Impact des dynamiques économiques dans les villes maritimes : la construction de l’espace urbain (Portugal, XVIe-XVIIIe siècle)
p. 145-169
Texte intégral
Introduction
1L’objectif de cette communication est de vérifier comment des dynamiques économiques se projettent dans les structures sociales et dans le profil urbain des communautés littorales dans une Europe dominée par des expériences maritimes, notamment atlantiques. On essaiera de discuter ces questions en prenant comme objet d’analyse l’évolution historique, dans une perspective comparative, de deux villes maritimes du nord du Portugal (Porto et Vila do Conde) pendant l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles). On essayera de comprendre comment le cosmopolitisme et la centralité économique différente de ces deux villes imprègnent l’espace urbain et transparaissent dans le patrimoine édifié.
Caractérisation des villes analysées
2Porto et Vila do Conde appartiennent au même complexe géoéconomique, celui du Nord du Portugal. Ces villes ont connu, tout au long de l’époque moderne, différentes amplitudes et développements commerciaux. Mais elles se présentent toutes les deux comme centrales dans les dynamiques maritimes liées à l’expansion portugaise d’outre-mer. Leurs destins ne sont pas, en tout cas, parallèles. Si on prend leurs indices de croissance, on peut tracer une relation de proportionnalité inverse : pendant que Porto accroît son développement tout au long de l’époque moderne, Vila do Conde voit au cours des XVIIe et XVIIIe siècles régresser presque tous ses indicateurs de croissance. Ces différentes dynamiques sont clairement projetées dans le cadre urbain de ces deux villes maritimes.
Porto
3La ville de Porto, seconde ville du royaume, était le siège de district et une municipalité de grande importance dans la vie interne du royaume. Cependant, sa population était en 1620 inférieure à 20 000 habitants, alors que Lisbonne comptait près de 165 000 habitants1. Porto se présente comme nucléo central d’Entre-Douro-et-Minho (région compris entre le Douro et la Galice). Elle a établi des liaisons traditionnelles avec la Méditerranée et le Nord de l’Europe et abrite un espace portuaire à forte vitalité maritime, commerciale et financière depuis les temps médiévaux.
4Porto demeure une ville littorale et portuaire tout au long de l’époque moderne. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’elle perd son port maritime, du fait de la construction d’un port en aval : Leixões. Désormais, deux activités sont séparées : la fonction maritime s´éloigne de la ville qui ne conserve l’ancien port du Douro que pour les activités fluviales, et ce jusqu’au milieu du XXe siècle.
5En tant que place négociante, Porto s’est clairement engagée dans le commerce international. La référence la plus marquante sera toujours atlantique. Un Atlantique européen – Normandie, Flandres, Hanse – qui se prolonge par des liaisons méditerranéennes. Dès le XVe siècle, les échanges avec les Îles Atlantiques dominent. Au siècle suivant, la direction de l’Atlantique sud et en particulier la destination du Brésil, vont marquer le visage de Porto2. En revanche, les liaisons commerciales avec l’Orient semblent négligeables, puisque dominées par un trafic monopoliste dépendant d’un port central, Lisbonne, la capitale du royaume.
6Du point de vue des infrastructures, depuis le XVe siècle, et surtout le XVIe siècle, Porto réunit tous les équipements indispensables à une efficace administration portuaire : quais d’embarquement/débarquement, escaliers et rampes d’accès, structures d’amarrage, grues, entrepôts, système de signalisation à l’entrée du port (fanaux et tour de vigie), chantiers navals bien équipés. L’activité est intense pendant les XVIe et XVIIe siècles. Elle disposait aussi d’édifices et d’officiers directement liés à la navigation comme au commerce : douane, bourse de marchands, courtiers affréteurs et courtiers étrangers, traducteurs, lamaneurs3.
