Introduction. Des histoires décalées et emboîtées : associations, revues et éditeurs
p. 205-212
Texte intégral
1L’affaire Dreyfus a consacré l’émergence sur la scène publique de la figure de l’intellectuel engagé. Mais les choix et prises de parole individuels ne furent pas suffisants pour faire passer du procès du capitaine Dreyfus à l’Affaire. Pour être diffusée et amplifiée jusqu’à faire basculer la classe politique et, dans une moindre mesure, l’opinion publique, la prise de parole en faveur de Dreyfus s’appuya sur un ensemble de structures qui furent les relais indispensables de cette mobilisation. La cause du capitaine Dreyfus suscita des publications, des prises de position et des débats sans nombre, publiés dans journaux, revues et livres. L’on ne doit pour autant pas surestimer la passion qu’elle suscita. Les protagonistes développèrent ce thème avec le souci manifeste d’étayer la thèse de la lutte entre deux France irrémédiablement et massivement antagonistes, mais l’écho de l’Affaire, en certains villages, ne parvint que fort affaibli1. Les engagements furent non seulement individuels, comme il a été vu dans le premier chapitre de ce livre, mais également collectifs, pris par des milieux variés2. Très tôt, les récits de l’affaire Dreyfus ont souligné la part importante qu’avaient jouée dans ce mouvement des associations, des journaux et des revues, des éditeurs. Les deux aspects ne sont d’ailleurs pas exclusifs. L’historien ne doit pas considérer l’action des organismes dreyfusards sans la mettre en rapport avec les engagements individuels.
2Il ne suffit pas de constater ce phénomène d’un genre nouveau, il convient également de le comprendre. Les modalités d’action et de prise de position furent variées. Revisiter des milieux engagés dans l’affaire Dreyfus, comme le colloque nous y a invité, revient à mettre en cause les représentations, forgées immédiatement ou plus tardivement, et à porter un regard critique sur l’action des uns et des autres, dégagé de la charge idéologique et émotionnelle qui présida à leur engagement. Le souci d’écrire l’histoire de l’Affaire fut immédiatement présent et explique sans aucun doute les versions héroïsantes de celle-ci. Certes, les historiens ont depuis longtemps introduit des nuances, mais ils savent également combien les représentations les plus simples sont les plus enracinées et les plus difficiles à mettre en cause.
3La mystique de l’engagement dreyfusard fut entretenue par la mémoire collective, celle de chaque milieu comme celle qui constitua l’histoire officielle de l’Affaire. Chacun des protagonistes eut tendance à magnifier son rôle. Son discours reposait sur la certitude que l’engagement en faveur de Dreyfus avait été précoce, ferme et décisif. Ainsi Édouard Boeglin risque le terme de « mythe maçon » relatif à l’affaire Dreyfus qui, écrit-il, « l’emporte très largement sur la vérité historique », comme dans tous les mouvements de pensée religieux ou philosophiques. Cette remarque vaut sans doute également pour les associations militantes, qui ont construit une mémoire idéalisée de leur engagement dans l’affaire Dreyfus. Ce qui rend plus que jamais nécessaire une démarche de comparaison entre les associations, le monde de l’édition et la presse. L’échantillon à notre disposition est loin d’être exhaustif, mais il est suffisamment représentatif pour permettre d’analyser les déterminants de l’engagement. Deux remarques, d’ordre méthodologique, s’imposent ici. D’abord pour signaler la difficulté d’une comparaison complète et systématique en raison de l’inégalité des monographies qui suivent. Ensuite pour remarquer qu’il serait pertinent de mettre les attitudes des dreyfusards au regard de celles de leurs adversaires. Dreyfusisme et antidreyfusisme s’éclairent l’un l’autre, les uns et les autres se confortèrent mutuellement dans leurs positions respectives, les uns et les autres se pensaient comme des adversaires irréductibles. Analyser la composition du couple antidreyfusards/dreyfusards en dit long sur l’Affaire, son développement et son dénouement. L’article de Jean-Yves Mollier a mis en lumière cette dimension pour le monde de l’édition3.
Des contours longtemps fluctuants
4La vulgate la plus commune laisse à penser que les deux camps furent bien délimités, clairement tranchés, déterminés en fonction de choix précoces, fermes et définitifs. Qui n’était pas pour Dreyfus était contre lui. La mémoire dreyfusarde entretint le souvenir d’un engagement résolu, entier, sans faille.
