Deux caractéristiques de l’habitat portuaire à l’Époque moderne, le belvédère et l’entrepôt
p. 171-187
Texte intégral
1Dans un certain nombre de cas, la maison urbaine des Temps modernes a développé dans les villes portuaires des éléments originaux. Pour répondre à la problématique de ce colloque, deux d’entre eux, paraissent intéressants à observer et seront l’objet de cette communication : le belvédère et l’entrepôt.
2En effet, ces indicateurs d’une vie, aujourd’hui profondément transformée, ont jusqu’ici – sauf quelques exceptions – très peu attiré l’attention des chercheurs. Ils reflètent les conditions économiques d’une période et témoignent en cela de l’incidence portée par l’activité commerçante sur la conception de l’habitat1.
3D’ailleurs, le domaine de l’habitat portuaire est de nos jours un champ largement inexploré et beaucoup de découvertes restent encore à faire. À cet égard, nous pouvons évoquer les dernières études de Daniel Leloup portant elles aussi sur des typologies particulières aux ports, la maison à Pondalez (Ar Men 1993)2 et la maison à façade vitrine (Nantes 2006)3.
4Le belvédère a de nos jours, pour ainsi dire quasiment disparu du paysage. S’il fut loin d’être un élément commun, il était une caractéristique répandue de l’habitat des villes portuaires de l’Ancien Régime. Pour s’en convaincre, il suffit de scruter attentivement les gravures anciennes, en premier lieu la série réalisée par Ozanne à la fin du XVIIIe siècle sur les ports de France, à Auray, Hennebont et Le Croisic. De ces vues, il n’émerge pas seulement des clochers.
5Lorsqu’on prolonge cette observation au-delà, vers les villes portuaires du territoire national puis européen, on constate que les mêmes dispositions existent au Havre, à Rouen, à Saint-Martin en Ré, à Cadix, Lisbonne ou Malaga4.
6À partir des rares exemples qui nous sont parvenus, nous allons décrire maintenant la typologie des Belvédères en Bretagne5.
7À l’inverse, l’entrepôt, s’il marque lui aussi une activité de commerce, est plutôt une partie dissimulée au regard de l’habitation. On le rencontre habituellement au sous-sol ou bien à demi enterré, c’est une disposition fréquemment bien conservée. En revanche, lorsqu’il existe au premier niveau, c’est-à-dire au rez-de-chaussée, il a été régulièrement transformé et aménagé en pièce d’habitation, en garage automobile ou en commerce.
Le Belvédère, une structure répandue ?
8La disposition la plus fréquente et la plus ancienne est donnée par la pièce surmontant la vis d’une tourelle d’escalier. Cette caractéristique est héritée des manoirs bretons et normands, des XVe et XVIe siècles6. Elle a été reprise avec beaucoup de succès au XVIIe siècle dans l’ensemble du territoire national, sous la forme d’une pièce à couverture propre, coiffée d’un toit en carène surmontant l’escalier principal7. Celui-ci étant placé habituellement dans l’œuvre au centre de la façade comme dans les hôtels place des Lices à Rennes, à l’hôtel de Limur à Vannes8. C’est pour cette raison que l’on rencontre des pièces hautes, une variante du belvédère, dans des lieux parfois très éloignés de la mer9. En définitive, cette disposition n’est pas exclusive à l’habitat portuaire, ni réservée à la maison de négociant10.
9Plusieurs termes sont employés pour désigner le belvédère : suivant que l’on s’attache au volume général – maison à tourelle, lanterne – ou à l’espace ainsi créé – donjon (Belidor 1768), oriol ou belvédère (Quenedey 1926), chambre de guet (Mussat 1979), guette (Buffet 1972), cabinet (Petout 1986), chambre haute (Marchand 1998).
10Nous retiendrons de préférence le terme dérivé de l’italien : bello-vedere, belle vue, c’est-à-dire une construction élevée de laquelle on jouit d’une belle vue11, plutôt qu’à la pièce haute ou chambre haute employée pour le château et le manoir médiéval, qui semble une désignation inappropriée pour la période que nous traitons.