7Cet ensemble, complété par des systèmes de surveillance militaire et commerciale jouxtant les remparts et la forteresse édifiée à la fin du XVIe siècle, ainsi que d’une efficace politique d’hygiène et de santé publique, constitue un cadre d’infrastructures articulées dont l’efficacité semble confirmée4. Le principal problème du port réside dans son accès difficile, dû aux blocages géomorphologiques provoqués par l’ensablement.
8La ville se partageait entre un espace riverain, dominé par des groupes professionnels dédiés aux activités maritimes (Miragaia, Massarelos, Lordelo do Ouro, S. Miguel de Nevogilde), un espace intermédiaire dominé par des commerçants et hommes d’affaires établis dans la Rua Nova et la Rua das Flores et un troisième nucléo, religieux, symbolisé par la Cathédrale, située sur un promontoire éloigné de la rive. Dans le quartier juif, à la périphérie de la ville, cette communauté se concentre avant de se disperser dans la ville, après sa conversion forcée au christianisme au XVIe siècle.
9Dans le Porto médiéval et moderne, la marque de l’identité maritime est incontestable : le centre politico administratif coïncide avec le centre économique, le tout situé dans la « Ribeira ». La ville était la ville des commerçants.
10L’identité maritime et commerciale de la ville se retrouve aussi dans ses élites, y compris les politiques qui, au Moyen Âge, intègrent le milieu négociant. Á l’époque moderne, ces élites de pouvoir s’aristocratisent, sans pour autant jamais exclure du groupe les détenteurs de capital commercial et financier5.
11La composition des classes populaires recèle aussi des activités et professions d’un monde lié à la mer et au fleuve : pilotes, capitaines, marins, gens de la construction navale, emballeurs, déchargeurs et chargeurs, ouvriers des manufactures textiles, cordiers, tonneliers. Mais ces groupes ne sont pas, statistiquement, majoritaires face aux activités manufacturières ou d’administration urbaine6.
12La ville ne cesse de croître. Son extension, manifeste au XVIIe siècle, tant au point de vue démographique qu’urbain ou politico-administratif, reflète l’image de son affirmation économique découlant en grande mesure de la vitalité de son mouvement portuaire. La ville s’accroît en surface, s’étendant au-delà de ses murs médiévaux, créant de nouveaux pôles : religieux, avec l’édification de monastères et couvents politico-administratifs avec la construction de la prison et du tribunal de la Relation, pendant la période philippine. Au cours de celle-ci, la croissance semble cependant être due à des facteurs politiques plus qu’économiques et être en relation avec les investissements que les monarques ibériques y font pendant l’union dynastique.
13Au XVIIIe siècle, la ville grandit encore du point de vue urbanistique, mais semble perdre une part de sa capacité de commandement commercial. Si ses négociants et armateurs continuent à être présents dans des circuits d’outre-mer, les réseaux européens, tant d’importations que d’exportations, lui échappent presque totalement7.
14Les navires qui s’amarrent aux quais de la ville proviennent en majorité d’Angleterre et d’Irlande, d’où arrivent des douves de tonneaux, du blé, des métaux, des tissus manufacturés. Bien différentes sont les relations avec la France : Bayonne, La Rochelle, Bordeaux, Nantes sont les points de contact identifiés. Pour l’Espagne, les articulations se font, au nord, avec la Galice, Bilbao et San Sebastian ; au sud, avec Cadix, San Lucar de Barrameda et Málaga. Hambourg, Amsterdam et Rotterdam sont trois des ports qui établissent d’autres relais avec l’Europe du Nord, les navires hambourgeois obtenant une notoire domination.
15Cette dynamique négociante irrigue la dynamique sociale, avec la présence accrue des communautés étrangères résidentes, possédant une représentation commerciale dans la ville. Dans ces communautés dominent, depuis le XVIIe siècle, les Flamands et les Anglais liés au commerce de la morue.
