Conclusion
p. 351-357
Texte intégral
1En matière d’opinion publique, le modèle habermassien est apparu dans nos échanges à plusieurs reprises, mais il s’est progressivement effacé de nos perspectives d’analyse. Les intervenants sont tombés d’accord pour changer d’angle de vue et dépasser ce débat déjà ancien, considérant a priori qu’il serait fructueux de le faire en travaillant sur des situations de conflits. Dans ce qui suit, d’autres paradigmes que le modèle habermassien sont donc mis en avant, qui veulent témoigner des orientations différentes retenues par beaucoup d’intervenants.
2En particulier, la notion d’espace public, en tant que lieu et enjeu de la politisation, a occupé une grande place. Sa construction, visiblement, n’est pas linéaire. Elle passe par des phases de dilatation et de rétraction, souvent en lien direct avec le déroulement ou le règlement de conflits en tous genres. Elle s’inscrit aussi dans des jeux d’échelles de natures variées. Finalement, plus qu’un cadre statique, ce qu’on voit apparaître, ce sont des processus. On observe sur l’ensemble de la période couverte par les interventions, des opérations de politisation, dans le feu des événements, et en particulier pendant des épisodes de crises et de tensions ; c’est souvent alors que se produisent les cristallisations décisives. Il faut, bien sûr, tenir compte, dans l’interprétation, du terreau socio-culturel dans lequel elles s’enracinent. Mais, pour comprendre pleinement ces processus, il n’est pas possible de faire l’impasse sur les conditions concrètes des mobilisations. C’est dans ce cadre heuristique seulement qu’on parviendra à penser le changement.
3Pour ce qui touche à l’opinion, en situation de conflit, deux approches (deux matrices ?) se dégagent de l’ensemble des contributions.
4La première renvoie à la parole du pouvoir : les responsables politiques, les Princes et leurs agents, les États s’appuient en matière d’opinion à la fois sur des constructions discursives et sur la mise en œuvre d’opérations de mobilisation des populations, initiées d’en haut. L’ensemble fournit des armes précieuses en cas de conflit, que celui-ci soit déclenché par le pouvoir concerné, ou que ce dernier doive réagir à une agression. Dès le XIVe siècle, le recours à la notion d’opinion est bien présent dans les textes émanant des autorités. Il s’appuie durablement sur deux piliers : la dimension religieuse du pouvoir et l’arsenal juridique et judiciaire dont il s’est progressivement doté. Au cours de la guerre de Cent Ans, les discours des factions adverses convoquent volontiers le « peuple » pour légitimer une action qui ne se déroule pas seulement sous le regard de Dieu, mais aussi sous le regard des hommes. L’emploi de la notion d’opinion paraît donc légitime pour l’ensemble de la période couverte. D’autant qu’on note parallèlement une réflexion précoce de la pensée politique sur ce qu’on peut déjà appeler une « opinion publique », même si parfois ce n’est qu’implicitement. Cependant, la volonté de structurer un espace public ne signifie pas pour autant un usage univoque du recours à l’opinion. Parfois, le pouvoir utilise comme arme la disqualification de certains publics (tous ne sont pas traités de la même façon), voire du public en lui-même, comme espace ou comme partenaire supposé : le secret, sous ses diverses formes, reste en effet central dans de nombreuses opérations de pouvoir. Il n’est pas rare d’ailleurs que les deux dimensions (publicisation et secret) soient utilisées de façon combinée.
