Ferdinand Buisson, ou comment résister à la folie du sens propre
p. 75-77
Texte intégral
Après la chute de M. Méline1, comme à chacune des crises antérieures, ce fut encore la gravité du péril commun qui réunit les républicains dans un viril effort. La crise, cette fois, prit un caractère tragique. L’affaire Dreyfus posait tout à coup, avec la plus poignante acuité, une question de vie ou de mort pour la conscience française, qui était en même temps une question de vie ou de mort pour la République2.
1Ferdinand Buisson, qui s’exprime ainsi dix ans après les faits, n’a pourtant pas été un dreyfusard de la première heure et il convient de nuancer l’hommage que Victor Basch lui a rendu en 1925, lorsqu’il écrit que, « conscience faite homme, [Buisson] n’eut pas une hésitation [et] se jeta hardiment dans la bataille3 »…
2Certes, les historiens ont coutume de rappeler que ceux qui deviendraient les grandes figures du dreyfusisme ont, au lendemain du verdict du 22 décembre 1894, voué à l’opprobre le militaire dont ils ne doutaient pas de la traîtrise, autant Jaurès que Clemenceau qui, en l’occurrence, en vint presque à remettre en cause ses convictions abolitionnistes. Cependant, début 1898, les mêmes Clemenceau, Jaurès, Zola, après avoir pris connaissance de l’irrégularité des conditions dans lesquelles Dreyfus a été jugé, ont employé toute leur énergie à obtenir la révision du procès de 1894. Que penser alors des hésitations de Buisson, de sa résistance aux sollicitations de ses amis intimes, de son respect inflexible de la chose jugée, de l’institution militaire ? Avec Élie Pécaut, on peut se demander : « Est-ce bien […] l’auteur de Castellion4 qui accept[e] cela… ? » Buisson n’est pas antidreyfusard mais, travaillé par ses scrupules de conscience, il atermoie. On l’attendait aux avant-postes, il demeure en retrait. On ne retrouve pas l’impétueux partisan d’Athanase Coquerel fils, prêt à se désolidariser de son Église ni le courageux promoteur du christianisme libéral à Neuchâtel, n’hésitant pas à braver l’hostilité d’une large majorité orthodoxe. Lorsqu’il finit par se « convertir » au dreyfusisme, il apporte son aide à Mathieu Dreyfus, mais reste silencieux plusieurs mois encore avant de se déclarer publiquement et de s’engager enfin sans réserve.
3C’est bien paradoxalement le biographe de Castellion, le familier de la Réforme qui hésite entre le respect de l’institution et le respect de la conscience individuelle. L’interprétation « seiziémiste » qu’il fera de l’Affaire nous donne la principale clef de son attitude, a priori déconcertante.
4On peut distinguer trois périodes dans l’évolution de l’attitude de Buisson pendant l’affaire Dreyfus. La première commence au tournant des années 1897-1898 quand l’Affaire prend une dimension dramatique et nationale, le « J’accuse !… » d’Émile Zola, paru le 13 janvier 1898, exacerbant les oppositions. Les historiens du protestantisme, Jean Baubérot, Patrick Cabanel et André Encrevé notamment, ont bien montré la précocité et l’importance de l’engagement des protestants français dans le dreyfusisme. Les hésitations de Buisson étonnent d’autant plus. Ses plus proches amis, ses compagnons de lutte Jules Steeg et Félix Pécaut sont convaincus, eux, qu’il faut réparer une monstrueuse injustice et enjoignent Buisson de s’engager. Il est victime d’un véritable harcèlement épistolaire de la part du fils de Félix Pécaut, Élie, qui déploie toutes les ressources de la rhétorique, depuis la quasi-supplique jusqu’à l’admonestation en passant par l’argumentation rationnelle.
