Charles Seignobos, un membre du « parti de la justice et de l’humanité »
p. 183-190
Texte intégral
1Alors que l’Affaire éclate et que la France connaît un authentique culte de la science et des savants1, Charles Seignobos (1854-1942) incarne une méthode que les Annales ont critiquée. Pourtant, loin d’être un universitaire féru de taxinomie isolé dans une tour d’ivoire positiviste, incontestablement influencé par le scientisme français et le progressisme allemand en matière de recherche2, l’auteur de l’Histoire politique de l’Europe s’inscrit dans la pensée des lendemains de la défaite de Sedan et dans le prolongement de son analyse sur celle-ci. Comme Ernest Lavisse ou Gabriel Monod3, il observe avec distance son voisin d’outre-Rhin : il élargit ainsi sa perception disciplinaire au regard de son idée de la France, pays des droits de l’Homme et terre des Lumières. Mais il profite aussi des rapprochements entre les érudits et les pédagogues comme des synergies qui se réalisent alors.
2Si l’on connaît bien son Introduction aux études historiques, publiée un an avant « J’accuse !… » en collaboration avec Charles-Victor Langlois, livre-manifeste d’une professionnalisation fondé sur une réflexion méthodologique après la thèse — et la spécialisation —, et les publications dans des revues savantes, c’est moins le cas de son Histoire des institutions de l’ancienne France, qui montre pourtant son intérêt pour « l’histoire totale » avant l’heure et sa conception d’une histoire présentée comme « science psychologique4 ». L’élève de Fustel de Coulanges s’écarte donc à plus d’un titre de son maître quant à son approche historienne, comme il peut se trouver en opposition avec les conceptions du rapport entre sciences sociales et histoire véhiculée par Émile Durkheim et ses disciples, dont François Simiand5.
3Mais Charles Seignobos s’éloigne aussi de Fustel de Coulanges par son engagement. Issu d’une vieille famille protestante, ce fils d’un député de l’Ardèche, opposant à l’Ordre moral, anticlérical déclaré, est alors le compagnon de Cécile Marillier, mère de l’historien des religions Léon Marillier, lui-même dreyfusard et dirigeant de la LDH, le couple adoptant le futur physiologiste, dreyfusiste et dirigeant de la Ligue, Louis Lapicque… Au-delà de ces éléments à rapprocher du réseau personnel, intellectuel et professionnel du « Capitaine6 », Charles Seignobos est déjà une figure historienne quand l’Affaire s’accélère. Maître de conférences à la Sorbonne depuis 1897, membre de l’Union démocratique pour l’éducation sociale créée en 1896 — où il retrouve Charles Andler, Léon Bourgeois, Ernest Lavisse —, il est convaincu par Lucien Herr de l’innocence de Dreyfus7 et participe à la fondation de la LDH en distribuant statuts et appels8 avant de devenir la cible des étudiants nationalistes9.
4Seignobos assiste donc aux côtés d’Émile Kahn et de son père Gustave à l’assemblée fondatrice de la Ligue, le 4 juin 189810. Élu membre du premier comité directeur, quasi réélu sans discontinuité jusqu’en 1934, date à laquelle il devient membre honoraire — qu’il restera jusqu’à sa mort — ce socialisant est proche de Francis de Pressensé11 comme d’Henri Guernut, arrivé au secrétariat général en 1912. Il est vrai que Charles Seignobos et Francis de Pressensé se côtoient à L’Européen où l’on retrouve Pierre Quillard et André-Ferdinand Herold. S’il n’occupe pas de fonction particulière, s’il n’assiste guère qu’à une ou deux réunions par an, il marque en 1913 son désaccord à l’encontre de la loi de trois ans.
5Une fois le conflit déclaré, Charles Seignobos participe aux débats avec les pacifistes de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre12 qu’il quitte cependant rapidement. Pourquoi ? Sans doute parce que ses priorités sont ailleurs13, mais ce n’est pas pour cela qu’il écarte toute fraternité, bien au contraire :
Dans tous les pays, écrit-il, il y a des hommes qui ont compris que les nations, comme les individus, sont solidaires les unes des autres parce qu’elles travaillent à l’œuvre commune de civilisation, parce qu’elles sont toutes intéressées au progrès de la science et de la liberté. […] Partout il y a des hommes qui, dans ces dernières années, ont souffert et se sont indignés ensemble de voir violer le droit des peuples ou des citoyens. Les guerres de Cuba, des Philippines, du Transvaal, les massacres d’Arménie et de Chine, l’atteinte à la constitution de la Finlande, l’affaire Dreyfus, les manifestations diverses de l’impérialisme et du panslavisme, ont fait apparaître cette union de pensée entre les hommes de tous les pays. On a vu ainsi se former une opinion politique européenne. Ces hommes, disséminés par tout le monde civilisé, forment, pourrait-on dire, le parti de la justice et de l’humanité14.