Situation dans la ville
11Il y a une vingtaine d’années, Philippe Petout s’était déjà intéressé à ces dispositions atypiques. Pour Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), il a démontré que la localisation des maisons pourvues de belvédères se rencontre, soit dans des logis d’une certaine importance, soit dans des endroits permettant de profiter de la situation12. Un constat identique est formulé pour Le Croisic (Loire-Atlantique) par Laurent Delpire13. En effet, on les retrouve dans de nombreux ports avec une vision directe sur le trafic en front de rivière, sur les quais ou sur la mer.
Les différentes typologies
12Comme nous venons de le préciser, il ne faut pas aller chercher très loin le modèle du belvédère tel qu’il se présente en Bretagne. Le thème de la tour ou tourelle provient du manoir dont elle est un des éléments essentiels. C’est un symbole issu du système féodal, à la fois expression du pouvoir et témoignage de la richesse du propriétaire. La pièce-haute est une disposition qui se rencontre dès le Moyen Âge dans les châteaux, par exemple à la Roche-Jagu et consécutivement dans le manoir à partir du XVe siècle. Les modèles existants sont encore très nombreux, par exemple au manoir de La ville-Daniel (Côtes-d’Armor), le manoir des frères Richard à Saint-Pol-de-Léon (Finistère) : celui-ci emploie une tour carrée en surplomb14.
13En Bretagne, jusque dans la première moitié du XVIIe siècle, les escaliers desservant les étages sont souvent logés dans des tours circulaires et la typologie du belvédère est souvent liée à la forme de l’escalier. Plus précisément, la surface de la pièce, ainsi créée, est subordonnée à l’emprise au sol de l’escalier et sa forme, conditionnée par le modèle mis en œuvre, circulaire, carré ou rectangulaire. La disposition la plus commune est obtenue par la surélévation de la cage d’escalier, permettant ainsi la création d’une chambre haute ou d’un belvédère, mais ce n’est pas l’unique formule.

Figure 1. – Roscoff, maison fin XVIe siècle, rue Amiral-Reveillère.

Figure 2. – Roscoff, maison fin XVIe siècle, rue Amiral Reveillère.

Figure 3. – Saint-Malo, « La Verderie », 1637, 4 rue de la Fosse.

Figure 4. – Le Croisic, 3 place Donatien-Lepré, hôtel d’Aiguillon, vers 1670.
14Les exemples les plus anciens recensés apparaissent dans le dernier quart du XVIe siècle à Roscoff(Finistère) et à Saint-Malo. Ils réutilisent le procédé du manoir. À ce groupe, nous pouvons rattacher les maisons de négociants, rue Amiral Révéillère et 2 rue Armand Rousseau à Roscoff, datée 1582, et deux autres maisons disparues à Saint-Malo.
15À quelques années de différences, la pièce haute du no 34 rue du Port à Vannes (Morbihan), s’inscrit dans la tradition de ces manoirs contemporains, puisqu’il s’agit d’une pièce circulaire sur tourelle d’escalier en vis hors d’œuvre. La Verderie, 4 rue de la Fosse à Saint-Malo (fig. 3) appartient à cette catégorie, mais propose une variante plus sophistiquée avec une tourelle de plan octogonal qui n’émerge qu’à partir du premier étage de la demeure. Son appareillage en pierre de taille de granit est traité en bossages, l’ensemble coiffé d’un élégant dôme de charpente couvert d’ardoises, en font un élément de prestige.
16Une seconde étape est marquée par l’emploi d’une tour de plan carré ou rectangulaire et non plus circulaire, hors d’œuvre ; c’est une des distinctions essentielles qui la différencie de la typologie du manoir.
17Comme dans les exemples précédents, la tour est généralement adossée à l’arrière du logis principal. Les exemples les plus archaïques continuent d’employer un escalier en vis dans une tour quadrangulaire, comme au no 5 place Foch à Hennebont (Morbihan).
