Conclusion
p. 275-280
Texte intégral
1Selon l’historien François Dosse, la biographie est un « genre hybride [qui] se situe en tension constante entre une volonté de reproduire un vécu réel passé selon les règles de la mimesis, et en même temps le pôle imaginatif du biographe qui doit recréer un univers perdu selon son intuition et ses capacités créatives. Cette tension n’est certes pas le propre de la biographie, on la retrouve chez l’historien confronté à l’acte même de faire de l’histoire, mais elle est portée à son paroxysme dans le genre biographique qui relève à la fois de la dimension historique et de la dimension fictionnelle1 ». Comment ne pas souligner l’évidence de la « tension constante » dans l’écriture de cette biographie, tant retracer la vie d’un personnage secondaire reste un exercice délicat. L’intérêt de ce travail pouvait, en effet, s’avérer extrêmement limité : le sujet possédait-il une « consistance suffisante » permettant son étude ? Il convenait aussi d’éviter le principal écueil qui, comme souligné en introduction, aurait consisté à réduire le personnage étudié à un simple prétexte destiné à éclaircir les rouages d’une institution ou les moments déterminants d’une période.
2Pour répondre hâtivement à la première question : oui, Henri Morel possédait indéniablement la « consistance suffisante ». Outre les nombreux documents privés qu’il a laissés, justifiant en un sens « matériellement » cette biographie, Henri Morel avait un goût immodéré pour le paradoxe. Ce qui, comme le précise l’historienne Raphaële Ulrich-Pier dans sa biographie de René Massigli, fait « le charme de toute destinée2 ». Aussi, la possibilité de le réduire à un simple prétexte pour parvenir à une histoire « politico-structuraliste » devenait, de par sa personnalité même, quasi-impossible. Ancien élève de l’École normale supérieure issu de la promotion « lettres » 1909-1912, engagé dans les cadres de l’armée d’active pendant la Première Guerre mondiale, Morel apparaissait d’emblée comme un personnage en quête d’une certaine anormalité.
« J’ai déjà dit combien le Lieutenant-Colonel breveté d’État-Major, Morel, qui m’avait précédé sur place, me frappa dès les débuts par ses grandes qualités d’intelligence et d’obligeance. Si ses manières semblaient parfois un peu bourrues, c’était pourtant, en général, ce qu’on appelle en style vulgaire un type de “bourru bienfaisant”. Sa très grande ouverture d’esprit faisait le reste et elle rendait parfois son concours fort précieux dans bien des branches théoriquement extérieures à la sienne. Ainsi qu’il arrive fréquemment chez les brillants esprits, on devait pourtant tenir compte de son goût assez marqué pour le paradoxe et de son aptitude trop grande à revêtir, bien que de très bonne foi, d’apparences sérieuses et solides des raisonnements au fond spécieux (empreinte probablement laissée en lui par son séjour à l’École Normale Supérieure par laquelle il avait passé avant de devenir officier de carrière)3. »
3Cette unique description « littéraire » d’Henri Morel apparaît dans le pamphlet écrit par Jean-Baptiste Barbier, chargé d’affaires près l’ambassade de France en Espagne à la fin 1936, et paru au début des années 1950. Si Barbier était loin de partager les opinions favorables à la République espagnole de l’attaché militaire – ce qui figure implicitement dans ce jugement – reste que sa perception du personnage s’avère plutôt juste. Le diplomate souligne, en effet, toute l’étrangeté du parcours d’un ancien élève de l’École normale supérieure devenu officier de carrière. De fait, Henri Morel ne s’est jamais départi de cet « esprit normalien », tel qu’il pouvait être dans les premières décennies du XXe siècle, fait de liberté et d’orgueil intellectuels, d’élitisme mais aussi d’un profond romantisme.
4Toutefois, ses trois années de scolarité à l’École normale supérieure sont marquées par l’échec à l’agrégation de lettres en 1912. Un échec traumatisant qui ébranle sa confiance, le contraint au mensonge et l’oblige à abandonner toute idée de carrière universitaire. C’est un jeune homme en quête de lui-même qui, sous-lieutenant de réserve au sein du régiment d’infanterie de la ville de Lyon avant la mobilisation, se jette corps et âme dans la guerre. Blessé à la fin août 1914, fait chevalier de la Légion d’honneur au printemps 1915, Henri Morel découvre, à l’instar de Maurice Genevoix4, l’intensité des sensations provoquée par les combats et se découvre d’indéniables capacités au commandement. Cette nouvelle raison d’être le conduit vraisemblablement à demander son passage dans les cadres de l’armée d’active et ce même si la liberté intellectuelle, qu’il revendique, s’inscrit en contradiction avec la discipline militaire.
