Chapitre III. Le logis et la famille
p. 113-174
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Index géographique : France
Texte intégral
1Pour Le Corbusier, l’architecte a pour mission fondamentale de construire pour loger les hommes. Cela est particulièrement nécessaire dans l’époque de l’après-guerre où la crise du logement sévit. S’abriter, se loger est un des premiers besoins à satisfaire, et l’habitation doit répondre de la façon la plus efficace possible à cette exigence : « Une maison est une machine à habiter. Bains, soleil, eau chaude, eau froide, température à volonté, conservation des mets, hygiène, beauté par proportion1. » L’architecte doit analyser des besoins perçus comme universels et leur ajuster l’organisation de l’espace. Dans cette perspective, « habiter » doit être envisagé comme un problème technique auquel des solutions peuvent être trouvées grâce à l’application de formules nouvelles. Il faut procéder dans ce domaine à la manière dont l’industrie moderne a déjà résolu d’autres questions : « déterminer les besoins-types d’un logis ; résoudre la question comme sont résolus les wagons, les outils, etc.2 » et cet « esprit nouveau » va forcément de pair avec l’avènement d’une esthétique moderne.
2Avec les unités d’habitation, Le Corbusier s’efforce de mettre à disposition du plus grand nombre ces techniques et esthétiques nouvelles. Le confort moderne doit être accessible à tous : les appartements comprendront donc systématiquement des installations comme chauffage par le sol, WC intérieurs, salle de douche. Le choix de construire des immeubles collectifs, parce qu’ils rationalisent l’espace et l’organisation des circulations, ainsi que le raccordement des logements à des réseaux : eau, électricité, chauffage, etc., permet à l’architecte de proposer ces éléments de confort à l’ensemble de la population.
3Mais, à cet objectif du confort, doit s’adjoindre un impératif d’intimité qui s’appuie sur une vision très « naturaliste » de la famille nucléaire, comme cellule de reconstitution de l’animal humain, dont Le Corbusier ne néglige toutefois pas les besoins spirituels. L’« Homme » universel n’est pas solitaire : il vit « en famille », un groupe forcément composé d’un couple où homme et femme remplissent des fonctions différenciées, et dont l’éducation d’enfants constitue un objectif majeur. Outre une réponse aux besoins matériels, le logement doit marquer l’intimité du groupe familial par la délimitation d’un espace propre, protégé des incursions extérieures. Le plan des appartements des unités d’habitation est adapté à ce modèle familial : un vaste espace de séjour comprenant une cuisine ouverte à un premier niveau, des chambres destinées par leur situation et leurs dimensions, d’une part au couple parental, d’autre part aux enfants, ainsi que les installations sanitaires à un niveau supérieur (appartements montants) ou inférieur (appartements descendants). Or ce modèle familial dont Le Corbusier prend en compte les besoins a précisément connu des évolutions profondes dans le dernier tiers du XXe siècle, et nous aurons à voir comment ces changements s’inscrivent dans le logement.
4Par ailleurs, l’architecte insiste sur l’exigence d’équilibrer la contrainte du collectif par celle, tout aussi importante, de garantir l’intimité du logement familial : « La vie ne s’épanouit que dans la mesure où s’accordent les deux principes contradictoires qui régissent la personnalité humaine : l’individuel et le collectif […] Un plan est sage lorsqu’il permet une collaboration fructueuse tout en ménageant au maximum la liberté individuelle. Rayonnement de la personne dans le cadre du civisme3. »
5La Maison Radieuse de Rezé réalise ce double objectif de rationaliser l’espace et de protéger l’intimité familiale. C’est un immeuble moderne dans lequel chaque appartement bénéficie de l’isolation qui garantit l’intimité de ses occupants. Cet abri protège la famille des agressions du dehors, perçu comme globalement menaçant. La vision de Le Corbusier : « Une maison : un abri contre le chaud, le froid, la pluie, les voleurs, les indiscrets4 » rejoint ici celle des habitants.
« On se sent bien dans les appartements, protégés. Quand il y a une tempête, je ne sais pas… mais il n’y a pas de toiture qui va s’envoler, parce qu’on a connu ça, alors ! Non, c’est la sécurité. » Mme Dias.
6Enfin, le traitement des espaces extérieurs au logement proprement dit est un autre atout de la vie dans l’immeuble car, conformément à la conception de Le Corbusier, espaces de circulation, espaces de services collectifs, espaces de loisirs sont prévus par l’architecte et constituent des « prolongements du logement ». À Rezé, l’existence de l’école maternelle sur le toit, du parc qui entoure l’immeuble et des équipements du hall réalise ces objectifs. La distinction entre espace public et espace privé se trouve ainsi brouillée par la présence d’espaces d’ordre intermédiaire que les habitants s’approprient, et qui comportent une dimension collective. L’école et le parc constituent de tels lieux, ni vraiment publics, ni vraiment privés ; mais le hall d’entrée, les couloirs desservant les appartements, significativement appelés ici « rues », et les ascenseurs qui mènent aux étages, réunis au centre du bâtiment, présentent aussi ces caractéristiques. Les dispositifs spatiaux qui dilatent l’espace privé, en créant des espaces communs, rendent ainsi poreuse la frontière constituée par la porte des appartements.
7Dans les cinquante années écoulées, ces agencements architecturaux visant à procurer un abri fonctionnel, à protéger l’intimité de la famille et à constituer des espaces intermédiaires propres à un voisinage harmonieux ont joué leur rôle, se modifiant avec les modèles familiaux tout en contribuant à ces changements.
SE LOGER À LA MAISON RADIEUSE
8Sortant de la période d’après-guerre marquée par les privations matérielles, les familles des années cinquante qui accèdent à des logements neufs dans la Maison Radieuse en apprécient le confort moderne.
9L’enquête de Paul-Henry Chombart de Lauwe fait apparaître les mauvaises conditions de logement endurées par les nouveaux habitants avant leur arrivée. À Rezé, 42 % d’entre eux étaient déjà locataires avant leur emménagement à la Maison Radieuse, mais 9 % devaient se contenter d’un meublé, et 18 % cohabitaient5, vraisemblablement avec les parents de l’un ou l’autre des jeunes conjoints que l’on peut imaginer impatients de disposer d’un logement autonome. C’est par exemple la situation qu’a connue cet habitant actuel, arrivé dès 1955 :
« Quand nous nous sommes mariés, nous avons demeuré chez ma belle-mère qui nous a cédé deux petites pièces, alors qu’elle en avait trois, vous comprenez, et puis c’était des vieux logements, on ne savait pas ce que c’était le confort d’un appartement » M. Almera.
« On a habité chez ma mère parce qu’on n’avait pas de logement. » Mme Dias.
10Les entretiens avec les plus anciens habitants confirment ces difficultés à accéder à un logement et soulignent à quel point l’arrivée à la Maison Radieuse a pu représenter pour eux un progrès par rapport à leur situation antérieure.
« On habitait dans le centre-ville, sous les toits, et bon, on est venu visiter, on est venu voir ce que c’était et puis on a été séduit. » Mme Grégoire.
« Mon mari a trouvé du travail à Nantes. On a trouvé d’abord un meublé et pendant ce temps-là, la Maison Radieuse se construisait. Et on a surveillé ça, on allait se promener par-là le dimanche. » Mme Joureau.
« Deux pièces, pas de salle de bain, les toilettes sur le palier communs à plusieurs appartements… etc. » Mme Bialas.
11Le plan des appartements répond aux attentes des familles. À un premier niveau, un sas d’entrée débouche sur un vaste séjour comprenant une cuisine de petite dimension, seulement séparée du reste de l’espace par un meuble passe-plat dont la conception a été confiée à Charlotte Perriand. Sauf dans les studios, un escalier dessert le second niveau, directement à partir de ce séjour. À l’étage au-dessus, dans les appartements montants, ou au-dessous, dans les appartements descendants, l’appartement est traversant, bénéficiant ainsi des deux expositions Est et Ouest. Ce deuxième niveau est celui d’une intimité familiale plus retreinte, il comprend, au-dessus (dessous) du séjour, une première chambre, assez vaste, désignée comme « chambre des parents », au-dessus (dessous) de la rue intérieure, un dégagement, parfois appelé « rangement », mais dont la fonction précise reste indéterminée, dans lequel s’insère un bloc sanitaire complet avec WC et salle de douche, et enfin des chambres dites « chambres d’enfant », en longueur, couplées autour d’une cloison coulissante, offrant ainsi un espace plus vaste pour des jeux en commun.
12Ces habitants, jusque-là mal logés, sont ravis de leur nouvelle habitation, d’autant plus qu’ils choisissent de vivre une expérience inédite pour laquelle ils s’engagent financièrement. Par la suite, cette conjonction si favorable entre les vues du concepteur et les habitants ne se présentera plus du tout de la même manière.
Le confort moderne
13Les habitants des années cinquante s’enthousiasment pour le modernisme de l’immeuble.
« Mes parents, ils habitaient dans une pièce cuisine, comme beaucoup de gens. Et quand le Corbusier s’est construit il y a quand même plein de gens qui se sont précipités sur le Corbusier quand même […] bah pour eux, c’était le luxe, le grand luxe. Il y avait quand même une douche, hein. Même si la douche était dans le sol, même s’il y avait un trou dans le sol, il y avait une douche, un lavabo, même une salle d’eau. Les waters n’étaient pas sur le palier. Oui, pour eux c’était le luxe. » Mme Brun.
14Rappelons qu’en 1954, en France, seul un logement sur dix dispose du chauffage central, un sur dix également, d’une baignoire ou d’une douche, et 26,6 % de WC intérieurs. Plus de 40 % des habitations n’ont pas encore l’eau courante6. En 1955, pour les nouveaux habitants de l’immeuble, le projet corbuséen a bien un sens : celui de trouver une réponse à leurs besoins matériels les plus immédiats, en leur apportant le confort de l’accès à des réseaux.
15Mais, durant les Trente glorieuses, en France comme dans les autres pays occidentaux, la production intérieure a été multipliée par 47, entraînant une élévation générale du niveau de vie des ménages. L’accélération de la construction de logements marque cette période : 60 000 logements par an en moyenne étaient construits avant la Guerre, plus de 500 000 entre 1968 et 19758. Cet accroissement des logements neufs provoque une amélioration du confort : 37 % des ménages disposaient de l’eau courante en 1946, ils seront 97,2 % en 1975 ; 26,6 % avaient des WC intérieurs en 1954, ils seront 73,8 % en 1975 ; la salle d’eau avec douche ou baignoire n’existait que dans 5 % des logements en 1946, 70,3 % en offriront une en 1975. C’est l’ère de l’accès à la consommation « de masse », où l’ensemble de la population, classes populaires comprises parvient à disposer d’éléments de confort totalement impensables pour les générations antérieures. Tous ces changements se sont accélérés après les premières années dédiées à la reconstruction, et sont particulièrement sensibles après 1954. Les familles ont accédé à de multiples biens d’équipement. Les réfrigérateurs arrivent en premier : 7,5 % des ménages en sont équipés en 1954, 89,7 % en 1975, 98,9 % aujourd’hui, puis les téléviseurs : 1 % des ménages en 1954, 84,2 % en 1975, 94,8 % en 2004 (pour les seuls appareils couleur). Les machines à laver le linge s’installent moins rapidement : 8,4 % des ménages en 1954, 71,8 % en 1975 (encore ces chiffres comprennent-ils des machines à laver « portatives », peu automatisées), 92,2 % en 2004. Le téléphone restera un peu plus longtemps un attribut des classes aisées, du fait du manque d’infrastructures jusqu’aux années soixante-dix : 5 % des ménages en 1950, 30,2 % en 1975, 86,5 % en 2004 pour les postes fixes.
16Ces évolutions touchent aussi la Maison Radieuse. Paradoxalement, cet accroissement du niveau de vie, parce qu’il génère la présence massive de nombreux appareils ménagers, crée des problèmes aux habitants. La place manque dans les pièces de service : cuisine, salle bains. Cette exiguïté est ressentie par certains habitants comme un empêchement inacceptable à une vie « moderne » inconcevable sans l’utilisation de ces multiples machines. L’extrême rationalisation de l’espace par Le Corbusier permet mal l’intégration d’un machinisme qu’il n’avait pas prévu aussi généralisé.
« La cuisine, elle était bien dans les années cinquante […] mais je veux dire aujourd’hui… regardez avec le micro-ondes, le four, le frigo… bon c’est plus adapté quoi… » M. Nollier.
« Si on arrive à mettre le lave-vaisselle, on ne met pas le frigo ou si on met le frigo, on ne met pas le lave-vaisselle. » Mme Poirel.
17Le manque de place prive donc parfois les habitants du bénéfice de certains équipements qui permettraient une rationalisation des tâches ménagères, comme le lave-vaisselle ou le congélateur :
« On n’a pas de congélateur et on n’a pas de lave-vaisselle. […] La question s’est posée parce que pendant un moment j’avais bien envie d’un lave-vaisselle. Et c’est vrai qu’on a vite tourné en rond parce qu’on s’est dit « Qu’est ce qu’on va en faire ? Où va-t-on le mettre ? », parce que si on met la machine à laver dans la salle de bain, alors là c’est pas la peine, […] alors là, c’est terminé, il y a plus du tout d’espace ou alors il faut mettre des placards muraux partout pour avoir un petit peu de rangements. Donc euh…, on a laissé tomber la machine à laver la vaisselle. » Mme Hamon.
18Pour certains, le renoncement apparaît aisé car il permet de se distancier du modèle de la consommation de masse :
« Non, je ne suis pas lave-vaisselle et trucs comme ça, j’ai jamais eu une famille importante, je n’en ai jamais éprouvé la nécessité. » Mme Boissay.
19Pour d’autres, au contraire, le problème est accentué du fait qu’il est difficile de placer les divers appareils dans n’importe quelle pièce de l’appartement, tant leur usage est associé à des représentations incompatibles avec ces divers lieux. Par exemple, comme le remarquent Ph. Bataille et D. Pinson, la machine à laver le linge, associée aux odeurs de lessive, n’est pas toujours bien acceptée dans la cuisine, où les effluves des préparations culinaires devraient l’emporter :
« Vous faites la lessive et puis vous sentez l’odeur de la lessive, ça ne va pas ensemble ça ; ça ne se marie pas ! » (Femme veuve, 76 ans9.)
20Si l’emplacement de la machine à laver n’a pas été prévu dans le logement par Le Corbusier, c’est sans doute parce que l’architecte avait imaginé une autre solution pour l’entretien du linge : il évoque à plusieurs reprises des buanderies collectives, lesquelles n’ont pas été installées à Rezé, à l’instar d’autres équipements de services collectifs. Le cas de la salle d’eau est donc révélateur : sa surface très limitée s’explique par le fait que Le Corbusier ne la conçoit que comme un espace de soins corporels, considérant que l’entretien du linge peut être effectué à l’extérieur de l’appartement. Dès 1957, l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe note que les salles d’eau se révèlent trop petites pour y faire la lessive. Mais il faut souligner que les installations collectives d’entretien du linge n’ont jamais non plus été revendiquées par les habitantes. Si un service associatif de location de machines à laver « sur roulettes » a existé jusqu’au début des années soixante, comme dans d’autres cités, l’enquête de 1957 ne fait apparaître les machines à laver collectives qu’en fin de liste des coopérations souhaitées entre habitants10. À l’inverse, certaines habitantes anciennes évoquent leur recours à des services payants extérieurs, avant d’avoir pu disposer personnellement d’une machine individuelle :
« Il y avait une laverie en face où on pouvait, enfin, pas des laveries automatiques comme maintenant, hein, pas des trucs où on le fait soi-même. Mais je donnais du linge, pas seulement moi, hein, dans des grands sacs. Tout ce qui était, enfin, pas le petit linge, hein, mais je veux dire tout ce qui était linge de maison, draps et tout ça, je ne les lavais jamais. Je ne pouvais pas, hein. Ah oui, là il y aurait eu des problèmes de séchage ! » Mme Perron.
21Même si la fonction « entretien du linge » trouve difficilement sa place dans l’appartement, puisque l’architecte avait prévu de l’externaliser, les ménagères s’en accommodent en « bricolant des solutions ». Ainsi la machine à laver est placée dans le dégagement ou dans la cuisine ; pour le séchage, on rajoute un sèche-linge à la liste des appareils, quitte à accroître les problèmes de place, ou bien on utilise les loggias dont l’aménagement permet des étendages invisibles de l’extérieur du bâtiment, ou bien encore le dégagement entre les chambres dont le chauffage par le sol offre de bonnes conditions de séchage.
« J’ai une arrivée d’eau où j’ai pu mettre machine à laver et sèche-linge, dans un petit coin. Et ça c’est bien, c’est vrai que ça fait une partie un peu lingerie là haut. J’ai mis une grande armoire où on met beaucoup de linge et puis les machines. C’est rangement. » Mme Angélini.
« Le linge séchait soit sur les balcons quand il faisait un temps convenable, soit sur un séchoir dans le, justement dans le fameux passage, là, où quand même l’air circule bien. On ne peut pas le sécher dans la salle d’eau, c’est pas possible, c’est trop petit. Donc moi j’avais un séchoir que j’étalais. Comme c’était bien chauffé, ça chauffait par le sol et par le plafond, ça séchait. Je n’ai pas eu de problème. » Mme Perron.
« Quand c’est l’été, il y a le balcon avec le petit truc qui s’accroche. Avant j’avais installé des fils, mais c’est soit disant interdit. Autrement en bas [dans le dégagement] vous voyez ? J’ai un grand fil. Et ça sèche hyper bien. […] il y a le chauffage et puis il y a la circulation de l’air. En hauteur, c’est pas aussi humide » M. Richa.
22Ces solutions, pour acceptables qu’elles soient jugées le plus souvent par les habitant (e) s, apparaissent bien comme des « combines » palliant un véritable manque fonctionnel. Plus concernées que les hommes par ces questions de rationalisation des tâches ménagères, ce sont les femmes qui expriment souvent les difficultés liées au manque de place.
« Pour la ménagère c’est casse-tête parce que ça te fait un boulot monstre, plus que quand tu as de la place, où tu peux bien agencer les choses, c’est un peu casse-pied quoi. » Mme Meira.
23Par ailleurs, à partir des années quatre-vingt, lorsque la structure même de la construction a vieilli, les dispositifs d’avant-garde de 1955 apparaissent parfois désuets, victimes de la précocité de leur installation. En 1987, J. Guibert signale par exemple les plaintes des habitants concernant la « vétusté des installations électriques. […] le dispositif électrique est en effet d’origine : il se révèle inadapté aux besoins actuels et même dangereux. Prises en nombre insuffisant, fils dénudés, éclairage limité11 ». Les travaux entrepris à la fin des années quatre-vingt ont permis de remédier à beaucoup de ces problèmes. Ces constats de vétusté perdurent pourtant de nos jours. Plusieurs habitants, particulièrement ceux des étages élevés, signalent des problèmes d’isolation thermique. La dégradation des huisseries d’origine en est une cause :
« Les fenêtres, elles sont pourries, il y a de l’air qui passe ! […] On ne sait pas trop si c’est un problème d’isolation ou si justement c’est les boiseries qui sont un peu vieillottes, mais alors, quand il y a du vent, il y a du bruit et on sent l’air passer. […] Ah oui, c’est hallucinant. Dès qu’il y a du vent, que ce soit plein Est ou plein Ouest. Il y a des fois où je ne peux pas dormir, que ce soit le soir ou le matin, avec le vent c’est horrible. » Mme Montigny.
« Il y a, quoi, deux trois semaines, il faisait très très froid, avec du vent. Moi, là, je suis gelée quoi. C’est pas le chauffage, c’est les joints. J’avais demandé à Monsieur L. le régisseur, il a fait venir quelqu’un du chauffage qui est venu, il y a quoi, un mois, mesurer la température, surtout dans ma chambre. Je ne pouvais pas aller à mon bureau l’après-midi, j’avais le bout des doigts gelé, le bout des pieds gelé, j’avais deux paires de chaussettes. C’est pas très agréable. Le soir, devant la télé, j’étais comme ça sous ma couverture, t’oses plus bouger, tu vois ? » Mme Mazelier.
24Il semble aussi que, dans certains appartements, le chauffage par le sol ait été mal réalisé, ou se soit détérioré, à moins que les exigences de confort ne se soient considérablement élevées. Des occupants estiment en tout cas nécessaire de rajouter des systèmes de chauffage d’appoint, marquant ainsi l’inaptitude du bâtiment à apporter le confort espéré :
« Ça dépend comment le chauffage a été fait. Cet hiver quand il a fait froid j’avais 5° C dans la chambre, il faisait un peu froid ! Parce que c’est du chauffage par le sol. Mais bon, tous les apparts ne sont pas chauffés pareil, celui-là a peut-être été mal fait.
— 5° C, c’est pas terrible. Vous avez fait comment ?
— J’ai acheté un chauffage ! » Mme Jayat.
25Certains habitants affichent une indifférence marquée à l’égard de ce problème matériel, s’inquiétant plus du gaspillage que constitue un système mal adapté :
« C’est à moi d’avoir une couette plus légère. Du coup j’ai une couette plus légère en plein hiver qu’une fois que le chauffage est coupé et qu’il fait un petit peu froid encore. Mais c’est pas grave, c’est pas dramatique. Des fois, là, par exemple, j’ai pas été là pendant un mois, et j’ai payé quand même le chauffage et le chauffage, il a chauffé pour personne, quoi. Et ça c’est de la perte d’énergie. » Mme Villèle.