18Le modèle de la maturité consiste, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en des solutions employant un escalier rampe sur rampe avec ou sans jour central. Dans cette configuration, il s’agit toujours d’une pièce aménagée au-dessus de la cage d’escalier comme à l’hôtel d’Aiguillon au Croisic (fig. 4), au no 14 de la rue du port à Vannes, au 18 place Foch à Hennebont (fig. 5)
19Ainsi, dans la plupart des cas, le belvédère prolonge la montée de l’escalier. Pourtant, quelques tentatives consistent à le dissocier de l’escalier principal. À l’hôtel Carmoy 6-7 rue du Port à Redon (Ille et Vilaine), il est porté par une trompe dans l’angle rentrant de la cour, desservi un accès par un escalier secondaire (fig. 8). À l’hôtel Desilles à Saint-Malo, « il y a un cabinet qui y a quatre fenestres et sur icelui un petit grenier couvert d’ardoises et a festé de plomb et pour monter desdicts greniers audict dosme y a un petit vis et montée de bois15 ». Souvent un escalier plus petit (en vis ou hémicirculaire) prend le relais de l’escalier principal16. Nous avons aussi relevé des accès par une trappe grâce à une échelle.
20Au titre des curiosités nous pouvons évoquer le no 7 rue de la Paroisse à Saint-Malo où la vis de l’escalier est surmontée d’un massif en forme de tourelle. (Proposition de restitution de Philippe Petout.) La plupart des pièces ainsi créées offrent une surface réduite. Ce constat laisse penser qu’il ne puisse s’agir d’un logement supplémentaire, même lorsqu’elles sont pourvues de cheminées.

Figure 5 – Hennebont, 18 place Foch, 1er quart du XVIIIe siècle.

Figure 6. – Port-Louis, place Notre-Dame. Ty Huella, 2de moitié du XVIIIe siècle.

Figure 7. – Redon, Hôtel Carmoy, proposition de restitution du belvédère disparu. Dessin de J.-J. Guillon.

Fig. 8. – Redon, hôtel Carmoy, 1681. Disposition actuelle, 6-7, rue du Port.
21Habituellement, la hauteur totale dépasse largement le faîte du toit principal, c’est sans doute pour cela qu’une grande importance est accordée à la couverture. La plupart des belvédères sont couverts par un toit à deux pans et croupes, d’autres en carène en ardoise. Nous n’avons pas rencontré d’exemple pourvu d’un toit terrasse. Il faut néanmoins remarquer le soin apporté au traitement extérieur à l’hôtel de la Marzellière à Saint-Malo, qui était désigné sous le nom de « maison au toit d’argent » car celui-ci aurait été surmonté jusqu’à la Révolution d’un belvédère au toit couvert de lames d’argent (Petout, 1986)17.
22Il semble que l’emploi du belvédère trouve son apogée à la fin du XVIIe siècle, puis il disparaît progressivement dans la fin du XVIIIe siècle18.
23Cette disposition n’est pas théorisée, bien qu’elle figure, comme l’a noté Alexandre Gady, dans les anthologies d’architecture, pour la première fois à Paris dans une maison construite à la pointe de l’île Saint-Louis par Le Vau en 1644 ou encore à l’hôtel Duret de Chevry à Paris, qui laisse voir deux belvédères posés symétriquement sur les ailes de la cour19.
Utilitaire ou d’agrément : une question de vue
24La vue utilitaire est selon nous l’aspect qui prévaut dans la création de belvédères. On peut la rapprocher, sur ce point, de la vue militaire médiévale. Certains ont évoqué qu’il puisse s’agir d’un poste de guet qui pouvait convenir à la surveillance. Cette hypothèse est proposée par André Mussat pour la pièce se trouvant au sommet d’une des tours du château de la Roche-Jagu (Côtes-d’Armor). Alors que la fonction défensive est évidente dans les châteaux, elle peut dans nos exemples être exclue. Guet correspond à la fonction d’un soldat en sentinelle. « celui qui faisoit le guet au haut du beffroi ». Néanmoins, le belvédère conserve cette fonction liée à la vue dans une acception différente, celle du contrôle par le regard d’un certain horizon. L’habitude locale de monter dans les parties hautes des maisons pour voir le large est par ailleurs parfaitement attestée à la fin du XVIIe siècle.
25« Du haut des maisons, on voit aller et venir tous les vaisseaux, lesquels ne sont pas sitôt arrivés, que d’abord on voit toute la parenté en joie, tous les amis en réjouissance et toute la ville ravie d’un si heureux séjour20. » La tradition rapporte qu’à l’Hôtel Carmoy à Redon le belvédère était désigné par le vocable « Vas-y-voir21 ».