5Ces quatre années de guerre passées intégralement sur le front, à la tête d’une section puis d’une compagnie de mitrailleurs, le change profondément. C’est un homme mûr, lucide, parfois très acerbe qui, marqué par cette épreuve, s’ouvre aux idées de l’Action française (sans pour autant adhérer au mouvement) et remet en cause le système démocratique et son corollaire : la nation armée. Nommé, à la fin 1919, professeur d’histoire à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr à l’issue d’un concours pour lequel il a menti sur la nature de ses diplômes, Henri Morel renoue avec la « destinée théorique » du normalien qu’est l’enseignement. Dans le même temps, il débute une activité de publiciste remarquable tant par la nature que par le nombre d’articles publiés. Cette période est sans aucun doute celle où sa réflexion est la plus proche de la droite maurassienne. Ses cours, ses conférences et ses articles dénoncent l’absurdité que constitue selon lui la conscription, synonyme de « splendides boucheries5 », et affichent un parti pris évident pour la « guerre en dentelles ». Mais cette dénonciation de la nation armée tient aussi à des raisons intimes. Lui, l’intellectuel, le littéraire « bon à rien6 » dans le cadre d’une économie de guerre, a été sacrifié à l’instar de ses camarades de promotion de l’ENS dont les pertes avoisinent les 43 %.
6Remise en cause du système de la nation armée, remise en cause du haut commandement français victorieux, remise en cause du dogmatisme de la pensée militaire autant de critiques qui mettent en exergue l’étrangeté de son choix de carrière. Henri Morel s’affiche en intellectuel maudissant le conformisme et les principes communément admis et qui, de manière plus ou moins explicite, ne cesse de s’opposer à une société militaire rigide. L’année 1927 marque, cependant, un tournant dans sa carrière. Reçu au concours d’entrée à l’École supérieure de guerre, il rompt avec l’isolement relationnel qui était le sien jusqu’alors au sein du corps des officiers et retrouve le cadre rassurant d’une promotion. Son classement au terme des deux années de scolarité est remarquable ; puisqu’en dépit de lacunes évidentes, il surclasse 60 officiers issus pour leur grande majorité de Saint-Cyr. Au cours de cette période, il se lie d’amitié avec l’influent Jean de Lattre de Tassigny. Frappés tant par leurs différences que par leur originalité réciproque, les deux hommes vont s’apprécier sans toutefois « s’associer » ; Morel s’ingéniant à refuser tout lien de clientèle. Parallèlement, les appréciations formulées par les officiers instructeurs à son égard sont révélatrices du regard porté sur sa singularité. Si tous constatent son intelligence, sa culture ou encore ses capacités de raisonnement, beaucoup lui reprochent son esprit critique, sa personnalité tranchée, son attitude peu conforme aux codes en vigueur au sein de l’institution ou encore son aigreur ; l’un d’eux allant jusqu’à affirmer qu’il « ne donne pas l’impression d’avoir trouvé sa voie en restant dans la carrière militaire après la guerre7 ».
7Quelques années plus tard le lieutenant-colonel Maurice Gauché, commandant le 2e bureau de l’état-major de l’armée, formule une appréciation tout aussi sévère à son égard : mettant notamment en exergue son manque de discipline intellectuelle. Chef de la section Méditerranée au sein de ce lieu d’analyse de l’information politique et militaire qu’est le 2e bureau de l’EMA, le chef de bataillon Morel s’impose et s’oppose par ses points vues extrêmement critiques sur l’Italie fasciste ce qui tend, en outre, à confirmer sa très nette rupture avec le soutien de l’Action française au régime mussolinien. À partir de 1936, son opinion sur l’opportunité d’une alliance militaire franco-italienne s’avère même carrément négative et devient gênante pour l’EMA. Lassé des difficultés qu’il rencontre avec sa hiérarchie et contrarié par son avancement laborieux, il sollicite alors son affectation à un poste d’attaché militaire de second plan. Pour le ministère de la Guerre comme pour celui des Affaires étrangères, cet officier supérieur breveté, chef de la section Méditerranée, parlant anglais, italien et espagnol, fait figure de candidat de choix pour le poste de Madrid. Morel arrive ainsi en Espagne au lendemain du putsch militaire. Dans un article daté d’octobre 1935, il livrait les clés de son intérêt pour l’Espagne. Ardent défenseur de la liberté individuelle, Morel voyait en la jeune République espagnole un contre-modèle aux États totalitaires.