26D’autres habitants se plaignent aussi de la gestion collective du chauffage central, mal régulé de leur point de vue, chauffant à l’excès à certaines périodes, et pas assez à d’autres :
« Ils ont réglé le chauffage au mois d’octobre, quand on a emménagé, ils venaient de l’allumer. C’était pas encore les grands froids, au mois d’octobre, ce qui fait qu’il faisait une chaleur dans l’appartement ! C’était pieds nus, torse nu ou tee-shirt mais vraiment on crevait de chaud. Et quand il a commencé à faire froid, ils n’ont pas trop suivi la température extérieure, ils sont restés comme au mois d’octobre, ce qui fait qu’on s’était habitué à avoir très chaud et puis on a commencé à avoir froid un petit peu. Mais, je pense que ça vient aussi que c’est pas très bien isolé, quoi. » Mme Montigny.
27En ce début de XXIe siècle, le confort, ce n’est plus seulement d’avoir le chauffage, mais aussi de bénéficier d’une régulation satisfaisante de la température, voire d’un système de chauffage qui obéisse à des impératifs économiques et même écologiques12.
« Le système de chauffage, du fait qu’il n’y ait pas de ballon d’eau chaude, mais ça, Le Corbusier, à l’époque je sais pas s’il pouvait… bon ça a été mis après. Pour moi, le problème, c’est que je n’aime pas directement l’arrivée du gaz directement sur le robinet, parce qu’on gaspille beaucoup d’eau, le temps que l’eau chauffe, vous avez de l’eau pure, je suis assez écolo à ce niveau-là parce que j’ai été animateur dans l’écologie donc y’a des choses qui me choquent quand même, des choses toutes bêtes, toutes simples, des investissements qu’on peut faire pour économiser l’eau, on perd des fois plusieurs litres d’eau des fois à cause d’attendre l’eau chaude, ou bien l’eau devient froide très vite, enfin bon… » M. Jendoubi.
28À travers ces questions sur le confort apporté par le bâtiment, on voit poindre le sentiment que l’immeuble est mal conçu et mal géré et cela apparaît aux habitants spécifique d’un habitat social. Certains locataires le ressentent comme une iniquité de la part du bailleur HLM. Le vieillissement du bâtiment lui-même est donc la source d’éléments d’inconfort d’autant plus mal supportés par les habitants que ces désagréments les rangent désormais au-dessous du niveau minimum établi par des normes de plus en plus élevées en la matière.
Emménager au Corbusier
29« Posons le problème. Fermons les yeux sur ce qui existe. [...] Combien de chambres ? une pour cuisiner et une pour manger, une pour travailler, une pour se laver et une pour dormir. Tels sont les standarts du logis13. » Telles seront définies les composantes des appartements des unités d’habitation par l’architecte.
30Quelle que soit la période considérée, les habitants de la Maison Radieuse se répartissent entre ceux pour lesquels l’aménagement des appartements ne pose pas de problèmes particuliers, malgré les dimensions peu habituelles des volumes dessinés par Le Corbusier, et ceux qui, au contraire, trouvent plus difficile de s’installer dans ces lieux.
31Les premiers insistent sur le fait qu’ils possédaient peu de meubles lors de leur emménagement :
« On n’avait pas vraiment de gros meubles. » Mme Dias
« — C’était facile à aménager comme appartement ?
— Oui, parce qu’on avait tous des meubles, comment dirais-je… moins grands » Mme Arnou.
« Nous avions déjà des meubles, oui, mais pas beaucoup quand même, pas beaucoup… » M. Almera.
32Ils se trouvent donc dans la situation imaginée par Le Corbusier : ils doivent aménager un espace pour l’habiter, et peuvent poser le problème de l’ameublement à la manière, fonctionnelle, de l’architecte : « Une chambre : une surface pour circuler librement, un lit de repos pour s’étendre, une chaise pour être à l’aise et travailler, une table pour travailler, des casiers pour ranger vite chaque chose à sa 'right place'14 ».
33Pour les premiers habitants, issus de milieux populaires, le souci principal n’est pas de faire rentrer leurs meubles, même si certains signalent malgré tout des difficultés pour les quelques pièces provenant d’un héritage familial.
« Nous avons des meubles qui sont peut-être un peu encombrants. Euh moi je… Mon épouse ne veut pas se séparer de… de son meuble là. Bon alors, j’en parle pas. » M. Chatillon.
34Cette attitude se retrouve aujourd’hui, dans un autre contexte, avec des arrivants récents, non démunis de patrimoine, mais plutôt « détachés » des préoccupations mobilières en raison de leurs habitudes de mobilité :
« On a souvent bougé d’endroit, donc. Donc, en meuble, on n’a rien. » M. Lubin
35Ils sont au contraire plutôt sensibles au caractère « pratique » d’une architecture bien adaptée à leurs besoins. Les aménagements de la cuisine, le meuble passe-plat, qui sert aussi pour le rangement, permettent ainsi d’éviter l’achat de mobilier :
« Le passe-plat, tu vois on n’a pas besoin de meuble de cuisine si on a celui-là. Déjà, on met déjà toutes les assiettes, les verres, les couverts, ça va quoi. » Mme Meira.
36Dans cette optique, certains sont même prêts à « bricoler » des aménagements ad hoc pour qu’ils s’adaptent aux dimensions de l’appartement, en en augmentant les capacités fonctionnelles :
« On pourrait imaginer plein de choses pour avoir plus d’espace, c’est-à-dire que ici, par exemple, mettre un rail coulissant le long du mur avec une planche table, euh, qui se relève et qui s’accroche au mur et au-dessous verni. Vous décorez et ça sert de fausse porte et quand vous en avez besoin vous la décrochez et vous la laissez sur le rail coulissant et elle coulisse sur la longueur, avec double paroi ce qui permet de faire une table de 1,50 mètre ou une table de 3 mètres, quand il y en a besoin. » M. Chatillon.
37À l’inverse, d’autres habitants, notamment ceux qui sont plus récemment installés, se plaignent des difficultés qu’ils ont pu rencontrer pour disposer leur mobilier dans un espace corbuséen jugé trop étroit :
« Et, en fait, les meubles que tu as au départ et ça, les copines d’ici disent la même chose, ne sont pas adéquats à l’appartement. Parce que l’appartement est trop petit. Alors souvent tu viens avec ton canapé et tes armoires qui allaient très bien dans ton autre appartement, et bien, il faut que tu trouves un petit canapé parce que… Bon, ceux-là je les avais en l’occurrence mais soit tu renouvelles entièrement ton mobilier, ou soit il faut virer… » Mme Mazelier.
« Déjà rien que pour descendre les meubles, pour descendre un canapé […] Il a fallu démonter le canapé, heureusement que c’est un petit canapé, sinon je ne sais pas comment j’aurais fait. C’est vrai que tel que c’était fait avant, les meubles, je les ai laissés en kit et je les ai montés après. » Mme Jayat.
« Le plus difficile à passer c’est quand vous avez un grand salon avec un grand divan, donc c’est vrai qu’on a enlevé la première porte, bon, ça, ce n’est pas dramatique. C’est plutôt quand on veut les descendre que ça devient problématique. » Mme Arnou.
38On peut voir dans ces difficultés un des effets de l’accumulation d’objets induite par le modèle de la consommation de masse : canapés, fauteuils, armoires, « livings » et autres meubles divers sont devenus dans les années 70-80 des impératifs d’autant plus nécessaires à la vie quotidienne des familles qu’ils signalent leur accession à un standing bourgeois recherché. Seuls les plus favorisés culturellement peuvent se permettre de dédaigner ces marques et d’adhérer au modèle ascétique du vide prôné par Le Corbusier : « Exigez des murs nus dans votre chambre à coucher, dans votre grande salle, dans votre salle à manger […] Réclamez la suppression des staffs et celle des portes à carreaux biseautés qui impliquent un style malhonnête […] N’achetez que des meubles pratiques et jamais de meubles décoratifs15. » « Il ne faut pas avoir honte d’habiter une maison sans comble pointu, de posséder des murs lisses comme des feuilles de tôle, des fenêtres semblables aux châssis des usines. Mais ce dont on peut être fier, c’est d’avoir une maison pratique comme sa machine à écrire16. » On trouve effectivement la trace de ce modèle dans certains appartements.
« On n’est pas très “mobilier”, on aime bien avoir peu de choses, donc… on s’amuse aussi ici, parce que c’est quand même très particulier. » Mme Amary.
39Une esthétique et une pratique de l’aménagement intérieur sont ainsi portées par l’espace des appartements, avec lesquelles les habitants composent. Certains envisagent l’ameublement comme devant s’adapter à l’espace proposé, excluant de fait les armoires normandes et imposant des meubles de faible dimension, ne « chargeant » pas trop l’espace. Ils suivent ainsi, sans toujours en être conscients les recommandations de l’architecte, qui accuse volontiers l’ameublement de tous les maux : « Le plan des maisons rejette l’homme et est conçu en garde-meubles. Cette conception favorable au commerce du Faubourg Saint-Antoine est néfaste à la société. Elle tue l’esprit de famille, de foyer17 » :
« Vous voyez les armoires anciennes… ? Ces armoires avec des fiches en cuivre et tout. Il faut leur couper les pieds ou alors enlever les corniches. […] On a emménagé, on avait des meubles bas. Donc on aménage en fonction de l’appartement quoi. Moi, ce que je voulais vous dire, c’est que pour… lorsque les gens viennent habiter ici, il faut presque meubler sur place quoi, avoir des meubles… bah des meubles modernes. En général, ils sont réduits, ils sont bas. Il faut pas venir avec du mobilier ancien. » M. Chatillon.
« J’ai toujours eu très peu de meubles, c’était volontaire, donc j’ai pas trop bourré les espaces. Mais c’est pas facile à aménager, il faut avoir des petits meubles très légers, il faut s’adapter. » Mme Meira.
40Pour les plus « jeunes » habitants, à la fois du point de vue de l’âge et de l’ancienneté dans l’immeuble, l’ameublement peut même constituer une sorte de jeu esthétique : il ne s’agit plus tant d’acquérir des éléments de mobilier pour leurs qualités fonctionnelles que pour les références culturelles dont ils sont porteurs. Ayant un niveau d’instruction assez élevé, en général familiers de l’œuvre de l’architecte, ils s’efforcent d’adopter, dans leur logement même, des aménagements et une décoration qui signalent cette connaissance. On peut ainsi noter le détournement paradoxal que connaît parfois la pensée de Le Corbusier, à travers la volonté de certains de figer un « style Corbu ».
« Je me suis encore plus orientée vers un mobilier années cinquante, en fait. Je ne sais pas si tu as vu en bas, il y a des chaises en formica, tout ça. Là c’est neuf mais j’ai quand même plein de choses qui sont anciennes mais j’avais plus de choses que ça en bois mais j’en ai enlevées parce que c’était trop avec le bois. Et puis, dans la chambre, aussi j’ai des chaises des années cinquante, je m’habille en années cinquante aussi. C’est vrai que c’est depuis que j’habite au Corbu, mais ça n’a rien à voir, quoi. » Mme Villèle.
41Mais pour d’autres, souvent plus anciens dans l’immeuble et moins au fait des canons de l’architecture, c’est au contraire l’espace de l’appartement qui doit se plier à l’ameublement et à la décoration prévus, quitte à modifier les volumes, en abattant la cloison entre les chambres d’enfants par exemple :
« Vous voyez, ça fait une belle pièce hein ! […] On a supprimé la cloison et puis on a mis une poutre qui est en plastique, qui est très légère… Ça fait une pièce de près de 30 m2 hein. Alors vous voyez j’avais du meuble ancien depuis toujours quoi… C’est ça la fameuse armoire qu’ils ont dû monter par l’escalier. C’est une armoire en chêne, elle était lourde, les pauvres ! […] Ah oui, oui, je suis née dans ce lit hein […] mais je pouvais pas balancer tout mon mobilier et tout ça. » M. Almera.
42Dès les années cinquante, la question des rangements est évoquée comme une lacune dans les équipements internes du logement. Le bâtiment de Rezé ne comprend pas de placards intégrés, comme c’est au contraire le cas à Marseille, et comme le préconise pourtant l’architecte18. L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe signale la situation « particulièrement défavorisée » de la Maison Radieuse à cet égard, en remarquant que « les placards qui avaient été prévus à l’origine pour la salle de rangement n’ont pu être réalisés dans le cadre restreint des crédits HLM19 ». Là encore, des solutions « bricolées » ont été trouvées par les habitants, soit par l’installation de meubles de grande contenance, soit par celles d’étagères dans cet espace intermédiaire entre les chambres, qui se révèle décidément bien pratique comme espace polyvalent !
« Là-haut, ça manque quand même de meuble de rangement. Il y en a qui en ont fait des placards mais ça rétrécit la pièce du milieu dans ces cas-là. […] entre les chambres, faire un grand placard, c’est assez, ça fait un gain de place. Nous, au départ, on avait fait ça. J’avais mis un grand rideau et j’avais fait des étagères, comme on dit amovibles, quoi, sans faire de trous. Elles pouvaient tenir comme ça. Il y avait juste à accrocher en haut et en bas. Et puis après on a tout défait un jour parce que comme ils ont grandi, on a voulu faire un salon avec une télé là-haut. » Mme Simon.
43Toutefois, les différentes utilisations de cet espace, comme lingerie, comme salon, comme débarras ne sont que difficilement cumulables entre elles et imposent donc de choisir la qualification qu’on lui affecte. Les meubles fermés de type armoire, parce qu’ils n’imposent pas de définition de l’espace environnant, retiennent le choix de certain(e)s. Ils semblent toutefois contradictoires avec les conceptions corbuséennes en modifiant les dimensions mêmes des pièces.
« En général, tous les apparts Le Corbusier, bah, tu n’as pas de placards, t’as pas de rangements… en fait on peut rien ranger, donc on est obligé soit de ranger dans nos meubles, donc si tu mets un meuble, ça te bouffe de l’espace, si t’en mets pas c’est le bazar, les trucs traînent. […] Pff, j’ai une grande armoire je mets tout dedans, j’entasse, mais bon… » Mme Meira.
44C’est donc bien une fonction essentielle du logement qui semble ici avoir été quelque peu négligée, et qui accroît la sensation de l’absence des espaces de « renvoi » que l’on trouve habituellement dans les maisons individuelles : cave, grenier, garage, atelier20.
« Ça fait quatre ans que je suis là et je cherche encore des idées pour aménager parce qu’il n’y a pas de placards, il n’y a pas de cave, pas de grenier [...] il faut que tu te débrouilles pour stocker tout ce que les gens, en temps normal, disons, ont dans une cave, tu sors tout ce que tu as normalement dans ta cave, les vélos, l’outillage, les trucs pour bricoler… Là, les vélos sont sur le balcon bâchés. Tout ce que tu peux mettre dans des placards, je ne sais pas si tu vois au niveau de l’espace, tout ce que tu peux mettre dans un grenier… Donc, bah, c’est un tri permanent jusqu’à ce que tu trouves… » Mme Mazelier.
45Du fait de ces absences, l’appartement de la Maison Radieuse tend à imposer à ses habitants à la fois une esthétique et un mode de vie.
46Les habitants ne sont toutefois pas toujours en accord avec les conceptions de l’architecte sur l’utilisation des différentes pièces de l’appartement. De bons exemples de ces divergences sont fournis par l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe concernant la cuisine et la salle d’eau. D’une manière générale, dans l’ensemble des cités étudiées, les habitants souhaiteraient utiliser la cuisine pour prendre des repas et pas seulement pour cuisiner. Cela est impossible à la Maison Radieuse. Les habitants actuels, et particulièrement les femmes, sont aussi souvent critiques quant à la taille de la cuisine, que plusieurs se refusent d’ailleurs à dénommer ainsi, qualifiant cette pièce de « kitchenette » :
« Oui, dans la kitchenette ! Ce n’est pas vraiment une cuisine ! » Mme Saulnier.
47Ce refus de nommer comme telle la cuisine apparaît lié au fait que la pièce ne soit pas séparée du reste du séjour et ne possède pas de débouché direct sur l’extérieur.
« Alors les inconvénients ?.. pas de cuisine, enfin pas de cuisine aérée. » Mme Arnou.
48Dans cette conception, une « vraie » cuisine serait plus vaste, ouverte sur l’extérieur, bénéficiant ainsi non seulement d’une aération mais aussi de la possibilité d’entreposer des ustensiles ou des denrées nécessaires aux préparations culinaires. Dans les appartements montants, la loggia, située en bas, au même niveau que la cuisine, peut assurer cette fonction d’espace de « réserve », permettant le stockage des légumes par exemple, à la différence de celles des appartements descendants, où la loggia est située à l’étage des chambres, en bas et non pas au même niveau que la cuisine, qui est en haut. Dans un montant :
« Ici en bas, c’est tous mes légumes, j’entrepose mes légumes. Là, bon, y’a le vélo, des fois quand on fait des petites plantations, on les fait là, j’ai mes jacinthes… » Mme Amary.
49Dans un descendant :
« Dans les montants, le balcon est en bas, ici, et c’est pratique quand on est dans la cuisine, on met toujours des choses sur le balcon. Là on n’en met pas… » M. Nollier.
50Cette conception, où les loggias servent d’annexe de la cuisine, les rend moins utilisables dans les appartements descendants et explique en partie la préférence souvent exprimée pour les montants. Plusieurs habitants dénoncent aussi le manque de protection de ces lieux extérieurs, qu’ils souhaiteraient mieux inclus dans l’espace interne de l’appartement, et mieux protégés des éléments extérieurs, par un vitrage par exemple. Mais globalement, les loggias sont appréciées. Certains en font même un critère d’acceptation de l’habitat en immeuble collectif, par l’ouverture sur l’espace extérieur qu’elles permettent.
« J’ai toujours essayé de rechercher des trucs avec un peu de charme quoi. Le dernier que j’avais eu, c’était à Rezé, là-bas, il était vraiment pas beau mais il avait un grand, grand balcon. J’avais besoin d’avoir quelque chose où je pourrais voir dehors, et puis je devais vite décider donc voilà. Du coup, quand je suis arrivée ici, c’était : “ah !” […] Je me suis dit : “je me sentirai bien ici”. » Mme Villèle.
51Les loggias constituent un lieu utilisé fort différemment par les habitants. Pour les uns, il s’agit d’un véritable prolongement du logement, d’une surface de vie utile et utilisée qui transforme l’appartement. Par exemple, pour ces locataires d’un studio :
« La surface en elle-même sans le balcon fait 25 m2 […] Et puis avec la loggia qui fait 2 m2 même un petit peu plus, j’ai 27 ou 27,5 m2 quand même […] surtout l’été, ah oui, j’ai fait des dîners, ah super ! Y’a des gens qui ont eu des coups de soleil, c’est vraiment… c’est incroyable ! […] Ça, c’est vraiment l’un des charmes, sinon l’appartement, je serais pas resté aussi longtemps. » M. Jendoubi.
« Il y a une table à l’extérieur. Sur le balcon déjà, il y a une table. Donc l’été il m’arrive fréquemment de prendre un livre et puis d’aller lire dehors au lieu de rester enfermé quoi. Oui, mais bien sûr le balcon, il a sa fonction, l’espace d’un géranium, donc on peut mettre un certain nombre de choses. Il y a de quoi faire. » M. Thiercy.
52Ces utilisations de la loggia supposent que celle-ci se trouve au même niveau que le séjour. On retrouve donc ici la critique faite aux appartements descendants : contiguës aux chambres, les loggias ne peuvent y être utilisées de la même manière, elles deviennent plus souvent des débarras, comme dans cet exemple :
« On a les balcons de l’autre côté, bon les chambres, on s’en sert absolument pas : on n’y est jamais […] du coup, ils servent de rangement mais euh… Tout est rempli. Il n’y a pas un espace qui n’est pas utilisé. » Mme Hamon.
53La conception de la construction qui libère les façades permet d’ouvrir entièrement les baies vitrées à la belle saison et de transformer l’espace de la pièce en un espace mixte mi-intérieur mi-extérieur, beaucoup plus vaste. Mais là encore, la situation des loggias au niveau des chambres dans les descendants y rend moins accessible cette utilisation. Dans ce type 4 descendant, les parents, qui n’ont qu’un enfant, ont préféré s’installer eux-mêmes dans la deuxième chambre d’enfant, préservant la « chambre des parents » pour une utilisation en « salon ». Le balcon, étant à ce niveau, est dès lors largement utilisé comme salon d’été :
« C’est aussi pour ça qu’on a fait notre salon en bas. Et que du coup, on profite beaucoup plus du balcon […] C’est surtout que les fenêtres du salon, chez nous, s’ouvrent… Le double battant s’ouvre entièrement. Donc ça veut dire que la moitié, en fait, de la fenêtre, là, de la fenêtre qui est ouverte, jusqu’au mur à gauche, on peut tout ouvrir. Donc l’été en fait on a une très, très grande ouverture sur le balcon […] Très souvent il y en a qui sont assis sur le bord ou sur la terrasse et on peut vraiment circuler du balcon à la pièce. Ça c’est vrai qu’on dit que ça aurait été dommage, si on avait la chambre là. On perdrait la moitié de l’espace qui était quand même agréable. » Mme Hamon.