5Or, cette assertion est démentie par des exemples précis. L’opposition tranchée entre deux France ne doit pas être prise nécessairement comme reflet fidèle de la réalité. Ainsi l’attitude de l’édition face à l’Affaire ne peut être réduite « à un affrontement entre grands organes de presse favorables ou hostiles à la révision du procès Dreyfus4 ». Si des éditeurs s’engagèrent à titre personnel, la plupart des grandes maisons d’édition firent preuve de la plus grande prudence. Celles qui publièrent des auteurs engagés ne perdirent jamais de vue leurs intérêts commerciaux et ne s’engagèrent pas résolument dans le combat. Beaucoup obéissaient à leurs penchants nationalistes ; et toutes, selon Jean-Yves Mollier, étaient prisonnières d’un habitus servile hérité du XIXe siècle.
6De même, si La Revue blanche s’engagea officiellement en faveur de Dreyfus en 1898, certains collaborateurs se tinrent à l’écart. L’acte de signature de la pétition de L’Aurore fut déterminant. Il fut l’occasion de clarifications. Ainsi La Revue blanche excommunia Barrès, qui de fait était écarté par la majorité des rédacteurs depuis 1894, tandis que, à l’instigation de Lucien Herr, Péguy, Simiand et Julien Benda firent leur entrée à la rédaction. Le reclassement ne fut cependant pas absolument définitif, dans la mesure où d’autres divergences se produisirent ultérieurement. Enfin, Édouard Boeglin, quant à lui, n’omet pas de rappeler les parcours de maçons antidreyfusards et dément la citation récente du grand maître du Grand Orient de France, Alain Bauer, sur l’unanimité du convent de 1898 en faveur de la défense de Dreyfus innocent.
7L’historien est donc appelé à distinguer, en établissant une chronologie fine, les attitudes des uns et des autres. Il est peu crédible d’imaginer que, dès les origines, les associations militantes avaient décidé de s’engager en raison de valeurs à défendre. La Ligue de l’enseignement comme la Libre Pensée ne jouèrent pas de rôle dans la mobilisation et leur intervention dans l’Affaire fut plutôt tardive.
8Il convient en outre de ne pas occulter des refus d’engagement dreyfusard, voire des prises de position antidreyfusardes, qui allaient en contradiction avec l’attitude du groupe d’appartenance. Des éditeurs classés à gauche ne s’engagèrent pas. Les éditeurs ayant pignon sur rue, comme Flammarion, furent tièdes. D’autres, comme Fasquelle, furent ambigus, publiant aussi bien des ouvrages en faveur de Dreyfus que contre lui. À l’opposé de l’échiquier politique, la maison Dentu, monarchiste et cléricale, ne fit pas de l’Affaire un cheval de bataille. La frilosité des entreprises d’édition bien établies, qui avaient beaucoup à perdre en prenant des attitudes plus marquées, explique sans doute ce repli sur les contraintes de l’entreprise. Les « remords » du Figaro, qui prit ses distances sous la pression de ses lecteurs, relèvent d’un phénomène similaire. Les entreprises de presse furent tiraillées entre les contraintes économiques, qui commandaient de ménager la clientèle, et l’éthique du métier d’édition qui exigeait d’œuvrer en faveur de la liberté. La francmaçonnerie non seulement hésita mais de plus ne parvint pas à rallier l’ensemble des frères. Des personnalités comme Léon Bourgeois et André Lebon, ministre des Colonies, restèrent en retrait de l’Affaire, même après la prise de position de la maçonnerie.
9Un rapide regard sur la décision d’engager une association ou un organe d’édition permet de réaffirmer ce qui pourrait passer pour une évidence mais qui ne l’est pas en réalité. Être dreyfusard n’allait pas de soi. La décision de s’engager pour défendre le capitaine Dreyfus provoqua des hésitations, des reclassements, des déchirements. La caricature bien connue de Caran d’Ache est représentative de ce que la ligne de clivage passait au cœur de familles pourtant solidement constituées.
Variété des engagements
10Il convient cependant de ne pas tomber dans l’excès inverse qui consisterait à ne voir dans l’attitude de nombre de ces collectifs dreyfusards qu’un suivisme passif, masqué ultérieurement par l’héroïsation des acteurs, consécutive à la victoire définitive. Il est indéniable que, au sein du camp des dreyfusards, certains engagements collectifs furent fermes et se traduisirent par des actions décidées. Des associations, des journaux, des revues, des maisons d’édition se jetèrent dans la bataille avec force et conviction.
