Une ville américaine sur la côte cantabrique d’Espagne
p. 351-369
Texte intégral
1L’émigration d’Espagnols en Amérique du Sud fut un processus continu dans le temps, qui commença au XVIe siècle et s’accentua aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans cette étape, connue dans l’historiographie espagnole comme l’époque de la vice-royauté, l’émigration avait des caractères propres. Passés les temps immédiats de la conquête, il s’agissait souvent de cadets de famille nobles, de fonctionnaires, de militaires, de religieux et en général d’employés de la Couronne qui parvenaient fréquemment à obtenir de bonnes fortunes et de hautes charges officières, en sus d’un accès à la noblesse. Très différente est l’émigration économique accentuée au milieu du XIXe siècle, dont les protagonistes étaient d’habitude très jeunes, à partir de 14 ou 15 ans, et qui sortaient pour le Mexique, l’Argentine, l’Uruguay, le Brésil et d’autres pays déjà indépendants. Cuba fut la dernière colonie espagnole dont l’indépendance survint en 1898. Les conditions précaires de ces émigrants, sans études, et les difficultés du voyage ont donné lieu à une ample littérature, mais ces derniers comptaient cependant à l’arrivée sur la protection de gens du pays et de parents déjà émigrés auparavant. Ainsi, en arrivant à Cuba ou au Mexique depuis le dernier quart du XIXe siècle, ils trouvaient un logement et un emploi.
2Cette émigration atteint son point culminant entre 1880 et 1930, étape connue comme celle de l’émigration de masse1 quand sortirent environ 2,6 millions d’individus, sans compter d’autres migrations de caractère durable comme celle des Canaries au Venezuela, appelée « émigration de l’hirondelle » ou le contingent des retours assez nombreux. Au total, si on compte l’émigration aux États-Unis, les chiffres oscillent entre 4 et 4,7 millions de déplacés et, à l’exception des Îles Canaries et de la Catalogne, la plus grande partie de ces contingents procédaient des régions du nord de l’Espagne et de la Corniche cantabrique. Le phénomène ne fut pas seulement espagnol, en tenant compte que sortirent d’Europe pour l’Amérique quelque 50 millions de personnes entre 1850 et 1930. Le Royaume-Uni d’abord et l’Italie ensuite furent, avec l’Espagne, ceux qui apportèrent le plus grand nombre de personnes.
3C’est l’émigration du XIXe siècle qui met principalement au premier plan le retour de capitaux en direction de l’Espagne, ce qui augmenta de manière exponentielle autour des dernières décennies du XIXe siècle et des premières du XXe siècle. On le percevait déjà depuis la fin du XVIIIe siècle. Jusqu’à 1870 prédomina la tendance à ce que cet argent soit investi en biens et propriétés situés dans le monde rural, mais à mesure de l’avancée vers le changement de siècle les retours en argent eurent d’autres destins, dans l’industrie et la banque, contribuant au développement économique des régions espagnoles de départ. Une autre partie des envois s’intégra à un courant d’investissements de caractère altruiste ou philanthropique qui modernisa les fondations de la vie sociale et les infrastructures des noyaux de peuplement. Les émigrants qui firent fortune, les Indianos triomphants, ou revinrent de manière définitive ou visitèrent leur patrie un certain temps. Ils n’envoyèrent pas seulement des sommes d’argent mais aussi des idées de modernité, car « l’Américain » ou l’Indiano devint dans son petit village un personnage relevé, le triomphateur qui revenait riche et se convertissait en philanthrope et bienfaiteur de son village d’origine.
4Dans le cas de mécènes ou promoteurs individuels, les dotations répondaient à des intérêts entrecroisés. Sous une première apparence seulement altruiste, l’Indiano obtenait, avec sa contribution, la reconnaissance de ses concitoyens, la confirmation de son nouveau statut économique et pour les plus remarquables l’accès à la haute société moyennant le mariage. La concession par la monarchie de titres nobiliaires de comte, marquis ou baron fut très fréquente, en remerciement d’un grand investissement éducatif, en équipements urbains, y compris militaires. Notons le cas de Ramon Argüelles, émigrant à Cuba, qui reçut le titre de marquis d’Argüelles en conséquence de son apport de 10 millions de pesetas pour équiper une frégate de guerre à l’occasion de la guerre contre les États-Unis lors de l’indépendance de Cuba et de Puerto-Rico en 1898.
5Les apports des Indianos opérèrent des transformations radicales dans le milieu rural et renforcèrent les petites et grandes villes. Beaucoup de villages qui manquaient du plus minime service public changèrent radicalement de situation avec des adductions d’eau, la création de places et de rues, d’égouts, la dotation d’établissements d’assistance et d’enseignement, de jardins et kiosques à musique, l’électrification et le cimetière, ainsi que la consolidation de l’ancienne église ou la construction d’une nouvelle. L’envergure du phénomène dans les Asturies fit qu’il est déjà recueilli dans les témoignages et les écrits de l’époque, soulignant pour leur nombre et qualité architectonique le thème des fondations d’assistance et d’enseignement2 : hôpitaux, asiles et écoles où furent introduites des méthodes pédagogiques et des matières totalement nouvelles en Espagne.
6Dans tous ces investissements, l’architecture et l’urbanisme eurent un rôle de premier plan fondamental. Une véritable vague d’architectures exotiques et spectaculaires se diffusa dans les villages et aussi dans les nouveaux quartiers des villes. Cette forte demande attira de bons architectes et il se produisit un changement substantiel dans le paysage culturel et urbain qui caractérise aujourd’hui toute la Corniche cantabrique. Pour l’analyse de « l’architecture des Indianos », notre méthodologie inclut une ample perspective avec les deux mondes de référence, avec les développements des activités et des investissements des Indianos en Espagne (de manière basique dans la Corniche cantabrique et en Catalogne) et celles que les mêmes réalisaient en Amérique parfois de manière symétrique, étant donné qu’un grand nombre d’émigrants fixèrent leur résidence permanente dans les pays d’accueil.