5Pourquoi le pouvoir a-t-il recours (voire fait-il appel) en de nombreuses circonstances à l’opinion ? En première analyse, il semble qu’il ressente le besoin d’une adhésion des populations, quand bien même celle-ci ne relèverait, une fois encore, que d’une simple construction discursive. Cette quête de soutien parait logique, dans la mesure où le conflit tend à fragiliser les bases traditionnelles du pouvoir et nécessite donc de le renforcer. Mais de nombreuses contributions ont montré que cette demande d’adhésion n’avait rien évident : sur ce plan, bien des réserves couvrent tout le spectre de la période. Il est question, à de nombreuses reprises d’agir devant, et non pas d’agir pour, ce public pourtant mobilisé à l’initiative du pouvoir. Les pouvoirs antérieurs à la fin du XVIIIe siècle ne se veulent pas démocratiques, et même si la plupart assument une image paternaliste, la popularité n’est en rien leur souci premier. Pour les Princes, mais aussi pour les magistrats des Républiques urbaines, ce que nous appelons « l’opinion » est conçu comme le public du théâtre politique, et non comme un de ses acteurs. En outre, ce qui est mis en scène relève fréquemment de la validation d’un assentiment, et non d’un processus de conviction : le pouvoir ne cherche point à convaincre ceux auxquels il fait appel. Bien souvent, il se contente d’une implication des intéressés, tout en récusant toute forme de participation politique active de leur part, en particulier pour ce qui touche aux processus de décision. Sans doute, faut-il ici rappeler qu’en fin de période, comportements et enjeux ont parfois évolué : au temps des Lumières ou de la Science triomphante, des hommes de pouvoir prétendent obtenir une adhésion de la part d’une opinion acquise à la « vraie » connaissance, et non mue par la simple obéissance. Mais c’est souvent pour mieux disqualifier, comme ignorantes, voire stupides, les opinions divergentes qui peuvent en émaner. Avec la notion d’opinion, elle-même matrice de toute une série d’expressions (opinion commune, opinion populaire, opinion publique, opinion éclairée…), on voit donc se dessiner une autre nébuleuse de notions, qui concerne la position de l’interlocuteur face à l’opération de publicisation telle qu’elle est conduite : observation de la part de simples spectateurs, assentiment explicite, implication plus ou moins directe, participation, parfois même pour la décision…
6En conséquence, la question de la forme prise par la légitimation ne relève pas de l’évidence, puisqu’il ne s’agit pas du tout, dans bien des cas, de rendre des comptes à cette « opinion » convoquée pour renforcer la position du pouvoir, en particulier en période de crise. Le fait même que ce dernier juge nécessaire de produire du discours et des actes n’en paraît pas moins significatif. En outre, les jeux propres à la sphère du pouvoir et à ses divers acteurs ne restent pas sans effet, générant à leur tour des conflits de légitimité. Mais qui est le destinataire des démarches entreprises ? Contrairement à ce que laisse croire une approche naïve, fondée pour une part sur le contenu même des discours, le destinataire de ce qu’on adresse au public est loin d’être toujours le public lui-même. Souvent, il s’agit bien plutôt de « mobiliser l’opinion » (au moins de façon rhétorique) pour faire pression sur des instances de pouvoir concurrentes. Mais il faut aussi tenir compte d’une puissance spécifique, qui pèse durablement sur le comportement des autorités de toute nature. Celles-ci, en effet, agissent sous le regard de Dieu : les justifications mises en avant dans les déclarations à l’intention d’une « opinion publique » supposée, ont de ce fait en bonne part un référent transcendant pour véritable destinataire. Pierre Bourdieu affirme qu’à l’expression « avoir Dieu pour soi » succède « avoir l’opinion pour soi ». Mais la combinaison n’est sans doute pas aussi linéaire. En 1905 encore, quand le pope Gapone proclame à la suite du Dimanche sanglant qu’« il n’y a plus ni Dieu ni tsar », la question de la place de la divinité dans le rapport au pouvoir demeure d’actualité. Et dès le XIVe siècle, alors même que la référence divine est centrale, la référence à l’opinion est déjà présente… Entre vox dei et vox populi, il n’y a donc pas une simple succession, mais des articulations complexes. C’est la raison pour laquelle la politisation ne saurait être directement liée à la laïcisation. L’autonomisation progressive de la sphère politique à l’égard du religieux, ne suppose pas nécessairement que le tribunal de l’opinion se substitue au jugement de Dieu.
7Les interventions et échanges ont mis l’accent sur une seconde approche : la compétence reconnue à un certain nombre d’acteurs pour intervenir dans le jeu socio-politique relevant de l’« espace public ». Il s’agit tout d’abord des élites, notamment urbaines et nobiliaires, qui bénéficient d’une position éminente parce qu’elles savent lire, s’informent et disposent des outils nécessaires à la critique d’une tradition, quelle qu’elle soit. On sait en outre que leurs prises de position se structurent souvent à partir de différends privés qui sont portés précocement sur la place publique (émergence des factums dès le XVIe siècle en France). Mais la compétence vaut également pour des acteurs sociaux dominés. Reste à connaître leur aptitude, tant sociale que psychologique, à une négociation effective : les avis des historiens sont ici partagés. Du moins l’accord se fait-il sur la capacité populaire à en pénétrer largement les enjeux. On en a des indices nombreux, dont certains émanent des pouvoirs eux-mêmes : l’écho qu’ils donnent au bruit public et l’attention qu’ils portent aux rumeurs, les allusions faites à la sagesse politique du peuple, en sont de premières traces. Mais il est encore plus significatif de collecter les nombreuses affirmations de l’incapacité du populaire à comprendre quoi que ce soit aux enjeux, et de les rapprocher avec les multiples mises en garde selon lesquelles il ne faut surtout pas qu’il comprenne les choses de travers… Ces textes laissent précisément entendre – au moins, ici encore, sur le plan discursif – qu’il est bien apte à comprendre beaucoup de choses.