11L’on ne peut cependant se contenter de ce qualificatif quelque peu simplificateur. Une analyse poussée des modes d’action des uns et des autres permet de préciser ce qu’il faut entendre par « dreyfusard ». Une typologie peut être établie, croisant motivations et modalités de l’engagement dreyfusard : des engagements tièdes et tardifs, des engagements résolus pris par sentiment de solidarité avec une victime, des engagements de la première heure, fermes et résolus, pour la défense de valeurs démocratiques.
12En ce qui concerne les engagements tièdes et tardifs, ces attitudes furent motivées davantage par la logique d’affrontement politique que par la volonté de défendre un homme injustement condamné. De telles remarques concernent des associations militantes, qui, depuis plusieurs décennies, étaient des piliers du combat pour la démocratie. Il s’agit bel et bien de la politisation du combat dreyfusard.
13La Ligue de l’enseignement n’intervient que fort tardivement et ne joua pas de rôle décisif dans la prise de conscience et la mobilisation de ses adhérents. Son engagement fut déterminé, d’un côté, par sa spécialisation dans l’action et ses liens avec les radicaux, de l’autre, par le double réflexe de défense républicaine et d’anticléricalisme. Après 1899, ses prises de position furent plus nettes.
14Ce fut également l’anticléricalisme instinctif, en réponse à l’attitude des milieux cléricaux, qui détermina l’entrée en lice de la Libre Pensée. Certaines prises de position sur les juifs ou sur la culpabilité de Dreyfus n’en restèrent pas moins ambiguës. Un écart peut toutefois être noté entre la ligne nationale et l’engagement résolu en faveur du droit et de la justice que lancèrent des groupes locaux.
15La même remarque vaut pour la maçonnerie. Quels que fussent ses engagements passés pour la justice et la liberté, les loges ne constituèrent pas l’avant-garde de la démocratie qu’elles estimaient être. La difficulté de trancher entre attachement à la patrie, pensée comme berceau indéfectible des droits de l’Homme, et la défense d’un homme qui a priori n’incarnait pas cet idéal, fut à l’origine des hésitations de bien des maçons. Le déclic fut d’ailleurs provoqué par la crainte d’un coup d’État militaire contre la République.
16D’autres engagements étaient motivés par un sentiment de solidarité avec une victime. Parmi les motivations de certains figure le sentiment d’une communauté de destin, qui avait pour corollaire la certitude de mener un combat similaire. Lutter pour l’émancipation des femmes ou pour mettre fin à un anticatholicisme oppresseur relevait d’une solidarité de victimes. Comme le capitaine Dreyfus, féministes et catholiques républicains s’estimaient persécutés non pour leurs actes mais pour ce qu’ils étaient, par nature ou par une conviction personnelle qui relevait de la liberté de l’individu.
17Le journal féministe La Fronde, créé et animé par Marguerite Durand, semble avoir eu un destin lié à l’affaire Dreyfus. Son existence, de 1897 à 1905, coïncida avec l’apogée de la campagne de presse. Mais cette convergence chronologique ne suffit pas pour justifier son attitude. Ce fut Marguerite Durand qui décida de cet engagement en faveur d’Alfred Dreyfus. Les femmes et Dreyfus connaissaient une injustice similaire. La raison d’être du journal était le combat politique pour éduquer les lectrices en faisant éclater la vérité. Vérité sur la situation des femmes, victimes de la société, comme Dreyfus. Il fallait ouvrir les yeux des lectrices sur les dérives possibles du patriotisme. Des rédactrices furent présentes à Rennes et donnèrent un compte rendu fidèle du procès.
18L’attitude du Comité catholique pour la défense du droit présente quelque similitude. L’engagement des catholiques libéraux comme l’abbé Pichot ou le médiéviste Paul Viollet fut tardif, mais néanmoins sans ambiguïté sur les finalités. Il fut pris au nom des principes républicains — la justice, le droit, la vérité, l’égalité — qu’ils estimaient profondément chrétiens. Ils ne se privèrent pas dans le même temps de dénoncer un anticléricalisme viru lent et accusateur qui finissait par mettre les catholiques au ban de la société.
