Henri Sée, dreyfusard au nom de la science et en haine du cléricalisme
p. 179-182
Texte intégral
1Né en 1864 à Saint-Brice (Seine-et-Oise) d’une famille juive ayant des racines lorraines, l’historien Henri Sée, disciple de Seignobos, fut nommé en 1893 à la Faculté des lettres de Rennes. Dès la fin de 1897, avec Victor Basch et trois autres collègues1, il commença à « étudier l’Affaire » afin de se forger une opinion personnelle et dégagée des mensonges du gouvernement et de l’état-major (« j’ai lu les compte rendus in extenso du procès ») : attitude exemplaire du « savant » dreyfusard qui manifeste par là sa volonté de libre examen. Il fut donc logiquement un des premiers signataires de la protestation des intellectuels2, et (comme Basch) la cible des antisémites rennais qui vinrent crier « Conspuez Sée ! » sous ses fenêtres et demandèrent sa démission au recteur. Dans un contexte particulièrement hostile3, il fut aussi parmi les fondateurs de la section rennaise de la LDH (22 janvier 1899), il joua (via son étudiant Delaisi4) un rôle non négligeable dans le ralliement au dreyfusisme des ouvriers allemanistes du Cercle d’études sociales5, et prit sa part dans les conférences de « propagande » faites à la Bourse du Travail.
2Après le procès, il fut très présent à l’université populaire, où sa prédilection pour l’histoire économique et sociale favorisait un dialogue fructueux avec les ouvriers. Il présida la section de Rennes de la LDH de 1909 à 1914 et adhéra au parti socialiste6, tenant, de 1922 à 1934, une rubrique régulière dans L’Aurore socialiste d’Ille-et-Vilaine.
3Ce que nous pouvons savoir du sens que Sée donna à cet engagement repose sur très peu de choses : ses lettres à André-Ferdinand Herold, entre 1893 et fin 18997. À leur lecture, que de regrets de ne pas en connaître d’autres ! Dans ces lettres parfois très virulentes et d’une grande liberté d’expression, on retrouve les données classiques8 : le dreyfusisme (et la LDH) sont nés, pour Henri Sée, « le jour où hommes de science formés aux méthodes exactes, juristes épris de légalité et républicains fidèles aux principes de la Révolution communièrent dans leur haine du mensonge et de l’injustice, comme dans leur amour de la justice et de la vérité9 ». Mais certains aspects sont plus originaux.
4D’abord la conscience tranquille qu’il exprime de son engagement :
Nous avons l’impression d’être sous le coup d’une véritable terreur. […] En dépit des mauvais moments que nous avons passés, que nous passerons peut-être encore, nous en sommes profondément heureux car nous avons agi en hommes libres prêts à accepter toutes les conséquences de leurs actes10.
5Ensuite son analyse de l’Affaire sous l’angle de l’histoire des idées : elle surgit à un moment où « les puissances du passé » (armée, Église et bourgeoisie réactionnaire) n’ont « plus la force de penser », mais s’accrochent à leurs privilèges. Haïssant les Juifs, « seuls bourgeois avec les protestants qui échappent aux prises de l’Église », elles détestent la science « parce qu’[elle] apprend à raisonner, parce qu’elle est la grande révolutionnaire, ennemie de tout préjugé, de tout dogme ». Ainsi s’explique, selon Sée, le procès de Dreyfus « où se trouvent incluses toutes les tendances de la réaction » ; mais aussi la présence, « au premier rang » dans le mouvement dreyfusard, des « savants » que leur combat contre les forces de la Réaction amène même au socialisme : « leur cause est la même que celle des prolétaires », ou en un style plus direct : « rien que la vue de ces tristes crétins suffirait à vous convertir au socialisme11 » ! Ainsi « une simple question judiciaire » est-elle devenue « l’événement politique le plus grave, le plus passionnant12 ».
6Enfin, dans ce combat, Sée désigne un adversaire principal : le cléricalisme. Il est très anticlérical (dimension qui ne cesse de s’affirmer dans sa correspondance entre 1893 et 1899), comme quand il écrit : « les curés ici ont des têtes infâmes, par esprit d’opposition je commence à devenir aussi anticlérical que Seignobos lui-même13 ». Mais ce serait oublier que, sans un cléricalisme aussi envahissant que provocant, il n’y aurait pas d’anticléricalisme : « Qui veut savoir, écrit-il, ce qu’est le cléricalisme doit venir ici14. On comprend alors le sens du néo-catholicisme, du néo-mysticisme, des déclarations de banqueroute de la science : tout cela ne sont que les manifestations d’une haine intense contre tous ceux qui pensent librement15 ». Sée n’est pas anticlérical par sectarisme ni intolérance, mais par refus d’un cléricalisme qui prétend continuer à régenter la société dans son ensemble en opposant aux droits de l’Homme les devoirs envers Dieu, et dont l’antidreyfusisme est nourri par la haine des Lumières, des principes de 1789 et des idées libérales.