54L’utilisation par les habitants de l’espace corbuséen diverge parfois de ce qu’avait prévu l’architecte, le plus souvent en gardant (et en appréciant) l’esprit d’ouverture sur l’extérieur qui en est le principe. Mais cette solution d’aménagement des descendants suppose, on le voit aussi, un taux d’occupation de l’appartement inférieur à la norme prévue. Elle n’est donc accessible qu’à certains habitants. Il peut s’agir de locataires qui ont réussi à obtenir un espace plus important par divers moyens, mais le plus souvent grâce aux changements de taille de leur groupe familial (les enfants sont partis, le couple âgé reste seul dans un type 4 par exemple). Mais ce sont surtout des propriétaires qui, tendanciellement, bénéficient de surfaces plus grandes (dans notre échantillon, 56 m2 par personne pour les propriétaires, 35 m 2 par personne pour les locataires). Ils ne sont pas limités dans les travaux d’aménagement qu’ils mettent en œuvre, sinon par leurs moyens financiers et par le règlement de copropriété, à la différence des locataires soumis aux règles du bailleur HLM. Une différence ressentie comme une inégalité, voire une injustice :
« On n’a pas trop le choix de modifier le… On n’a pas le droit. J’ai demandé à Loire-Atlantique Habitation par pure forme… J’ai demandé l’autorisation de carreler la loggia. Ils m’ont refusé. Alors j’ai mis une peinture, finalement, de la peinture béton. Elle m’a coûté aussi cher que des carrelages. Alors j’aurais mis des carrelages… tout ça parce que c’est pas dans les normes. Alors qu’il y a plein de gens qui demandent pas… Les propriétaires, ils le font. Après tout, ça ne se voit pas de l’extérieur. » M. Chatillon.
55La plupart des propriétaires rencontrés ont effectivement réalisé d’importantes modifications des espaces intérieurs. Les plus courantes concernent la suppression de la cloison entre les chambres d’enfant pour obtenir une grande pièce de séjour, évidemment cela suppose l’absence d’enfants ou la disposition d’un T5 ou T6 :
« Ce qu’ont fait beaucoup, d’ailleurs, c’est que la cloison de bois a disparu entre les deux chambres d’enfants… pour en faire le salon, la télé, la bibliothèque, etc. Ah bah ça fait une sacrée pièce, hein, oui, oui, ça c’est vraiment la transformation principale… » Mme Bialas.
56De telles transformations ne sont évidemment le fait que de propriétaires, ayant de plus le projet de rester habiter l’immeuble pour une période suffisamment longue.
« Si je vivais seul, je casserais tout en bas, toutes les cloisons. Et sinon, agrandir les deux petites chambres, en faire une à la limite. Mais comme les filles vont grandir, elles vont avoir une chambre séparée. Bah comme je me dis que je vais pas rester, j’y ai pas trop pensé. » M. Richa.
57Un autre aménagement courant est la modification de l’organisation de la cuisine, soit avec l’installation de meubles intégrant les différents appareils, soit plus simplement avec le changement de place ou la suppression du meuble passe-plat.
« Mais moi j’ai installé ça à ma façon depuis que je suis propriétaire. Donc j’ai un petit meuble de cuisson, avec le four à part, parce que c’est vrai qu’une gazinière avec le four en dessous… » Mme Dias.
58Mais on rencontre aussi des changements plus radicaux de l’espace comme le déplacement de la cuisine au niveau bas d’un descendant, ou encore la suppression de toutes les cloisons intérieures dans un appartement entièrement peint en blanc.
59Les seuls aménagements autorisés pour les locataires sont des changements d’utilisation des pièces, ou la pose de revêtements de surface, sans modification des volumes. On peut comprendre que, dès les premières années, beaucoup d’entre eux aient souhaité apporter leur marque personnelle en tapissant les murs. P. H. Chombart de Lauwe signale « les efforts démesurés que les ménages ont souvent déployés afin de transformer les murs en béton granuleux de leur appartement en surface parfaitement lisse21 ». Mais on peut aussi interpréter comme une divergence concernant l’esthétique même des appartements ces « griefs au sujet d’une mauvaise finition qui visent essentiellement les murs du logement restés bruts22 ». Beaucoup d’habitants s’insurgent ainsi contre la « froideur » du béton. Pouvoir modifier l’aspect des murs en les tapissant est alors revendiqué comme une liberté incontournable par certains estimant que des règles publiques ne peuvent s’appliquer à un espace qu’ils considèrent, eux, comme relevant de leurs seules décisions :
« Je sais que, moi, quand je suis venue à l’appartement il [le régisseur] me disait “Mais, bien voilà, il faut les laisser telles quelles, les couleurs”. Je l’ai regardé et j’ai dit : “Mais ne me dites pas quand même que je n’ai pas le droit de tapisser ou de faire de la peinture.” Il m’a dit “Si, mais ça dépend où : si vous le faites sur le tableau [entre les chambres d’enfants], vous êtes obligée de me demander” […] Si maintenant il faut laisser comme c’était, on ne se sentira pas chez nous, et maintenant les gens s’en fichent un petit peu tant que c’est propre. Regardez, moi, j’ai fait la peinture, c’est nickel. » Mme Delacour.
60Á l’opposé de cette conception, dans les années récentes, d’autres habitants s’imposent, dans leur espace privé même, de respecter « l’esprit Le Corbusier ». Ils s’appliquent alors à défaire ce que d’autres habitants ont ajouté, considérant que l’espace a été dénaturé. Leur premier travail à l’entrée dans l’appartement consiste à remettre les lieux dans l’état originel, en supprimant en particulier les papiers peints posés par les précédents occupants :
« Ah, c’était horrible parce que tout était tapissé ! Tout était tapissé avec une vieille tapisserie absolument immonde, donc c’était vraiment affreux et je me disais que c’était du vandalisme, par rapport au Corbusier ! J’ai tout détapissé, j’ai passé l’été à tout détapisser et à repeindre. En plus c’était la galère à détapisser. » Mme Angélini.
61Cet enthousiasme traduit l’adhésion aux volumes intérieurs dessinés par l’architecte et à l’esthétique générale. Cela peut déterminer certains habitants à supporter des manques de confort qu’ils signalent malgré tout. Ils disent s’en accommoder pour pouvoir réaliser leur souhait d’habiter « là ». On retrouve ici des habitants, plutôt jeunes, souvent propriétaires, et ayant reçu une éducation qui les a familiarisés avec l’œuvre de Le Corbusier.
L’isolation comme condition du collectif
62Dans les immeubles collectifs la question de l’isolation des logements et de la protection de l’intimité de leurs occupants apparaît comme un problème majeur. La conception par Le Corbusier de l’immeuble en barre permet l’absence de vis-à-vis, et rend donc impossible l’introduction d’un regard extérieur dans les appartements.
63Dans l’enquête de P. H. Chombart de Lauwe, c’est à la Maison Radieuse que l’on trouve les seuls habitants à se montrer relativement indifférents « au problème des volets », ailleurs unanimement réclamés. Il s’agit essentiellement de se prémunir des voisins, plus que des éléments naturels, tels que la lumière et le soleil. Les habitants plébiscitent donc la conception de l’architecte, comme cette habitante actuelle, arrivée dès le mois d’août 1955 :
« Les avantages c’est quand même, pour ceux qui en ont, d’avoir une loggia, de ne pas avoir de vis-à-vis, d’être chez soi, bien qu’on croise les gens, mais on n’est pas envahi, on fait son choix. Tout le monde dit bonjour à tout le monde sans pour autant se fréquenter et on ne se sent pas seul. » Mme Arnou.
64Aujourd’hui encore, c’est un des plus gros avantages de l’immeuble pour ce locataire d’un studio :
« Dans les nouveaux immeubles éventuellement, mais ils sont en vis-à-vis et puis vous voyez à travers, ils peuvent pas se mettre en n’importe quelle tenue. Ici, même si je voulais me mettre nu, y’aurait aucun problème parce qu’avec le quadrillage… et puis y’a pas de vis-à-vis, franchement là c’est pas un problème, je peux faire ce que je veux, je créerai pas d’attentat à la pudeur ! » M. Jendoubi.
65La protection de l’intimité étant assurée par le dispositif architectural permet de s’insérer sans risque dans la collectivité de voisinage, puisque ces voisins ne peuvent s’immiscer par le regard dans l’appartement sans y être invité. Cela garantit un espace parfaitement privé, même s’il s’agit d’un espace limité.
66Un autre dispositif de protection de l’intimité de l’appartement est constitué dans les maisons bourgeoises par une pièce spécifique, l’entrée ou le vestibule, qui sépare l’espace public de la rue, de l’espace privé du logement proprement dit.
67Les habitants interrogés en 1957 tendent à considérer comme importante cette fonction de sas et à accorder leur préférence à une véritable pièce d’entrée. À la Maison Radieuse, il existe un sas d’entrée, aux dimensions certes limitées, mais muni d’une porte permettant l’accès au séjour. Ce système qui double la porte d’entrée du logement remplit une fonction essentielle. Les habitants actuels soulignent volontiers l’importance de ce jeu de portes :
« [On entend] parce que la deuxième porte est ouverte. Et quand elle est fermée, tu n’entends plus rien du tout. Ça c’est génial, hein, la deuxième porte, heureusement qu’elle est là parce que sinon, il n’y aurait pas le calme qu’il y a. » Mme Villèle.
« Il faut fermer cette porte-là parce que sinon, ce qu’il y a dans le couloir on l’entend. Quand la porte est bien fermée, on n’entend rien. » M. Esteban.
68Par ailleurs, la disposition en duplex de la plupart des appartements offre une certaine compensation à la limitation du dispositif d’entrée, à travers la séparation nette opérée par le changement d’étage entre les espaces accessibles aux visiteurs extérieurs et ceux qui sont réservés à l’intimité de la vie familiale :
« En fait, les deux pièces où les gens de l’extérieur rentrent, c’est la cuisine et le salon du haut, voilà c’est là-dedans qu’on vit vraiment et puis après, c’est nos pièces perso… » Mme Amary.
69Enfin et surtout, tant ce problème est ailleurs récurrent, l’insonorisation conçue par Le Corbusier est réussie. Quasiment tous les habitants de la Maison Radieuse que nous avons rencontrés se positionnent vis-à-vis de cette question, en en faisant un critère de l’acceptabilité du collectif par rapport à l’habitat individuel. Par exemple :
« Je préfère cent fois l’appartement, à condition qu’il soit confortable, qu’on ait des voisins convenables, et puis que ça ne soit pas trop bruyant… » M. Almera.
70Le bruit, essentiellement celui des voisins, était d’abord cité dans les années cinquante comme un empêchement au repos, c’est-à-dire à cette fonction fondamentale du logement qui est de permettre la récupération physiologique des organismes humains. Or de nombreux habitants des nouvelles cités disent éprouver de la fatigue causée par le bruit. Toutefois, l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe relève qu’« à Nantes, on se plaint moins qu’ailleurs des bruits : l’insonorisation des logements en est la cause23 » et souligne la singularité de la Maison Radieuse, dont l’insonorisation est pensée dans la conception même du bâtiment, alors qu’ailleurs, ce problème n’a pas été traité. Ce serait une des explications de la qualité des relations de voisinage : « La sonorité des logements est responsable pour une part de l’ambiance de la vie collective des cités. Le bruit et ses séquelles affectent la cité de la Plaine. L’insonorisation, sans supprimer complètement le courant ségrégatif qui dépend aussi d’autres facteurs, l’atténue très sensiblement comme dans le cas de la Cité Radieuse […] L’insonorisation, en diminuant les causes de tension, facilite le développement d’une vie collective meilleure24. »
71Mais des critiques apparaissent progressivement sur cette question. Les différentes études menées au cours des années quatre-vingt, à l’instigation de l’organisme HLM Loire-Atlantique Habitation25 dans la perspective de la réhabilitation, font état de problèmes d’insonorisation. À la différence des années cinquante, des habitants se plaignent désormais d’être gênés par le bruit.
72Les bruits de l’extérieur sont aujourd’hui plus prégnants. Même sans parler des avions, avec la proximité de l’aéroport qui dessert Nantes, les bruits de la rue se sont sans doute amplifiés avec la circulation automobile :
« Je trouve que c’est hyper bruyant. […] la rue là, la rue Théodore Brosseau et elle est hyper bruyante. Ça résonne, il y a une résonance qu’il n’y a pas dans le centre-ville, par exemple. Je préférerais être dans une rue du centre-ville, je trouve que c’est un bruit moins désagréable que cette rumeur-là. On peut ouvrir. Il y a cette rumeur. Ça c’est insupportable, on a l’impression d’être au bord du périph. En tant qu’ancienne parisienne, l’appartement le plus bruyant qu’on ait eu à Paris était moins bruyant, quoi. » Mme Angélini.
73Mais les plaintes concernent essentiellement des bruits internes à l’immeuble. Les transformations effectuées par les habitants dans l’immeuble lui-même ont vraisemblablement diminué ses qualités d’insonorisation car le système d’isolation acoustique pensé par Le Corbusier, avec double cloison et béton cellulaire, supposait, pour être efficace, qu’il ne soit pas percé de multiples trous :
« Moi, ce que j’avais entendu dire, c’est que la Maison Radieuse au départ était très bien insonorisée, mais il ne fallait pas faire des percements dans les murs, ce qui voulait dire qu’on pouvait pas mettre des étagères. Moi je n’ai pas du tout mis des chevilles, j’ai gardé des chevilles qui avaient été déjà mises par d’autres avant, j’ai mis que des clous “spécial béton”, mais il y a effectivement des gens qui ont percé, donc quand ça perce, bah… Ça perd en qualité, donc là, il y a peut être eu un manque de vigilance du syndic. » Mme Douglas.
74De ce fait, les bruits provenant des appartements voisins deviennent audibles, réalisant une incursion du monde extérieur, perturbant les rythmes propres de la vie familiale par un rappel de la présence du voisinage. Cette intrusion dans l’espace privé apparaît insupportable. L’irruption dans l’appartement même des bruits de voisinage pose en effet le problème de la compatibilité des manières de vivre. Peu de récriminations quand on partage une culture commune, même si des bruits précis sont audibles.
« Ils ne se sont jamais plaints, nous on ne s’est jamais plaint non plus. Mais on les entend vivre un peu quand même. Ah oui, on entend les enfants courir dans les escaliers. On entend les portes qui grincent. Il doit y avoir un sale bibelot qui est posé sur un meuble et qui n’arrête pas de tomber. Il fait un bruit assez particulier. Sinon, non. Non, on n’entend pas trop les voisins. » Mme Montigny.
75Mais au contraire la gêne est d’autant plus importante que ces bruits signalent des comportements attachés à des valeurs qu’on ne partage pas :
« Je l’appelle notre réveille-matin en face, c’est une horreur, elle crie, c’est le réveille-matin, donc leur cuisine est en face là et ça donne juste au-dessus des chambres des filles… mais on est dans leur cuisine : quand il y a plus un bruit, on entend tout, on entend quand elle monte les escaliers, et puis elle hurle quoi, moi j’ai déjà été la voir à 1 heure du matin pour lui dire de se calmer… » Mme Larcher.
76Le bruit provenant du voisinage est d’autant plus gênant qu’il signifie aussi, par symétrie, la possibilité pour autrui d’entendre ce qui se passe à l’intérieur de l’appartement. La qualité de vie à l’intérieur de l’appartement devient dans ces conditions dépendante de la qualité du voisinage. S’assurer d’un « bon » voisinage est une question d’autant plus préoccupante que les habitants disposent de peu de pouvoirs en la matière, l’accès aux logements étant soumis au marché pour les propriétaires, à la politique du bailleur HLM pour les locataires :
« Moi ce que j’appréhende, c’est quand je perds mes voisins parce qu’on sait jamais ceux qu’on récupère. Ça m’est arrivé cet été, j’ai eu trois voisins principaux, à droite, à gauche, en face, qui sont partis pratiquement tous en même temps et c’est vrai que dans ces cas-là on appréhende un petit peu parce que si on hérite de voisins bruyants, ça devient vite invivable. » Mme Auger.
77La complexité de la structure des appartements imbriqués les uns dans les autres rend difficile d’identifier la source des bruits perçus, et les avis des habitants divergent sur les conséquences de ce fait : est-il plutôt plus ou moins supportable d’être dérangé par un bruit dont on ignore la provenance exacte ?
« Par exemple, aussi, ce qui est marrant, il y a un mois et demi de ça, il y avait des jeunes qui devaient rentrer, il était 7 heures et demi du matin et on ne savait pas d’où ça venait… C’était la foire. Au début on se disait que c’était pas possible mais on a été incapable de dire qui c’était. Et on ne le sait toujours pas. Après on a cru que c’était des gens d’un tout petit peu plus loin, avec mon voisin d’en face, ceux qui habitent juste là. Lui il savait qui c’était. Et c’était vraiment, c’était pénible, quoi, de pas savoir d’où ça venait. » M. Lubin.
78Mais cette complexité implique aussi que les pièces des appartements ne se superposent pas de façon uniforme, cuisine au-dessus de la cuisine, chambres au-dessus des chambres. La qualité de l’insonorisation est alors d’autant plus impérative que les activités sont dissemblables :
« Les voisins d’en face ont deux petites filles, certes charmantes, mais qui font du bruit et je les entends. Le pire c’est que leur cuisine, c’est au-dessus de ma chambre. Ici, c’est inversé, je n’aurais pas dû mettre ma chambre là, après réflexion. Mais quand elles courent le matin, elles courent à 6 heures du matin, donc c’est un peu pénible. » Mme Jayat.
79Au total, on ne peut que constater combien cette exigence de protection de l’intimité du logement contre l’extérieur est constituée en critère de qualité par l’ensemble des habitants. Dans les premières années de la Maison Radieuse, il est clair que l’attention apportée par l’architecte à cette clôture du logement, en rencontrant la conception des habitants, a largement contribué à leur acceptation de l’immeuble collectif, qui était une expérience nouvelle pour la plupart d’entre eux. Mais, lorsque le bâtiment devient plus vétuste, émergent des plaintes à l’encontre des bruits du voisinage qui sont aussi liées à la perception d’une diversité sociale plus grande et aux craintes de stigmatisation sociale que cela entraîne. Dans les années récentes, on peut repérer des perceptions très différenciées de cette question : certains persistent à juger l’insonorisation de très bonne qualité, tandis que d’autres au contraire expriment, parfois violemment, des griefs qui semblent plus liés au sentiment de déclassement social qu’ils éprouvent du fait du voisinage qu’à de réelles nuisances sonores.
« On est super au calme, je dirais d’ailleurs qu’on n’entend jamais rien. C’est super bien insonorisé. Je pense d’ailleurs que tous les appartements sont relativement bien insonorisés. » M. Larty.
« Ça résonne quand même beaucoup plus que dans un appart, je dirai quand même pas beaucoup plus que dans un appartement normal parce que l’appartement est… Bon, ici, on va dire ce n’est pas assez isolé. Voilà. Parce que le mur, là, on tape dedans et on a l’impression qu’on est chez la voisine, quand même. Bon, on parle comme ça, elle n’entendra rien, par exemple, le soir, bon on va dire, les enfants couchés, on met un peu la télé, pas trop fort non plus, il faut qu’on l’entende aussi, je ne vais pas tendre l’oreille pour entendre ma télé, par exemple ma voisine va avoir du monde je les entends, oui. Voilà ils vont crier là, ils vont parler assez fort, je comprends ce qu’ils disent. » Mme Delacour.
80L’insonorisation des logements constitue une qualité fondamentale du confort apporté par le bâti parce qu’elle permet d’assurer une clôture supplémentaire à l’espace intérieur privé. Mais, l’appréciation de ce confort dépend aussi des attentes des habitants, et de leur évaluation de la nécessité de s’autonomiser vis-à-vis de leur environnement. On voit ainsi comment se mêlent des éléments objectifs et subjectifs dans les jugements portés sur l’habitat.
81Plus généralement, la satisfaction à l’égard des logements dépend évidemment de normes de la société environnante concernant l’habitation qui changent avec le temps. Elle est aussi influencée par l’évolution des modes de vie en famille des habitants, qui modifient l’utilisation des espaces intérieurs.
VIE DE FAMILLE
82Un des objectifs affichés par Le Corbusier était de favoriser, grâce à l’habitation, une vie familiale harmonieuse : « Le logis abrite la famille, fonction constituant à elle seule tout un programme26. » Il rend les conceptions architecturales anciennes responsables de dangers qui menacent l’institution familiale et la société en général : « L’homme et la femme modernes s’ennuient chez eux, ils vont au dancing. Mais les humbles qui n’ont pas de cercle se tassent le soir sous le lustre et craignent de circuler dans le dédale de leurs meubles qui occupent toute la place et qui sont toute leur fortune et toute leur fierté […] il n’y a pas de foyer, pas de famille et pas d’enfants, car c’est trop mal commode à vivre. La ligue contre l’alcoolisme, la ligue pour la repopulation doivent adresser un appel pressant aux architectes ; elles doivent imprimer le Manuel de l’Habitation, le distribuer aux mères de famille et exiger la démission de l’École des Beaux-Arts27. » Les appartements de la Maison Radieuse doivent au contraire permettre au groupe familial de trouver un foyer et de développer un mode de vie « en famille ».
Évolutions démographiques et vie en famille
83D’une manière générale dans les sociétés occidentales et en France en particulier, les années d’après-guerre réalisent une sorte d’âge d’or de la famille nucléaire : la nuptialité y est particulièrement forte, les couples se marient jeunes et constituent des familles qui ont rarement dans l’histoire compté autant d’enfants vivants. Pour la plupart, les femmes quand elles sont mères, restent au foyer pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants.