7Une autre question est d’analyser dans quel état se trouve ce patrimoine et ce qu’est devenue l’architecture d’Indianos au cours d’un siècle, tant dans l’aspect matériel de sa conservation et connaissance que dans son appréciation critique et sa valorisation comme signe d’identité, la problématique actuelle étant de leur conférer utilité et contenu, comme on le fait dans d’assez nombreux cas. Ce legs impressionnant se trouve sur les deux rives et ses connaissance et valorisation sont indispensables car il s’agit d’un des marqueurs d’identité les plus nets de l’histoire récente des Asturies et de plusieurs pays américains3. Pour nous donner une idée de l’envergure de tout ce processus, on peut dire que le nouveau quartier (ensanche) de Barcelone, mené à bien à partir de 1850, et toute son architecture moderniste furent financés avec de l’argent d’Amérique, et que les Indianos catalans firent connaître des architectes du niveau de Gaudí, Puig y Cadafalch, Doménech y Montaner, Martorell et autres de niveau mondial. Beaucoup d’actions vinrent du travail collectif des associations d’émigrants dont l’incidence dans l’activité philanthropique, culturelle et d’assistance court en parallèle des meilleurs « exploits » individuels. Mais il est juste de distinguer la singularité de personnalités et de sagas familiales, comme modèles de l’Indiano triomphant et initiatrices des grandes œuvres et commandes artistiques.
Indianos et urbanisme
8Nous allons traiter de l’influence des Indianos dans le tracé et la construction des villes. Nous allons prendre l’exemple de la transformation d’un petit village rural en petite ville résidentielle dotée de tous les services, avec un ambitieux plan de réformes urbaines et un parc architectonique remarquable pour ses quantité et qualité4. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Les Indianos fondèrent beaucoup de villes sur les deux rives de l’Atlantique. Celles d’Amérique furent des villes de colonisation, généralement liées à l’établissement de grandes exploitations agricoles, d’industries d’alimentaires ou textiles, de ports commerciaux ou de terminaux de chemin de fer, comme en Argentine où elles abondent dans la Pampa et présentent un énorme intérêt à la fin du XIXe siècle. Un exemple en serait la ville de Casilda, proche de Rosario de Santa Fe, fondée par le grand exploitant et banquier espagnol Casado del Alisal, comme lieu de frontière où arrivait le chemin de fer du grand port fluvial de Rosario. Dans le sud des États-Unis, nous avons une intéressante colonie industrielle, appelée Ybor City ou Little Asturias à Tampa (Floride). Nous la proposons précisément parce que le plus fort contingent de sa population se composait d’émigrants provenant des Asturies. On a déjà expliqué que les directions de l’émigration espagnole étaient surtout des pays d’Amérique du sud car les États-Unis entre 1900 et 1913 étaient regardés avec méfiance par les émigrants espagnols puisqu’ils avaient été les ennemis de l’Espagne dans la guerre de 1898. Pour cette raison, cette ville s’est formée avec une émigration secondaire, provenant en majorité de La Havane, mais composée d’individus espagnols de la première génération, et concrètement des Asturies et de Galice.
9La communauté Little Asturias fut fondée par l’entrepreneur cubain d’origine espagnole Vicente Martinez Ybor qui avait émigré initialement d’Espagne à Cuba et ensuite de Cuba en Floride. Cette communauté a été étudiée du point de vue socio-démographique5. Tampa avait en 1910 une population de quelque 38 000 habitants et la population espagnole en représentait autour de 6 %. Ces Espagnols résidaient dans leur plus grande partie à Ybor City, dans un contexte de ségrégation de travail et de résidence par rapport au reste des habitants, blancs et noirs, de la ville de Tampa. La localisation géographique et sa spécialisation économique caractéristique dans l’industrie du tabac faisaient que cette colonie de travail avait une forte composante ethnique. Au début, c’était des ouvriers apportés de Cuba par suite de la crise du tabac cubain : au printemps de 1886, étaient déjà arrivés plus de 220 ouvriers. L’entrepreneur Martinez Ybor, prenant le modèle des colonies industrielles des États-Unis, construisit cette ville spécialisée qui arriva à avoir quelque 12 000 travailleurs6 et crût de manière continue jusqu’à 1920.
10De manière inverse, au long de la côte cantabrique, dans les régions de Galice, des Asturies, de Cantabrie et du Pays Basque, se succédèrent des initiatives de construction et de tracés urbains qui remodelèrent de manière radicale les noyaux urbains. Quelquefois, ce sont des ensembles d’équipement civiques qui organisent certains espaces de manière singulière, par exemple par la création d’un parc public, avec quelques édifices comme un casino, un collège-école, ou un asile et hôpital. Nous avons une multitude d’exemples de ce type, et ces espaces se distinguent facilement de l’environnement plus ancien par la qualité, la modernité et l’aspect soigné des projets, car ils supposaient en général de forts investissements. Dans le cas des Asturies, il existe aussi des quartiers complets de cités-jardins qui surgissent en lien avec une ville maritime comme dans le cas de Luarca, quartiers dans lesquels les Indianos ont installé leurs maisons, en sus de construire de magnifiques cimetières monumentaux, des églises et d’autres installations. Les places, comme création d’un espace public fortement prégnant dans ses fonctions et son dessin, ont l’habitude d’être en plus un élément de nouvelle centralité pour les petites villes en générant à leur tour un espace urbain qui fut occupé sur son pourtour par les maisons des Indianos. De cette manière, elles ne sont pas seulement un équipement pour les habitants, mais surtout un bénéfice pour les donateurs. Les places sont des lieux d’échange et de vie sociale, de promenade, de marché, de fêtes et musique.
