Jean Psichari, un exemple d’intégration sociale parachevée par le dreyfusisme
p. 163-166
Texte intégral
1L’histoire personnelle de Jean Psichari (1854-1929) peut en partie éclairer son engagement dreyfusard. Né à Odessa de parents grecs, il perd très tôt sa mère. Sa grand-mère, fort liée à la culture française, l’emmène vivre à l’âge de 14 ans à Marseille. Chez cet immigré récent se sont peut-être développés de façon précoce une sensibilité particulière à l’injustice et un grand sentiment de tolérance vis-à-vis d’autrui.
2Jean, dont le grec constitue la langue maternelle, parle très vite français couramment, mais aussi allemand et italien. C’est un élève brillant, agrégé de grammaire en 1881. Il fait ses études supérieures à l’École nationale des Langues orientales, où il succède à son maître en 1904. Mais au moment de l’affaire Dreyfus, il est depuis 1884 directeur d’études de philologie byzantine et néo-grecque à l’École pratique des hautes études. Sans doute le fait d’enseigner une discipline neuve, et d’être rattaché à une institution récente, donc encore marginale au sein du système universitaire, peut-il aussi expliquer son engagement — du moins si l’on suit le déterminisme de Christophe Charle qui relie étroitement dreyfusisme et marginalité sociale ou culturelle. Certains écrits de Jean Psichari semblent aller en ce sens, puisqu’il reconnaît lui-même être incompris de ses pairs : « J’ai toujours eu un malheur. On ne m’a jamais cru capable de faire ce que je n’avais pas encore fait — cela remonte à mon baccalauréat1 ! »
3Il serait toutefois plus fécond de chercher dans d’autres domaines les sources de l’engagement de Psichari, et tout d’abord dans ses prises de position politiques antérieures. Jean Psichari ne s’est jamais engagé politiquement avant l’Affaire, n’a jamais été affilié à un parti, mais, en 1888, « il avait pris la tête d’un autre combat, le combat pour le triomphe en Grèce de la langue du peuple, que le purisme proscrivait au nom d’une soi-disant raison d’État2 ». Jean Psichari avait alors montré dans son livre Taxidi que le grec démotique est la seule possibilité d’unité linguistique donc nationale de la Grèce. Il faudra attendre 1974 et la chute du régime des colonels pour que la Grèce adopte le grec démotique comme langue officielle à la place du grec purifié, utilisé dans l’administration mais non parlé par le peuple. À la fin du XIXe siècle, Jean Psichari acquiert une forte popularité dans les milieux nationalistes grecs.
4Si aucune idéologie politique n’a guidé Psichari vers le dreyfusisme, il semble en revanche que sa sympathie pour les idées socialistes ait été provoquée par son enrôlement dreyfusard. Enfin, la sociabilité de Psichari a joué un rôle d’incitation très fort dans sa prise de position en faveur du capitaine injustement condamné. Rappelons que Jean a connu une très rapide promotion sociale grâce à son mariage en 1882 avec Noémi Renan, la fille d’un des plus illustres philosophes français du XIXe siècle. Cette alliance fait de lui un homme en vue et lui ouvre les portes des plus prestigieux cercles intellectuels parisiens. Avant même l’Affaire, les Psichari sont liés à Anatole France ou à Louis Havet — très sentimentalement attaché à la fille de Renan. Leur salon accueille de nombreux esprits brillants, qui rejoindront tous le camp dreyfusard. Jean Psichari, par ailleurs, collabore régulièrement à la Revue blanche, futur bastion du dreyfusisme. Enfin, l’ombre tutélaire de Renan, mort quelques années avant, imprime sans doute encore sa marque aux Psichari, dans le sens d’une défense inconditionnelle de la justice.
5C’est en août 1897 que les Psichari apprennent l’injustice subie par Dreyfus. L’information leur est transmise par Ary Renan, le frère de Noémi, qui leur révèle l’histoire au cours de l’été dans la villégiature bretonne de la famille. La date peut paraître tardive, puisque Dreyfus a été arrêté dès octobre 1894, mais il faut noter que l’affaire n’a pas encore éclaté au grand jour. Seuls certains milieux se sont émus, dès 1894, des conditions discutables du procès. À partir de ce moment-là, l’engagement des Psichari — aussi bien Noémi que Jean, et dans une moindre mesure, à cause de son jeune âge, d’Ernest — suit la même chronologie que celle des autres grands dreyfusards : l’été 1897 est le moment de la prise de conscience, l’hiver celui de l’entrée en lutte. Le salon des Psichari devient un des lieux de rassemblement dreyfusards : le dîner du vendredi soir regroupe Jaurès, Zola, Picquart — qui restera un ami très proche de la famille et jouera un rôle important dans le bon déroulement de la carrière militaire d’Ernest Psichari.