Nationalité des marchands | Nombre de marchants | % |
Portugais | 116 | 43,8 |
Anglais | 125 | 45,3 |
Hambourgeois | 11 | 4,2 |
Hollandais | 9 | 3,4 |
Français | 4 | 1,5 |
Total | 265 | 100 |
16Le profil marchand de la ville s’altère sensiblement. Sa communauté négociante décroît en nombre, en pouvoir financier et en influence. La place des affaires de Porto se tourne de plus en plus vers un vaste « hinterland » rural, qui étend son territoire administratif vers le Douro. En même temps diminuent à proportion ses liens avec le commerce d’outre-mer, plus concrètement avec le brésilien qui avait été déterminant au XVIIe siècle.
17Cependant, ce changement n’est pas synonyme de déclin pour la ville. Elle ne souffre pas de la crise de sa communauté marchande. Les circuits européens, très centrés sur l’exportation du vin, continuent à dynamiser l’activité portuaire, à travers un actif mouvement commercial mené par les agents étrangers. Alimentée par la présence de communautés marchandes étrangères et financée par les taxes créées sur l’exportation des vins, la ville s’accroît en population et surface tout au long du XVIIIe siècle.
18En plus des améliorations et interventions dans son nucléo le plus ancien, la ville bénéficie de l’ouverture de nouvelles rues, conçues selon les plus récents modèles urbanistiques. Tout semble lié aux bénéfices du commerce du vin de Porto. Grâce à l’investissement des versements de l’Imposition sur les Vins et des revenus du « Coffre de la Barra du Douro », administré par le Comité de l’agriculture et des vins du Haut-Douro, compagnie monopolistique créée par le marquis de Pombal, la ville se construit grâce au vin du Douro, y compris dans sa vie intellectuelle et littéraire.
19En parallèle, grâce à l’activité du Comité des œuvres publiques, créé en 1763, Porto connaît un véritable plan de refondation de la ville : de nouveaux axes de communication urbaine sont percés, le bourg ancien est définitivement ouvert lors de la démolition d’une partie de sa muraille médiévale ; on assiste à la création de nouveaux édifices publics, tendance que le XIXe siècle va suivre et amplifier8.
20De larges artères bien illuminées, des places et jardins verdoyants, l’ouverture d’horizons à partir de nouveaux centres politiques et religieux, comme sont ceux de la Cordoaria/Cedofeita, sont quelques-unes des notes marquantes de ce nouveau programme de restructuration et de requalification urbaine qui aurait commencé à être préparé, entre 1759/60, par João de Almada.
21À travers un plan urbanistique innovateur et conçu en accord avec les modèles esthétiques urbains des Lumières européennes, Porto voit son image repensée. Y contribuent également les nécessités sociales d’une part et le besoin de représentation symbolique d’une bourgeoisie ascendante d’autre part, dont les fortunes et niveaux de richesse sont directement issus de la production et du commerce du vin du Douro. Les hauts quartiers de la ville naissent alors, marqués par la présence des bourgeois riches et des négociants liés au commerce du vin de Porto, en particulier la prospère communauté britannique.
22En effet, si la présence des communautés étrangères survit depuis le XVIIe siècle, elle ne correspond pas à une réelle mixité sociale. Le facteur religieux, en parallèle du facteur culturel, fait obstacle à une assimilation effective de ces groupes d’étrangers. Cette réalité sociologique se manifeste dans l’espace urbain lui-même, créant des quartiers résidentiels pratiquement exclusifs de ces communautés.
23Si les sièges de leurs principales entreprises se trouvent dans l’ancien centre riverain, où se situe également la factorerie anglaise (Ribeira, Rua Nova dos Ingleses, Largo de S. Domingos, Rua de S. João), près de la douane, du fleuve et de Vila Nova de Gaia où siégeront les grands entrepôts de vin, les Anglais sont les premiers groupes à abandonner, depuis la fin du XVIIIe siècle, le vieux bourg et à se déplacer vers la zone occidentale de la ville, avec des rues amples, des infrastructures modernes, de bonnes liaisons avec le centre des affaires et du commerce. Là, ils construisent des maisons aux façades sobres mais dignes, qui vont marquer le visage de la ville9.