La transformation d’un petit village rural7
11La petite ville de Colombres est située dans les immédiats de la montagne du Cuera et du parc national des Pics d’Europe, à une altitude de 134 mètres au-dessus du niveau de la mer et à deux kilomètres de la côte. Les premières données historiques qui donnent une description de la « villa » datent du XVIe siècle. À cette date, ce n’était qu’un ensemble de cabanes autour d’une église précaire, selon la chronique du voyage de l’Empereur Charles Quint. Celui-ci passa par ce lieu-dit dans son parcours depuis le port de débarquement de Villaviciosa en direction de la Castille, pour y passer la nuit du 28 septembre 1517. Il n’existe aucune donnée sur la population à ce moment, mais une simple mention de l’existence d’une église, plus tard transformée et agrandie. Pour l’histoire moderne, le fait le plus connu reste le rôle actif des habitants dans la guerre d’Indépendance contre les armées françaises de Napoléon. Sa population actuelle est estimée à 813 habitants, ce qui, comparé aux 500 reflétés par les recensements de la fin du XIXe siècle, suppose une petite croissance à cause des constantes saignées dues aux émigrations successives. Ces gens émigrèrent en premier vers l’Amérique, et depuis le milieu du XXe siècle vers des pays européens et actuellement vers d’autres villes en Espagne. Le plus remarquable est de constater comment à partir du début du XXIe siècle, c’est-à-dire depuis une décennie, on observe un grand essor de construction à destination touristique, ce qui tend à effacer la physionomie de la ville américaine que nous allons commenter, par l’utilisation des espaces ouverts des jardins des grandes maisons comme terrain à bâtir. C’est un risque généralisé sur nos côtes qui sont l’objet d’une construction massive de résidences secondaires.
La petite ville indiana
12Le dernier tiers du XIXe siècle a représenté un des moments du plus grand essor de la région, grâce à la série de travaux d’infrastructures qu’y réalisèrent les Indianos qui configurèrent la petite ville telle que nous la connaissons actuellement : bien soignée, avec une urbanisation intéressante autour de l’église et de la place, des équipements inhabituels pour des dates si pionnières où ses habitants bénéficièrent de l’éclairage public, de l’adduction d’eau, de routes de proximité, du chemin de fer et d’un ensemble d’édifices résidentiels totalement impensables dans un petit noyau rural, sans la connaissance des histoires particulières des hommes qui rentrèrent du Mexique, d’Argentine et de Cuba. Dans la tradition migratoire du canton de Ribadedeva et en général des Asturies, il reste des témoignages très divers, documentaires, graphiques, architectoniques et surtout humains. Dans les archives municipales mêmes de Ribadedeva se reflètent des situations significatives, des plus courantes dans toutes les Asturies de l’émigration, comme les cas de sorties de nombreux jeunes pour éviter le service militaire, alors beaucoup plus long et précarisant. Comme on l’a répété dans les études récentes sur l’émigration asturienne, ce n’était pas la cause unique qui portait les jeunes à abandonner maison et famille, mais une motivation importante à laquelle il faut ajouter la situation familiale ou socio-économique du paysan, la publicité faite par des familles déjà établies, avec des occupations où installer le nouvel arrivé, ce qu’on appelle des chaînes d’émigration parce que tous les habitants d’un bourg émigraient vers le même lieu.
13Actuellement, rares sont les habitants de Colombres qui n’ont pas quelque chose à voir avec l’aventure américaine. Les émigrants de Colombres allèrent initialement à Cuba, et après son indépendance en 1898, se dirigèrent de préférence vers le Mexique. Dans ce pays, beaucoup firent fortune dans diverses affaires et industries. Ils trouvèrent surtout un lieu d’activité dans la ville de Puebla où ils établirent des usines textiles et à partir de là développèrent un commerce international du coton. D’autres réalisèrent des expériences agraires risquées avec de nouvelles terres irriguées et une colonisation de zones désertiques, l’introduction du bétail ovin, etc. Quelques uns revinrent, mais la plupart restèrent, et leurs petits-enfants ont maintenu la coutume de venir périodiquement passer l’été pour connaître leurs parents ou leurs racines. La singularité de Colombres est accentuée actuellement car elle est le siège des Archives des Indianos et du musée de l’Émigration qui contient les fonds des associations espagnoles d’Amérique et une grande exposition d’objets, documents, maquettes, photographies, etc.
14Une des conséquences de cette émigration était le retour qui, bien que minoritaire en nombre, n’en était que plus spectaculaire parce c’était celui des triomphateurs et de leurs apports financiers. De cette manière, par exemple dans le cas concret que nous traitons, bien qu’on ne constate pas d’élévation du nombre des habitants, les constructions ont augmenté en quantité et qualité jusqu’alors inédites dans la petite ville. La comparaison entre l’état d’édification entre deux dates comme 1879 et 1910 s’avère éloquente. En 1879, selon les données de la mairie elle-même, il existait 11 demeures d’un étage, 104 de deux étages et 6 de trois, pour un total de 121 édifices et 118 familles. En 1910, apparaissent recensés, sans compter les garages et les écuries ou les édifices publics tels que les écoles, la mairie et un hôpital, 169 édifices à vivre, c’est-à-dire 48 nouveaux, la plupart étant de grandes maisons ou des petits palais. Aux alentours de la nouvelle place, on comptabilise 11 nouveaux édifices, dont celui de la Quinta Guadalupe (1906), de quatre étages, et la maison de Noriega Mendoza (1877). Cette dernière, de grandes dimensions, simplicité et symétrie, montre une certaine intention de modernisation un peu ingénue avec les ruptures des lignes de couvertures. Elle présente de grandes baies ouvertes sur balcons et un intéressant jardin, fermé dans sa partie avant avec une grille et une porte ornée de vases et des murs de pierre sur les côtés. Iñigo Noriega Mendoza fut un des personnages les plus en vue de Colombres, maire de Ribadedeva et grand initiateur de la modernisation et du développement du canton. Il figurait parmi les trois plus gros contribuables en 1887.