8Témoin de la guerre civile, il comprend très vite que l’intérêt de la France réside dans la résistance des républicains espagnols. C’est la raison pour laquelle Léon Blum demande à le consulter en mars 1938. Cependant, la marge de manœuvre dont l’attaché militaire dispose vis-à-vis d’un haut commandement français dans sa grande majorité favorable au général Franco est étroite et explique son attitude en apparence paradoxale. À partir de 1939, affecté par la défaite désormais inéluctable du gouvernement républicain, il formule des mises en garde d’une extrême virulence portant sur les risques présentés par l’agonie de l’armée républicaine, puis, après une visite du camp d’Argelès, sur le sort réservé par les autorités françaises aux réfugiés espagnols. Relevé de ses fonctions en mars 1939, l’EMA conteste alors sa gestion financière du poste. Doit-on s’étonner de cette prise de parti en faveur d’un régime républicain, a priori honni, et de cette opposition à la droite maurassienne qui appelait alors de tous ses vœux la victoire du franquisme en Espagne ? Une attitude qui, comme l’écrit Éric Vial, est somme toute emblématique « des contradictions et en même temps de la totale cohérence d’un homme que ses principes, sa conception de l’honneur et son attachement intransigeant à l’intérêt national ont amené à soutenir en pratique la cause républicaine espagnole alors qu’ils pouvaient sembler le vouer a priori au camp dit nationaliste8 ». Une attitude qui rappelle étrangement celle de l’écrivain Georges Bernanos. Passé par les Camelots du roi, Bernanos devait adhérer à l’Action française jusqu’en 19349 avant de s’élever « et avec quelle véhémence, contre le fascisme italien et la prétendue Croisade du général Franco10 ». Au reste, les points communs entre Bernanos et Morel ne se limitent pas à leur approche de la guerre d’Espagne : même attachement à l’honneur et à la liberté, inspiré pour Bernanos « d’un christianisme fervent11 » selon Michel Winock ; même dénonciation du « mythe de l’égalité, sur lequel repose la démocratie12 » ; même nostalgie de l’Ancien Régime ; même rejet de la toute puissance du progrès technique ; même dégoût de la bourgeoisie « nouvelle » recherchant confort et profits financiers13 ; même réprobation de la « mystique de la force14 » des États totalitaires ; même dénonciation de « l’État envahissant15 » et donc mêmes penchants libéraux. Notons que cette forme de rejet de l’État apparaissait aussi, on s’en souvient, sous la plume du philosophe Alain. Rejet dans lequel, Raymond Aron voyait un curieux mélange entre « la tradition cartésienne et la tradition d’Auguste Comte16 ».
9Dans sa biographie consacrée à Georges Bernanos, Monique Gosselin-Noat estime qu’il est impossible « d’enclore » ce dernier « dans une catégorie », car il « défie les étiquettes17 ». En toute logique, il en va de même pour Henri Morel. Cette remarque est fondamentale : sans elle, difficile sinon impossible d’approcher cet homme, monarchiste et légaliste, réactionnaire et progressiste, militaire antimilitariste. Et s’il faut se hasarder à le « cataloguer », disons-le alors libre-penseur ou plutôt adepte de la « pensée libre »18. En parallèle, Morel a cultivé sa vie durant des principes relatifs à l’honneur, à l’intégrité ou encore à la fidélité. Au reste à partir de 1940, la plupart de ses réactions, comme son refus de collaborer aux revues militaires du gouvernement de Vichy, sa participation à la tentative de résistance à l’invasion de la zone libre initiée par de Lattre ou encore son rejet d’une promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur au début 1944, semblent essentiellement découler du respect de ces principes. Au bilan, Henri Morel n’a rien abandonné de sa forte originalité, ne s’est jamais plié à la discipline intellectuelle que la société militaire exigeait de lui, s’est ingénié à refuser tout lien de clientèle et surtout, est demeuré fidèle à sa perception de l’intérêt national.
Notes de bas de page
1 François Dosse, Le pari biographique…, p. 57.
2 Raphaële Ulrich-Pier, René Massigli…, tome 2, p. 1351.
3 Jean-Baptiste Barbier, Un frac de Nessus…, p. 661-662.
4 Se reporter à Trente mille jours, Paris, Points Seuil, 1996 (rééd.), 278 pages.
5 Fonds privé Morel, Pour limiter la guerre. Réflexions inactuelles, (s.d. mais certainement rédigée entre 1922 et 1923), p. 5.
6 Fonds privé Morel, Réflexions sur l’armée de la guerre et les tendances de l’armée d’après guerre, 1922, p. 2.
7 SHD/DAT, dossiers des stagiaires de l’École supérieure de guerre, non cotés. 49e promotion (1927-1929), dossier Morel ; H. L., capitaine, infanterie.
8 Éric Vial, « Louis Henri Morel, attaché militaire français dans la guerre d’Espagne », La pierre et l’écrit, collection Patrimoine de l’Isère, Presses universitaires de Grenoble, n ° 12, 2001, p. 295.
9 Monique Gosselin-Noat, Bernanos, militant de l’éternel, Paris, Michalon, 2007, p. 12.
10 Michel Winock, Nationalisme…, p. 401. Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, Paris, Points Seuil, (1938) 1995, 305 pages.
11 Michel Winock, Nationalisme…, p. 398.
12 Ibid., p. 399.
13 Qui s’oppose à une bourgeoisie « ancienne » dont les valeurs étaient basées sur l’honneur et le risque. Rappelons cette phrase de Morel à l’attention de De Lattre : « Nous sommes vous et moi des hommes d’Ancien Régime, moi bourgeois ancien, vous aristocrate. » Fonds privé Morel, correspondance active Morel/de Lattre, lettre du 21 juillet 1938. Se reporter aussi à Monique Gosselin-Noat, Bernanos…, p. 69.
14 Monique Gosselin-Noat, Bernanos…, p. 41.
15 Ibid., p. 86.
16 Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique…, p. 20.
17 Monique Gosselin-Noat, Bernanos…, p. 115 et 122.
18 Se reporter à Jacqueline Lalouette, La libre-pensée en France, 1848-1940, Paris, Albin Michel, 2001, 640 pages.
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