24En résumé et en termes de stratigraphie urbaine, d’espace édifié, de monumentalité, la ville de Porto doit son aspect actuel au XVIIIe siècle plus qu’au XVIe siècle. En effet, le XVIIIe siècle a connu une planification et un investissement urbain, certes indissociables du commerce, mais de celui du vin de Porto. Ce qui lie la ville à un « hinterland » agricole et à des fortunes rurales plutôt qu’aux lointains horizons maritimes.
25En fin de compte, les fortunes du vin, en relation avec la présence de communautés étrangères, relativisent une mémoire et une identité réellement maritime et atlantique qui n’aurait pas substantiellement marqué le visage urbanistique de la ville. Aujourd’hui, le Porto que visitent les touristes et qui les impressionne le plus fortement est le Porto médiéval d’une part, et celui qui résulte des fortunes et des modèles sociologiques issus de la production et du commerce du vin du Douro d’autre part, plutôt que le Porto lié à des horizons ultramarins.
26Vérifions, en comparaison, de quelle façon un port proche, situé à près de 30 km de la ville de Porto, se positionne dans cette interrelation entre les dynamiques maritimes et les réalisations urbaines.
Vila do Conde
27Vila do Conde est une petite ville maritime, située au nord de la ville de Porto. La ville était, avant tout, un important port de mer, siège d’une commune exigüe, pratiquement sans un « hinterland » agricole qui puisse d’une part répondre aux nécessités d’approvisionnement interne et d’autre part attirer des investissements liés à la terre et aux secteurs primaires de l’économie. Son territoire se trouvait encerclé par trois grandes communes qui empêchaient son accroissement. Il est par ailleurs limité au sud par la rivière Ave et à l’ouest par la mer. Celle-ci était ainsi, par impératif géographique, son seul horizon de projection naturelle.
28Au début du XVIe siècle la ville se limite à un espace d’environ 0,5 km2 peuplé approximativement en 1527 de 3 600 habitants. Cette population s’accroît jusqu’à atteindre 5 000 à 6 000 habitants à la fin du siècle, date après laquelle une nette baisse démographique sévit.
29Du point de vue de la croissance urbaine, la ville semble s’être maintenue à l’intérieur des limites du XVIe siècle, mettant en évidence une croissance modérée, qui se manifeste de façon claire dans le parcellaire urbain. Depuis la fin du XIXe siècle et le début de XXe, le développement de la ville est lié à la promotion des circuits et des activités balnéaires.
30Du point de vue de la structure socioprofessionnelle, le poids des groupes liés aux activités maritimes et de navigation est notoire, notamment depuis le courant du XVIe siècle. Ensuite, il doit être relativisé pour le cours du XVIIe siècle si l’on se réfère aux sources documentaires à caractère fiscal de 1568 et 1643.
31Depuis la période médiévale, la petite communauté urbaine voit prévaloir la pêche et l’extraction de sel comme activités économiques principales. Avec le début de l’expansion maritime portugaise, la ville s’est profondément engagée dans les navigations, commerce et colonisation, ainsi que dans la construction navale et la fabrication de voiles. Dans la première moitié du XVIe siècle, la ville s’illustre comme un important chantier de construction navale doublé d’un port de transport non négligeable où l’affrètement de navires pèse de façon significative dans le contexte national, malgré la dimension modeste de la ville.
32Une étude monographique de ce port de mer10 a permis de reconstituer, en termes de routes de navigation, commerce et émigration outre-mer, les tendances illustrées par les figures 14, 15 et 16. Celles-ci mettent en évidence le profond engagement de la ville, au XVIe siècle, dans toutes les dynamiques citées : navigation, commerce et émigration, qui se sont révélées marquantes dans la structuration interne de sa communauté.