26À Vannes, au no 14 rue du Port, ces pièces hautes étaient un poste de surveillance du trafic construit pour la ferme des devoirs et du tabac22. La nécessité de surveiller le mouvement des navires se traduit, à Auray (Morbihan), par la construction, en 1644, d’une tour de vigie.
27Ces préoccupations différencient nos exemples de l’usage à finalité esthétique des Temps modernes, spécialement mise en œuvre à la capitale23. Pour Alexandre Gady, lorsque le belvédère apparaît à Paris, au milieu du XVIIe siècle, il est implanté dans certains endroits privilégiés qui permettent à la vue de se porter sur le panorama d’un paysage.
28En cela, il rejoint l’avis de Raymond Quenedey à Rouen (Seine-Maritime) qui y voit un espace où les habitants viennent à la belle saison prendre l’air et échapper à l’horizon borné des étages pour jouir de l’aspect pittoresque des toits24.
Le prestige
29Le prestige est un autre facteur qui semble avoir guidé le choix des constructeurs. Le belvédère traduit aussi, dans l’architecture, le phénomène d’une oligarchie commerçante en quête de reconnaissance. À Morlaix (Finistère), la maison à Pondalez, qui reproduit la grande salle du manoir, est caractéristique de l’habitat urbain des nobles commerçants. La tourelle étant elle-même un symbole prestigieux, le belvédère qui la surmonte accroît en tant qu’élément d’apparat le statut de l’occupant. Il n’offre généralement aucun décor porté, sauf à Hennebont (fig. 5) – un bandeau formant corniche avec décor de mâchicoulis – et à la Verderie à Saint-Malo (fig. 3) – un bossage de granit.
30Bien que, suivant la vieille coutume de Bretagne, seul le commerce de mer n’ôte pas le droit au noble de porter l’épée, le belvédère permet au négociant noble, déchu temporairement de ses prérogatives, de revendiquer ses origines comme il reflète chez les négociants roturiers le désir d’apparaître noble.

Figure 9. – Redon, maisons du quai Duguay-Trouin.

Figure 10. – Roscoff, maison de négociant.

Figure 11. – Port-Louis. Gérard Dieul, reconstitution des maisons adossées aux remparts et montrant leur accès direct au rivage (avec l’aimable autorisation de l’auteur). Dessin publié dans la revue Le Chasse-Marée no 75, 1993, p. 54-59.
L’entrepôt
31L’entrepôt existe de manière beaucoup plus répandue. La combinaison Entrepôt-Belvédère est loin d’être systématique, bien que chacun forme un des éléments caractéristiques des logis de négociants. Il s’agit de réserver sur la parcelle qu’ils occupent un espace dévolu au stockage des marchandises. Ces lieux peuvent recevoir plusieurs dénominations, cave, celliers, entrepôt, magasin suivant leur emplacement et le type de marchandise qu’il est destiné à recevoir. La situation et la forme de l’entrepôt répondent donc au type de marchandise à stocker.
32L’entrepôt est le terme généralement adopté pour définir un endroit servant à stocker les marchandises avant de les livrer au commerce.
33Dans les ports atlantiques, avant la première moitié du XVIIIe siècle, il est encore rare de trouver, comme à Nantes, des quais aménagés. Le plus souvent les marchandises sont déchargées sur les berges empierrées ou dans les meilleurs cas sur une cale en pente douce, puis transportées à travers la chaussée dans les magasins. Ainsi le négociant vannetais Billy obtient du Roi en 1697 l’afféagement d’une parcelle pour établir un quai, devant sa maison sur le port.
34Ces lieux de stockage sont presque toujours situés dans la demeure, dans des entrepôts intégrés comme à Hennebont (fig. 12), à la Vicairie à Saint-Malo, car la plupart du temps, les marchandises, dont les volumes restent encore limités, le permettent25. Malgré tout, on construit par commodité sans doute des entrepôts extérieurs près des berges, le long des lieux de déchargement comme la maison « le petit-Dorlot rue du Port à Vannes, qui présente un cellier perpendiculaire à la rue, totalement voûté d’un simple berceau en moellons. Dès le milieu du XVIe siècle, des bâtiments spécifiques apparaissent à Redon et à Nantes, en lien avec les problématiques de conservation de denrées, des céréales, du vin, ainsi que les salorges et autres bâtiments d’entrepôt.