15Nous rencontrons un autre facteur indicatif de l’évolution du sol dans la quantité de demandes de délimitation de terrain et la liquidation de fermes dans la documentation municipale dans les décennies 1880 et 1890, beaucoup allant servir de parcelles et de jardins aux grandes maisons et villas résidentielles, configurant un tissu urbain lâche, avec une faible densité de construction, et des rues flanquées de hauts murs de pierre ou de grilles. Conservées encore en bonne partie, ces résidences s’intercalent entre les témoignages d’édification traditionnelle ou d’architecture populaire propres au noyau rural ancien. Ce noyau ancien conserve quelques édifices du XVIIIe siècle, mais pour la plupart modifiés par des améliorations, telles que des élévations, des ajouts de galeries, de nouveaux auvents de bois et la dotation d’éléments de confort et de services. C’est aussi une formule utilisée par les Indianos : quand ils ne construisirent pas une maison neuve, ils réhabilitèrent la maison familiale de leurs ancêtres.
16Dans la configuration de cette ville nouvelle, plusieurs facteurs sociologiques tiennent la première place : les propriétaires et les hommes importants qui impulsent et donnent de l’argent pour toutes les actions, les pouvoirs publics, dont le gouvernement municipal où intervenaient aussi les Indianos, les architectes, ce qui va produire une demande de professionnels cotés travaillant dans les capitales, incluant même un maître français nommé Brudard.
Personnages. Sociologie et mécénat
17Le groupe d’Indianos de Colombres, distingué par deux caractéristiques, a une grande puissance économique. Ce sont des individus presque tous parents entre eux ou appartenant pour le moins à peu de familles. Les biographies sont remarquables et quelques-unes vraiment extraordinaires. Parmi les plus connus, nous rencontrons Don Iñigo Noriega Laso, le propriétaire de la Quinta Guadalupe, siège actuel des Archives des Indianos. À côté de lui qui vécut en réalité presque toujours au Mexique, on rencontre d’autres personnalités qui, dans la décennie 1880, se sont déjà établies de nouveau sur leur terre et dont l’activité sera décisive pour l’impulsion et la vitalité de la petite ville, bien que cette dernière affirmation ne puisse être acceptée que dans un sens restreint. À la fin du XIXe siècle, nous pouvons identifier quelques personnages qui, dans la décennie 1880, étaient rentrés avec d’importantes fortunes et qui apparaissent dans les recensements et les statistiques comme de gros contributeurs, propriétaires ruraux et urbains, en sus de figurer dans la politique municipale et parfois nationale.
18Parmi eux tous, quelques noms se répètent en forme de sagas familiales, apparentées de nombreuses fois entre elles comme celle des Ibañez et Noriega, à côté de celles des Mendoza, Cortina, Posada, Suárez, Guanes et autres. Plusieurs de ces surhommes appartiennent à la même famille Noriega : José Noriega Mendoza, Iñigo Noriega Mendoza (maire à plusieurs reprises) et Emilio Noriega Noriega, trois Indianos fortunés qui figuraient sur la liste de l’impôt des voitures de luxe comme en possédant chacun deux en 1893 et les années suivantes ; Don Florencio Noriega Noriega, qui finança les écoles et les autres œuvres de bienfaisance de la petite ville ; Manuel Noriega Soberón, également maire en plusieurs occasions. Ces deux derniers furent commissionnés dans la construction du Chemin de fer Oriental en 1876. Pour leur part, Florencio Noriega Vera, Iñigo Noriega Mendoza et Francisco Ybañez Noriega figuraient parmi les plus gros contributeurs du canton en 1887.
Le comte de Ribadedeva
19La figure la plus distinguée dans l’ordre des activités économiques, donations et entreprises lancées à Colombres est celle de Manuel Ybañez Posada, premier comte de Ribadedeva, ou plus exactement les deux frères Ybañez Posada (Manuel et Luis). Responsables de la plus grande partie des travaux réalisés entre 1885 et 1900, ils financèrent des équipements qui, il y a cent ans, paraissaient insolites pour une population si petite. On relève une importante adduction d’eau, un cimetière, la construction de la place, l’hôtel de ville et la coopération à une autre large série de services et d’infrastructures de première nécessité.
20Manuel Ybañez Posada était né en 1839 et s’en alla très jeune au Mexique, où il se maria en 1870 avec Maria Jesus Cortina e Icaza (Mexique 1850-Saint-Loup, France 1913). Ce couple n’eut que deux filles et leurs descendants vivent actuellement en France. Il mourut à Madrid, le 7 mai 1891. Les dernières années de sa vie, il voyagea constamment entre Amérique et Espagne pour finir par s’établir à Madrid et passer les étés à Colombres où il édifia la maison appelée Las Raucas, un petit palais pour lequel intervint comme constructeur l’architecte français Edouard Brudard, en 1888. Dans son testament est fixée la donation pour mener à bout l’adduction d’eau à Colombres, une de ses idées les plus chères, que son frère Luis se chargea de gérer et de réaliser, de même que la construction de la grande place, l’hôtel de ville et enfin tous les projets qui restaient pendant à sa mort. Ce dernier participa toujours à toutes les affaires et activités de Manuel. Les deux partirent pour l’Amérique (tandis que les autres frères demeuraient à Colombres) et se dédièrent au négoce des fils et des toiles, en fondant des usines et des commerces tant au Mexique qu’à La Havane pour passer ensuite à l’importation à grande échelle en comptant des représentants à Barcelone, Paris, Liverpool, Londres et beaucoup d’autres villes. Ils participaient aux commerces du tabac, du café, du sucre et autres produits du commerce international, en opérant dans un grand rayon incluant le Mexique, Cuba, l’Argentine, l’Europe et les États-Unis. Ce n’est pas un hasard si le centre de la belle place qui s’étend devant l’hôtel de ville est occupée par un haut piédestal qui supporte la statue-portrait du comte de Ribadedeva, réalisée par Agustín Querol, et payée avec une souscription populaire en 1901.