33L’importance du port de Vila do Conde par rapport à son hinterland doit être replacée dans le contexte d’ensemble des principales voies de communication terrestres. Dans l’espace compris entre les rivières Douro (qui passe à Porto) et Minho (qui définit la frontière avec la Galice), il existe trois voies principales vers le Nord. En aucun cas Vila do Conde n’est, dans cet ensemble, un point central ou même de passage. La ville est desservie par des voies secondaires de circulation connues depuis les temps de l’occupation romaine au Portugal. Il existe d’autres voies, horizontales, reliant l’intérieur au littoral. Elles conduisent les céréales vers la mer et le sel vers l’intérieur depuis les temps médiévaux. Ces voies lient Vila do Conde à Barcelos, Braga, Famalicão, Guimarães, des centres urbains importants du Nord de Portugal pour lesquels le port de Vila do Conde sert d’entrepôt maritime.
34Grâce aux données extraites des registres de la douane11, on peut constater la prédominance, en nombre de registres et en valeurs d’importation, des résidents à Vila do Conde et dans deux de ses petites villes satellites, Azurara et Póvoa de Varzim. On note aussi la présence de marchands originaires d’autres territoires ou espaces : marchands de Porto et Guimarães, Barcelos et Braga, le premier un port de mer et les autres des villes de l’intérieur, marchands des îles des Açores et Madère, étrangers notamment français et anglais, comme en 1504-1505, ou en 1527-1532.
35Notons cependant que l’ambiance marchande de la ville n’est pas née d’elle-même mais provient de réseaux et compagnies établis avec des marchands originaires d’autres villes, notamment Porto. En proviennent hommes et capitaux appartenant aux nouveaux chrétiens fuyant l’Inquisition, particulièrement au cours des années 1618-162012. Vila do Conde, petit port moins visé par l’action inquisitoriale, pratique des taxes fiscales moins dures permettant aux nouveaux chrétiens de gérer leurs négoces en utilisant, soit des marchands, soit des pilotes locaux comme intermédiaires et agents de négoce.
36Les avantages de la ville comme entrepôt maritime essentiel à un ample hinterland intérieur et rural et comme plateforme de distribution de marchandises et capitaux semblent, alors, indéniables. Sa position centrale comme chantier naval et port d’affrètement de vaisseaux lui permet de maintenir un pôle et une position fortement enracinée dans le système portuaire portugais, que ce soit par rapport au nord du Portugal, ou même par rapport à Lisbonne qui utilise abondamment la main-d’œuvre de Vila do Conde pour ses chantiers navals, les gens de mers pour ses équipages et les vaisseaux pour ses flottes marchandes ou militaires. Tout cela peut être prouvé pour le XVIe siècle, mettant en évidence l’importance de ce petit port dans la dynamique centrale de l’économie et de la politique portugaise des temps modernes.
37Au XVIIe siècle au contraire, du fait de conjonctures globalement défavorables à l’expansion maritime des Portugais dans un contexte de concurrence et conflits internationaux, Vila do Conde perd son dynamisme, sa visibilité maritime et commerciale dans le contexte national. On assiste à une recomposition sociale dont l’orientation semble un retour aux occupations ancestrales, surtout celle de la pêche. Le profil socioprofessionnel de la ville semble avoir changé, ce qui pose la question de l’homogénéité de la population maritime elle-même13.
38Lorsque l’on cherche à tester l’implantation urbaine de cette population, présupposant que sa distribution pourrait nous apporter quelque information sur de possibles formes d’identité professionnelle14, nous constatons que les pilotes et marins ne se sont pas limités à un unique espace d’habitation, mais sont disséminés un peu partout dans la ville, contrairement aux pêcheurs, qui se concentrent surtout dans la zone littorale. Il est intéressant de constater que, dans un espace urbain si restreint, il est possible de trouver une stratigraphie qui différencie la localisation préférentielle de groupes liés à des métiers mécaniques ou maritimes. On note aussi dans la communauté maritime elle-même, une différenciation qui semble conférer une marque d’identité plus forte aux communautés de pêcheurs, qui se concentrent notoirement dans la zone littorale, en accord avec l’exercice de leur activité.