84C’est pour ce type de famille que Le Corbusier a conçu les unités d’habitation. Face à une organisation industrielle qui accorde à l’homme des temps de loisirs plus importants, l’architecte se soucie de proposer un cadre accueillant à la vie hors travail, qu’il espère voir passer « en famille ». Il dénonce ainsi les logements ouvriers existants : « La journée de huit heures ! [...] Que va faire cet homme qui est libre de 6 heures du matin à 10 heures du soir, de 2 heures de l’après-midi à la nuit ? Jusqu’ici le bistrot seul s’est prémuni. Que devient la famille dans ces conditions ? Le gîte est là pour recevoir la bête humaine et l’accueillir, et l’ouvrier est assez cultivé pour savoir tirer un parti sain de tant d’heures de liberté. Mais non, justement non, le gîte est hideux, et l’esprit n’est pas éduqué pour tant d’heures de liberté. On peut donc bien écrire : architecture ou démoralisation, démoralisation et révolution28. » C’est pour préserver l’unité interne et le fonctionnement du groupe familial dans ce monde en mutation, que Le Corbusier conçoit l’organisation des appartements.
85Cela semble une réussite puisque les habitants rencontrés par l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe estiment que leur vie de famille est plus développée depuis qu’ils habitent dans leur nouveau logement29. En 1957, la crise du logement se manifeste par le « surpeuplement » des habitations existantes. Les besoins exprimés par les habitants potentiels sont donc avant tout de disposer d’un logement, et d’un logement suffisamment spacieux, pour abriter sans cohabitation leur seule famille. « À la Maison Radieuse, le nombre de pièces est jugé suffisant30 », mais il faut souligner que : « les normes du Ministère de la Reconstruction et du Logement admettent [alors] un maximum de 5 personnes dans un 4 pièces comme peuplement normal ». La Maison Radieuse permet donc à la plupart (75 %) de ses habitants l’accès à un espace habitable avec des conditions d’encombrement jugées « normales » à l’époque.
86Ce « peuplement normal » signifie en particulier la possibilité de séparer le couchage des enfants de celui du couple parental, avec l’apparition d’une (et même le plus fréquemment, dans les types 4, de deux) chambre d’enfant. Les témoignages des plus anciens habitants sont éloquents à cet égard : l’arrivée à la Maison Radieuse, c’est la conquête d’un espace propre, comme pour cette famille qui passe à cette occasion d’un deux-pièces à un type 4.
« Un type 4, donc avec la chambre des parents et deux chambres d’enfants, donc les deux filles étaient dans la même chambre et puis le garçon était dans l’autre chambre. » Mme Bialas.
87On le voit clairement : dans cette période de baby-boom où les fratries nombreuses ne sont pas rares, la norme n’est pas encore que chaque enfant ait sa chambre personnelle. De 1946 à 1964, l’indicateur conjoncturel de fécondité est supérieur à 2,6 enfants par femme31. Cette forte fécondité, ajoutée à la mortalité infantile devenue très basse (elle diminue de 75 pour mille environ en 1946 à 12 pour mille en 1975), entraîne une augmentation générale de la taille des familles. La plupart des enfants partagent donc leur chambre avec un frère ou une sœur. Mais pouvoir séparer les garçons des filles est déjà perçu comme un progrès considérable.
« Il y avait 3 chambres et on couchait 2 par chambres […] comme le petit dernier dormait dans la chambre des parents, c’était très courant à l’époque, voilà, quoi. On dormait deux par chambre, et dans la chambre des parents » Mme Brun.
« Il y avait le grand dégagement. Je me rappelle que ma fille aînée dormait dans le grand dégagement. C’était en 67, donc elle avait 13 ans. Et les garçons avaient une chambre et mon autre fille l’autre. On se débrouillait comme ça. » Mme Joureau.
88Le modèle familial va progressivement se transformer dès le milieu des années soixante : on se marie moins et plus tardivement, le divorce perd son caractère exceptionnel pour devenir une éventualité probable dans la vie des couples, les naissances sont moins nombreuses, et les femmes interrompent de moins en moins leur activité professionnelle. Les femmes accèdent enfin légalement à la possibilité matérielle d’une certaine maîtrise de leur fécondité. À partir de la fin des années soixante, les évolutions s’infléchissent : l’indice conjoncturel de fécondité diminue à partir de 1965 jusqu’à 1976, date depuis laquelle il se maintient autour de 1,8 enfant par femme. On pourrait penser que la diminution de taille des familles permet aux habitants, en augmentant la surface disponible par personne, d’être plus à l’aise dans leur logement. Mais les normes en la matière vont aussi changer au cours des décennies suivantes, parallèlement à l’augmentation du niveau de vie. Si, dans un premier temps, la taille des ménages s’accroît, passant de 3,07 personnes par logement en 1946 à 3,10 en 1962, le logement moyen comporte aussi plus de pièces : de 2,70 en 1946 à 3,09 en 1962, cette dernière tendance se poursuivant avec 3,65 pièces par logement en 1982. Sur les cinquante dernières années, le logement moyen n’a cessé d’augmenter en nombre de pièces et en superficie (de 68 m2 en 1970 à 82 m2 en 1984, et 90 m2 en 2002), tandis que la taille moyenne des ménages se réduisait à partir du milieu des années soixante : passant à 2,70 personnes par logement en 1982, et 2,4 personnes en 199932.
89Ces changements sont entérinés par les gestionnaires de l’immeuble : en 1987, J. Guibert note pour la population des locataires HLM que, si la dimension du ménage augmente bien avec le nombre de pièces « les résidents en studio sont toujours seuls, ceux des T5 et T6, à une exception près, plus de 4 », les appartements apparaissent « relativement sous-occupés comparativement à leurs capacités généralement admises : ainsi les T3 sont quasi-exclusivement habités par une seule personne et les T4 le sont majoritairement par un maximum de 3 personnes33 ». Les évolutions démographiques et sociales permettent d’aller dans ce sens. D’une part, les familles arrivées à la construction ont vu leurs enfants grandir et quitter les appartements qui sont ainsi devenus assez vastes pour des couples arrivant à l’âge de la retraite ; d’autre part, l’augmentation du nombre de familles monoparentales, consécutive à la montée des divorces, fait augmenter le poids, dans l’immeuble, d’une configuration familiale moins nombreuse. Ph. Bataille et D. Pinson notent même, en 1990, la surreprésentation, au regard de l’agglomération nantaise, de ce type de ménage dans l’immeuble : « le poids des personnes âgées et des isolés y est considérable, celui des familles monoparentales non négligeable34 » et l’interprètent comme un indice de la présence de « populations vulnérables ». Au recensement de 1999, on trouve dans l’immeuble 39 % de ménages constitués d’une personne seule et 19 % de familles monoparentales, essentiellement des mères avec leurs enfants (17 %).
90Mais paradoxalement, cette diminution de la taille des ménages ne débouche pas sur une satisfaction supérieure concernant la surface. Au contraire, les habitants jugent pour la plupart « trop petit » l’espace des appartements. Pour beaucoup d’habitants aujourd’hui, les appartements ne sont de taille acceptable que si on dépasse largement les normes communes d’attribution des logements HLM. Un type 6 serait ainsi le minimum pour 4 personnes, ainsi que l’indique cette locataire, vivant en couple avec 2 enfants :
« Non, mais on n’avait pas le choix, on a eu un T4, en plus à l’époque, on n’avait qu’un enfant, mais moi, je resterais ici qu’à condition d’avoir un T6, même pas un T5, je trouve ça inintéressant les T5, je sais pas si tu les as vus… je trouve que ça fait, en fait, comme un débarras en plus, c’est pratique, remarque, mais voilà… » Mme Larcher.
91Cette exiguïté ressentie par les habitants locataires les amène parfois à envisager un déménagement pour obtenir une surface plus importante :
« Ça va pas être viable longtemps. Je vais dire là, on arrive à bidouiller, à réaménager régulièrement, mais on n'est que trois. Si on est quatre, on sait qu’on restera pas. Là, c’est vraiment pas possible. Donc c’est vrai qu’à deux au début, on a beaucoup d’espace parce que là, la chambre d’enfant était transformée en bureau, en débarras. Dans le couloir, on avait tout l’espace aussi. C’est vrai que… enfin, bon, un T4 à deux, heureusement qu’il y a de la place quoi. » Mme Hamon.
92Cela peut sans doute expliquer en partie la rotation rapide des appartements notée par les responsables de l’organisme HLM35. L’appartement corbuséen apparaît comme étriqué à des habitants qui ont eu l’occasion d’éprouver ailleurs des normes plus élevées. Les différentes pièces sont vues comme « trop petites ». La faible hauteur des plafonds, par exemple, est critiquée dans ce sens.
93Il faut souligner, pourtant, que les habitants ne sont pas tous logés à la même enseigne : les propriétaires disposent, on l’a vu, de surfaces plus vastes que les locataires. Le sentiment d’exiguïté du logement s’alimente aussi sans doute à cette distinction sociale. Mais c’est surtout la norme de peuplement des espaces qui a changé faisant désormais ressentir comme « encombrés » les appartements à partir d’un seuil beaucoup plus bas. Témoin, ce discours d’une habitante occupant un type 4, seule avec ses deux enfants :
« Ça manque d’intimité aussi. Je sais qu’il y en a beaucoup qui ont installé une porte ici36. Bon, c’est vrai que ça isole peut-être un peu plus mais là je trouve qu’on est quand même beaucoup les uns sur les autres, plus que dans un appartement peut-être à répartition plus classique. » Mme Angélini.
94On peut voir dans ces remarques concernant l’intimité à l’intérieur même de l’appartement la manifestation de changements de cette notion. Les modifications dans la composition et dans le mode de vie des groupes domestiques familiaux entraînent une redéfinition des normes souhaitables de l’intimité, qui ne se limite plus aux contours extérieurs du logement.
L’espace du travail domestique
95Revenons sur l’importance de l’aspiration à la « vie de famille », telle qu’elle apparaît dans l’enquête de 1957 : alors même que les sociologues notent l’importance quantitative du temps passé hors du foyer, au travail ou dans les transports, pour les « chefs de famille », ils relèvent aussi le souhait, général mais accentué pour les « employés » et les « professions intermédiaires », de passer plus de temps dans leur foyer, auprès de leurs enfants en particulier. Cette aspiration correspond à la valorisation du modèle familial de l’époque. Elle rencontre aussi la conception de Le Corbusier. Les décennies 50 et 60 sont celles de la mise en œuvre du modèle familial de la « mère au foyer ». Le nombre important d’enfants et la diffusion d’une idéologie qui valorise l’intimité familiale ont amené les mères vers l’inactivité professionnelle, d’autant plus que l’élévation générale du niveau de vie la rendait possible financièrement dans les classes populaires elles-mêmes. Cette période de croissance économique rarement égalée, est donc aussi celle de l’étiage de l’activité professionnelle féminine. Celle-ci obéit à un schéma alternatif et séquentiel : la plupart des jeunes femmes sans enfants sont actives professionnellement mais elles interrompent cette activité lorsqu’elles deviennent mères, pour se consacrer à la maternité à part entière, avant de la reprendre éventuellement une fois les enfants élevés. Dans l’idéal, les mères se consacrent donc à l’éducation des enfants tandis que leurs conjoints s’affairent à procurer des ressources au groupe familial. Cette situation prévaut à la Maison Radieuse puisque 18 % seulement des mères de famille de l’échantillon y sont actives37 en 1957. Le travail domestique est fort accaparant. D’une part, l’équipement des ménages n’est pas encore achevé, les tâches sont donc effectuées manuellement et de façon répétitive : l’absence de réfrigérateur signifie la nécessité de faire les courses quotidiennement, celle de la machine à laver se traduit par de longues heures passées à la manutention du linge dans l’humidité et des températures éprouvantes. D’autre part, le modèle maternel de la femme entièrement dévouée à sa progéniture, adopté progressivement par les femmes de la bourgeoisie depuis le XIXe siècle, s’est diffusé sur le mode de l’évidence naturaliste et touche toutes les couches de la société. Enfin, les normes d’hygiène et de propreté ont atteint un très haut niveau, et leur respect s’impose sous peine de stigmatisation38.
96Le mouvement féministe est évidemment critique face à ce modèle familial qu’il dénonce comme inégalitaire. Il revendique la maîtrise de la fécondité et le partage entre les sexes du travail domestique. Le mouvement est favorable à l’entrée des femmes dans le travail salarié et, pour éviter la « double journée » aux femmes actives, une collectivisation des tâches ménagères et maternelles est réclamée, à travers la création de divers services : crèches, garderies, mais aussi laveries, cantines ou restaurants de quartier. On peut noter ici que l’utopie féministe rejoint celle de Le Corbusier qui préconise dès les années 20 des « prolongements du logement » sous forme de services intégrés dans les immeubles collectifs. Mais il s’agit bien d’utopies car, mis à part les services de garde d’enfants, cette socialisation des tâches ménagères ne sera réalisée nulle part, pas même dans les diverses unités d’habitation, et à Rezé moins qu’ailleurs, d’abord pour des raisons de coût, mais aussi, sans doute, du fait de l’absence d’intérêt des acteurs en présence pour de telles réalisations.
97Les évolutions démographiques notées à partir de 1965 ne peuvent être sans conséquences sur le modèle de la mère au foyer. Les femmes peuvent désormais « choisir » d’être mère ou non, et, même si la plupart d’entre elles le deviennent39, elles limitent désormais la taille de leur famille40. Parallèlement, les taux d’activité des femmes augmentent régulièrement, sans même fléchir au plus fort des crises de la fin des années soixante-dix qui affectent l’emploi et qui mettent au chômage les femmes en priorité. Même quand il est, souvent, de peu d’intérêt et mal payé, ce travail professionnel occupe désormais une place importante dans la vie des femmes. Surtout, cette augmentation est le fait des mères : ce ne sont pas les femmes jeunes ou âgées qui accroissent les taux d’activité dans cette période, ce sont celles d’âge médian, les plus chargées d’enfants en bas âge, qui, dans la période antérieure interrompaient leur activité pour se « consacrer » à leurs enfants, et qui désormais se maintiennent dans l’activité, le plus souvent pour des raisons économiques. Le modèle dominant jusqu’au milieu des années soixante paraît donc s’épuiser et faire place à un nouveau modèle familial : la mère au foyer a été progressivement remplacée par la mère active, cumulant tâches professionnelles et tâches domestiques.
98Le Corbusier n’est pas féministe, il ne critique aucunement la répartition des rôles et la division sexuelle du travail. Dans ses écrits, les femmes sont des mères, toujours présentées comme des ménagères ayant en charge la vie matérielle quotidienne de familles centrées sur l’éducation des enfants. Mais sa réflexion rationnelle sur l’habiter fait aussi une place à la recherche de moyens pour soulager les mères des tâches ménagères pénibles : « L’allègement des charges domestiques, accablant jusqu’ici la mère de famille, s’opère par diverses innovations : installation d’une régie de ravitaillement dans chaque unité d’habitation ainsi que d’une régie de service domestique hôtelier à domicile ; équipement d’une unité-santé, faite de salles de culture physique, d’installation d’hélio et d’hydrothérapie, d’un service de médecine préventive, avec dispensaire, petite clinique d’urgence, etc.41. »
99Faute de moyens, toutes ces innovations ne sont pas présentes dans les unités d’habitation : ni « régie de ravitaillement », ni « service hôtelier ». Mais les appartements de la Maison Radieuse sont pourtant structurés dans le sens d’une rationalisation du travail domestique et le « confort moderne » ne représente pas seulement un élément de consommation mais aussi une forme d’organisation rationnelle des tâches. Par exemple, le chauffage central doit permettre d’éviter les corvées de bois ou de charbon, les boîtes à double entrée permettant la livraison de produits alimentaires (pain, lait, viande) par les commerçants directement dans les appartements devaient alléger la charge des approvisionnements quotidiens.
100À l’intérieur du logement, la visée rationalisatrice de Le Corbusier l’a conduit à concevoir un espace pour la préparation culinaire relativement restreint, mais largement ouvert, par l’intermédiaire d’un meuble passe-plat sur la pièce de séjour où peuvent, et même doivent, étant donné la faible taille de la cuisine, être pris les repas. On a vu que les habitants des premières années regrettaient en général de ne pouvoir utiliser la cuisine comme lieu de repas. Ainsi pour cette habitante, ancienne dans l’immeuble :
« Quand il n’y a pas de cuisine, vous voyez cette pièce-là est obligée de servir de cuisine, entendons-nous, on est obligé d’y manger, c’est vrai que le manque de cuisine c’est vraiment pas pratique. Et c’est toujours pas pratique, je ne fais pas beaucoup de cuisine, mais c’est toujours pas plus pratique
— Même maintenant que vous êtes seule, vous ne trouvez pas ça plus pratique ?
— Ah non ! » Mme Arnou.
101Certaines femmes toutefois disent au contraire apprécier l’économie de gestes que permet cette faible surface, en restreignant les déplacements nécessaires :
« Cette cuisine où on avait tout sous la main… » Mme Joureau.
102D’autres indiquent que cet espace étroit est aussi une incitation à simplifier les gestes du travail culinaire. Une petite cuisine permettrait ainsi, en le rationalisant, de limiter l’emprise du travail domestique et d’accéder à un style de vie alternatif.
« Moi, je trouve ça pratique parce que, si tu veux je m’embête pas trop avec les trucs matériels, donc ça me dérange pas quoi, j’ai un style de vie… je bouge beaucoup, on va beaucoup dans le parc, on est beaucoup dehors, et puis on est très peu à la maison, et puis le peu qu’on y est bah on n’a pas besoin d’avoir des grands espaces, une grande cuisine… » Mme Meira.
103À l’intérieur d’appartements construits selon des normes de surfaces imposées par des considérations de coût, les architectes dessinent des solutions différentes, mais qui impliquent souvent la disparition des délimitations matérielles entre pièces à fonctions pourtant différentes. Dans les autres cités étudiées par l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe, une large majorité des enquêtés déclarent préférer voir la séparation entre cuisine et séjour matérialisée par un couloir. Mais ce n’est le cas que de 17 % des habitants de la Maison Radieuse42. 49 % d’entre eux disent même apprécier le système du passe-plat comme seule séparation, quand les habitants des autres cités rejettent massivement cette solution. La Maison Radieuse étant la seule cité où ce dispositif a été effectivement mis en œuvre, on peut penser, comme l’indiquent les chercheurs, que « l’expérience et l’usage peuvent vaincre les préventions et modifier profondément les attitudes face à certaines nouvelles solutions proposées », mais on peut aussi remarquer que si la mère de famille reste à l’évidence l’occupante privilégiée de l’espace cuisine, l’absence de clôture de cet espace lui permet d’éviter la relégation, voire de solliciter la participation d’autres membres du groupe familial aux tâches de préparation des repas. Des habitantes le disent :
« [Ce n’est pas trop petit], c’est vrai que nous on n’est que trois et que deux à cuisiner en l’occurrence. C’est vrai que l’on se marche pas dessus. C’est pas très grand mais pour nous c’est suffisant. J’ai jamais été gênée par ce petit espace là du tout
— Et le fait que ça ferme pas ?
— Bah au contraire, moi c’est ce que j’aimerais bien, dans l’avenir, avec une grande pièce de vie. Moi, au contraire, c’est vraiment agréable au moins je suis pas enfermée ou celui qui cuisine n’est pas complètement enfermé. On mange et on cuisine en même temps. Ça, on apprécie bien. Non, cet aménagement de cuisine nous plaît bien par contre. » Mme Hamon.
104De façon subreptice, c’est donc ici une conception alternative de la cuisine qui est mise en jeu par Le Corbusier : face à une cuisine « espace fermé » que s’approprie une maîtresse de maison revendiquant parfois sa suprématie dans « son » domaine, il propose un espace ouvert, plus facile à partager, mais qui suppose aussi une « visibilité » du travail culinaire impliquant une certaine transgression des modèles traditionnels.
105La disposition de l’espace cuisine des unités d’habitation a préfiguré une modalité aujourd’hui communément admise, avec la diffusion de la cuisine « à l’américaine », et qui a même acquis un statut de signe de distinction.
« Moi je ne me plains pas parce que j’ai, de toute façon, moi je suis plutôt adepte des cuisines ouvertes ou des grandes cuisines où on mange, donc, en fait, là ça me convient plutôt bien. » Mme Angélini.
106L’utilisation de matériaux nouveaux, tels les sols plastiques, était aussi destinée à simplifier le travail de la ménagère en permettant un nettoyage plus rapide de ces surfaces « modernes », évitant les tâches fastidieuses de grattage des parquets. Pourtant, à la Maison Radieuse, on trouve le « dalami » difficile à entretenir43. De tels avis sont encore émis aujourd’hui concernant la difficulté à entretenir les sols. Cela a entraîné, dans les premières années, une forme d’organisation collective avec l’achat de cireuses par l’association des habitants.
« L’une des premières choses ça a été les cireuses, parce qu’on avait par terre ce qu’il y a dans la rue, là, du dalami noir. Y en a encore dans un certain nombre d’appartements, euh bon, les premiers habitants se sont posés des questions sur l’entretien de ce sol, comment ils allaient faire, et donc l’association des habitants a acheté des grosses cireuses qu’on louait à l’heure, et donc ça passait d’appartements en appartements, ça a été l’une des premières actions » Mme Bialas.