19Enfin, certains engagements résolus le furent au nom des valeurs républicaines. Ce troisième groupe constitue l’archétype de l’engagement entier pour Dreyfus. Lorsqu’elle s’engagea, La Revue blanche le fit de manière solidaire et résolue. Nombreux furent les articles de fond, qui examinaient posément les questions que posait l’affaire, ce qui valut des poursuites. La revue agit pour étendre le réseau dreyfusard, s’efforçant de convaincre les républicains légalistes ou les libertaires et les socialistes.
20Quelques éditeurs prirent résolument fait et cause soit en faveur de Dreyfus, soit contre lui. La maison Calmann Lévy continua de publier Anatole France et offrit l’hospitalité à Paul Viollet, le fondateur du Comité catholique pour la défense du droit et l’un des premiers adhérents de la Ligue des droits de l’Homme. La librairie Stock s’engagea nettement en faveur de la cause dreyfusarde, pour laquelle furent publiés plus de 150 titres entre 1897 et 1900.
21Les associations et entreprises qui s’engagèrent pour Dreyfus se déterminèrent en fonction de ce qu’elles étaient et de ce qui constituait jusqu’alors leur raison d’être. Elles agirent par le verbe, rapportant, commentant, expliquant le déroulement de la procédure. Être dreyfusard, c’était contribuer au développement de l’esprit critique. C’était prendre la peine de se renseigner à la source, de peser les arguments des uns et des autres. C’était combattre les préjugés. C’était prendre la plume pour écrire et diffuser ses convictions auprès de ses militants. Aucune de celles qui sont étudiées ici n’eut un engagement aussi décisif que L’Aurore et La Dépêche.
Évaluer l’impact de l’Affaire sur ces milieux et la vie politique française
22Autant et même plus que de mesurer leur influence et leur impact sur le dénouement de l’Affaire, il est possible de s’interroger sur l’influence de l’Affaire sur ces milieux. Cela revient à renverser le questionnement. Non pas considérer l’Affaire comme leur chose, leur victoire, leur objectif, mais percevoir ces milieux comme des produits de l’Affaire. Ils furent profondément transformés, aussi bien le monde de l’édition que les revues et les associations engagées.
23À très court terme, il importe de relever que l’affaire Dreyfus créa les conditions d’éclosion d’un phénomène éditorial particulier, déjà perceptible du temps du boulangisme. Alors que les grands éditeurs qui auraient pu se mettre au service des ennemis de Dreyfus — le légitimiste et clérical Dentu, l’antisémite Savine —, alors en perte de vitesse, ne jouèrent pas de rôle décisif, l’Affaire favorisa le pullulement d’officines nationalistes, aussi virulentes qu’éphémères. Elles faisaient leur miel de tout indice qui pouvait alimenter la peur du complot, de la trahison, de la décadence. Cette « littérature de trottoir » tira à des milliers d’exemplaires et fut expédiée dans toute la France. À la faveur de l’affaire Dreyfus, les grandes maisons d’édition abandonnèrent l’engagement politique dans des combats du siècle à la presse ou à de petites officines de circonstance.
24Les jeunes gens qui gravitaient autour de La Revue blanche ne jouèrent pas un rôle essentiel dans la résolution de l’Affaire, n’étant pas aux postes stratégiques du monde politique, mais leur détermination eut une force symbolique. En outre, l’affaire Dreyfus ne fut pas sans impact sur le monde de la revue. Elle contribua d’une part à des reclassements, le critère politique s’ajoutant désormais au critère littéraire pour délimiter l’appartenance à cette mouvance avant-gardiste. D’autre part, ce moment fut en quelque sorte une propédeutique, qui influença de manière décisive les choix ultérieurs. La Revue blanche fut le laboratoire d’où sortit le prototype de l’intellectuel. Désormais et pour près d’un siècle, celui ou celle qui vivait de sa plume se sentirait engagé non seulement dans les questions esthétiques et culturelles mais également dans les débats politiques et sociaux.
25En outre, l’affaire Dreyfus contribua à l’affirmation, après une longue éclipse, du catholicisme libéral. Elle donna aux catholiques qui admettaient une communauté de valeurs avec le modèle républicain de se rassembler, en dépit de la diversité des origines et des professions, et de s’organiser, même si tous les catholiques dreyfusards ne rejoignirent pas le Comité catholique pour la défense du droit. Beaucoup, en effet, restèrent en-dehors et préférèrent garder le silence. Il n’en reste pas moins que les prises de parole officielles du comité eurent un plus grand retentissement. Elles contribuèrent à faire entendre une voix catholique sur d’autres questions de société et à lui donner un écho moins suspecté de cléricalisme. Ainsi furent défendues la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté religieuse. De même, alors que la crise moderniste était vive, le comité affirma une volonté de réformer l’Église, notamment sur la question de l’autorité papale.
