Yves Guyot, ou la fusion du libéralisme et des droits de l’Homme
p. 117-119
Texte intégral
1Cette figure omniprésente de l’Affaire a traversé plus d’une tourmente politique, mais s’est constamment tenue sur la ligne droite du libéralisme politique et économique. Intellectuellement c’est un disciple des encyclopédistes, un adepte de l’économie politique classique. Mais, s’affirmant aussi un disciple de Darwin, il a cherché à réaliser une synthèse entre le libéralisme et le scientisme, entre les lois du marché et la « lutte pour la vie1 ».
2Breton, avocat au barreau de Rennes, Guyot a très vite entamé une activité politique et journalistique. Au moment de l’affaire Dreyfus c’est un vieux républicain, un républicain de la veille, un de ceux, comme Trarieux, Ranc, Delpech, Scheurer-Kestner ou Clemenceau, qui avaient commencé leur carrière sous l’Empire. Député « républicain libéral » de la Seine de 1889 à 1893, il a lutté contre le boulangisme et atteint le sommet de sa carrière politique comme ministre des Travaux Publics dans les cabinets Tirard puis Freycinet2. Homme de plume, il a été collaborateur du Rappel, co-fondateur du Radical, directeur du Bien Public puis du Journal des débats, enfin du Siècle à partir de 1892, journal qui s’illustre dans la dénonciation des périls socialiste et anarchiste.
3Convaincu par Reinach de l’innocence de Dreyfus3, Yves Guyot a cherché à mobiliser ses amis politiques au nom de la justice :
Vous, républicains libéraux, quelle doit être votre première préoccupation, sinon l’administration d’une bonne justice, le respect de la loi ? […] Vous qui ne pouvez avoir de force que par le respect de la justice, vous devez vous dégager de toute complicité avec la violation de la loi commise4.
4Cet appel n’a pas convaincu un modéré comme Alexandre Ribot, contacté par Guyot sans succès5. Guyot va néanmoins faire du Siècle, journal libéral et modéré, « Le Moniteur du dreyfusisme ». Il témoigne au procès Zola, puis participe aux rencontres débouchant sur la création de la Ligue des droits de l’Homme et intègre son comité directeur. C’est lui qui propose, à la séance fondatrice du 10 juin 1898, que « la Ligue adresse un manifeste au public » et que « la question Dreyfus y soit nettement posée »6. La proclamation du 14 juin évoque donc, à la demande d’Yves Guyot, « l’irrégularité du procès Dreyfus et l’innocence du condamné », tout en dépassant le cas du capitaine pour affirmer que « toute personne dont la liberté serait menacée ou dont le droit serait violé est assurée de trouver auprès [de la LDH] aide et assistance ».
5Dans le combat dreyfusard, Guyot préfère l’action légaliste par en haut à l’agitation par en bas dans les meetings populaires7. Mais ce n’était nullement un timoré et il se montre conscient de la nécessité d’élargir le champ de la justice, en initiant la première enquête de la LDH, à Alger, sur l’antisémitisme. Au moment du procès de Rennes, il a semblé balancer entre modération et intransigeance. Dans une lettre du 28 août 1899 à Me Labori, après lui avoir conseillé « de la pitié », il lui demande « d’écraser les témoins », « d’effleurer les juges » et de « foncer sur les accusateurs8 » ; pourtant, dans Le Siècle du 11 septembre, il présentera la grâce de Dreyfus comme une solution pour « dégager l’honneur de la France ».
6Au sein de la direction de la LDH, dépassant le cas Dreyfus pour aller à l’exemplarité, Yves Guyot s’attache à ses combats de prédilection, notamment contre la prostitution et la police des mœurs9. Mais, quoiqu’il soutienne le mouvement mutualiste10, Guyot n’appartient pas aux plus avancés de la Ligue des droits de l’Homme, et il a eu de sérieuses divergences avec Francis de Pressensé avant même que ce dernier n’accède à la présidence en 1903. À partir de cette date, les représentants de la sensibilité libérale se retrouvent marginalisés dans une Ligue qui est partie prenante du Bloc des gauches.
7Guyot est pourtant resté plus longtemps au comité central que son ami Joseph Reinach, qui claque la porte début 1905, à cause de « l’affaire des fiches ». Guyot, sur ce point, est plutôt d’accord avec Pressensé : il soutient le général André, considérant « que ce serait une grave faute que de rendre la Ligue complice, si peu que ce soit, de la campagne menée par les nationalistes contre la République ». Bien que non-combiste, ce franc-maçon du Grand Orient de France fera, en 1905, une conférence sur la Séparation, mettant l’accent sur le caractère authentiquement libéral de la loi tout en soulignant que « la France de Voltaire et de la Révolution » ne pouvait pas « être assujettie aux convenances du Vatican11 ».