6Les formes que revêt l’engagement de Psichari sont diverses. Il signe plusieurs pétitions (notamment celles du 18 janvier puis de novembre 1898 dans L’Aurore, celle du 24 janvier 1899 dans Le Temps), il rédige des articles et contribue à définir la position de l’intellectuel dans la société — « un martyr des grands principes au milieu des Barbares3 ». En même temps, il est bien conscient que ces actions ne peuvent suffire à changer efficacement le cours des choses. C’est avec lucidité qu’il écrit à Louis Havet :
Je crains que les signatures ordinaires des journaux ne soient déjà trop usées au bas des articles. Je crois qu’il faut faire quelque chose en dehors. […] Si le huis-clos menace véritablement de devenir une réalité, une intervention énergique me paraît nécessaire4.
7Cette forme d’action nouvelle que Psichari appelle de ses vœux, la Ligue des droits de l’Homme en sera l’instrument. Jean Psichari fait logiquement partie du petit groupe qui est à ses origines. Le 20 février 1898, il est présent à la réunion organisée par Ludovic Trarieux avec sept autres dreyfusards pour fonder ce que Psichari et Havet souhaitent nommer la « Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen ». Le 22 février 1898, Jean Psichari est nommé secrétaire général de la toute jeune organisation. Il explique le choix de sa personne en raison de son jeune âge5. Il est vrai que la fonction exige une grande énergie : il faut recruter des membres, écrire, répondre. La sœur d’Ernest Psichari s’enthousiasme des résultats : chaque jour au domicile familial, « Il arrive une dizaine de lettres qui ne sont autre chose que des adhésions pour la Ligue6 ! »
8Le secrétaire général a des idées bien précises sur la mission de la Ligue. Lors de la première assemblée générale, le 4 juin 1898, une partie des membres présents voient dans la LDH une organisation taillée pour la défense de Dreyfus. Psichari s’insurge : il souhaite que la Ligue puisse dépasser l’événement qui a suscité sa création pour devenir le garant de la liberté et des droits de tous les hommes. Cette interprétation qui inscrit d’emblée la Ligue dans un combat universel prévaut finalement, comme en témoigne l’article premier des statuts : la LDH a pour mission de défendre « les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de justice énoncés dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 ». Cette prise de position traduit la responsabilité que Jean Psichari confère à l’intellectuel : c’est lui le veilleur, le vigile, le guetteur, dans une République menacée par l’injustice. C’est pourquoi Psichari conserve une position combative, exigeant notamment que soit reconnue l’innocence de Dreyfus, et que les coupables soient châtiés :
Si les misérables ne sont pas punis, écrit-il à Zola, demain ils recommenceront — comme ils ont recommencé pour n’avoir pas été punis après Bazaine, le boulangisme et le Panama. […] La bonne harmonie des choses, l’ordre même de l’univers ne commandent-ils pas le châtiment, et je dirais même les représailles7 ?
9Après l’Affaire, les Psichari restent en relation avec Dreyfus et sa famille, par l’intermédiaire de Noémi plus que de Jean Psichari du reste. Quant aux enfants Psichari, qui tout au long de l’Affaire ont bâti un véritable mythe autour du personnage du capitaine, ils sont logiquement déçus lorsqu’ils découvrent un homme comme les autres : il n’est pas aisé, pour Dreyfus à son retour de l’île au Diable, d’incarner autrement qu’en étant lui-même le héros pour lequel tant de gens se sont battus, et que chacun a imaginé à sa façon. Quelques courriers sont échangés à l’occasion des grands événements, comme les deuils qui frappent l’une ou l’autre famille. Lorsque meurt Ary Renan, Alfred Dreyfus, sa femme, mais aussi Mathieu Dreyfus adressent par exemple une lettre à sa sœur8. Noémi, elle, n’oublie jamais de faire parvenir aux Dreyfus les publications posthumes d’Ernest Renan. Entre ces deux familles que rien ne prédestinait à se fréquenter tant leurs attaches culturelles sont différentes — grande bourgeoisie traditionnelle pour les Dreyfus, grande bourgeoisie intellectuelle et avant-gardiste chez les Psichari — l’Affaire a réussi à créer un lien, même si celui-ci reste ténu et toujours empreint d’une certaine distance.
Notes de bas de page
1 Jean Psichari à Gaston Paris, 9 novembre 1892, BNF, département des manuscrits, NAF 24 454/45.
2 André Mirambel, « Jean Psichari, professeur et directeur d’études », Hommages à Jean Psichari (1854-1929) à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort (29 septembre 1929), Paris, Klincksieck, 1950, p. 8, CSR 97/21.
3 Cité par Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, « U », 1986, p. 9.
4 Jean Psichari à Louis Havet, 4 octobre 1898, BNF, département des manuscrits, NAF 24 504/54.
5 Emmanuel Naquet, « La fondation de la LDH », Hommes & libertés, no 97-98, 1998, p. 11.
6 Henriette Psichari à Olympe Havet, 2 avril 1898, CSR 79/14.
7 Jean Psichari à Émile Zola, 9 mai 1899, BNF, département des manuscrits, NAF 24 523/139.
8 Lettre de Mathieu Dreyfus à Noémi Renan, 19 juillet 1900, CSR 72/149.
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