39Si l’on considère un autre domaine qui est celui de la structure architecturale de la petite ville, force est de constater qu’aujourd’hui Vila do Conde offre le reflet de son âge d’or, celui de l’époque de l’expansion maritime du XVIe siècle.
40Si nous nous promenons dans le centre de la ville, nous croisons à chaque coin de rues, des signes urbains de cette époque : l’hôtel de ville construit pendant ce siècle, ainsi que la douane, les moulins, les quais, la fortification maritime, la Misericordia, l’Hôpital, mais aussi les maisons les plus importantes. Les bâtiments qui restent caractérisent fortement la structure urbaine et apportent l’exemple esthétique du style manuélin.
41Si nous nous concentrons sur les édifices religieux, la cathédrale, l’église de la Misericordia, le monastère de São Francisco, la chapelle du Secours, propriété d’un pilote de la compagnie de l’Inde, la chapelle des Marins, la Chapelle de São Roque : tous ont été construits pendant ce qui est considéré comme l’âge d’or, avec des capitaux publics et privés fournis par l’expansion maritime d’outre-mer et par l’initiative de nombreux acteurs de la navigation et du commerce ultramarin.
42Du XVIIe siècle il n’émerge aucun édifice notable. Du XVIIIe siècle l’unique édifice qui se distingue est une maison seigneuriale, aujourd’hui Auditoire municipal, qui n’altère en rien, cependant, la prédominance de la marque du XVIe siècle.
43Le plan de Vila do Conde, tel que nous le connaissons maintenant, est ainsi le reflet d’un cycle historique dont les origines sont profondément connectées aux expériences et aux ressources de la mer, notamment d’outre mer, ce qui prouve l’importance des références maritimes dans le développement de cette communauté, et même dans son identité.
44Vila do Conde continue aujourd’hui à cultiver et à reproduire cette identité maritime. Le pouvoir local maintient de forts investissements dans la préservation de cette mémoire comme marque d’identité locale. La preuve en est que la Mairie continue à occuper l’édifice construit à cette fin au XVIe siècle et qui a reçu divers prix d’architecture et d’urbanisme. Elle préserve les façades, les rues et les chaussées qui maintiennent la ville dans son image du XVIe siècle. En parallèle, la Communauté Européenne a approuvé un PPU (projet pilote urbain) qui vit intégralement de cette mémoire. Les investissements de ce projet ont été centrés sur la réhabilitation urbanistique de la zone littorale de la douane et des chantiers navals, la réhabilitation et la muséification de l’édifice de la douane lui-même, la construction d’une réplique de nau (un typique vaisseau du XVIe siècle), et la constitution d’une Archive Virtuelle, un Centre de Documentation totalement informatisé, avec la documentation sur la ville de Vila do Conde et son port au XVIe siècle, disponible en support digital15.
45Plus récemment a été produit un website dont l’objectif est précisément de rendre accessible à un grand nombre de citoyens, de différents âges et formations scolaires, l’identification du patrimoine historique de la ville, appartenant au XVIe siècle et sa réalité actuelle16.
46En somme, bien que la ville de Porto ait eu, dans le contexte national et international, un fort engagement maritime et atlantique à l’époque moderne bien plus notoire en effet du point de vue de la navigation et du commerce que le petit port de Vila do Conde, la matérialité urbanistique de cette expérience dans ces deux villes est fortement différente. Pendant que cette marque est, à Porto, totalement diluée, confrontée aux marques médiévale et des Lumières, à Vila do Conde elle est incisive et incontournable.