Figure 12. – Hennebont, rue Moricette, maison 1653.

Figure 13. – Roscoff. Dessin E. Le Franc d’après un document de l’Inventaire général.
Typologies des entrepôts
35Le cellier est un local situé au rez-de-chaussée, au niveau du sol : il sert en principe à recevoir du vin en barriques. La porte est souvent large et cintrée. La cave est toujours un lieu souterrain, ordinairement voûté, placé sous le rez-de-chaussée. Lorsque c’est possible, certaines maisons utilisent le dénivellement du terrain pour créer de grands celliers, à Vannes l’hôtel Billy, à Hennebont, à Redon, au niveau du quai (fig. 9). À Roscoff, à Hennebont et à Vannes, la plupart des celliers sont plafonnés sous le logis. Les services de l’Inventaire Général ont dénombré à Vannes 23 entrepôts en place aujourd’hui, dont deux celliers voûtés qui s’étendent sous tout ou partie d’une maison. François-Henri Buffet a recensé à Port-Louis un grand nombre de caves voûtées26.
36En Bretagne méridionale l’élément principal du commerce de gros était constitué par les produits céréaliers : (Auray Hennebont Port-Louis Vannes). Cela nécessitait des lieux aérés, à l’abri de l’humidité, donc de préférence au rez-de-chaussée.
37Lorsqu’ils sont situés au sous-sol, l’accès s’effectue depuis l’extérieur par un escalier droit donnant sur la rue (fig. 13). Cette dernière disposition fut interdite au XVIIIe siècle, mais elle subsiste encore dans de nombreuses maisons, notamment à Roscoff et au Croisic (fig. 1 et 10). Une variante consiste à ouvrir une trappe dans le plancher du couloir de l’entrée de la maison. Souvent une potence en fer forgé permet la manutention plus facile des marchandises. Quelquefois l’escalier principal en vis dessert le sous-sol (fig. 13).
38Par commodité, les entrepôts se trouvent généralement à proximité des berges, des quais. À Port-Louis et à Roscoff, certains d’entre eux donnaient accès directement à la mer (fig. 11). Il a été signalé à Roscoff un exemple où la mer affleurait le pavé du sol et le flot s’y engouffrait avec la marée montante ; les marchandises y pénétraient facilement – en barriques, on les rangeait ensuite sur un plancher mobile. Le transfert de technologie de la construction navale vers l’habitat est attesté à plusieurs endroits, comme dans ce dernier cas mais également à Vannes où la maison Rozé (vers 1710) créer un palier d’escalier en caillebottis pour donner du jour à l’étage inférieur, dépourvu de fenêtre27. Hormis l’accès depuis la rue, les caves sont aérées de soupiraux grillés.
39Parfois comme à Vannes – 14 rue du Port – une partie du cellier possède une cloison à claire-voie sur le couloir. Une aération rendue nécessaire pour le stockage des grains.
40À l’extrême fin du XVIIe, l’hôtel Menand, à Redon, bâti sur une parcelle non contrainte, consacre l’intégralité de son premier niveau au stockage28. Des habitudes se perpétuent.
41Au XVIIIe siècle, l’entrepôt extérieur à l’habitation se généralise. D’abord situé dans le corps principal d’habitation, au sous-sol ou au rez-de-chaussée, il est peu à peu placé dans une aile en retour avec un accès depuis la cour, comme le montre à Nantes la maison Poidras et Bontemps, rue Dos-d’âne. Cette disposition permet de libérer des espaces au rez-de-chaussée au profit de boutiques donnant sur la rue. Ce phénomène qui accroît l’utilisation mercantile des façades se généralise dans les grandes villes au XVIIIe siècle comme à la maison élevée par les sieurs Pineau et Pèlerin à Nantes, en 1779.
42Qu’il soit sur cour relié à l’habitation, ou complètement autonome, l’entrepôt prend au XVIIIe siècle le nom de magasin. Henri-François Buffet précise qu’à Port Louis les magasins les plus importants se trouvaient dans le quartier de la pointe. Il y en avait 16 dont six dans la rue de la pointe. Ils étaient couverts en tuile de Bordeaux. À Saint-Malo, à Vannes, plusieurs entrepôts isolés sont placés à l’arrière du logis principal, surmontés parfois de pièces habitables.