107Les cireuses ont été abandonnées progressivement et beaucoup de sols dans les appartements remplacés, il est donc difficile de reconstituer les modalités d’utilisation de ces appareils, mais là encore la visibilité des tâches ménagères a pu être accrue par ce mode de prise en charge semi-collectif.
108Nulle réflexion critique pourtant, de la part de l’architecte sur l’organisation interne de la famille, mais le simple fait qu’il ait analysé la vie domestique dans l’optique d’une rationalisation, à la manière de la production industrielle, a pu conduire à des changements dans la vie familiale qui ont rencontré les évolutions des modèles familiaux ultérieurs.
Du salon ostentatoire aux espaces de loisir intérieur
109Déchargées des contraintes de la vie professionnelle, les mères au foyer des années d’après-guerre sont perçues comme les principales, voire les seules responsables de tâches parentales44 et c’est autour d’elles et de leurs occupations maternelles que se construit la vie quotidienne de la famille. Dans les ménages des années 2000, moins nombreux et de composition plus diverse, les femmes conservent une place prépondérante dans le logement, mais les autres membres de la famille réclament de plus en plus une place spécifique.
110La conception de Le Corbusier d’un séjour qui est le centre du foyer autour d’une mère de famille affairée à ses tâches ménagères rencontre, dans les années cinquante la réalité des pratiques. L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe note que, plus qu’ailleurs à la Maison Radieuse, les jeunes enfants jouent habituellement dans la salle de séjour45. L’ouverture de la cuisine et du séjour, la présence du dégagement entre les chambres, parfois appelé pièce de rangement, mais qui est utilisé de bien d’autres manières, et constitue un lieu de passage obligé, correspondent à un mode de vie où la mère de famille, présente en continu au foyer, doit pouvoir assumer en parallèle tâches ménagères et surveillance des enfants en bas âge. Aujourd’hui encore, la cuisine ouverte sur un séjour lui-même sans clôture permet aux mères d’avoir l’œil sur les activités des plus jeunes enfants en même temps qu’elles effectuent d’autres tâches.
111Cette disposition permet aussi aux pères de famille dont la majeure partie du temps est absorbée par les contraintes du travail professionnel, dans le contexte des années cinquante, de trouver une place dans l’appartement. L’aspiration exprimée à un temps supplémentaire passé dans l’espace domestique auprès de leurs enfants peut être interprétée comme le souhait de se conformer, au quotidien, à l’idéal de la famille nucléaire. Car, si dans cette conception, les femmes, les mères, jouent un rôle central, les pères ne sauraient s’en désintéresser, au risque de troubler l’image du foyer uni et harmonieux. Ils participent toutefois très peu à la réalisation des tâches ménagères, domaine réservé de la maîtresse de maison. Les tâches matérielles auprès des enfants ne les retiennent guère non plus, les assignations de rôle de sexe étant là aussi très prégnantes, mais ils affirment pourtant l’importance de leur présence auprès de leurs enfants. La disposition spatiale du logement peut être plus ou moins favorable à la réalisation de cet idéal : ainsi l’espace occupé par les jeux des enfants est-il dans ce sens particulièrement important. Suivant sa situation, il permet ou non la présence et la participation du père, dont la place dans le logement n’est pas déterminée, comme elle l’est pour la mère, par la réalisation des tâches ménagères. Les chercheurs notent en 1957 que : « C’est à Nantes que les jeux sont le plus suivis par les chefs de ménage. L’organisation du logement qui incite à laisser plus souvent qu’ailleurs les enfants jouer dans la salle de séjour explique peut-être le fait46. » L’ouverture de l’espace intérieur permet de trouver une place aux pères dont la présence dans l’appartement ne se manifeste qu’à travers des temps de loisir relativement courts et nécessitant peu de lieux individualisés. Ils peuvent ainsi participer à la vie familiale, à travers les jeux des enfants, par une simple co-présence. Plus globalement, l’importance accordée par les habitants à la vie en commun à l’intérieur du logement explique sans doute leur acceptation d’une certaine absence de délimitations intérieures.
112Toutefois, les différences culturelles entre les catégories sociales tendent à émerger dans leur rapport à l’espace. L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe note par exemple la tendance des « intermédiaires » à cloisonner les lieux et à dissocier leurs activités d’adultes de celles des enfants. Cette tendance à l’individualisation est caractéristique des catégories en ascension sociale, qui privilégient des activités concourant à cet objectif, qu’elles soient ludiques ou liées à la scolarité et aux études. Ainsi pour les enfants, les « intermédiaires préfèrent qu’ils occupent leur chambre pour y jouer et semblent s’opposer à ce qu’ils utilisent la salle de séjour ». À l’inverse, « les ouvriers séparent moins les fonctions dans la vie quotidienne et habituent davantage leurs enfants à une vie familiale plus collective47 ». La proportion d’enfants qui effectuent leurs devoirs scolaires dans leur propre chambre augmente quand on passe des ouvriers aux employés puis aux intermédiaires, une majorité d’enfants d’ouvriers les réalisant dans la cuisine ou la pièce de séjour. On voit que l’utilisation en commun de l’espace ouvert de l’appartement s’oppose ici à une revendication d’usage plus individualisé.
113L’espace du séjour est ainsi l’objet de définitions parfois divergentes. Comme dans le modèle bourgeois, il est parfois aussi lieu de réception d’invités plus ou moins proches, permettant alors la représentation du groupe familial. On peut ainsi comprendre que la disposition où une chambre communique largement avec le séjour soit quasi unanimement rejetée et que beaucoup d’habitants (48 % à la Maison Radieuse) soient prêts à accepter une diminution de la surface des chambres pour augmenter celle des pièces communes48. Les habitants acceptent de donner moins d’importance aux pièces d’usage plus individuel (chambres à coucher, rangement, pièces de service) pour améliorer celle qui permet la vie en commun. Cette focalisation des attentions sur le séjour se manifeste aussi à travers « la priorité donnée à l’ameublement et à l’aménagement du séjour » par les habitants dans leurs projets d’achat49. Tout cela peut être interprété comme la marque d’une valorisation de la vie familiale commune à l’intérieur du logement et comme une volonté de représentation.
114Dans la période actuelle où la composition des familles s’est diversifiée, cette recherche d’un espace dédié à la vie en commun, espace de sociabilité interne à la famille, mais aussi externe en direction du réseau amical ou de parenté, se double d’une exigence de plus en plus forte de lieux plus individualisés, destinés à des activités différenciées. Or, il faut souligner ici que la taille du séjour à la Maison Radieuse n’augmente pas avec celle de l’appartement : du fait de la conception en cellules des appartements, le séjour a la même surface dans les deux-pièces et dans les six-pièces. Dans les plus grands appartements, prévus pour de plus grandes familles, cette pièce est donc trop petite, même pour la simple fonction quotidienne de repas familiaux en commun :
« Il y a aussi des T6, et on a vu ici des familles de sept ou huit enfants, on se demandait d’ailleurs toujours un peu comment ça se passait au moment du repas parce qu’entre la table et les chaises il devait pas y avoir grand chose d’autre. » Mme Bialas.
115Dans les trente dernières années, les activités réalisées « en famille », au sein de l’appartement se sont accrues de moments de loisirs, autour de la télévision en particulier. Comme pour les appareils liés aux tâches ménagères, cette évolution de l’usage ne correspond pas aux projections de Le Corbusier qui envisageait plutôt des activités de loisirs extérieurs. Or, la place de la télévision pose un réel problème, comme le signalent Ph. Bataille et D. Pinson : « la fonction salon trouve difficilement sa place dans la salle de séjour de l’appartement corbuséen50 ». Le « salon » apparaissait encore dans les années cinquante largement lié au mode de vie bourgeois, comme espace d’une oisiveté ostentatoire ; il perd cette caractéristique dans les décennies suivantes en devenant celui de la reconstitution de la force de travail populaire dans un loisir « passif », désormais interne au logement. Pour les habitants, il devient nécessaire de distinguer le salon de la pièce de séjour dans laquelle sont forcément pris les repas, du fait de l’exiguïté de la cuisine corbuséenne. Le manque d’une pièce de vie spécifique, distincte de l’espace des repas, mais permettant des activités communes, oblige les habitants à inventer des solutions d’affectation des espaces disponibles différentes de celles prévues par l’architecte, comme l’explique cette habitante d’un type 4 descendant, mère d’une petite fille, et qui a préféré occuper avec son compagnon une des « chambres d’enfant », pour transformer la « chambre des parents » en un « salon » :
« Nous, on n’a pas tellement envie de ça, d’avoir une toute petite pièce qui ferait cuisine/salon et se retrouver avec des chambres immenses en bas. » Mme Hamon.
116On peut ainsi observer divers types de réaménagements et réaffectations. Certains tentent d’agrandir l’espace du séjour afin de pouvoir distinguer des « coins » aux fonctions différentes.
« Après chacun fait à sa sauce, tu vois, il y en a qui font une grande salle à manger, qui enlèvent carrément le meuble passe-plat ou qui le laissent mais qui mettent une grande table. Donc, ça, ça fait salle à manger avec un tout petit coin salon avec une petite télé dans un coin mais bon, t’as la table qui est carrément au milieu, enfin, tu reçois des invités pour boire l’apéro, enfin, je ne sais pas. Il n’y a pas d’espace de toute façon, nulle part. » Mme Mazelier.
117Dans d’autres cas, la « chambre des parents » est aussi utilisée en séjour réservé à une intimité restreinte au strict groupe domestique. Il s’agit d’un aménagement que l’on trouve plus souvent dans les familles monoparentales, où la mère, seule occupante de cette pièce relativement vaste, ouvre ainsi son espace personnel à ses enfants :
« Là haut, c’est salon, bureau et ma chambre. Tu fais trois en un parce que tu n’as pas le choix. Moi je n’aime pas regarder la télé en bas parce que… après, chaque personne… Il y en a beaucoup qui ont la télé en bas, t’as dû voir sans doute. […] Mais moi, je n’aime pas parce qu’ici c’est froid, quand même, le soir. Et moi, quand je regarde la télé le soir, j’aime bien être en pyjama, j’aime bien un espace un peu chaleureux, cocoon, exactement. Et là, moi, je ne me vois pas sur ce canapé, avec ce grand escalier, dans le noir, avec la petite télé. En plus, t’as le son de la télé qui monte et j’ai la chambre des enfants qui est toujours entrouverte. » Mme Mazelier.
118Parfois encore, un espace salon généralement muni d’un poste de télévision est installé dans l’espace intermédiaire entre les chambres, permettant des activités en commun :
« Il y a une espèce de banquette, les enfants, sont là, dessinent. Ça fait aussi un petit espace de circulation. Je vais pas vous dire, pas… Mais comment on dit ? pas un espace public mais où on fait les choses à plusieurs. Sinon les chambres, c’est plus… pour du travail personnel. » M. Richa.
« La pièce qui ne sert, enfin, qui n’a aucune fonction particulière. Donc nous on l’a aménagée, peut-être que vous voudrez voir un peu après, je vous ferai visiter, donc nous on l’a aménagée comme pièce un petit peu, on pourrait dire comme pièce polyvalente, qui est un peu la pièce de convergence entre les chambres, donc c’est là où se trouve le téléviseur, c’est là où se trouve le micro, c’est là où se trouve la bibliothèque, en fait les choses qui servent en commun à tout le monde, donc le linge aussi. Il sèche aussi à cet endroit là. » M. Marlin.
119On voit sur ce dernier exemple comment cette solution est adoptée « par défaut », obligeant à une polyvalence parfois gênante, lorsque les activités des différents membres du groupe domestique sont désynchronisées. La revendication d’un véritable espace « salon » autonome ne doit donc pas être analysée comme l’adoption d’un mode de vie ostentatoire en imitation du modèle bourgeois, mais comme l’expression de ces nouvelles modalités de la vie familiale en commun. Le rêve de cette habitante d’accéder à un type 6 pour dédier une pièce au « salon » en est une bonne illustration :
« Bah, deux chambres pour les enfants, une chambre pour nous, et puis un salon, parce que le salon c’est bien quand même, c’est-à-dire que jusqu’à maintenant nous on n’en a jamais eu de salon, ça fait 14 ans que je suis avec S. [son mari], j’ai jamais eu de salon, mais en fait comme on est toujours dans l’activité, ça nous manque pas vraiment, mais que les enfants aient un endroit pour se poser et tout, quand tu veux recevoir du monde, tu vois, des moments d’intimité… » Mme Larcher.
120Tous ces exemples montrent bien comment la demande de surfaces plus grandes de la part des habitants est augmentée du fait que la vie à l’intérieur de l’appartement tend à se scinder en s’individualisant.
Des espaces spécifiques pour les enfants
121L’exemple de la place des enfants dans l’appartement est éclairant à cet égard. Dans les années cinquante, les problèmes liés à l’identification de lieux réservés à un usage individuel permettant l’isolement ne sont véritablement évoqués qu’à propos des « jeunes », adolescents ou jeunes adultes pour lesquels les chambres d’enfant, et surtout la cohabitation dans ces chambres avec des frères ou sœurs plus jeunes apparaissent moins adaptées et moins acceptables. Les mères de famille interrogées sur ce sujet considèrent en effet de façon quasi unanime que les adolescents ont besoin de disposer d’un espace personnel dans l’appartement et les relevés des situations effectives montrent que, à la Maison Radieuse, les familles ont le plus souvent réussi à leur attribuer une chambre individuelle non partagée. Les différences sociales déjà notées dans le rapport à l’espace se retrouvent toutefois dans ce traitement de l’adolescence. En 1957, les sociologues remarquent que les adolescents « ne font leurs travaux scolaires dans leur chambre que chez un quart des familles ouvrières et chez un tiers des familles d’employés alors que les trois quarts de leurs camarades des mêmes établissements y ont leur table s’ils sont fils d’intermédiaires ou de hauts revenus. Les autres s’installent soit dans la salle de séjour, soit même parfois dans la cuisine51 ». L’exigence de disposer d’un espace individualisé dépend donc très largement du milieu social mais aussi de la conception de la vie familiale dont celui-ci est porteur : « Certes, les instants passés dans le logement sont plus courts pour les garçons du milieu ouvrier que pour ceux des classes moyennes, mais les liens affectifs qui les unissent à la famille sont de nature plus grégaire ou plus collectivisés à en juger par l’utilisation fréquente des pièces communes [...] il n’en est pas de même pour l’adolescente du même milieu, maintenue davantage encore sous la tutelle que la fille d’employé et d’intermédiaire52. »
122Pour les plus petits par contre, on a vu que le partage d’une chambre par plusieurs enfants était considéré comme une solution tout à fait acceptable par les premiers habitants, à condition toutefois qu’ils soient du même sexe. De plus, la place des enfants à la Maison Radieuse a été pensée par l’architecte qui leur a dessiné des chambres bénéficiant d’un espace spécifique de jeux grâce à une cloison mobile entre celles-ci53. Ce souci d’aménagement particulier est apprécié, tant par les enfants que par leurs mères, et aujourd’hui encore :
« Je trouvais ça tellement génial pour des enfants en bas âge qui sont tout le temps en train de jouer à la maîtresse ou de jouer avec des craies que, là, on avait un espace, vraiment, dans chacune des deux chambres. » Mme Auger.
123Dès les premières années, l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe notait que, à la Maison Radieuse, bénéficiant « d’un endroit réservé à leurs jeux54 », les enfants jouent le plus souvent dans leur chambre (50 % des réponses).
124Cette disposition spécifique a permis aux habitants d’anticiper une pratique de plus en plus répandue ensuite puisque, progressivement, disposer d’une chambre individuelle par enfant va devenir une norme. Les petits enfants des premières années sont devenus des adolescents qui supportent moins bien la cohabitation avec des frères et sœurs. Même le panneau coulissant entre les chambres d’enfant reste le plus souvent fermé quand leurs occupants grandissent, en affirmant de plus en plus leur autonomie :
« Avant, au début qu’on a emménagé, la première année, on ouvrait systématiquement le panneau, pour agrandir la pièce, et puis elles ont grandi l’une et l’autre et elles ont pas souhaité partager tout le temps leur espace, donc elles jouent ensemble mais en passant par les chambres. Ou alors sur le balcon quand le temps le permet, mais on n’ouvre plus le panneau et puis, en plus, il y en a une qui a rempli son mur de posters, donc on ne peut plus l’ouvrir sous peine de tout arracher. Donc on ne l’ouvre plus, il y a bien deux ans que je ne l’ai pas ouvert. » Mme Auger.
125D’autre part, même les plus jeunes enfants sont perçus aujourd’hui comme devant disposer d’un espace propre suffisamment important, ne serait-ce que pour y entreposer leurs multiples « possessions », vêtements, jouets ou meubles.
« T’as vu les chambres d’enfants comment elles sont ? Toutes étroites ! Alors là aussi, pour les meubler, le vrai casse-tête. Je ne sais pas, dans les années cinquante, Le Corbusier, il avait prévu du mobilier qui était déjà dedans. Mais aujourd’hui, un enfant il a quand même son lit, en règle générale, une armoire ou une commode moyenne pour ranger ses habits, un petit bureau selon l’âge, un coffre à jouets, une étagère à livres. C’est impossible à mettre tout ça. » Mme Mazelier.
126Cette difficulté est encore accrue lorsque les appartements sont utilisés par les femmes pour garder des enfants comme assistantes maternelles ; cela suppose un espace destiné aux enfants en garde qui vient concurrencer, sur leur propre terrain, celui des enfants de la maisonnée. L’appropriation individuelle en est rendue encore plus complexe, puisque l’espace souffre de deux définitions différentes. Concrètement, à chaque changement d’activité, les enfants sont obligés de tout ranger :
« Comme elles sont deux, ça va encore pour l’instant. Elles collent un peu leurs posters. Elles ont quatre ans de différence, elle va bientôt avoir onze ans la grande. Bon, des fois elle aimerait qu’on élimine les jouets, enfin pas bébé, mais bon, quelques trucs, des poussettes, des choses qui restent. En fait, c’est plutôt le fait que je sois nourrice qu’il me manque une pièce en plus. Ça, ça dépend des HLM. Parce que je ne peux pas mettre tous les petits jouets, alors on les stocke sous le lit. Alors les plus grands ils disent “oui mais…” Et puis, ils ont accès à la chambre, les petits. Alors là il faut réfléchir parce que ça oblige à ranger à chaque fois. Moi je ne suis pas pour ranger à chaque fois. Enfin, il y a ranger et ranger, mais c’est normal de laisser une trousse, des crayons qui traînent. Avec les petits que je garde, à chaque fois je vais dans la chambre et je vais tout ranger parce qu’autrement ils vont faire un bazar dans le bureau de ma fille. » Mme Simon.
127Il est vrai aussi que la scolarisation plus longue entraîne le fait que les enfants ont de plus en plus à exercer, au sein même du logement, leur « métier » d’enfant, ou plutôt d’élève, à travers des devoirs scolaires. Ces exercices, autrefois réservés aux membres des classes bourgeoises, supposent la disposition d’un espace réservé spécifique. Avoir « sa » chambre est aussi représenté comme un impératif en termes de réussite sociale.
128On voit ainsi les tensions auxquelles donne lieu l’utilisation des espaces internes à l’appartement : d’un côté, une répartition fonctionnelle des activités devrait permettre à chacun de trouver sa place, et la culture plus individualiste des classes moyennes tend à imposer une telle répartition spatiale. Mais d’un autre côté, les activités des enfants par exemple doivent pouvoir être surveillées par une mère occupée conjointement à d’autres tâches domestiques, leurs jeux prennent donc souvent place dans les espaces communs de l’appartement, et ils risquent alors de perturber les activités plus individuelles. Malgré ces tiraillements, la définition de l’espace intérieur de leur logement par les habitants reste relativement univoque dans les premières années : il s’agit d’un espace collectif destiné à permettre (et éventuellement à mettre en scène) la vie familiale, c’est-à-dire la vie commune d’un groupe qui se conçoit lui-même comme une entité, même si des individualités y émergent parfois, introduisant certains dysfonctionnements. L’espace de l’appartement tel qu’il a été conçu par Le Corbusier semble adapté à une telle définition qui rend acceptable une certaine absence de frontières intérieures. Mais les changements de taille et de composition du groupe domestique en font de plus en plus un regroupement d’individus menant côte à côte des activités diverses. Dans ces groupes domestiques pourtant moins nombreux, l’exigence de surface devient plus forte et s’accompagne de revendications à disposer d’espaces propres. Le modèle de l’appartement corbuséen paraît inadapté à cette tendance, sauf à diminuer le taux d’occupation des logements.
Intimité, intimités
129S’approprier un espace personnel semble en effet difficile dans des appartements dont l’architecte a privilégié l’ouverture. La conception de l’intimité portée par Le Corbusier s’applique aux limites extérieures du logement et on a vu que la protection du groupe familial vis-à-vis de l’extérieur avait été particulièrement pensée, même si elle s’est ensuite quelque peu dégradée au fil des années, avec l’usure de l’immeuble.
130À l’inverse, à l’intérieur du logement, l’espace est peu cloisonné : pas de porte à la cuisine ni au séjour, un vaste espace ouvert, sans fonction précise, entre les chambres, permettant l’accès aux sanitaires. Cette absence de porte séparant le niveau du séjour de celui des chambres constitue, de l’avis de nombreux habitants, une contrainte importante.