26N’oublions pas, pour terminer, de noter le cas particulier d’associations et entreprises nées de l’affaire Dreyfus. Les revues, journaux et maisons d’édition dont il a été question ci-dessus existaient avant l’Affaire, n’en tirèrent pas de bénéfice particulier en termes de notoriété ou de vente, et continuèrent d’exister après coup. Leur mode d’existence était commercial. Leur survie comme entreprise dépendait de leur prudence. Une différence non de degré mais de nature les distingue des associations et entreprises nées de l’affaire Dreyfus. Le journal Les Droits de l’Homme vit le jour en 1898 pour défendre Dreyfus. Il proposait un regard dreyfusard anarchisant sur l’actualité et les nouvelles de l’Affaire. Au lendemain de la grâce, il fut déserté par son lectorat et ne survécut guère. De même, la Ligue anticléricale fut fondée en 1898 à la faveur de l’Affaire. Elle agit plus énergiquement que la Libre Pensée.
27Pour autant, ces reclassements et ces mutations ne contribuèrent pas à faire émerger un réseau dreyfusard, même si l’affaire Dreyfus a permis des rapprochements a priori inconcevables, comme Émile Zola et La Revue blanche, ou encore Joseph Reinach et des hommes d’extrême gauche. Ainsi des ouvriers vinrent défendre Mirbeau pris à partie par des bandes antisémites. Cependant, les motivations des uns et des autres étaient trop différentes pour que l’unité dans le combat puisse survivre à l’Affaire. Se constitua tout de même ce que nous appellerions une mouvance dreyfusarde, unie par le souvenir commun de la lutte et par la certitude de valeurs partagées. La mémoire de l’affaire Dreyfus fut pour longtemps un référent incontournable dans la culture politique nationale, qui déterminait les clivages et permettait les rapprochements. Implicitement ou explicitement, elle fut, par exemple, invoquée par des résistants ou par certains de ceux qui contestèrent la politique gouvernementale en Algérie.
28Être dreyfusard, c’était avoir accepté de se laisser transformer par cette Affaire, avoir révisé la hiérarchie des valeurs et des principes, avoir admis que l’homme de conviction ne devait pas rester passif devant les événements. La relecture de l’action des milieux engagés dans l’affaire Dreyfus s’avère d’une grande richesse. L’optique comparatiste est opératoire dans la mesure où elle dégage la palette des motivations, permettant en contrepoint de repréciser ce que signifie être dreyfusard.
29Il s’avère indispensable de se dégager de la relecture que ces milieux ont opérée de l’Affaire et de leur propre histoire. La mémoire héroïque qu’ils se construisirent occulta la tiédeur, les hésitations, les divisions qui empêchèrent certaines associations de jouer leur rôle de guide de l’opinion de leurs adhérents. Seule une petite minorité s’engagea sans hésiter, joua un rôle actif, contribua indéniablement à faire basculer l’opinion. Risquant le paradoxe, nous irions jusqu’à estimer qu’ils furent transformés par l’Affaire plus qu’ils n’agirent réellement pour la cause de Dreyfus. En devenant un référent indiscutable, l’affaire Dreyfus contribua à transformer certaines cultures politiques — ainsi l’abandon par l’extrême gauche de l’antisémitisme —, et elle permit l’affirmation du pacifisme, du féminisme, ou encore du catholicisme libéral.
Notes de bas de page
1 Voir Roger Thabault, Mon village, Paris, Maugard, 1943, rééd. Presses de la FNSP, 1982, p. 176. Voir également la citation d’un instituteur rapportée par Jean-Paul Martin dans sa contribution, infra, p. 222.
2 Le terme milieu, utilisé par commodité en dépit de son imprécision, est pris ici dans le sens particulier de structure ayant une existence légale. Celles que nous étudions ici avaient une fonction soit militante (associations) soit commerciale (journaux, éditeurs), les deux dimensions n’étant pas exclusives.
3 Se reporter à la contribution de Jean-Yves Mollier, infra, p. 239.
4 Ibid.
Auteur
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