21Quelques moments remarquables de « l’œuvre des Américains » à Colombres ont des noms et dates concrètes comme celui d’Ulpiano Cuervo, acquéreur d’une maison en 1891, qui donna un kiosque en arcades de fer qui faisait fonction de passage couvert avec deux boutiques à ses extrémités, devant l’église. La principale transformation urbaine résulte d’une action qui a changé de manière radicale l’ancienne configuration du petit noyau de population, en lui donnant précisément le caractère urbain.
La nouvelle grande place et l’hôtel de ville
22Le tracé et la construction d’une grande place elliptique, avec le nouvel hôtel de ville sur l’un des côtés, furent une œuvre très difficile à mener à bien à laquelle participèrent presque tous les Indianos les plus notables de la localité. L’idée et la conduite du projet furent à charge du comte de Ribadedeva qui prit contact avec un architecte important et initia l’apport économique. Le processus obligeait à démolir plusieurs édifices anciens, en général dans un mauvais état, dont beaucoup d’étables pour le bétail. Il existe aussi des références documentées sur la démolition de la vieille école, une fois que les Indianos en eurent financé une nouvelle. L’idée avait déjà surgi en janvier 1896.
23Elle fut appelée « place basse » pour avoir été construite à un niveau inférieur de la place de l’église, étant donné la topographie spéciale de cette zone. L’opération la plus compliquée était la nécessaire cession de terrains de la part de plusieurs habitants, car il n’y avait pas suffisamment de terrain public. Ibañez servit de conciliateur d’intérêts et d’intermédiaire pour parvenir à cette donation. L’architecte Casimiro Pérez de la Riva signa le projet de maison consistoriale et de place. Dans une lettre à un autre architecte notable de Madrid, nommé Mauricio Jalvo, Luis Ibañez expliquait cette oeuvre et son désir de l’avoir engagée. L’amitié entre les deux venait sûrement du séjour de celui-ci dans les Asturies pour la construction de la basilique de Covadonga, pour laquelle Ibañez apporta, comme intermédiaire, beaucoup d’argent en provenance du Mexique. Le travail fut réalisé par Casimiro Pérez de la Riva selon les indications de Luis Ibañez lui-même, qui insiste sur la célébrité et la personnalité de l’architecte. Pour lever l’édifice de l’hôtel de ville, ce dernier prit comme modèle une autre de ses réalisations à Suances, en Cantabrie. Finalement, le maître d’œuvre local et adjudicataire Manuel Posada Noriega termina le travail en 1896.
24L’initiative avait pour but d’améliorer la localité de Colombres qui allait acquérir ainsi un caractère plus urbain et seigneurial. On y accède par trois escaliers ; on y installa l’éclairage électrique avec 30 lampadaires au point de départ. On y planta des platanes pour donner de l’ombre et cela devint aussi le lieu de célébration des fêtes populaires. La Maison Consistoriale de style classique, dont la façade principale avait un portique ouvert avec des arcs sur piliers, achevé par un fronton, fut terminée en 1901. Elle fut construite par le maître Manuel Posada Noriega, sur le dessin de l’architecte de la place.
25La croissance de Colombres va être déterminée à partir de la « Grande Place », le long des voies nouvelles qui partent vers les villages proches et la côte. Elle commença à s’étendre sans aucun plan urbanistique, qui n’exista pas en réalité avant le milieu du XXe siècle. Il y eut cependant un important projet non réalisé qui peut servir d’indicateur de la grande portée que les Indianos avaient prévu pour Colombres. À la mort de Luis, son frère Manuel fut le continuateur du vaste programme d’amélioration pour leur ville natale, qui incluait plusieurs équipements dont manquait n’importe quelle ville de cette taille : le cimetière, l’adduction d’eau, les réservoirs et les fontaines publiques, l’agrandissement de l’église.
L’adduction d’eau
26L’adduction d’eau fut un des services d’infrastructure les plus importants pour ceux qui, au long de nombreuses années, soignèrent attentivement tous les aspects tant économiques que fonctionnels, dans le but que leur œuvre fusse réellement le service public efficace qu’ils désiraient. Dans leurs lettres, on voit clairement comment s’organisèrent, de manière détaillée, les conditions et règlements d’usage, avec une préférence pour l’approvisionnement public par rapport aux particuliers.