« En plus, il n’y a pas de porte, alors c’est aussi une des choses qui nous gêne maintenant, dû à notre fille. Si on est ici, la chambre de N. [sa fille] est en bas et comme l’escalier donne directement, bah en fait on la réveille régulièrement. Quand on a du monde à manger ici, très facilement le bruit descend en fait. [...] il y a juste la porte de la chambre et pis bon c’est vrai qu’elles sont pas épaisses. C’est en bois très léger. Et c’est vrai que là, on est coincé. C’est un peu pénible. » Mme Hamon.
131La seule délimitation offerte entre les espaces accessibles aux visiteurs extérieurs et ceux qui sont réservés à l’intimité de la vie familiale est constituée par la disposition en duplex de la plupart des appartements. La séparation nette opérée par le changement d’étage compense ainsi partiellement la limitation du dispositif d’entrée :
« C’est bien qu’il y ait deux étages, ça isole un peu, quand on veut être en bas pour s’isoler… quoique oui et non, comme y’a pas de porte on entend toujours le bruit… » M. Nollier.
132Très peu de critiques ont été enregistrées au sujet de cette répartition sur deux niveaux. L’escalier intérieur ne semble pas poser de problème majeur aux habitants qui, au contraire, apprécient le duplex, dans une perspective de cloisonnement de l’espace :
« Ça, c’est vachement bien. Pour les enfants, c’est plus silencieux, si on reste un peu traîner… Une cigarette, ça sent pas. Dans les montants, c’est peut-être différent. Non, non, c’est bien conçu. Justement ici, on peut faire de la musique et tout, sans déranger les enfants. Et pis descendre/monter, non ça change. » M. Richa.
133Mais la demande d’intimité est telle que, dans de nombreux appartements, des portes ont été installées pour renforcer cette séparation et éviter la circulation du bruit, des odeurs, des fumées. Ces modifications sont généralement appréciées, même par ceux ou celles qui n’en sont pas à l’origine :
« Les portes, là, ceux qui ont fait ça, c’est pas bête. Au début je me disais non, parce que quand on ouvre c’est tout de suite l’escalier, mais ça se fait partout. […] Oui, d’isoler pour les odeurs de cuisine tout ça. Parce que ça quand même ça reste assez là-haut. Les cigarettes. Et puis comme on a une télé en haut, c’est vrai que si les deux télés marchent, celle-ci est bruyante. À moins de l’écouter bas mais bon… Ça isole quand même je trouve. C’est comme dans la chambre, quand on a la porte ouverte ou fermée ça change tout. » Mme Simon.
134Le double équipement en téléviseurs signalé dans cet extrait est significatif d’une tendance qui voit cohabiter dans un même logement des membres d’un même groupe familial ne partageant pourtant ni les mêmes activités, ni les mêmes rythmes. L’enquête de J. Guibert55 avait déjà montré, en 1987, une proportion notable de ménages équipés de deux récepteurs (18 sur 140 ménages interrogés), en remarquant que leur présence était concentrée sur les logement de type 4, dans lesquels la disposition en duplex est plus favorable à cette multiplicité des appareils. Quand elle est possible, la clôture des espaces permet alors de mener en parallèle des occupations qui tendent au contraire à s’exclure dans un espace ouvert : le sommeil des plus jeunes enfants peut être préservé alors même que les parents regardent la télévision ou que les adolescents écoutent de la musique.
« Moi j’ai la chance d’avoir une porte, que peu d’appartements ont. […] Je trouve ça très bien parce que le soir, comme les filles n’aiment pas s’endormir avec la porte de chambre fermée, donc moi je laisse ouvert et puis je ferme ici parce que je ne veux pas que le chat aille dans les chambres. Parce que j’ai l’aînée des filles qui est allergique. Donc ça permet de concilier, je ne les enferme pas dans leurs chambres, je ferme juste celle-ci et quand je monte, je ferme leur porte de chambre et je laisse celle-ci entrouverte. » Mme Auger.
135Cette exigence de cloisonnement est évidemment plus ou moins forte suivant les configurations familiales. La présence de deux générations dans le même logement en accroît l’intensité, particulièrement quand les enfants arrivent à l’adolescence. Plusieurs interlocuteurs, qu’ils aient été eux-mêmes concernés ou qu’ils soient parents de grands enfants, signalent la difficulté à vivre particulière des adolescents dans la Maison Radieuse. La cohabitation dans des appartements trop exigus pour permettre un véritable isolement est souvent mise en cause :
« Il y a un problème d’âge aussi parce qu’il y a les deux chambres en long. J’ai trois fils, un de 18 ans, et les deux petits ils ont 2 ans et 6 ans. Donc pas du tout les mêmes habitudes de vie. 18 ans c’est l’ado qui joue à l’ordi, qui reçoit ses copains, musique à fond. Donc il y a, il faut donner des horaires, bon, il respecte quand même […] il a sa chambre à lui tout seul parce que, bon, j’allais pas lui imposer un petit quand même. » Mme Mazelier.
136Mais cette revendication d’isolement ne concerne pas que les adolescents. Les adultes aussi souhaitent pouvoir s’autonomiser dans l’appartement. Manifestement, il y a là la traduction d’un changement concernant la notion même d’intimité. Conçue comme définissant une sphère privée autour de la famille nucléaire, globalement séparée de l’espace public dans les années cinquante, cette notion s’est individualisée à partir du milieu des années soixante-dix. Elle s’entend désormais, à l’intérieur même du logement privé, comme un espace entourant chaque personne, et qui doit être protégé même des incursions des familiers les plus proches. Aujourd’hui, même les enfants les plus jeunes se voient reconnaître le droit à une intimité qui les protège des membres de leur fratrie, et, dans les couples, homme et femme ne sont plus forcément astreints à partager un même espace de loisirs. Ainsi donc, les changements des modes de vie familiale dans l’appartement avec l’« internalisation » d’activités de loisir, et l’autonomisation des occupations des différents membres du groupe ont fait naître le besoin de lieux spécifiques, individualisés, exigeant une distribution plus cloisonnée de l’espace intérieur.
137Cette exigence d’appropriation individuelle de l’espace bute sur la conception corbuséenne de l’ouverture à l’intérieur du logement et amène de multiples critiques qu’on peut ranger en deux types : d’une part, les surfaces sont insuffisantes, d’autre part, les possibilités manquent de morceler l’espace de façon à en permettre une appropriation individuelle. Confrontés à ces problèmes, les habitants « bricolent » des réaménagements des espaces pour les adapter à leurs nouveaux modes de vie. Il faut souligner ici que l’appartement type des unités d’habitation se prête bien à ces bricolages, même si ces derniers ne débouchent pas toujours sur des solutions pleinement satisfaisantes. L’espace intermédiaire entre les chambres, par exemple, se prête à bien des réinterprétations : on l’a vu « salon », « buanderie », « salle de jeu », « débarras », ou même, comme ici « chambre des parents » :
« Nous on dort dans ce que j’appelle l’alcôve, le couloir en fait, nous on dort là parce qu’on a laissé notre chambre à E. [sa fille], avant on dormait dans les deux petites chambres, y’avait L. [sa fille aînée] dans une et nous dans l’autre, depuis la naissance d’E., nous on s’est mis dans le couloir, et juste en dessous tu vas voir c’est la pièce de travail… le studio. » Mme Larcher.
138Pour ce jeune couple d’artistes, il a été jugé préférable de réserver la « chambre des parents », fermée, à un usage non prévu dans un appartement d’habitation, quitte à imposer aux parents une intimité restreinte, mais acceptable avec des enfants jeunes, dans l’espace intermédiaire. On perçoit toutefois immédiatement ce que cette installation peut avoir de provisoire.
139Pour cette autre habitante, à la recherche d’une chambre d’enfant supplémentaire, l’espace intermédiaire ne constituerait qu’une solution boiteuse, du fait de son ouverture justement :
« Il y en a qui font une chambre au milieu mais bon, les enfants, ça ne fait pas, c’est une chambre de passage, alors, ça ne changera rien. » Mme Simon.
140Les habitantes citées ici comptent parmi les plus petitement logées. Les aménagements de l’espace pour satisfaire des exigences nouvelles de mode de vie sont évidemment plus faciles quand les surfaces disponibles sont plus vastes. On voit donc resurgir une distinction entre habitants dont l’insatisfaction, exprimée en terme de surface manquante, s’explique finalement par le mode d’accès aux appartements. Les propriétaires ont généralement pu choisir leur espace. Les locataires anciennement installés ont eu l’occasion d’adapter la surface disponible à leur mode vie et le temps de se distancier à l’égard de la norme d’attribution de logements. À l’inverse, les locataires plus récemment arrivés dans l’immeuble ressentent davantage la contrainte du manque de place. L’adhésion à la norme d’ouverture de l’appartement corbuséen n’est pas simplement liée au niveau de capital culturel, elle dépend aussi des conditions matérielles d’installation dans les appartements et en particulier des surfaces disponibles.
141Les appartements de la Maison Radieuse ont été conçus pour accueillir une vie de famille conforme au modèle des années du baby-boom et de la reconstruction. Les mutations tant économiques que démographiques et sociales des cinquante dernières années ont bouleversé ces manières de vivre « en famille », dans les logements : la structure du groupe, le nombre de membres, leur présence au foyer, leurs relations et leurs conceptions de l’habiter ont changé. Il est donc assez notable que l’espace de l’appartement semble aujourd’hui encore bien convenir à un nombre important d’habitants. Le modèle corbuséen de logement apparaît ainsi capable de « supporter », au double sens d’en être le support et de ne pas en être anéanti, des adaptations assez considérables, de la part de ses occupants, à la condition toutefois qu’un « jeu » sur les espaces soit possible, grâce à la mise à disposition de surfaces suffisantes.
PRIVÉ- PUBLIC
142Dans la conception de Le Corbusier, on l’a vu, la question de l’habitat déborde les frontières du logement. L’architecte accorde une attention particulière aux espaces qui assurent une transition entre l’espace privé du logement proprement dit et l’espace public. L’enjeu en est considérable puisqu’il s’agit, dans ces espaces « intermédiaires », à la fois de mettre en évidence les avantages du groupement des habitations en ensemble collectif, en particulier grâce à la présence dans ces lieux de divers services, et d’autre part de rendre acceptable le voisinage induit par ce regroupement. C’est donc toute la question du modèle des unités d’habitation qui est en jeu ici : montrer que l’habitat collectif n’est pas simplement un pis-aller destiné à répondre rapidement à des besoins urgents de logement, mais une solution à long terme pour l’urbanisme.
143Un traitement architectural convenable des espaces de transition entre public et privé doit permettre d’assurer une cohabitation rapprochée sans heurts. L’attitude des habitants sur cette question est donc cruciale : comment vivent-ils au quotidien, comment jugent-ils le rapport entre espace privé et espace public instauré par l’architecte ?
144Habituellement, dans les immeubles collectifs, l’espace privé de l’appartement s’ouvre sur un palier, commun à 3 ou 4 autres logements et une cage d’escalier qui conduit à l’espace public extérieur de la rue, marqué par la circulation automobile. Dans la Maison Radieuse, les logements ouvrent sur un espace intérieur dont le statut d’espace « public » est marqué par l’appellation de « rue » que lui a donnée l’architecte, et que la plupart des habitants utilisent aussi. Ces rues traversent l’ensemble du bâtiment dans sa longueur et mènent aux ascenseurs, regroupés au centre du bâtiment et donc communs à tous les habitants de l’immeuble. Auprès des ascenseurs sont aussi rassemblées, à chaque étage, les boîtes à lettres. Les ascenseurs permettent de gagner l’extérieur : au niveau le plus haut, ils débouchent sur l’école située sur le toit terrasse ; au niveau le plus bas, ils conduisent au hall dans lequel ne subsistent aujourd’hui que les traces de ce qui furent des services de proximité, ainsi qu’on l’a vu précédemment. Mais en sortant du hall de l’immeuble, il faut encore traverser une partie du parc environ- nant ou les parkings, pour se retrouver dans l’espace public de la rue, accessible aux voitures. Les logements apparaissent ainsi environnés, comme enveloppés par de multiples espaces intermédiaires jouant un rôle de transition entre espace public et espace privé, et dont le statut à l’égard de ce découpage est ambigu, balançant entre public et privé.
Rues et parc : lieux de passage ou d’activités partagées ?
145Forcément empruntées pour sortir de l’espace privé de l’appartement, les « rues » intérieures n’ont pas un statut très clair. Leur dénomination, le fait qu’une cinquantaine de logements ouvrent sur cet espace en en multipliant les usagers tendent à en faire un lieu public. Elles permettent une « inattention civile », caractéristique de cet espace, limite entre le comportement d’évitement et la rencontre, qu’Isaac Joseph décrit comme la « plus petite des obligations dans la sphère de coprésence56 ». L’espace créé par les rues intérieures constitue sans doute un aménagement spatial plus favorable à ce type de relations que celui du palier ou de la cage d’escalier, jugés « trop contraignants57 ». Parce que la « rue » fournit des voisins plus nombreux, et donc, d’une certaine manière, moins proches, elle offre plus de choix possibles et semble favoriser une pacification des relations de voisinage, grâce à l’observation de règles de politesse caractéristiques de l’espace public, manifestant une certaine distance.
146Mais cet espace est aussi complètement intérieur au bâtiment, il n’offre pas d’ouverture sur l’extérieur. La lumière y est donc artificielle, produite par des lampes qui éclairent chaque porte d’appartement et qui en relèvent ainsi la couleur, dans une relative pénombre ambiante. Ce jeu d’ombre et de lumière contribue à jeter un doute sur la qualification de cet espace : est-il vraiment public, ou bien plutôt privé ? Cette incertitude provenant du dispositif architectural induit aussi une proximité, une familiarité, une connaissance minimale du voisinage qui permet d’entamer une conversation sans justification. Dans certaines rues, les « commères » passent volontiers leur après-midi à discuter, exerçant ainsi une surveillance relâchée mais efficace des activités de l’immeuble :
« [Ce sont] des lieux où on passe très vite du temps, on peut facilement y discuter une demi-heure si on tombe sur quelqu’un. Je sais que mes voisines faisaient beaucoup ça, juste au bout du couloir. On était toujours très étonné au début quand on est arrivé. Elles pouvaient passer des après-midi entières à discuter dans le couloir et alors je me demandais toujours pourquoi elles s’invitaient pas les unes chez les autres puisqu’elles se connaissent depuis très longtemps. Mais je pense que c’est ça aussi, c’est parce qu’il y a du passage, on s’y arrête, on discute et pis finalement on rentre pas à l’intérieur, aussi pour être au fait de ce qui se passe. » Mme Hamon.
147Abritées des intempéries du dehors et, plus largement, des risques portés par un espace public ouvert à tous sans distinction, les rues intérieures sont assez unanimement perçues comme des lieux à la sécurité établie. Sûres, propres, elles deviennent alors des annexes de l’espace privé du logement, particulièrement appropriées aux jeux des enfants, protégées des dangers de la « vraie rue ».
« Le groupe d’enfants, c’est à cet étage-là qu’il jouait, mais moins souvent là, en ce moment, mais très souvent, euh, à l’endroit des ascenseurs. Là ils sont assis par terre à jouer. Même, pendant une période, les filles, elles emmenaient les poupées et les petits landaus et elles s’installaient dans le couloir. Très souvent je sais que… Nous, maintenant je sais que ça arrive alors que N. fasse un petit tour de patinette dans le couloir quand il fait mauvais. Enfin ça arrive très, très souvent. Et effectivement c’est très entretenu. Il y a du monde toute la journée. C’est nettoyé très souvent. Et c’est vrai que les couloirs sont toujours propres. Il y a pas de dégradations. Ça arrive mais c’est exceptionnel. Et donc je pense que ça facilite aussi ça. » Mme Hamon.
148Les rues sont ainsi particulièrement investies par les femmes au foyer et par les enfants, peu légitimes dans l’espace public, mais accédant sans trop de risques à cet espace ambigu, intermédiaire entre privé et public. Telle ou telle habitante peut être décrite avec sympathie comme animant la rue de ses commérages :
« Elle gardait des enfants, alors elle était tout le temps dans la rue en train de discuter. Elle entraînait beaucoup les gens en fait. » Mme Tabory.
149Pourtant, comme ailleurs, les relations de voisinage ont généralement mauvaise presse. L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe notait déjà la défiance généralisée des habitants interrogés à l’égard de relations nées d’une simple coprésence dans un même environnement spatial et qui leur semblaient communément apporter surtout des « histoires58 ». La plupart des habitants disent leur rejet des « cancans », préférant garder à la rue un caractère « public » en conservant une certaine distance. Ce refus d’une appropriation sur le mode privé et cette volonté de maintien d’un caractère « public » minimum de la rue expliquent sans doute l’interdiction longtemps faite aux enfants d’occuper cet espace, pour y jouer.
« Les rues n’ont jamais fait l’objet de jeux parce que ce n’est pas fait pour ça. Euh on se croise évidemment dans les couloirs, ou dans les “rues” pour reprendre le terme du Corbusier. Mais après c’était pas l’objet d’activités. C’est pas le lieu, c’est pas fait pour ça. » M. Thiercy.
150Définie alors prioritairement comme un lieu de circulation, la rue obéit à des règles de non encombrement, qui empêchent que certains individus ou groupes ne se l’approprient. Mais cette prohibition, stricte dans les premières années, fait parfois aujourd’hui l’objet d’assouplissements, dans certaines rues en tout cas. Les rues intérieures apparaissent ainsi comme le lieu d’un brouillage des distinctions entre public et privé.
151Cette indétermination semble favoriser l’éclosion d’un mode spécifique de sociabilité mêlant distance et proximité. Parce qu’elles ne sont ni publiques ni privées, les rues permettent les rencontres sans obliger à nouer des liens, sans imposer des relations suivies. Cette caractéristique est appréciée, tant par des habitants anciens que par d’autres, plus nouvellement installés. Grâce à ce traitement des rapports public/privé, la Maison Radieuse constituerait ainsi une exception durable : une meilleure ambiance y règnerait et l’on s’y ferait plus facilement des amis parmi les relations de voisinage, comme nous le verrons dans le chapitre IV.
152Le parc constitue un autre de ces espaces intermédiaires qui changent la partition espace privé/espace public.
153Dans les premières années surtout, il est en effet le lieu d’activités multiples, de la part des habitants, et surtout des mères de famille et des enfants. Les témoignages d’habitants anciens montrent qu’il est l’objet d’une véritable appropriation par les enfants pour lesquels il constitue un formidable terrain d’aventures. La conquête de cet espace intermédiaire se fait au travers d’activités qui sont pour l’essentiel collectives. Un groupe réuni par des activités partagées (jeux, sport) s’approprie l’espace, en faisant un lieu sûr, permettant ainsi aux plus jeunes de circuler aux abords du logement dans une relative autonomie.
« Moi, je sais que j’ai demandé à ma mère : à six ans, je sortais ! Je prenais l’ascenseur. C’est rare de voir des enfants de cet âge-là sortir, les parents sont plus méfiants aussi. Je sais pas moi, avant c’était un lieu où les gens se posaient pas de questions : les enfants sortaient. Il y avait toujours plein d’enfants dehors. Il y en avait plus qu’aujourd’hui, je pense, en nombre et aussi dehors. Les enfants jouaient beaucoup dehors. Et donc, on se rencontrait. Les parents, ils appelaient à la fenêtre pour l’heure du goûter. Il y avait une certaine confiance… » M. Richa.
154On lit dans cet extrait comment le dispositif spatial, le parc autour de l’immeuble, sous les fenêtres des appartements, permet aux parents, aux mères essentiellement, une surveillance relâchée, à distance, qui émancipe les enfants. Mais on voit aussi combien cela suppose l’existence, dans cet espace intermédiaire, d’un groupe collectivement responsable de l’ensemble des enfants.
155Dans les années cinquante, ce sont les mères de famille, le plus souvent « au foyer », qui investissant cet espace, en assurent aussi la régulation. Certes peutêtre enjolivés par le souvenir, leurs discours actuels témoignent, là aussi, de l’intensité des activités partagées dans ce lieu et des relations nouées à ces occasions :
« Je m’en rappelle quand le dernier est né, avec quelques personnes qui avaient aussi des bébés on se retrouvait à quelques personnes et puis on discutait quoi ! » Mme Arnou.
« On descendait avec nos enfants, on emmenait nos tricots, nos goûters [...] On restait là-bas jusqu’à six heures. C’était superbe. » Mme Pasqueret.
156La présence de ces groupes d’enfants, de mères, rend indécis le statut du parc. Il n’a pas vraiment les inconvénients d’un espace public : attenant à l’immeuble, propriété collective des habitants, il apparaît sûr et relativement protégé d’incursions étrangères. Parce qu’il est le lieu d’activités domestiques (surveillance des enfants les plus jeunes, mais aussi travaux d’aiguilles, tricot), il permet à des femmes « au foyer » de sortir de l’espace privé du logement, il leur fournit une alternative légitime à la réclusion et au confinement.
157Plus largement, parce que l’espace du parc est celui d’une sociabilité informelle où les relations reposent sur une confiance construite sur des activités partagées, il autorise tous ceux, femmes ou enfants, dont la légitimité dans l’espace public est peu assurée à sortir malgré tout de l’espace privé et à faire l’expérience de formes de vie collective.