5Les exhortations vibrantes de Félix Pécaut lui-même, alors à l’agonie, ébranlent Buisson qui accepte de rencontrer Mathieu Dreyfus début mai 1898. Nulle allusion à l’Affaire, cependant, dans son discours funèbre à l’occasion de l’enterrement de Jules Steeg, à la mi-mai. On peut dater des jours qui suivent sa prise de position en faveur de Dreyfus, si l’on en croit une lettre d’Élie Pécaut du 17 mai. Silencieux pendant plusieurs mois encore, c’est sur la tombe de Félix Pécaut, le 3 août 1898, qu’il se déclare publiquement. Le retentissement de cette oraison permet de mesurer l’importance de Buisson dans le monde intellectuel et politique.
6Son implication est alors totale. Les rapports faits au vice-recteur de l’Académie montrent que ses cours donnent parfois lieu à de virulentes rixes entre partisans et adversaires des Dreyfus, Picquart et Zola. Les nationalistes en viennent à jeter le doute sur la légalité de sa nomination à la Sorbonne et ne vont pas lésiner sur les insultes, le traînant dans ce qu’on ne peut qu’appeler la boue de l’antiprotestantisme comme de l’antisémitisme. Buisson agit sur deux plans : d’un côté il prononce des conférences censées éveiller la conscience publique ; de l’autre, avant comme après son entrée au Parlement en 1902, il est l’un des liens entre Mathieu Dreyfus et les hommes politiques auxquels ce dernier n’a pas accès (Buisson est un familier de Brisson, de Bourgeois…).
7Ses discours permettent de dégager les composantes de son dreyfusisme qui nous donne une idée de ce que sera son radicalisme. Il considère l’Affaire comme une révolution politique s’articulant autour des notions de souveraineté nationale et de liberté individuelle, « les deux bases de la foi républicaine », que la Ligue des droits de l’Homme se doit de défendre, « garde vigilante autour de la République ». Il explique bien en quoi les républicains, puisque héritiers des idéaux de 1789, sont patriotes mais pas nationalistes.
8Buisson établit une analogie entre l’affaire Dreyfus et le mouvement d’émancipation religieuse du XVIe siècle. Assagi par l’expérience, avant l’Affaire, déjà il mettait en garde contre la « folie du sens propre », celle qui poussait certains jeunes gens, jusque dans les plus petites communautés protestantes, à suivre leur sens propre —leur conscience— jusqu’au bout, au détriment de l’institution et du dogme. Il fallait donc choisir un équilibre juste entre l’insincérité et le chaos. Buisson assimile la remise en cause de l’institution militaire, à la fin des années 1890, à une forme d’hérésie des excès de laquelle il faudrait se méfier, au risque de contredire sa pensée profonde (et son attitude étant jeune homme), le disciple de Castellion se faisant dès lors quasi calvinien… Pourtant, écrira-t-il en 1902 : « Il a fallu obéir à la conscience, qui l’emporte sur tout le reste. » Et, dans une lettre à Joseph Reinach, il établit lui-même le parallèle entre l’affaire Dreyfus et le mouvement religieux du XVIe siècle :
Il y a plus d’analogie qu’on ne croirait entre ce mouvement énorme, autour d’une question de personne en apparence, et le mouvement d’émancipation religieuse du XVIe siècle. C’est une étape nouvelle de la conscience humaine, une anxiété qu’on n’eût pas comprise sous un autre régime, une audace aussi toute nouvelle : c’est la folie du « sens propre » s’en prenant cette fois non plus à la religion, mais à la morale et non plus à la morale in abstracto mais au plus épineux, au plus complexe des problèmes concrets de morale appliquée à la société, dans l’une de ses institutions les plus difficiles à réformer, le voulût-on5.
Notes de bas de page
1 Dépourvu du soutien d’une trentaine de députés, Jules Méline démissionne le 15 juin 1898.
2 Ferdinand Buisson, La politique radicale : étude sur les doctrines du Parti radical et radical-socialiste, Paris, Giard & Brière, 1908.
3 La Ligue des droits de l’Homme, bulletin de la Fédération des Ardennes, 2e trimestre 1925, no 2, p. 2.
4 Ferdinand Buisson, Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre (1515-1563) : étude sur les origines du protestantisme libéral français, Paris, Hachette, 1892.
5 Lettre s.l.n.d., BNF, département des manuscrits, NAF 13 571, fos 256-257.
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