27L’ingénieur Rafael Martín, de la Compagnie générale des adductions d’eau de Lieja, chargé de réaliser le projet, incluait dans son mémoire descriptif8 toute une analyse sociologique qui paraît très indicative de ce que l’œuvre allait supposer, surtout équiper cette petite ville comme les grandes d’où procédaient les nouveaux Indianos :
« Le manque d’un si important élément de vie, commodité et hygiène dont on souffre dans la petite ville citée, en tout temps et principalement en été et au début de l’automne, a obligé à penser sérieusement à l’en doter en abondance, puisque les nombreuses familles bien accommodées qui, sur une population de 500 habitants, résident à Colombres ont dû recourir au coûteux et imparfait système de construction de citernes et à l’emploi d’appareils élévateurs pour pouvoir avoir l’eau sinon en l’abondance à laquelle aspirent leurs cultures et habitudes de bien-être au moins en la quantité minimale sous laquelle aujourd’hui ne peuvent baisser les nécessités de toute personne qui, par ses lumières ou par la culture acquise par sa résidence dans les grands centres de la vie moderne, ressent le manque et apprécie les bénéfices d’un bon service d’eau de manière si vive. Mais ce n’est pas seulement cette partie de la population que le sujet de l’adduction d’eau intéresse car, avec la plus grande raison, la désire ceux qui, manquant de la fortune nécessaire pour remédier à la pénurie, ressentent ses conséquences et connaissent en cela une grande contrariété de par l’influence qu’exerce sur leurs habitudes l’exemple transformateur de ce noyau de concitoyens qui pour le bien de la petite ville ont établi ici leur résidence. »
28Le projet donna forme à l’époque à un document important qui permet de connaître des données sur une technologie de plus d’un siècle. L’adduction était réalisée à base de tubes de fonte, depuis une source appelée La Garma, située à 5 375 mètres de la petite ville en ligne droite. Elle comportait aussi une importante tour-réservoir en pierre calcaire, de base rectangulaire de 10 mètres sur 8 et de 3,5 mètres de hauteur, avec une capacité de 280 m3, et une structure architectonique intéressante avec deux compartiments voûtés, ainsi qu’un lavoir adossé de 30 places construit finalement près du réservoir et non dans « le lieu le plus central de la petite ville » comme l’aurait voulu le comte. Cela incorporait aussi la construction de fontaines publiques dans les principaux quartiers cités. Se construisait aussi le cimetière avec un financement de 4 395 pesetas, mettant en valeur une série de caractéristiques constructives intéressantes : qualité de la pierre de carrière dans la porte d’entrée et les coins travaillés, pilastres, chapiteaux et boules de pierre, une porte ou une grille de fer, une chapelle avec une voûte en briques et un mur de pourtour de 2,80 mètres de haut. Le cimetière était déjà en fonction en 1892 : on procédait à la division des terrains pour vendre les concessions pour les panthéons, avec des parcelles de 25 m2 au prix de 10 pesetas par mètre carré. Dans les années suivantes, on y édifia quelques chapelles funéraires de bonnes dimensions, exemples significatifs de l’architecture funéraire.
L’église paroissiale Sainte-Marie
29La fondation de cette église est déjà constatée au XIVe siècle, même si elle fut l’objet de nombreuses réfections et agrandissements. Le principal fut mené à bien à la fin du XIXe siècle grâce aux apports économiques de Manuel Ibañez Posada, comte de Ribadedeva. Il chargea l’architecte Dario de Regoyos, père du célèbre peintre, de remodeler la façade sur la base d’un corps central et de deux tours-clochers de grande monumentalité. Dans les mêmes dates, on ajouta à l’intérieur la chapelle de la Vierge en 1890. On y distingue son ample croisée d’arcs en forme de coupole de moitié d’orange sur pendentifs, décorée avec les représentations des évangélistes. Le chevet avec une voûte de quart de sphère s’enrichit également de peintures murales imitant de riches contreplaqués.
Un projet d’agrandissement : une utopie urbaine non réalisée
30Une fois développée la série de travaux dus aux frères Ibañez, nous avons mention d’un projet d’agrandissement qui aurait renouvelé l’aspect du village. Il existe deux plans de 1907. On a discuté sur la possibilité d’une commande de la municipalité de Colombres, dominée par les personnalités les plus notables du groupe américain. De fait, le nom de l’ingénieur est aussi celui d’une importante famille d’émigrants, et la connexion avec Barcelone était habituelle, étant donné que les frets commerciaux et la grande envergure du commerce textile, une des bases des fortunes mexicaines, passaient sans doute par Barcelone, région la plus modernisée et industrialisée d’Espagne, spécialement dans ce secteur industriel.
31Ce projet ne fut pas mené à terme. Il est certain que des capitales de province eurent leur projet d’agrandissement au XIXe siècle, mais seulement celles de 50 à 100 000 habitants. C’était ainsi impensable à Colombres, avec moins de 1 000 habitants. Ici, il ne s’agissait pas de croissance de population, ni non plus de centre historique avec une certaine monumentalité dans ses architectures. Dans ce cas, il semble qu’il s’agissait de réguler au moyen de ce nouveau tracé orthonormé aussi bien les zones construites que les non encore construites. En cas de mise en application, une des conséquences eut été que le nouveau réseau viennent se superposer de manière radicale aux constructions préexistantes, comme un plan de réforme interne, ce qui aurait obligé à en détruire beaucoup. Le premier de ces projets d’agrandissement, très semblables, fut confié en 1907 à l’ingénieur catalan R.A. de Velasco qui proposa en même temps un agrandissement urbain, un réseau de rues en quadrillage comparable à ceux des villes américaines de fondation nouvelle. Étaient tracées huit avenues de direction nord-sud et huit rues numérotées dans le style des villes américaines pour les perpendiculaires. Ceci ne se justifiait par une aucune croissance prévisible de la population qui de fait demeura stationnaire pendant tout le XXe siècle. Le plan est conservé aux Archives des Indianos.