158De l’avis même des habitants, la montée de l’activité professionnelle féminine à partir du milieu des années soixante-dix a constitué un tournant dans la vie de l’immeuble et dans l’utilisation du parc tout particulièrement. Le travail domestique assuré jusque là à plein temps par les mères de famille, y compris dans des espaces intermédiaires extérieurs aux appartements, composait en effet la trame de ces relations de voisinage conçues comme entraide réciproque. Mais les mères actives d’aujourd’hui sont moins présentes.
« Ça a changé, on ne vit plus pareil, on vit plus pareil, les modes de vie ont changé, d’abord les femmes travaillent, ce qui n’était pas le cas de beaucoup de femmes quand on est arrivé, hein, donc, bon, là les femmes travaillant… y’a moins de temps, y’a moins de temps et puis on part en vacances, on part en week-end, on a la télé à la maison, on a… » Mme Bialas.
159Plusieurs habitants des premières années, et surtout des habitantes, évoquent ces changements pour les déplorer. Les mères de famille, aujourd’hui absorbées par leur activité professionnelle n’accompagnent plus aussi facilement leurs enfants dans le parc à la sortie de l’école ou les jours de congé :
« Nous les mères de famille, oui, c’est vrai que, dans le temps, les gens pique-niquaient et, même, je me souviens… on était assis en rond là près de la piste, on était assis en rond. Et puis là, on a remarqué que les cercles deviennent de plus en plus petits, on est quatre ou cinq personnes et moi je me souviens que quand K. avait 5 ou 6 ans, on était… mais je vais te dire, 25 mamans, oh, mais tu vois, un grand cercle, et puis on parlait toutes ensemble, on était ensemble et au fil des ans les cercles se sont rétrécis. » Mme Meira.
160Les habitantes plus « anciennes » ont du mal à cacher leur réprobation vis-à-vis des nouveaux comportements des jeunes mères qui leur paraissent ne pas « profiter » pleinement de cette opportunité exceptionnelle que constitue le parc, laissant leurs enfants « enfermés » dans l’appartement, ou bien encore n’hésitant pas à les abandonner seuls dans cet espace extérieur :
« Nous, on y passait des après-midi avec nos enfants dans le parc. Maintenant on envoie les enfants comme ça, euh… Ils ont quatre ans, ils sont tous seuls dans le parc. [...] Que nous, on allait avec eux. On allait euh… On emmenait notre tricot. » Mme Pasqueret.
161Le consensus sur les modalités d’éducation des enfants a volé en éclats en même temps que les modes de vie se diversifiaient. Désormais, la présence d’enfants seuls n’est plus interprétée comme la manifestation de la confiance des parents envers le voisinage, dans un espace investi sur un mode quasi-privé. Elle devient la marque d’un désintérêt envers leur progéniture de personnes qui ne sont sans doute guère fréquentables.
« Alors que, maintenant à part euh… certains enfants, ceux qu’on voit dehors, c’est plutôt ceux qui sont abandonnés à eux-mêmes. Avant c’était pas signe de ça. » M. Richa.
« Y a ceux qui sont toujours dans les couloirs, que tu connais parce qu’ils sont toujours dans les couloirs… euh, toute la journée, donc ils viennent frapper aux portes de ceux qui veulent bien les laisser rentrer pour aller s’amuser [...] bon bah moi ma fille L. je la laisse pas sortir dans les couloirs toute seule, voilà, ça dépend des familles hein, y’en a euh… depuis l’âge de trois ou quatre ans ils sont tous seuls dans les couloirs ou en bas, euh moi je suis peut-être flippée mais je le fais pas, voilà ! » Mme Larcher.
« Ma fille a six ans et je ne veux pas qu’elle prenne l’ascenseur toute seule. Même pour descendre à la bibliothèque je la trouve trop jeune. La plus grande elle le fait depuis un an. Il y a quand même souvent des pannes d’ascenseur donc je… Mais il y en a qui le font, c’est vrai que tout le temps il y a des gamins de cinq, six ans qui sont tous seuls en bas dans le parc. Bon, après c’est dans la manière d’élever ses enfants et puis de concevoir les choses. Moi il n’est pas question que ma fille traîne toute seule, la plus grande a neuf ans donc oui, parce que je la sais responsable et raisonnable. Mais la plus petite à six ans, je ne trouve pas normal, je ne trouverais pas normal de la laisser dans le parc, sauf si je sais que j’ai des amis à moi, qu’il y a des gens que je connais qui vont être là, qui vont pouvoir jeter un œil sur elle de temps en temps. Mais toute seule, elle ne sortira pas, ça c’est sûr. » Mme Auger.
162Les espaces intermédiaires, extérieurs à l’appartement, auraient ainsi progressivement perdu leur caractère d’espaces semi-privés, autrefois sans danger pour les enfants parce que régulés par des adultes, même dépourvus de liens de parenté avec ces enfants, mais représentant une autorité collective.
163Les habitants les plus anciens rappellent aussi l’existence dans les premières années de « gardiens » dans l’immeuble dont la figure représentait la communauté, et était respectée à ce titre.
« Il y avait trois gardiens à l’époque. Trois gardiens qui faisaient tout, l’entretien, qui s’occupaient du parc, tout ça […] Eh bien, je peux vous dire que s’il nous voyait en patins à roulettes, parce que j’ai connu les premiers patins à roulettes, tout ça, eh bien, on avait intérêt de les enlever. » Mme Brun.
164Cette autorité n’était pas celle d’un surveillant extérieur : émanation de la communauté d’habitants, elle était bienveillante à l’égard du groupe des enfants qui n’hésitaient pas à s’adresser au gardien pour obtenir l’installation de buts de football, par exemple :
« On a voulu des nouveaux buts de foot. Avant c’était des trucs en bois et on a fait une demande […] Nous, on s’adressait aux gardiens d’abord […] ces trois gardiens-là, pour nous, c’était familier. » M. Richa.
165L’affaiblissement de ces formes de régulation collective au cours des années passées a certainement contribué à renforcer les incertitudes sur la qualification des espaces intermédiaires et fait naître des inquiétudes. Le parc est-il un espace public ouvert à tous ? Quelles sont alors les garanties de sécurité qu’il offre ? Est-il au contraire le lieu privilégié des jeux des enfants ? Et, dans ce cas, quelles doivent être les installations offertes par la copropriété pour favoriser ces activités ? Ou bien est-il un « espace vert », simple jardin public, lieu de promenade ou de passage ?
166A travers les conflits concernant les chiens, les dégradations et l’aménagement du parc, mais concernant aussi la surveillance des enfants, et la légitimité des uns ou des autres à s’approprier les lieux, ce sont ces problèmes de qualification des espaces intermédiaires qui émergent. Ils ont sans doute pris d’autant plus d’acuité qu’émergeaient parallèlement, dans la société française, des questions dites « de sécurité » omniprésentes aujourd’hui.
L’école comme prolongement de l’espace privé
167A priori, ces problèmes de qualification des espaces ne devraient pas se poser à propos de l’école. Une école constitue une institution appartenant nettement à l’espace public. Non seulement parce que, particulièrement quand elle est « école publique », elle accueille n’importe quel enfant, mais encore parce que, instance de « socialisation » par excellence, elle doit justement permettre aux élèves l’apprentissage des règles de l’espace public. À la Maison Radieuse pourtant, alors que l’école maternelle est bien une école publique, dépendant de l’administration de l’Éducation Nationale, sa situation sur le toit-terrasse lui confère un caractère original.
168À la Maison Radieuse en effet, non seulement on va à l’école à pied, mais, pour ce faire, on ne sort même pas du bâtiment, on utilise l’ascenseur où l’on ne rencontre à ces horaires que des familiers, eux aussi usagers de l’école. L’école est ainsi vécue par de nombreux habitants comme un prolongement de l’espace du logement.
169Ce caractère était encore plus accentué dans les premières années et jusqu’aux années soixante-dix par une pratique périscolaire originale qui consistait à faire raccompagner les enfants à la sortie de la classe par les agents de service jusqu’à leur étage d’habitation où leurs parents les attendaient à la sortie de l’ascenseur. C’est ce qu’explique M me Brun qui a habité l’immeuble enfant dès son ouverture, avant d’y revenir adulte avec son mari et ses jeunes enfants :
« L’école, elle était, elle faisait partie intégrante de la vie de l’immeuble. Parce que les enseignantes descendaient les enfants aux rues, on pouvait bien sûr aller chercher nos enfants à l’école. Mais on les ramenait directement chez nous, au niveau des rues [...] On ne montait pas. C’était comme ça, c’était l’histoire, depuis le début c’était les femmes de ménage qui faisaient ça. Tant qu’elles étaient là. [...] c’est une femme de ménage qui était dans l’immeuble, qui s’appelait Mlle M. Et puis, elle a dû travailler là, je ne sais pas, de 1955 à, je ne sais pas 1986-1987. [...] c’était dans ses fonctions, elle a tenu à le garder jusqu’à la fin parce qu’elle aimait bien faire ça. Comme tout le monde dans l’immeuble. Alors tant qu’elle était là, ça n’a jamais posé de problème. Et puis un petit peu après aussi. Et puis après, ça a changé d’instit et tout ça, et puis ça a été les hauts cris et tout ça “qu’est-ce que c’est que ça ? Ça ne se fait pas !” et tout ! » Mme Brun.
170Cet extrait montre bien comment le service d’accompagnement des enfants a pu être perçu comme un service lié à l’habitation : les femmes de ménage dont il est question sont-elles celles de l’immeuble ou bien attachées à l’école ? Il n’est guère possible de le démêler tant les souvenirs de cette ancienne habitante lient la vie scolaire à la pratique habitante. Mais cette habitude était évidemment peu orthodoxe, et l’Éducation Nationale a fini par y mettre bon ordre, en faisant cesser cette pratique qui contribuait à renforcer le brouillage entre espaces public et privé.
171Toutefois, la disposition spatiale subsiste et les interviewés concernés sont unanimes pour en apprécier l’aspect « pratique ».
« Quand il fait froid ou qu’il pleut, c’est pratique, hein, pour les mamans. Elles montent en haut, sur la terrasse et puis voilà. » Mme Dias.
« Ça a des avantages quand on a des enfants jeunes, c’est très pratique quand on a des enfants jeunes parce que… pour emmener les enfants, les faire garder, pour se rendre service entre voisins… Ça, c’est très pratique, pour les emmener à l’école, comme la maternelle est en haut, ça a des avantages… » M. Nollier.
172Dans la période où la plupart des mères sont au foyer, beaucoup d’entre elles gardent leurs plus jeunes enfants chez elles (60 % dans les différentes cités enquêtées par P. H. Chombart de Lauwe). La prégnance du modèle dominant de la mère au foyer rend difficile de confier les jeunes enfants à une institution extérieure. Les mères qui ont pourtant opté pour une telle solution « regrettent en général de ne pas assurer elles-mêmes l’éducation de leurs enfants59 ». Les sociologues de l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe notent à ce sujet une apparente contradiction dans les souhaits exprimés par les familles interrogées : d’une part, elles réclament, à 70 %60, que les cités soient équipées en crèches, mais d’autre part, quand cet équipement est effectivement disponible, il n’est guère utilisé par les parents qui préfèrent la garde au foyer par la mère. Cette attitude paradoxale s’explique sans doute par l’importance des frais de garde en crèche, mais on peut aussi interpréter cette réticence comme une difficulté à confier la prise en charge des très jeunes enfants à des institutions distinctes du cercle familial, perçu comme « naturellement » le mieux à même d’assurer cette fonction. Les opinions recueillies en 1957 expriment bien cette position : « j’aimerais mieux que ce soit nous, parce qu’on les élève à notre manière61 » ; « J’estime qu’un enfant de moins de cinq ans est mieux compris par les parents62 » ; « C’est la meilleure solution, car je suis sa maman63 ».
173D’autres enquêtes, contemporaines ou ultérieures64, sur la question des modes de garde des jeunes enfants ont confirmé cette préférence, accentuée dans les milieux ouvriers, pour des solutions non institutionnelles, telles le recours à une grand-mère ou à une voisine, n’éloignant pas les tout-petits de l’espace privé domestique. On peut ainsi penser que la localisation de l’école sur le toit à la Maison Radieuse, dans un espace intermédiaire prolongement du logement, a facilité sa fréquentation par les enfants : « Les mères perdent moins de temps pour y conduire les enfants, il n’en résulte aucune fatigue pour eux, aussi la moitié d’entre eux la fréquente65. » Les habitants ne font là qu’anticiper de quelques années une pratique qui va devenir la norme pour l’ensemble de la population française des tout petits enfants : dès la rentrée de 1960, 50 % des enfants entre 2 et 5 ans sont scolarisés en maternelle (91,4 % pour ceux âgés de 5 ans) ; en 1975, 75,9 % des 2 à 5 ans, et 100 % des 5 ans ; en 2000, 84,9 % des 2 à 5 ans66. Le mouvement de préscolarisation en maternelle a donc, depuis cinquante ans, progressivement concerné l’ensemble de la société française, accompagnant le passage du modèle de la mère au foyer à celui de la mère active.
174Il faut noter, en tout cas, que le principal argument donné par Le Corbusier lui-même à la situation sur le toit, à savoir l’absence de danger encouru sur un trajet vers l’école préservé de la circulation automobile67, est bien sûr envisagé positivement, mais qu’il est surpassé par un autre élément souligné par nos interlocutrices : les opportunités de rencontre offertes entre parents (mères particulièrement) par cette configuration spatiale. Les relations entre mères induites par la fréquentation d’une même école se retrouvent sans doute autour de nombreux autres groupes scolaires sans spécificité architecturale, mais plusieurs interviewé(e)s insistent sur la proximité particulière créée par la situation de l’école sur le toit.
« Tu vois y’a une proximité… y’en a qui viennent en chaussons, le matin des fois… parce que c’est hyper tôt ici, tu vois, des fois on a des têtes pas possibles quand on monte là-haut, c’est pas comme quand tu descends à l’extérieur où en général tu te prépares plus, et puis celles qui montaient en chaussons, moi je montais pas en chaussons mais ça me gênait absolument pas tu vois, euh y’en a qui montaient en chaussons bon, quand leurs enfants vont en bas, elles descendent plus en chaussons, c’est tout con mais il y a des attitudes… et puis on se voit dans les ascenseurs, on monte dans l’ascenseur en même temps. » Mme Larcher.
175La question de l’apparence évoquée ici est hautement significative : on peut lire dans l’attitude corporelle, dans le port de vêtements d’intérieur, de chaussons, voire, aux dires de certains, de robe de chambre ou même de pyjama, un relâchement de la norme qui qualifie l’espace traversé comme appartenant au « public68 ». Le brouillage de la qualification des espaces fait admettre une certaine négligence dans la présentation de soi. Le trajet vers l’école maternelle, parce qu’il reste intérieur à l’immeuble, n’est pas envisagé comme une « sortie » vers l’espace public, les personnes rencontrées alors ne peuvent être vraiment étrangères.
176Elles deviennent sans doute plus facilement des « familiers », et, sinon des amis auxquels on pourrait ouvrir la porte de son appartement, des personnes auxquelles on peut avoir recours, pour de petits services.
« Si tu veux quand tu es mère de famille ici, tu mets tes enfants là-haut, t’es obligée de connaître toutes les autres mamans qui ont des enfants du même âge, tu les vois le temps de monter à l’ascenseur, tu les vois à l’école, tu les vois aux parents d’élèves et après tu les vois dans le parc. » Mme Meira.
177Les liens tissés entre mères à l’occasion de ces rencontres multi-quotidiennes leur permettent de se rendre des services, autour de la garde des enfants. Il faut souligner le rôle fondamental de ces échanges informels, peu distincts de ceux effectués dans le cadre de la famille élargie : à travers cette aide apportée sur le mode de la réciprocité, les mères expérimentent une coopération qui, à la fois, les soulage dans leurs tâches domestiques et leur permet d’établir des relations différentes à l’extérieur du milieu familial. La position de certaines « mères au foyer » s’est ainsi transformée, pour un nombre non négligeable d’entre elles, en celle de « nourrice » ou d’« assistante maternelle », accueillant à leur domicile, dans l’immeuble même, les enfants d’autres femmes, leurs voisines, pendant la journée de travail professionnel de ces dernières. Les liens noués autour des enfants ont permis ce changement de statut, qui s’est la plupart du temps effectué progressivement, les voisines se rendant d’abord mutuellement des services de garde, avant de passer à des arrangements de plus en plus formels, jusqu’à l’agrément officiel. À partir de services informels échangés sur un mode quasi familial, certaines sont ainsi passées à la fourniture d’un service payant, leur permettant une entrée dans l’activité salariée et l’accès à une certaine professionnalisation.
« Au départ, c’était par entraide, des amis de l’immeuble, quoi. Il y avait des amis, des voisins, porte à porte vu qu’il y avait des jeunes couples. Donc elle [son épouse] a commencé comme ça et après quand elle a vu que… On s’est fait agréer. Elle s’est fait agréée [...] nous sommes connus. Donc… il y a aussi les relations de confiance. Les mères de famille, elles veulent pas toujours mettre leur enfant en garde chez n’importe qui. Alors ma femme ayant des références, agréée et tout, c’était aussi, indépendamment d’une commodité, c’était aussi un confort moral pour les gens. Pour ce que je me souviens, elle a beaucoup refusé. On aurait loué un appartement ! » M. Chatillon.
178Le brouillage de la distinction entre espace public et espace privé induit, entre autres, par la localisation de l’école sur le toit a très certainement favorisé ce type de passage d’un service informel d’entraide entre mères de famille qui se côtoient quotidiennement dans les espaces communs, à un service formel marchand, malgré tout rendu dans l’immeuble même, par une personne socialement proche. On peut faire l’hypothèse que la confiance nécessaire pour accepter de confier son enfant à une personne extérieure au cercle familial s’est établie progressivement à partir de la sociabilité tissée dans des espaces intermédiaires entre privé et public.
179A contrario, si la maternelle s’est installée sur le toit de la Maison Radieuse quelques mois à peine après l’ouverture de l’immeuble, il n’y a jamais eu de crèche, et cet équipement ne paraît guère avoir manqué aux habitants. Des projets ont été élaborés par l’association des habitants, mais certains anciens habitants remarquent que la création même d’une simple garderie a été rendue inutile par le fonctionnement du système informel d’entraide autour des jeunes enfants :
« Il y en a qui avaient lancé cette idée-là. Mais ça ne s’est jamais fait. Mais je crois qu’au niveau… du moins, ça aurait pu se faire pour les enfants les plus petits, mais je crois que très rapidement, en fin de compte, les enfants descendaient, et les parents descendaient aussi. Il suffit de regarder, c’est encore aujourd’hui. Donc, il y avait une surveillance qui se faisait à l’intérieur de l’immeuble. [...] la raison aussi pourquoi il n’y a jamais eu des choses d’installées c’est aussi pour ça. » M. Lenoir.
180Les services de garde d’enfant, rendus entre mères, sont ainsi restés marqués par l’informalité et le caractère flou des espaces où ils sont nés : il n’y a pas eu de création d’un véritable service public. Tant les assistantes maternelles, même munies de l’agrément officiel des services sociaux, que les parents de jeunes enfants, sont restés tributaires de la qualité de leur réseau privé, soit pour trouver des enfants à garder, soit pour accéder à ces services.
181Il faut ainsi souligner combien, attachés aux relations personnelles des protagonistes, ces échanges de service supposent des normes communes qui autorisent les mères (et plus largement les parents) à se substituer les unes aux autres. Quand elle existe, cette possibilité ouverte aux adultes d’assumer des responsabilités de façon relativement interchangeable autour de la garde des enfants produit une impression de sécurité.
« Une fois, il y a le fils de ma voisine qui n’avait pas bien compris qu’il devait déjeuner à la cantine, et il est rentré tout seul. Et c’est vrai qu’il y a deux mamans qui le connaissent, qui savent très bien que sa mère ne le laisse jamais rentrer tout seul à son âge, et qui donc ont pris la décision de le prendre en charge, de l’accompagner jusqu’à l’immeuble, jusqu’à sa porte d’appartement pour vérifier si sa maman était bien là justement. Parce qu’il y avait eu un malentendu. » Mme Auger.
182Ces pratiques informelles ont donc aussi des avantages, en termes de souplesse et de réactivité. La possibilité de trouver rapidement, et parfois même de façon impromptue, à proximité de son logement, dans l’immeuble même, une solution de garde pour leurs enfants a sans doute permis aussi à d’autres mères de mettre à distance les contraintes de leur rôle maternel et de s’engager plus facilement dans une activité professionnelle. Dans la période récente, des mères en situation monoparentale ont ainsi pu profiter de ces relations sociales d’entraide pour assurer sans trop de difficultés leur activité professionnelle, alors même que le réseau familial qui assure habituellement les remplacements imprévus leur faisait défaut :
« Une fois, la maîtresse a téléphoné en me disant que ma fille était malade et moi, je retournais bosser l’après-midi. C’est pareil, j’ai dû, au pied levé, passer deux, trois coups de fil pour voir s’il n’y avait pas quelqu’un. Donc ça s’est fait au sein de l’immeuble. Je ne connais personne d’autre, vraiment, en dehors, à qui demander, j’ai pas de famille à proximité. » Mme Auger.