Les commanditaires de la maison professionnelle
43L’état actuel de la recherche nous permet d’affirmer que dans bien des villes, ce sont les négociants qui furent les précurseurs de la transformation et de l’évolution de la maison. Quels que soient les niveaux de fortune, les négociants manifestaient une politique plus ambitieuse en matière d’habitat29.
44André Lespagnol à Saint-Malo30, Jean Meyer à Nantes31, ont démontré cette part prépondérante des gens de négoce (noble ou pas) dans la construction domestique aux XVIIe et XVIIIe siècles32. Nous pourrions ajouter en reprenant la formule d’Henri Debidour : « Gens de fonction ou gens de bon négoce ont ainsi un peu partout des demeures dignes d’eux. »
45Paraître était certes essentiel, mais certains négociants avaient besoin d’espace et d’aménagements adaptés à leur activité professionnelle, des magasins et des celliers pour l’entreposage des marchandises, des bureaux et comptoirs pour le travail quotidien, en somme une organisation spéciale. À Nantes, l’exemple le plus ancien et le plus fameux est la maison à tourelle édifiée au XVIe siècle par André Ruyz, marchand d’origine espagnole. Au Croisic, l’actuelle mairie dit Hôtel d’Aiguillon appartient vers 1670 à Le Fauhé-Le Botteuc puis à Yviquel, armateur. L’hôtel Carmoy (1681), 6-7 rue du Port à Redon, appartient à la famille Michiel de Carmoy, des négociants. À Roscoff, la maison appelée Ti-Coz, située 18 rue Albert de Mun, appartient à Mathieu Le Hir du Carpont : un négociant ; à Vannes, le no 14 abrite le receveur de la ferme des devoirs et des Tabacs. Le Kreisker, 22-18 place Foch à Hennebont, appartient à la famille Dondel de Pendreffqui fait commerce d’armements et de fournitures pour la marine.
46À Saint-Malo, l’hôtel Gravé-de-Launay, 2 rue André-Desilles, l’Hôtel de la Marzellière (maison au dais ou toit d’argent), 14 rue Broussais, la maison, 2 rue de la Fosse après 1722 à Jean Forgeays, sieur de Langerie, négociant-armateur à la Mer de Sud, ont tous pour occupants des gens en relation avec le commerce.
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47Selon nous, deux facteurs ont permis le développement de ces typologies aux XVIIe et au XVIIIe siècle : le dynamisme du commerce maritime breton qui atteint son apogée au cours de la grande expansion commerciale de l’atlantique à partir de 1660, puis la volonté des commanditaires de réaliser un habitat adapté à leurs activités. Pour conduire ce programme, il n’y a pas de traité. Ainsi, les architectes et entrepreneurs locaux adaptent de vieilles formules aux exigences nouvelles des commanditaires.
48Le XVIIIe siècle connaîtra un double changement. D’une part le déclin des ports mal ou non reliés au commerce colonial, d’autre part l’assèchement de la variété typologique des maisons au profit d’une norme plus réduite, consécutive à l’emprise des ingénieurs du roi sur le marché de la construction civile. Probablement aussi, une application plus rigoureuse de la règle classique.
49Dans sa forme habituelle, la maison des Temps modernes ne possède ni entrepôt, ni belvédère. Si la fonction de l’entrepôt n’appelle pas de remarque particulière, lorsque l’on observe sa typologie à grande échelle, ces espaces sont indicateurs du développement et de l’intensité des échanges économiques.
50On notera, sur la base d’une observation formelle, qu’il existe des similitudes de conception des belvédères de terre et de mer. Pourtant ce ne sont pas les mêmes impératifs qui président aux choix. La différence essentielle se trouvant dans l’usage qui en est fait puisque dans les deux cas il sert l’image sociale de son propriétaire. Pour les uns, il s’agit de contrôler autant qu’il est possible le trafic maritime, donc dans une acception utilitaire et professionnelle. Pour les autres, il s’agit de jouir de l’environnement dans une perspective d’agrément.