6Cet éditorial annonce son Histoire de la civilisation contemporaine, 1848-1914 dans la monumentale Histoire de la France contemporaine (1921), son Histoire sincère de la nation française (1933), son Essai d’une histoire comparée des peuples de l’Europe (1938). D’ailleurs, sa dernière apparition comme ligueur touche à la polémique sur l’occupation de la Ruhr par la France en 1923, à laquelle la LDH s’oppose farouchement. Depuis le premier achèvement de l’Affaire, Charles Seignobos s’est donc centré sur un autre type d’engagement, non plus moral, moins politique, mais civique. Concevant l’enseignement de l’histoire comme moyen d’éduquer les citoyens, il multiplie les ouvrages de vulgarisation qui deviennent autant de messages des combats républicains à commémorer et à continuer.
Notes de bas de page
1 Christophe Charle, « La science et les savants : le début de l’âge d’or ? », in Laurent Gervereau et Christophe Prochasson (dir.), L’affaire Dreyfus et le tournant du siècle, 1894-1910, Paris, Musée d’histoire contemporaine-Bibliothèque documentaire internationale contemporaine Nanterre, 1994, p. 69.
2 Antoine Prost, « Seignobos revisité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 43, juillet-septembre 1994, p. 100-117.
3 Sur le premier, voir Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1984, p. 247-289, et Pierre Nora, « L’Histoire de France de Lavisse », Les Lieux de mémoire, II. La Nation, t. 1, op. cit., 1986, p. 317-375. Sur le second, voir nos notes dans le portrait d’Arthur Giry p. 105-109.
4 Voir Christophe Charle, Paris fin de siècle : culture et politique, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », 1998, p. 125 et suiv.
5 Madeleine Rebérioux, « Le débat de 1903 : historiens et sociologues », in Charles-Olivier Carbonell et Georges Livet (dir.), Au berceau des Annales, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1983, p. 219-230.
6 Charles Seignobos est le fondateur d’une communauté de dreyfusards où se croisent Jean Perrin, Émile Borel, Louis Lapicque, Paul Langevin, Marie Curie et leurs enfants… (Émile Vandervelde, Souvenirs d’un militant socialiste, Paris, Denoël, 1939, p. 111).
7 Selon Charles Andler, Vie de Lucien Herr (1864-1926), Paris, Éd. Rieder, 1932, rééd. Maspero, 1977, p. 117.
8 Lettre de Lucien Herr, 3 mars 1898, Bulletin officiel de la Ligue des Droits de l’Homme, 15 juillet 1904, p. 894.
9 Jules Isaac, Expériences de ma vie. I. Péguy, Paris, Calmann-Lévy, 1959, p. 144.
10 Émile Kahn, Cahiers des Droits de l’Homme, 10-15 juillet 1938, p. 423.
11 Son départ du comité central, provisoire, n’est pas une condamnation de son orientation, Charles Seignobos invoquant au contraire ses « occupations », le « jour » fixé pour les réunions, et « la direction — très rationnelle du reste — prise par la Ligue » qui « rend plus utiles les juristes et les hommes politiques que les professeurs ». Et d’ajouter qu’il approuve « entièrement la direction générale de la Ligue depuis la présidence de Pressensé » [en italiques] (lettre du 10 mai 1907, Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’Homme, 31 juillet 1907, p. 996).
12 Les propos de Charles Seignobos sur la responsabilité directe de l’Allemagne dans le déclenchement du conflit sont jugés « puérils, entachés de partialité et de chauvinisme » (Archives de la Préfecture de Police de Paris, Ba 1775, rapport du 6 février 1916).
13 Il dirige avec Victor Basch, Ferdinand Buisson et André-Ferdinand Herold, la Ligue pour la défense des Juifs opprimés, fondée en 1915.
14 Cité dans Christophe Charle, op. cit., p. 145-146.
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