8Mais, politiquement, Yves Guyot est déjà éloigné d’une orientation de la Ligue qui, avec Pressensé, défend le droit syndical des fonctionnaires, les grèves « révolutionnaires » des postiers ou des cheminots, et entre en conflit avec le gouvernement Clemenceau et son ministère d’anciens dreyfusards. Il quitte finalement, le 28 octobre 1908, une Ligue avec laquelle il ne travaille plus « depuis longtemps ».
9Dès lors l’Affaire s’éloigne pour ce dreyfusard qui, après son échec aux élections de 1906, s’active plutôt dans les milieux du libéralisme économique. Rédacteur en chef (1903) puis directeur (1909) du Journal des économistes, Yves Guyot prend la direction de la Société d’économie politique (1912) et, jusqu’en 1924, continue son œuvre d’économiste tout en conduisant l’Agence économique et financière qu’il avait fondée. Malgré les désaccords qu’avait eus un pur libéral comme Guyot avec une LDH partie prenante du tournant social-républicain du début du XXe siècle12, cette dernière rend hommage à l’action de ce « darwiniste » par la voix de Justin Sicard de Plauzoles en 192813.
10Yves Guyot est au total un bon représentant de la sensibilité libérale et modérée au sein du rassemblement dreyfusard, une sensibilité qui a peut-être été minimisée.
Notes de bas de page
1 Les idées et les références intellectuelles d’Yves Guyot sont bien analysées dans la longue notice nécrologique que lui consacre en 1928 un des ses amis italiens, Edoardo Giretti : Edoardo Giretti, Yves Guyot : un grande campione della Libertá, Estratto da La Riforma Sociale, marzo-aprile 1928 (Torino, Arti Graffiche-Ditta Fratelli Pozzo).
2 Yves Guyot, Trois ans au ministère des Travaux Publics, Paris, A. Chailley, 1896.
3 C’est Joseph Reinach qui persuade Yves Guyot de l’innocence du capitaine Dreyfus en lui communiquant l’acte d’accusation de 1894 (Mathieu Dreyfus, L’Affaire telle que je l’ai vécue, Paris, Grasset, 1978, p. 132).
4 Le Siècle, 17 janvier 1898. Sur l’attitude de ces milieux au cours de l’Affaire, voir Gilles Le Béguec, « Zola, repoussoir ? Les intellectuels libéraux et le refus du dreyfusisme », Les Cahiers naturalistes, no 54, 1980, p. 282-298.
5 Mathieu Dreyfus, op. cit., p. 167.
6 Émile Kahn, Cahiers des droits de l’Homme, 10-15 juillet 1938, p. 404.
7 Voir Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme : un intellectuel au combat, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 135-137.
8 Marguerite-Fernand Labori, Labori : ses notes manuscrites, sa vie, Paris/Neuchâtel, Éd. Victor Attinger, 1947, p. 147.
9 Il a publié plusieurs ouvrages abolitionnistes parmi lesquels, en 1882, La Prostitution (édité par la Bibliohèque Charpentier) dont certaines conclusions seront reprises dans La Prostitution, la police et la loi, Paris, Aux bureaux du Siècle, 1900. Et il a préfacé l’ouvrage de Joséphine E. Butler, Souvenirs personnels d’une grande croisade, Paris, Fischbacher, 1900. Sur son action, Jean-Marc Berlière, L’Institution policière sous la IIIe République, thèse de doctorat, université de Bourgogne, 1990, p. 133 et suiv.
10 Michel Dreyfus, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme, 1852-1967, Paris, Éd. de l’Atelier/Éd. ouvrières, 2001, p. 68.
11 La séparation des Églises et de l’État, conférence faite sous les auspices de l’Alliance républicaine démocratique et sous la présidence de M. A. Carnot, membre de l’Institut, président de l’Alliance, à Saint-Jean-d’Angély le 7 mai 1905 par M. Yves Guyot, ancien député et ancien ministre, aux bureaux de l’Alliance républicaine démocratique, 1905, p. 33 et 35.
12 Emmanuel Naquet, La Ligue des droits de l’Homme : une association en politique (1898-1940), thèse de doctorat, IEP de Paris, 2005, à paraître chez Fayard.
13 Cahiers des droits de l’Homme, 29 février 1928, p. 130.
Auteurs
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