Don Iñigo Noriega
32Le plus important des Indianos locaux fut un personnage appelé Iñigo Noriega Laso (Colombres 1853 – Mexico 1923), espèce de paradigme de l’Indiano triomphant. Pour cette raison, s’additionnent déjà quelques biographies réalisées en Espagne et au Mexique9. On a souligné le côté remarquable de son ascension vertigineuse vers les sommets du pouvoir économique et du statut social qui fit en peu d’années du jeune émigrant sans fortune un puissant entrepreneur agricole et industriel. Ami personnel du président Porfirio Diaz et doté d’une intuition peu commune, d’un grand sens pratique et de l’opportunité et de la dose nécessaire du goût du risque et des intérêts créés, il réalisa une fortune dans de nombreuses affaires agricoles, industrielles, commerciales et bancaires sous la protection de la politique économique du dictateur. Pour quelques historiens de l’économie, il fut l’homme d’affaire espagnol le plus célèbre de la première décennie du XXe siècle. Selon le travail de Pilar Pacheco (université de Puebla), il était propriétaire, entre 1897 et 1899, de plus de 300 000 hectares de terres. En plus de ses ranchs et « haciendas », des équipements pour la canne à sucre, il se dédia à l’industrie textile. L’achat de grandes étendues de terre le rendit propriétaire des « haciendas » de Xico, Asuncion, La Covadonga, Zoquiapan, Riofrio et la Sautena, accompagnées d’une activité colonisatrice, de fondations d’importants noyaux de population avec des colons venus d’Europe. Pour nous faire une idée de l’échelle de toutes ces affaires, voyons comment il avait la concession de la captation annuelle de 2 400 000 mètres cubes d’eau dans le Rio Bravo et ses affluents, ce qui lui permettait d’irriguer 300 000 hectares de terres. Ces étendues stupéfiantes furent peuplées avec des colons allemands et mexicains ; il y importa même 200 vaches suisses et 250 000 arbres fruitiers d’Espagne et de France. En 1905, il engagea les travaux de construction du chemin de fer pour unir les villes de Mexico et de Puebla, en traversant toutes ses propriétés à l’est de la capitale. La distance était de 130 km., ce qui représentait une économie de 40 % par rapport aux lignes déjà établies. Les investissements de Noriega furent de 2 millions de pesos et en 1914, 70 % de la ligne étaient déjà construits. Il parvint à disposer d’une petite armée particulière et est passé dans les annales mexicaines comme l’un des hommes les plus riches de la seconde moitié du XIXe siècle.
33Noriega fut un de ceux qui valorisèrent la petite ville de Colombres où il donna des écoles en sus de terres pour la place. Il paya le plan de l’agrandissement déjà cité et édifia un magnifique petit palais, aujourd’hui les Archives des Indianos. C’est un des édifices monumentaux qui définissent la physionomie de Colombres comme une petite ville « américaine ». Il s’agit d’une grande maison d’environ 400 m2 au sol et de quatre étages, plus une tour. La grande ferme qui l’entourait fut convertie en jardin anglais, auquel ne manquent pas des variétés d’arbres tropicaux et exotiques, ainsi qu’un lac, une grotte et d’autres ornements propres à l’art romantique des jardins. On l’appelle la Quinta Quadalupe en l’honneur de l’épouse d’Iñigo Noriega Laso, Guadalupe Castro. Cet imposant palais fut édifié en 1906 et selon la légende était destiné à offrir un refuge au président Porfirio Diaz dans son exil lors de la Révolution mexicaine. Mais il n’en fut jamais ainsi : Porfirio arriva directement à Paris sans s’arrêter à Colombres. Projetée par l’architecte cantabre Valentín Ramon Lavin Casalis, c’est une construction avec quatre façades indépendantes, et elle s’appela à l’origine « l’éléphant blanc » pour être peinte de cette couleur. Avec un grand patio intérieur et deux étages superposés d’arcs de bois polychromé, de style arabe, elle fut en son temps le symbole le plus clair de la richesse et de la puissance de Don Iñigo Noriega.
L’ensemble architectural indiano de Colombres
34Il s’agit surtout d’une interprétation de l’architecture à partir du client, dans une optique sociologique et de mentalité. Elle s’explique par l’apparition de besoins et de formes d’expression validés par le désir d’extérioriser les nouvelles fortunes, rencontrant à son tour, dans un bouillon de culture, une pépinière d’architectes et de maîtres d’œuvre de haut niveau, formés au dernier éclectisme et ouverts en général à toutes sortes d’importations et de suggestions dont ils se nourrissaient spécialement à travers des répertoires et des livres de modèles. L’architecture indiana surprend en général par le côté inhabituel de sa localisation, par le fait que ces édifices de grande envergure puissent se rencontrer dans des zones rurales, éloignées des centres urbains et des centres de la mode et de l’art. Mais il est juste de dire que le cosmopolitisme et la connaissance de pays variés, le fait de voyager en Amérique et en Europe permettaient à ces propriétaires de choisir une option ou une autre pour leurs édifices en bonne connaissance de cause. En général, on comptait de bons professionnels, et il était courant que travaillent à Colombres des architectes résidant à Santander. Ils optaient au tournant du siècle pour un langage adaptable qui pouvait aller du néogothique au petit palais français avant de rejoindre les mouvements de l’Art nouveau et de la Renaissance propres à l’architecture espagnole du début du XXe siècle.
35Les maisons des Indianos se dispersent dans la petite ville et ses alentours. Elles montrent les variations du goût et des modes à travers les années et toute l’échelle des possibilités depuis le petit palais au « cottage » avec des jardins à l’entour jusqu’à d’autres maisons plus petites. La plus grande partie des édifices singuliers de Colombres répondent à des typologies datées de la première et deuxième décennie du XXe siècle et dans lesquelles il est possible de faire un parcours entre les propositions qui vont de l’Eclectisme (comme la Maison consistoriale de Pérez de la Riva) au Nationalisme. Comme éléments éclectiques, nous voyons la combinaison d’aspects académiques apportés d’Europe (influence française, surtout dans les couvertures en ardoise) avec des éléments locaux, comme des galeries de verrières et des auvents en bois. À ceci s’ajoutent des éléments propres à l’architecture anglaise comme les « fenêtres Chicago », la brique et surtout les jardins, et d’autres néo-renaissance comme des tours avec balustrades, l’usage de la pierre à nu. L’architecture indiana se caractérise par l’extériorisation, la magnificence apparente, le luxe du dessin, qui masquent habituellement des matériaux pauvres, et par les recours à la fausse transformation des superficies à base de stucs. Une vision pratique et le désir de jouir des avancées modernes font que ce type de maisons fut doté de services et de confort domestique jusqu’alors peu fréquents. Les maisons sont de grandes dimensions et dotées de nombreux services. Chaque étage était destiné à quelques fonctions fixes. Ainsi, dans les sous-sols, on trouvait le chauffage, une piscine et une buanderie, les cuisines, les réserves, les magasins, la cave à charbon, la lingerie pour laver et repasser. Au rez-de-chaussée « noble », on installait toutes les pièces pour la vie sociale avec les salons, les salles à manger et les salles de musique et de bal. À l’étage suivant étaient les chambres de la famille, grandes avec des salles annexes, des garde-robes et des salles de bain. À l’étage suivant, les chambres des enfants et les espaces de jeux, et au dernier sous le toit les pièces destinées au service formé de nombreuses personnes.