183D’une manière générale, ce brouillage dans l’identification des espaces et des relations autour de l’école est plutôt considéré avec sympathie par la plupart des interviewés, qui font remarquer que même les règles, habituellement plutôt rigides, de l’Éducation Nationale semblent plier face à cette atténuation des frontières. Ainsi, de façon exceptionnelle, la fête des enfants organisée par l’association des habitants, organisation somme toute « privée », a-t-elle pu trouver place dans les locaux même de l’école :
« Cette année, on va faire la fête des enfants à l’école. J’en reviens pas, d’ailleurs, parce qu’avec les écoles, c’est pas facile de… J’ai rien compris [...] Ils ont fait une demande mais, souvent c’est refus, donc là, c’est miraculeux. La directrice a dû prendre ça sur elle-même et puis c’est bien. Ils doivent nous faire confiance et ils ont… Parce que c’est des parents aussi qui vont à l’école et qui font partie de l’association donc elle a dû se dire… » Mme Simon.
184Prolongement du logement, l’école maternelle apparaît ainsi comme un espace commun, investi par les habitants de l’immeuble comme leur domaine propre. Toutefois, parce qu’elle n’accueille que les tout-petits, elle ne peut jouer auprès de tous les habitants de l’immeuble, le rôle intégrateur qu’elle a pu avoir autrefois. Aujourd’hui, sa fréquentation ne concerne plus qu’une faible part de l’ensemble de cette population, les enfants ayant grandi et leur nombre ayant beaucoup diminué. Le nombre d’élèves de l’école maternelle a régulièrement décru : les trois classes d’origine, qui devaient accueillir « au moins 150 élèves69 » se réduisent aujourd’hui à deux classes aux effectifs pourtant bien moins importants et qui reçoivent aussi éventuellement des enfants n’habitant pas l’immeuble.
Des inquiétudes sur le brouillage privé/public
185Le brouillage de qualification des espaces intermédiaires produit aussi des interrogations : que sont donc ces « rues » où l’on peut circuler en tenue d’intérieur, quelle est donc cette école où les normes de l’espace public ne s’appliquent pas pleinement ? Toutes les rumeurs y paraissent vraisemblables.
« Y’a même eu une période où les gens arrivaient en robe de chambre et les instits leur ont demandé d’arriver habillés pour les enfants… [rires] J’ai entendu ça… alors maintenant est-ce que c’est vrai ? Ça m’avait fait rire, j’imagine tout le monde en robe de chambre, ça doit pas être très stimulant pour commencer à travailler ! » Mme Amary.
186L’idée d’un risque attaché au brouillage de frontière privé/public est surtout énoncée à propos des enfants. Leur confinement dans l’immeuble pourrait les rendre inaptes à la confrontation avec un autrui pas toujours aussi bienveillant à leur égard que celui rencontré dans la proximité de leur habitat. Certains habitants justifient ainsi leur hostilité à l’école sur le toit par la crainte d’un manque dans la socialisation de leurs enfants : ne risquent-ils pas l’enfermement dans un bâtiment où tous leurs besoins pourraient être satisfaits sans nécessité de sortir ? Une mère attribue ainsi à la Maison Radieuse elle-même le caractère « sûr de soi » qu’elle pense déceler dans la personnalité de ces enfants, « rois du Corbu » jusqu’à la fin de leur scolarité en maternelle, mais qui déchantent ensuite quand ils intègrent l’école primaire et doivent adopter simultanément des règles scolaires plus académiques et subir des contraintes spatiales qui restreignent leur liberté de mouvement.
« En fait avec le recul je me suis rendu compte que ce sont des enfants qui sont chez eux en fait, ils sortent pas d’ici, tu vois c’est un peu une extension de leur maison, l’école, ce qui fait qu’ils arrivent en grande section c’est les rois du monde, c’est les rois du Corbu, ce qui fait que quand ils descendent ensuite en primaire, bah, ils sont complètement […] plus de la moitié des enfants qui viennent de là-haut, ça se passait bien là-haut tu vois, ont des difficultés plus importantes en bas que des enfants qui viennent d’une autre école. » Mme Larcher.
187Les enfants n’ayant fréquenté que la maternelle risqueraient ainsi des difficultés d’adaptation à un espace véritablement public dans la suite de leur existence. Cette crainte d’un défaut d’expérience de l’extérieur et d’un enfermement dans l’immeuble transparaît chez plusieurs autres interviewés.
« Bon, c’est bien mais en même temps pour les gosses… moi je vois la mienne, elle est en dernière année de maternelle mais elle est tout le temps dans Le Corbu, donc c’est pas bien non plus, elle sort pas du Corbu, elle est même pas habituée à traverser la rue… vous voyez ce que je veux dire… c’est bien et c’est pas bien… » M. Nollier.
« L’école, à l’origine, surtout moi, j’avais pas du tout envie qu’elle aille à l’école du Corbusier, pas parce que ça serait une école moins bien qu’une autre, mais parce que du coup elle est enfermée dans Le Corbusier toute la journée. C’est ça qui me déplaît beaucoup [...] le fait d’être dans Le Corbusier, on peut facilement passer des journées sans en sortir. Ca, c’est pas compliqué ici. On va prendre le café chez une copine au-dessus, euh… L’école, on prend l’ascenseur. On fait un petit tour dans le parc et hop on a passé sa journée dans Le Corbusier. Donc c’est vrai que bon, on se disait qu’au moins en étant à l’extérieur, elle découvrirait d’autres choses. » Mme Hamon.
188Le Corbusier avait lui-même envisagé ces risques d’une vie repliée sur l’immeuble. Le problème a été posé au moment de la construction de l’école : « Au début de l’année 1954, M. Bénezet, maire de Rezé, propose de construire sur le toit une école de dix classes ! André Wogenscky démontre que dix classes réparties sur un niveau occuperaient la quasi-totalité de la surface du toit et que, sur deux niveaux, elles défigureraient l’esthétique du bâtiment. Il rappelle que dans ses études théoriques, Le Corbusier envisage l’école aux pieds de l’immeuble, dans le parc, pour accueillir les enfants de plusieurs unités, afin d’éviter l’esprit de clan. D’une manière générale, il refuse d’installer à l’intérieur de l’unité des équipements sociaux tels que cinéma, église, théâtre qui favoriseraient une vie en autarcie. Finalement, la construction d’un groupe scolaire dans le parc est rejetée en raison de la proximité de l’école de Rezé-bourg ; le conseil municipal vote la construction de trois classes maternelles sur le toit de l’unité70. »
189Aujourd’hui, le débat déborde la question des enfants et de l’école maternelle, il concerne aussi le mode de vie des adultes et vise l’ensemble de ces espaces intermédiaires aux caractéristiques floues que nous avons décrits : doivent-ils être de simples prolongements du logement, ne permettant qu’une socialisation restreinte à la collectivité de l’immeuble, ou doivent-ils au contraire jouer le rôle d’instance de socialisation à l’espace public « extérieur », en permettant des rencontres inopinées et une certaine ouverture sur l’étranger ?
190Parallèlement à ces inquiétudes, d’autres habitants expriment leur adhésion au modèle de partition entre privé et public porté par l’immeuble. Ils ou plutôt elles, car ce sont souvent des femmes, n’obéissent pourtant pas au modèle de vie familiale envisagé par Le Corbusier. Souvent seules, parce qu’âgées ou en rupture conjugale, ces femmes décrivent une sociabilité interne qui leur permet de ne pas se sentir isolées dans leur appartement : pour elles, les espaces intermédiaires semblent jouer un rôle renouvelé de mise en relation entre voisins. Ces « isolé(e)s » apprécient particulièrement les possibilités d’échanges de services, qu’il s’agisse de garde ponctuelle d’enfants, ou de transports.
« Sinon c’est assez bien, ici, moi je sais que je connais tout le monde, de mon coin, et ils sont très très gentils. Dès qu’il y a un problème, on peut s’aider, voilà l’avantage, c’est qu’on peut s’aider oui. On n’est pas des sauvages et puis, prêts à nous manger, non, il y a un problème on en discute, comme là il y a un voisin, très gentil, il n’a pas de voiture, un jour il m’a demandé “Ça ne vous dérange pas de m’emmener chez Leclerc”, non il n’y a pas de problème, j’y allais ça ne me dérange pas. On se connaît, ça fait 7 ans que je suis là, oui, voilà, on essaye quand même de s’arranger. » Mme Delacour.
191Ces habitant(e)s considèrent en particulier que les espaces intermédiaires ont l’avantage de garantir une sécurité, gérée de façon informelle par le minimum d’attention de chacun aux personnes qu’il croise. De leur point de vue, cela évite l’installation de systèmes formels (emploi d’agents de sécurité, systèmes de fermeture du bâtiment), qui auraient l’inconvénient de constituer un contrôle policier et aussi de contrevenir à « l’esprit Le Corbusier ». Mais ils doutent parfois de pouvoir maintenir, dans la période actuelle, ce système qu’ils jugent pourtant préférable.
« On se fait tout de suite remarquer parce qu’il y a toujours du monde dans les rues. Tout le monde se connaît un peu et donc il y a pas… Il y a pas de grands risques. […] Moi je sais que la porte de l’appart était tout le temps ouverte. Maintenant en raison de quelques petits trucs, je la ferme. Mais il y a pas si longtemps que ça. En tout cas dès que je sors du Le Corbu pour aller à un endroit du Corbu ou sur la…, je ferme pas. » M. Richa.
« Je suis une des seules à avoir voté contre le fait que l’été il y ait un vigile en bas. Ça m’emmerde qu’il y ait un vigile en bas pendant les vacances. Parce que moi je n’ai pas envie de vivre dans un endroit fliqué, tu vois ? […] Je n’ai jamais eu peur, quoi. Il n’y a pas de problème spécialement dans l’immeuble, je crois. » Mme Villèle.
192Le rapport public-privé est donc actuellement l’objet d’interrogations et il est notable que le dispositif architectural, pourtant construit autour d’un modèle familial aujourd’hui largement contesté, ouvre malgré tout des voies à une recomposition de ce rapport. La discontinuité qui existe habituellement entre l’espace privé du logement familial et l’espace public ne se retrouve pas dans la Maison Radieuse, où les rues sont intérieures, où certains services publics, comme l’école, sont inclus dans le bâtiment même. L’existence de ces lieux intermédiaires entre espace privé proprement dit et espace public tend à brouiller la distinction privé/public.
193Ces espaces intermédiaires sont d’abord animés par des relations de voisinage, construites sur des pratiques communes et sur l’entraide. Celles-ci se tissent autour d’échanges de services entre les femmes, mères de familles souvent nombreuses, retenues dans leur foyer respectif par la lourdeur des tâches domestiques, et qui trouvent ainsi une occasion légitime de sortir hors de cet espace de confinement. L’attention portée à la clôture du logement sur une intimité familiale valorisée permet aux habitants de s’engager, au sein d’espaces intermédiaires aux qualités spécifiques, ni vraiment publics ni vraiment privés, dans des pratiques de sociabilité autour de réseaux d’entraide.
194Mais les changements des années soixante-dix, en faisant disparaître certaines de ces pratiques et en diversifiant les modes de vie, fragilisent cette sociabilité. D’une part, les femmes, engagées de façon plus continue dans l’activité professionnelle, sont de moins en moins présentes au quotidien dans ces espaces ; d’autre part, le sentiment d’appartenance fait place à des attitudes de défiance vis-à-vis d’un collectif duquel certain(e)s se sentent exclu(e)s. Tous ces changements entraînent des interrogations sur la qualification des espaces qui fournissaient jusqu’alors une zone intermédiaire de transition entre espace public et privé. À l’origine expression de l’existence d’une relative homogénéité des habitants et des modes de vie, la « communauté » des habitants est devenue celle d’un modèle que ne partagent plus spontanément des catégories fractionnées qui ne se mélangent guère à l’occasion de leurs activités quotidiennes.
195Dans la période actuelle toutefois, de nombreux habitants, et surtout des habitantes, dont le mode de vie ne correspond pourtant pas au modèle familial porté par l’architecte retrouvent dans les appartements et dans les espaces intermédiaires des lieux favorables à une recomposition du rapport entre public et privé. Ils (elles) construisent de nouvelles formes de relations, à la fois suffisamment distantes pour protéger leur intimité et suffisamment proches pour leur fournir un sentiment de sécurité.
196Dans les années qui suivent la Reconstruction, le modèle architectural d’habitation de la Maison Radieuse a rencontré, à travers ses habitants, un groupe social, dont les aspirations au confort correspondent au projet corbuséen. Se loger « au Corbu », c’est alors une manière d’accéder à un mode de vie enviable tant par l’accès au confort qu’il permet que par le modernisme qu’il représente. Le soin apporté par l’architecte aux dispositifs de protection de l’intimité familiale (isolation phonique et visuelle) rend acceptable l’immeuble collectif tandis que la disposition des espaces intérieurs aux appartements apparaît bien adaptée au déroulement d’une vie familiale organisée autour du travail domestique de la mère. Par exemple, si la cuisine ouverte sur le séjour ne correspond pas à la disposition habituelle de cette pièce dans les habitats populaires, cette ouverture est pourtant assez rapidement entérinée par les femmes auxquelles elle permet de cumuler sans trop de difficultés leurs différentes occupations domestiques, comme les tâches culinaires et la surveillance des enfants en bas âge. Les espaces intermédiaires, rues intérieures, parc, et même école maternelle, apparaissent comme des prolongements du logement qui brouillent la distinction entre espace privé et espace public et permettent ainsi un jeu sur les frontières favorisant des pratiques communes et, par là, une entrée « en douceur » des femmes dans un espace public où elles étaient encore peu légitimes. Il semble donc que, dans cette période, le modèle d’articulation entre habitat collectif et vie privée porté par l’architecture de La Maison Radieuse ait reçu l’assentiment de ses premiers utilisateurs.
197Mais les évolutions sociétales ont fragilisé cette adéquation. L’augmentation du niveau de vie a modifié les normes de consommation, rendant obsolètes certains aménagements intérieurs, salles d’eau par exemple, tandis que la diversification des modes de vie en famille augmentait parallèlement les exigences des habitants en termes d’espace, faisant apparaître trop étriqué l’intérieur des appartements. En même temps, dans les espaces intermédiaires, la moindre présence des femmes, engagées de façon plus continue dans une activité professionnelle extérieure, a entraîné la disparition de pratiques partagées qui permettaient une régulation de ces espaces, provoquant des interrogations et des inquiétudes sur le brouillage public/privé.
198Dans la période actuelle, les habitants, même lorsqu’ils sont éloignés du modèle familial nucléaire parce qu’ils vivent isolés ou en famille monoparentale, retrouvent dans les appartements et dans les espaces intermédiaires des lieux favorables à leur épanouissement. Ils (elles) modifient l’aménagement de leur logement, changent la destination des pièces, appréciant la malléabilité permise par l’espace corbuséen. Et même si les enfants sont moins nombreux, la présence de l’école maternelle sur le toit leur paraît emblématique d’un rapport entre public et privé qu’ils (elles) cherchent à recomposer à travers de nouvelles formes de sociabilité.
199À la pointe du modernisme dans l’habitat à sa construction, la Maison Radieuse a certes subi des dégradations avec les années passées, ainsi que des phénomènes d’obsolescence que ne manquent pas de relever certains de ses habitants. Malgré cela, la qualité de sa conception permet à de nouvelles générations d’habitants de réinvestir le même cadre, soulignant ainsi l’adaptabilité de ce modèle architectural d’habitat. Les pratiques de sociabilité apparaissent ainsi à la fois comme un résultat, comme une condition d’acceptation du modèle corbuséen et comme une spécificité dont nous allons exposer l’originalité dans le chapitre qui suit.
Notes de bas de page
1 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, Paris, 1995 (1re édition 1923), p. 73.
2 Ibid., p. 198.
3 Ibid., p. 20-21.
4 Ibid., p. 89.
5 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 318.
6 Source : INSEE – Division Études sur le logement.
7 J. Fourastié, Les Trente glorieuses, Fayard, Paris, 1979.
8 Ibid., p. 36.
9 Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, Plan construction et architecture, 1990, p. 115.
10 Après « bibliothèque, salle de lecture, activités sportives, ciné-club, salle de réunion, cours ménagers, bricolage ». P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 254.
11 J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques, LERSCO, Nantes, 1987, p. 38.
12 Mais, comme on l’a vu dans le chapitre II, si Le Corbusier pose les prémisses de ces problèmes écologiques, ce n’est que bien plus tard que l’ensemble social s’en emparera.
13 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection « Architectures », Paris, 1995 (1923), p. 90.
14 Ibid., p. 89.
15 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection « Architectures », Paris, 1995 (1923), « Manuel de l’habitation », p. 96.
16 Ibid., p. 201.
17 Ibid., p. 95.
18 « Exigez des placards pour le linge et les vêtements, […] des casiers dans les murs remplaceront les meubles qui coûtent cher, dévorent la place et nécessitent de l’entretien. » « Manuel de l’habitation » Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection « Architectures », Paris, 1995 (1923), p. 96.
19 P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 99.
20 Il y a dans l’immeuble de petits locaux que les habitants appellent « caves », situés en bout de rue aux niveaux intermédiaires, mais ils ne sont pas assez nombreux pour tous les appartements.
21 P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 107.
22 Ibid., p. 86.
23 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 156.
24 Ibid., p. 253.
25 J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques, LERSCO, Nantes, 1987. Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, Plan construction et architecture, 1990.
26 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 19.
27 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection « Architectures », Paris, 1995 (1923), p. 96.
28 Ibid., p. 232.
29 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 14.
30 Ibid., p. 70.
31 Daguet Fabienne, « La fécondité en France au cours du XXe siècle », Insee Première n° 873, décembre 2002.
32 Source : Insee : Recensements de la population, division « Études sur le logement ».
33 J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques, LERSCO, Nantes, 1987, p. 27.
34 Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, Plan construction et architecture, 1990, p. 26.
35 Entretien du 20 juin 2002, Loire-Atlantique Habitation.
36 Voir page 153.
37 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 160.
38 L’importance de la mère ne lui donne pourtant guère de pouvoir, ni sur sa fécondité, dans une société où l’avortement est criminalisé (jusqu’en 1975) et où l’interdiction des moyens de contraception (en droit, jusqu’à la loi Neuwirth de 1967) va jusqu’à proscrire l’information dans ce domaine, ni même sur sa propre vie personnelle puisque le droit civil maintient encore les femmes mariées sous la tutelle de leur mari (nécessité d’obtenir l’accord de celui-ci pour exercer une activité professionnelle jusqu’en 1965, autorité paternelle qui ne sera convertie en autorité parentale qu’en 1970).
39 Et même de plus en plus : la génération de femmes nées en 1900 comptait 25 % de femmes sans enfant, celles qui sont nées en 1950 ne seront que 11 % dans cette situation.
40 Notons malgré tout que le renversement de tendance de la fécondité a lieu dès 1965, c’est-à-dire avant les lois libéralisant la contraception et l’avortement.
41 Le Corbusier, Manière de penser l’urbanisme, Denoël/Gonthier, Paris, 1977, p. 64.
42 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 88.
43 Et même ce commentaire sur le revêtement de sol : « c’est une vraie saleté, ça fait trop d’entretien », P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 100.
44 Les sociologues de l’équipe de Chombart de Lauwe notent, comme une évidence, que ce sont les femmes qui réalisent les tâches domestiques, les hommes n’y participant que très peu.
45 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 153.
46 Ibid., p. 153.
47 Ibid., p. 188.
48 Ibid., p. 89.
49 Ibid., p. 96.
50 Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, Plan construction et architecture, 1990, p. 34.
51 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 206.
52 Ibid., p. 218.
53 Cette cloison est recouverte d’un tableau noir qui permet aux plus jeunes de laisser libre cours à leurs besoins d’expression graphique !
54 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 335.
55 J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques, LERSCO, Nantes, 1987, p. 34.
56 I. Joseph, 1998, La ville sans qualités, Éditions de l’Aube, p. 100.
57 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 251.
58 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 244.
59 Ibid., p. 184.
60 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 184.
61 Ibid., p. 184.
62 Ibid., p. 185.
63 Ibid., p. 186.
64 Voir en particulier les résultats publiés par l’INSEE (Données Sociales, 1978 ; Données Sociales, 1987) et par l’INED (Cahiers de l’INED, 1973). Selon l’enquête INED, les enfants de moins de 3 ans des mères actives professionnellement sont le plus souvent confiés à une nourrice (36 %), ou à une autre personne de la famille (22 %), beaucoup plus rarement à une crèche (7 %).
65 P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 183.
66 Ministère de l’Éducation Nationale, Repères et références statistiques sur les enseignements et la formation, édition 2004, p. 64.
67 Principale critique formulée dans la Charte d’Athènes à l’égard des écoles existantes : « trop loin du logis, elles mettent les enfants en contact avec les périls de la rue ». Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 19.
68 Même si l’on peut douter de l’authenticité de faits et gestes rapportés sur un mode qui confine parfois à la rumeur, il est intéressant de noter leur existence. Cela signifie qu’il est ici plausible que des parents accompagnent leur enfant à l’école maternelle en tenue de nuit.
69 Lettre du 25 octobre 54 de l’Inspecteur d’Académie au Préfet de Loire Inférieure : « Les 3 classes sont parfaitement justifiées : l’immeuble comportera 294 logements, ce qui doit représenter en période normale d’utilisation au moins 150 élèves d’école maternelle… », Archives départementales de Loire Atlantique, dossier 1702W8.
70 G. Ragot, M. Dion, Le Corbusier en France, Le Moniteur, Paris, 1977, p. 318.
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