51Ces éléments s’inscrivent dans une période de transformation, produite par des exigences nouvelles, d’une catégorie de la population liée à l’activité économique. Les échanges commerciaux influencent la conception, l’agencement de l’habitat qui s’adapte aux exigences nouvelles des commanditaires. C’est ce que les Anglais appellent le Counting-house à la fois comptoir et résidence du négociant. Cette typologie, qui persiste encore dans la première moitié du XVIIIe siècle, disparaît totalement et semble déclassée dans la seconde moitié du siècle. Enfin, lorsque les nécessités relatives à l’activité commerciale ont cessé, ces espaces ont trouvé d’autres utilités surtout les magasins. Par contre, les belvédères, plus exposés aux intempéries, ont été souvent démantelés.
Notes de bas de page
1 Jean Meyer, « Les élites portuaires à l’époque moderne », in Mélanges Chaunu, Paris, 1993.
2 Daniel Leloup, « Les maisons à lanterne de Morlaix », Ar Men, no 54, 1993, p. 2-22.
3 Daniel Leloup, « Une architecture portuaire en pans-de-bois : les maisons à façade-rideau », in Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle, actes du colloque tenu à Nantes en 2003, Rennes, PUR, p. 429-444.
4 Nicolas Ozanne, Les ports de France : Auray, Le Croisic, Saint-Martin en Ré. À partir des gravures publiées par Georg Braun dans Civitates Orbis Terrarum, notamment les vues de Cadix.
5 Nous ne retenons dans notre corpus que les structures pourvues de fenêtres dont le plancher dépasse en hauteur celui du comble principal de l’habitation, donc souvent hors d’œuvre.
6 Sylvie Marchant-Salcedo, La chambre-haute : étude typologique, mémoire de DEA, sous la direction de Jean Guillaume, université Paris IV, 1998.
7 D’ailleurs, le toit en carène a été parfois maladroitement ajouté pour coiffer une tour circulaire.
8 Au XVIIe siècle, le modeste propriétaire noble ajoute à sa tour d’escalier un toit en pavillon comme à Kerduel en Lignol. Le château de Rosviliou, vers 1623, dresse le pavillon de l’escalier, intégré au corps de logis. Plus tard, ce modèle coiffé d’un toit en carène va se répandre, notamment dans le Morbihan, au château de Goulaine, Le Crosco en Lignol, Ménoray à Locmalo, aux châteaux de Coëtbo à Guer.
9 Il en existe à Paris, à Toulouse, à Lyon (Rollenhagen Tilly, 2006).
10 Linnéa Rollenhagen Tilly, Maisons ordinaires à Paris 1650-1790, thèse, sous la direction de Claude Mignot, université Paris IV, 2006 : chambres hautes ou « donjons », p. 270.
11 Bernard Forest de Belidor, , Dictionnaire portatif de l’ingénieur et de l’artilleur, Paris, Jombert, 1768 et E. Bosc, Dictionnaire raisonné d’architecture, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1877.
12 Philippe Petout, Demeures malouines, Éditions Picard, Paris 1986, réédition de La Plomée, 2001.
13 Laurent Delpire, « La ville et le port du Croisic à travers les siècles », Bulletin de l’Association bretonne, no cxiii, 131 congrès, Le Croisic, Guérande, La Baule, 2004, p. 100-130.
14 Monique Chatenet, Claude Mignot (dir.), Le Manoir en Bretagne 1380-1600, Cahiers de l’inventaire, Imprimerie nationale, Inventaire général, 1993, p. 276-278.
15 Philippe Petout, Demeures malouines, éditions de La Plomée, 2001.
16 Au 5 place Foch à Hennebont, à l’hôtel Carmoy à Redon, à la maison de négociant de Roscoff (fig. 10).
17 La couverture en plomb des clochers est une habitude répandue. Peut-être s’agit-il de cette technique employée ici ?
18 À l’exception de la maison Ty Huella à Port-Louis (fig. 6), nous n’avons pas rencontré de belvédères sauvages, c’est-à-dire rapporté et construit avec de faibles moyens.
19 Alexandre Gady, « La ville est par-dessus les toits…, belvédères et lanternons des maisons de Paris au XVIIIe siècle », in « La nature citadine au siècle des Lumières, promenades urbaines et villégiatures », Annales du Centre Ledoux, t. v, 2005, p. 215-221.