8Dans ce cadre, la référence à l’opinion dans les démarches du pouvoir, et plus encore l’appel qui peut lui être lancé, ne restent pas sans effets. Ce discours, relayé par les actions concrètes des agents du pouvoir, circule dans la société concernée. Il passe par les canaux officiels, mais sans doute aussi par des réseaux sociaux moins structurés, voire informels, dont la mise à jour, autant que la documentation le permet, mérite une grande attention. Les populations utilisent ensuite ce discours au sein même de leurs argumentaires, et pour justifier leurs pratiques. L’appel à l’opinion peut ainsi aboutir à un débordement des initiatives du pouvoir. Celles-ci produisent des effets socio-politiques non désirés, qui peuvent à leur tour être sources de tensions et de conflits : à l’automne 1572, de nombreuses Saint-Barthélemy provinciales ont été justifiées par leurs auteurs en brandissant la déclaration du 26 août, dans laquelle Charles IX endossait la responsabilité du massacre parisien. Si la publication fait bien souvent le public, les effets atteints sont donc à analyser dans le cadre des divers contextes de réception des initiatives prises par le pouvoir. L’implication des populations dans le processus politique alors enclenché, peut relever du registre de l’émotion, paramètre politique dont le rôle est actuellement réévalué. En la matière, les situations de conflit offrent alors d’intéressantes opportunités. La prise de conscience d’une forme de légitimité à parler et à agir peut découler en effet des modalités mêmes des initiatives en direction de l’opinion qui émanent du pouvoir. S’il devient désormais possible, dans ce cadre, de poser des actes, cela se fait suivant des répertoires aménagés, à travers un véritable processus d’appropriation. Les populations en effet ne se contentent pas de faire des choix, et de prendre parti en fonction des projets et propos des instances supérieures. En cas de clivage chez ces dernières – cas normal en phase de conflit interne – elles ne se situent pas forcément – même si c’est parfois le cas – dans leur logique partisane. Elles peuvent définir d’autres modes d’action, en fonction de leurs agendas propres.
9Se pose alors, à ce niveau aussi, la question de la légitimité. Comment peut-on assumer une posture de dissensus, voire de révolte ? Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, tout pouvoir prétend venir de Dieu, et toute critique court alors le risque d’être disqualifiée comme crime de lèse-majesté divine. Cependant, trois éléments permettent de légitimer la critique, voire la révolte. Tout d’abord, la division des autorités légitimes, fruit de la situation même de crise interne, rend possible un jeu de concurrence entre elles. Dans certaines révoltes antifiscales urbaines, les municipalités appuient, au moins provisoirement, les revendications populaires parce qu’elles contestent elles aussi certaines des formes que prend la fiscalité. D’ailleurs, dans toute la période, le sentiment d’agir pour la justice et plus encore, de lutter contre une injustice – forcément réprouvée par Dieu et par un pouvoir terrestre qui serait juste – constitue une motivation moralement probante. Les manifestes nobiliaires qui sont publiés aux Pays-Bas dans les années 1560, en France dans les années 1570, ou en Allemagne dans les années 1620, insistent tous sur l’iniquité du pouvoir central et prétendent combattre pour le rétablissement d’un ordre juste. Enfin, il est un autre ordre de légitimité, qui peut permettre en particulier de refuser de prendre parti dans les querelles englobantes : la volonté d’assurer l’ordre localement – on retrouve ici la question des échelles des espaces publics. Elle suppose parfois une mise à l’écart des conflits extérieurs et l’on retrouve ici une certaine capacité créatrice à biaiser avec les injonctions des autorités. Parfois en revanche, lors d’un conflit, c’est le souci d’assurer ou de renforcer l’ordre localement qui suscite une mobilisation jugée légitime laquelle s’intègre alors dans un affrontement plus large.
10La complexité du jeu entre ces différents paramètres conduit à insister sur une précaution méthodologique essentielle. Il ne faut pas inférer des seuls actes connus, les convictions des acteurs, a fortiori en les plaçant dans la seule perspective des modalités définies par les pouvoirs en place. Prendre les armes ou prêter serment, plus modestement applaudir ou se moquer, peut avoir, selon les contextes et les acteurs, de multiples significations, en particulier en terme de politisation.
