au contraire, n’eurent pas cette crainte. Ils savaient qu’ils portaient un témoignage pour le présent et pour l’avenir. À sa causerie du 7 avril 1899, l’abbé Pichot disait :
Les amis de l’ordre social doivent parler au risque de se compromettre. Un jour, il sera bon d’avoir parlé, d’avoir protesté, de s’être désolidarisé.
9Il pressentait la suite :
Plus tard on accusera (on accuse déjà) le christianisme d’avoir provoqué ou de n’avoir pas empêché cette éclosion de haines formidables à laquelle nous assistons. Les défenseurs de la religion seront peut-être heureux de trouver alors, dans notre conduite, un argument pour établir que le christianisme avait la solution des difficultés actuelles et que cela avait été compris de quelques-uns8.
Notes de bas de page
1 Jean-Marie Mayeur, « Les catholiques dreyfusards », Revue historique, CCLXI/2, 1979, p. 337-361.
2 Jean-Marie Mayeur, « Paul Viollet : pour “les libertés” », Mil neuf cent, no 11, 1993, p. 39-44.
3 Paul Viollet adressa en 1902 une longue lettre de huit feuillets sur l’histoire du Comité à Joseph Reinach, en vue de sa rédaction de l’histoire de l’affaire Dreyfus, BNF, département des manuscrits, NAF 24 897.
4 Le Temps, 23 novembre 1898.
5 Brochure du Comité catholique pour la défense du droit, Déclaration de principes. Règlement. Exposé général, Paris, Stock, 1899, p. 10-11.
6 Ibid.
7 Anatole Leroy-Beaulieu, Les doctrines de la haine. L’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme, Paris, Calmann-Lévy, 1901.
8 Brochure du Comité catholique pour la défense du droit, op. cit., p. 12.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008