20 Petout citant de Villiers, op. cit. p. 1.
21 Erwann Le Franc, « L’émergence et le développement du modèle de l’hôtel particulier en Bretagne au XVIIe siècle à travers trois exemples de la ville de Redon », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie d’Ille-et-Vilaine, t. cx, 2006, p. 123-140.
22 Catherine Toscer, Claudie Herbault, « Les maisons du port », in Vannes, une ville, un port, catalogue de l’exposition, Vannes, 1998. Il est formé par l’exhaussement au XVIIIe siècle, de la cage d’escalier.
23 Belidor (1768) : un petit pavillon élevé au-dessus du comble d’une maison, pour jouir de quelque belle vue et y prendre l’air.
24 Raymond Quenedey, L’habitation rouennaise, 1926, rééd. Gérard de Monfort, 1995, p. 243-244. « Aux XVe et XVIe siècles, on arrête souvent l’escalier au dernier étage en masquant le vide terminal au moyen d’un garde fou placé sur la dernière marche. Mais, assez fréquemment aussi, on le fait saillir au dessus de la toiture de la maison et l’on organise à la partie supérieure une petite pièce formant un octogone allongé et percé de fenêtres donnant des vues sur les alentours. C’est un véritable belvédère, où les habitants viennent à la belle saison prendre l’air et échapper à l’horizon borné des étages pour jouir de l’aspect toujours pittoresque des toits. Ce belvédère est encore connu de nos jours sous le nom d’oriol, que l’on retrouve d’ailleurs dans les textes. »
25 Un corps de bâtiment au fond d’un cour […] composé au rez-de-chaussée d’un magasin ou boutique à cheminée, ayant son étalage vers la rue de la Vicairie ; d’un autre grand magasin au fond de la cour et d’un petit cellier vers le jardin, de deux grandes caves sous les deux magasins, d’un premier étage composé d’une cuisine, d’une chambre à coucher, trois cabinets ; d’un second étage contenant deux chambres à coucher, trois cabinets et un petit réduit ou garde-robe et trois greniers en ravalement avec un petit cabinet sur le tout formant le comble de ladite maison, etc.
26 Maison de la Grationnaye (45 rue de la Citadelle), à l’ancien hôtel Walsh (24, rue des Dames) et celle détruite du marchand Antoine Allays de la Varenne (19 rue des Dames). Buffet, p. 196.
27 Belidor (1768) : Caillebotis, c’est une espèce de trappe faite en grillage de bois et à jour, dont on couvre quelques écoutilles d’un navire.
28 Erwann Le Franc, « L’émergence et le développement du modèle de l’hôtel particulier en Bretagne au XVIIe siècle à travers trois exemples de la ville de Redon », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie d’Ille-et-Vilaine, t. cx, 2006, p. 123-140.
29 « Étaient réputés négociants tous ceux qui faisait leur commerce en magasin, vendant leur marchandise par balles, caisses, ou pièces entières et qui n’avaient pas de boutiques ouvertes sur la rue, ni étalages, ni enseignes à leurs portes ou maisons » : Hervé du Halgouët, Gentilshommes commerçants et commerçants nobles aux XVIIe et XVIIIe siècles, Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. xvi, no 4, Rennes, 1935, p. 151.
30 André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo, une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, PUR, 1997, p. 738 : « L’une des manifestations les plus éclatantes de l’accumulation des fortunes marchandes à Saint-Malo sous Louis XIV réside dans la mutation spectaculaire du paysage urbain qui s’est alors opérée de manière pratiquement synchronique. […] entre 1661 et 1725, s’est opérée la grande mutation architecturale de Saint-Malo, le passage de la ville de bois d’allure médiévale à la ville “classique”, alignant derrière ses remparts ses austères et majestueuses façades d’hôtels de pierre dominant le port et la mer. »
31 Jean Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, t. 2, p. 1204. « Nulle preuve de l’enrichissement de la noblesse ne serait plus frappante que la cartographie générale des constructions nouvelles […] cette frénésie de construction se répartit autour des villes, et surtout autour des ports, […] les grandes constructions somptuaires proviennent soit du commerce, […] soit des plantations. »
32 Il existe néanmoins une exception notable à Rennes, dominée par la noblesse parlementaire.
Auteur
Centre André Chastel (UMR 8251)
Université Paris IV-Sorbonne
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