11Il reste donc difficile d’appréhender et de mesurer de façon satisfaisante la réception d’un recours à l’opinion mis en œuvre par le pouvoir. Il est également délicat de déterminer comment se modulent et s’interprètent les divers engagements qui en découlent. Ici c’est sur le rapport aux sources, sujet maintes fois abordé pendant les échanges, qu’il faut insister. Pour les périodes anciennes, au temps de la rareté documentaire relative, le conflit génère souvent des sources particulièrement précieuses. Le phénomène est sans doute moins net aux époques plus récentes, pour lesquelles la production documentaire au quotidien est déjà abondante ; mais le conflit n’entraîne pas sa diminution, bien au contraire
12Le problème est ailleurs : dans des choix méthodologiques qui, tout au long de notre période, ne changent pas de nature. Un exemple précoce peut en illustrer les enjeux. En juillet 1589, près de Rennes, deux troupes de paysans s’affrontent, Aux dires d’un maître d’école de la petite ville de Châteaugiron, ceux qui « se disent estre pour le Roy » repoussent les « paroisses liguées ». Belle anecdote qui, au cœur d’un conflit (celui de la dernière phase des guerres de religion en France), manifeste un engagement explicite des populations paysannes. Celles-ci l’expriment clairement en des termes politiques, lesquels s’intègrent dans l’agenda des deux camps qui s’affrontent alors dans le royaume : conflit, politisation, opinion, tout est là. Et l’historien de se réjouir, car il s’agit d’un véritable hapax dans la documentation du temps : pour une fois au moins, les motifs de l’action, dans le cadre des popular politics chères à l’historiographie anglaise, sont clairement exprimés, et ce par un homme du terroir et lui-même d’origine fort modeste. Mais qu’est-ce à dire ? Si l’affrontement est bien une réalité, la lecture qui en est faite par ce témoin est-elle recevable ? Le combat a-t-il bien eu lieu pour les raisons qui sont dites ? La réflexion sur cet épisode – qui aurait mérité en soi une contribution – nous mènerait loin. Du moins ces questions attirent-elle notre attention sur les précautions à prendre avec nos sources, quand elles nous révèlent les motifs supposés d’une action. Faut-il les récuser, faute d’autres éléments pour les corroborer ? Faut-il leur faire spontanément confiance ? Aux conflits de validation qu’on voit se nouer entre des acteurs qui s’affrontent sur la légitimité des textes et des actes, viennent alors se conjoindre les « conflits » entre historiens, sur les modes de prise en compte des sources de toutes provenances qui expriment et mettent en scène les « opinions » de ces acteurs…
13Comment sortir de la « prison des sources » ou plutôt comment construire, à l’intérieur même de cette prison supposée, dont l’historien ne peut sortir, un espace d’intelligibilité suffisant pour faire avancer la recherche ? Autour de l’opinion, en situation de conflit, c’est ce que nous avons essayé de faire tout au long de ce colloque. Pour penser le changement d’une façon plus pertinente, il a fallu dépasser le schéma habermassien, qui devenait dans certains cas plus un obstacle qu’un outil, avec la focalisation qu’il a entraînée, chez les historiens, sur la « naissance » de l’opinion publique et sur ses modalités « critiques », à une période donnée. On a vu tout au long des échanges que la présence d’une certaine forme d’« opinion critique » pouvait être repérée – et pas forcément avec grand profit heuristique – dès la fin du Moyen Âge. Sans doute avons-nous eu un peu trop tendance, en réaction, à insister sur les continuités, au détriment de la réflexion sur les transformations : toutes les « opinions » mobilisées dans les conflits ne sont évidemment pas superposables, d’autant que nous avions délibérément voulu comparer des pays qui ne connaissent pas les mêmes transformations, ni au même rythme. Mais peut-être avons-nous surtout pris conscience que ce sont davantage les évolutions des publics qui importent plutôt que celles de la notion même d’opinion. Nous avons ainsi pu déplacer l’enjeu vers une histoire des procédures socio-culturelles qui autorisent la formation d’un espace public, plus ou moins large, ou peutêtre d’espaces publics emboîtés, plus ou moins solidaires. Dans ce cadre, les situations de conflits offrent à l’historien de véritables opportunités, alors même qu’elles jouent un rôle moteur dans le processus d’émergence et de transformation de ces espaces.
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