36En plus des maisons déjà citées au cours de ce travail, il existe un bon nombre d’édifices notables comme la Casa Roja (Maison rouge), propriété de l’émigrant Eduardo Sanchez, qui avait fait fortune à Santiago de Cuba et qui décida de se construire une grande maison dans un lieu privilégié. Il s’agit d’une villa entourée de jardins, datée de la première décennie du XXe siècle. C’est un édifice éclectique où, en sus des références classiques dans les pilastres et les frontons, en existent d’autres, régionalistes, où se distinguent en ce sens les miradors et les tours. Il en est de même de la dénommée Casa de Piedra (Maison de Pierre) qui fut propriété d’un autre émigrant enrichi, Pio Noriega, à proximité de la Casa Roja. C’est un édifice de grande qualité avec un projet intéressant unissant des éléments procédant de l’architecture renaissante, bien visibles dans la tour avec un grand avant-toit et une arcature haute, et d’autres d’origine distincte, comme le corps en pan coupé et pignon. Tout ceci revient à confirmer la proximité de Colombres avec ce qui se construisait en Cantabrie d’où provenaient les modèles. Actuellement, elle a été réhabilitée comme maison de la Culture municipale. Entourée d’un jardin fermé, elle abrite dans son enceinte deux maisons du milieu du XIXe siècle.
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37Las Raucas fut la résidence que fit édifier Manuel Ibañez Posada, avec l’aide du maître français Brudard pour une réalisation du maître Manuel Posada Noriega comme constructeur. Il en résulta un édifice sobre et austère, de volumes réguliers et plans de façades propres, avec des balcons disposés de manière symétrique. Le toit à quatre pentes est en relation avec l’architecture traditionnelle. Pour disposer d’un vaste jardin, les frères Ibañez Manuel et Luis achetèrent la ferme attenante qu’ils fermèrent ensuite d’un mur de pierre et d’une grille. La grande maison s’élève dans un ample terrain fermé par un mur de maçonnerie remplacé devant la façade principale par une grille de fer posée sur un soubassement en pierre, distribuée en parties disposées entre des piliers avec une base et un couronnement moulurés. Deux portes en fer à double pan donnent accès à la propriété. Elle se distingue par sa sobriété décorative rompue seulement par l’utilisation de pierres de tailles à nu disposées au cordeau en boutisse qui contrastent plastiquement avec le blanc lumineux du reste du parement. Les baies se disposent de manière ordonnée et symétrique : fenêtres au rez-de-chaussée et en lien avec celles-ci balcons avec des bordures en pierre au premier étage. Sur la façade principale se détache la travée centrale où se situe un balcon avec une corniche saillante. Grâce à un récent accord avec la mairie, cette maison est en passe d’abriter un nouveau musée indiano où on pourra contempler le mobilier original, les formes de vie et l’histoire de Colombres.
Notes de bas de page
1 N. Sánchez Albornoz, Españoles hacia América. La emigración en masa, 1880-1930, Madrid, 1988.
2 M.C. Morales Saro, « Las Fundaciones de los Indianos en Asturias », dans N. Sánchez Albornoz, op. cit., p. 66-79.
3 M.C. Morales Saro, «El legado cultural de la Emigración española a América», in De la España que emigra a la España que acoge, Fundación Largo Caballero, Madrid, 2006.
4 C. Álvarez Quintana, Indianos y arquitectura en Asturias, 1870-1930, Oviedo, 1991.
5 A. Esteve, A. Torrents, C. Cortina, «La emigración española a Estados Unidos: una aproximación desde los microdatos censales de 1910», Geo Crítica/Scripta Nova. Revista electrónica de geografía y ciencias sociales, Barcelona, U. de Barcelona, marzo 2005, vol. ix, no 184, http://www.ub.es/geocrit/sn/sn-184.htm.
6 L.G. Westfall, Don Vicente Martinez Ybor, the man and his empire. Development of the Clear Havana Industry in Cuba and Florida in the Nineteenth Century, New York and London, Garland Pub., 1987.
7 C. Bermejo Lorenzo, Colombres y los Hermanos Ibañez, Principado de Asturias, Servicio de Publicaciones, 1998.
8 Archivo Municipal Ribadedeva. Aguas, Carpeta 1. En plus de la documentation originale, on trouve un feuillet édité en 1932 : Reglamento para el abastecimiento de aguas a Colombres, Imprenta El Pueblo, Llanes, 1932. Y sont synthétisés les principaux aspects tant d’usage que techniques. Le mémoire est signé de Santander le 30 novembre 1884, et complété en mars 1889.
9 G. Gracia Noriega, Indianos del Oriente, Principado de Asturias, 1987. P. Pacheco Zamudio, « Un empresario porfirista del centro del país. El caso de Iñigo Noriega Lasso (1897-1899) », in A.C. Comecson (dir.), Espacios y Perfiles. Historia regional mexicana del siglo XIX, UAP-CIHS, Ayuntamiento de Puebla, Mexico, 1989, vol. I, p. 129-141. M.C. Morales Saro (coord.), Arquitectura de Indianos en Asturias, Principado de Asturias, 1987, p. 30 et suiv.
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