7Comment expliquer alors que la mémoire de Sée tienne si peu de place dans l’historiographie de l’Affaire ? C’est que si son analyse et son expression privée peuvent être tout à fait percutantes, son expression publique fut discrète, voire inexistante : « Jamais il ne s’est mis en avant, jamais il n’a prétendu jouer un rôle. Tout ce qui était spectaculaire lui était haïssable16. »
8C’est aussi qu’il n’a guère cultivé la célébration héroïque du dreyfusisme et de la Ligue, ni simplement raconté comment il avait vécu ces années-là. Au Congrès de Rennes en 1909, laissant à Basch le soin de « faire revivre le procès de Rennes », il se contente de dire que « commémorer l’affaire Dreyfus » c’est « nous retremper aux sources vives de notre association » et « nous rappeler comment et pourquoi elle a été fondée17 ». Et son Histoire de la Ligue des droits de l’Homme (1927), d’une grande discrétion sur son propre engagement, est dépourvue de tout esprit héroïque. Elle a pourtant des aspects intéressants : une périodisation qui dégage bien les différents moments ; le lien établi entre les caractéristiques politiques de chaque période (valorisation de 1900-1905 et critique féroce du pouvoir pour la période 1905-1910) et l’action de la Ligue ; la mise en évidence des grands axes de cette action : droits sociaux, libertés individuelles, droits des étrangers, défense des peuples opprimés, laïcité18.
9Mais ce livre de commande n’est qu’une part infime d’une œuvre très riche et diverse, où l’histoire des idées et l’histoire économique et sociale tiennent une place prépondérante19. Car, bien qu’il ait dû interrompre une remarquable carrière d’enseignant20 à cause d’une grave maladie nerveuse (en congé définitif en 1919), Henri Sée a laissé une œuvre d’historien trop oubliée aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Jules Andrade, Jules Aubry et Georges Dottin, qui, comme d’autres dreyfusards rennais, pourraient figurer dans cette galerie de dreyfusards méconnus.
2 L’Aurore, 18 janvier 1898.
3 Pour plus de précisions sur ce contexte rennais, voir Colette Cosnier et André Hélard, Rennes et Dreyfus en 1899, une ville un procès, Paris, Pierre Horay Éditeur, 1999, et André Hélard « Un universitaire à Rennes au temps de l’affaire Dreyfus : les lettres d’Henri Sée à André-Ferdinand Herold, de 1893 à 1899 », Bulletin et mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, t. XCIX, 1996, p. 261-284 ; « Janvier 1898 à Rennes : Les manifestations contre les intellectuels dreyfusards », ibid., t. CII, 1999, p. 303-320 ; et L’Honneur d’une ville, la naissance de la section rennaise de la Ligue des droits de l’Homme, préface de Madeleine Rebérioux, Rennes, Apogée, 2001. Et sur les premiers temps de la LDH au plan national, Emmanuel Naquet, La Ligue des droits de l’Homme, une association entre éthique et politique, 1898-1940, thèse de doctorat, IEP de Paris, 2005, à paraître chez Fayard.
4 Voir André Hélard, « Francis Delaisi et l’affaire Dreyfus », La Province du Maine, t. 103, fasc. 63, juillet-septembre 2002, p. 223-249.
5 Basch a raconté que c’est avec Sée qu’il est allé pour la première fois rencontrer « les chefs des ouvriers rennais » (Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’Homme, 31 août 1909, p. 1072-1073).
6 Voir Jean Maitron et Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, des origines à 1939, CD-Rom, Éditions de l’Atelier, 1997.
7 Bibliothèque municipale, Rennes, ms. 1518.
8 Henri Sée, Histoire de la Ligue des droits de l’Homme, préface de Victor Basch, Paris, LDH, 1927, p. 11.
9 Lettre du 25 janvier 1898, la plus importante de la série, consécutive à l’agitation antidreyfusarde de janvier 1898.
10 Ibid.
11 5 février 1899.
12 Ibid.
13 24 décembre 1893. Ou quand, rappelant le temps du procès de Rennes, il écrit (24 décembre 1899) : « Jacques [son fils, alors âgé de 3 ans] n’a pas oublié notre cri de guerre : À bas la calotte ! »
14 Sur les différentes nuances de ce cléricalisme rennais au temps de l’Affaire, à travers la presse, voir Colette Cosnier et André Hélard, op. cit. p. 74-89.
15 18 juin 1896. C’est moi qui souligne.
16 Victor Basch, « In Memoriam », Cahiers des droits de l’Homme, 20 mars 1936, p. 172.
17 Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’Homme, 31 août 1909, p. 1060.
18 Voir Emmanuel Naquet, op. cit., passim.
19 Entre autres : Les classes rurales en Bretagne du XVIe siècle à la Révolution (1906) ; édition des Cahiers de doléances de la Sénéchaussée de Rennes pour les États généraux de 1789 (1909) ; La vie économique et les classes sociales en France au XVIIIe siècle (1924) ; L’évolution de la pensée politique au XVIIIe siècle (1925) ; Matérialisme historique et interprétation économique de l’Histoire (1927) ; Science et philosophie de l’Histoire (1928) ; Histoire économique de la France (1936).
20 « Cet homme d’allure embarrassée et hésitante, qui n’a rien de brillant, est parmi ses élèves et anciens élèves disséminés à travers l’Ouest, l’objet d’un culte », selon le recteur de l’Académie de Rennes, 1912, dossier Henri Sée, ministère de l’Instruction publique, AN F/17/22512.
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