*
47Pour conclure, il nous semble que ce qui différencie la concrétisation matérielle et urbanistique des expériences et des conjonctures maritimes dans une ville sont son poids relatif et évolutif dans la communauté et la façon dont elle affecte l’imaginaire et l’identité collective. Dans la ville de Porto, le commerce du vin du Douro a dépassé en niveau de richesse et en marques sociales, dans l’image d’aujourd’hui, le mode de vie strictement maritime de la navigation et du commerce d’outre-mer. La marque dont l’empreinte reste dans la ville est alors celle du Douro, celle des bateaux « rabelos », celle de la ville des Anglais, au côté de la ville des commerçants médiévaux, plus que celle des pilotes, marchands et capitaines de l’époque moderne.
48À Vila do Conde, en revanche, aucune autre conjoncture économique n’a dépassé celle du XVIe siècle, aucune autre marque n’a été plus forte et plus incisive dans l’imaginaire collectif que celle de la navigation, celle de la construction navale, celle du commerce et celle de l’émigration outre-mer. Le pouvoir, la population, les intellectuels et les artistes de la ville persistent à cultiver et à alimenter cette mémoire, se l’appropriant de différentes manières, mais perpétuant une image historique, esthétique et urbanistique indissociable d’une identité maritime.
Notes de bas de page
1 Teresa Rodrigues, Um espaço económico em expansão. Da Lisboa de quinhentos à Lisboa do século XX, « Penélope. Fazer e desfazer a história », 13, 1994, p. 95-117.
2 Pour ces matières, voir, parmi d’autres, Barros Amândio, Porto : la construction d’un espace maritime à l’aube de l’Époque moderne, Porto, 2004.
3 Ibidem.
4 Ibidem.
5 Francisco Ribeiro da Silva, O Porto e o seu termo (1580-1640). Os homens, as instituições e o poder, 2 vol., Porto, 1988.
6 Amélia Polonía, Helena Osswald, Esperança Rui, « As Décimas no século XVII. Classificação ocupacional e produção da informação », in Qualificações, memórias e identidades no trabalho, Lisboa, 2002, p. 171-192.
7 António Barros Cardoso, Baco & Hermes. O Porto e o comércio interno e externo dos vinhos do Douro (1700-1756), 2 vol., Porto, 2003.
8 Cf., sur cette matière, Joaquim Jaime Alves Ferreira, Porto á l’époque des « Almadas », Architecture, œuvres publiques, 4 vol., Porto, 1979 [dissertation de doctorat polycopié] et Nonell Annie Gunther, Porto, 1763-1852. La construction de la ville entre despotisme et libéralisme, Porto, 2002.
9 Cf. Jorge Ribeiro Martins, « L’Anglicanisme au Portugal du XVIIe au XIXe siècle », in Études en hommage à João Francisco Marques, Porto, s. d., p. 337-353 ; « La communauté britannique de Porto au début du XIXe siècle », in L’identité régionale. L’idée de région dans l’Europe du Sud-Ouest, Paris, CNRS, 1991, p. 93-101, et La communauté britannique de porto pendant les invasions françaises (1807-1811), Porto, 1991.
10 Toute la reconstitution de Vila do Conde au XVIe siècle qu’on présente ici a comme base le travail d’Amélia Polónia, Expansão e Descobrimentos numa perspectiva local. O Porto de Vila do Conde no século XVI, Lisboa, 2007, 2 vol.
11 Données publiées par Pereira João Cordeiro, Para a história das alfândegas em Portugal no início do século XVI. Vila do Conde. Organização e movimento, Lisboa, 1983, 143-144 ; Moreira Manuel Fernandes, A alfândega de Viana e o comércio de importação de panos no século XVI, Viana do Castelo, 1992, 125-146 et Polónia Amélia, op. cit, vol. 2, p. 110-128.
12 Francisco Ribeiro Silva, optais., vol. 1, p. 123 et 346-347, et Elvira Mea Cunha de Azevedo, A Inquisição de Coimbra no século XVI. A Instituição, os Homens e a Sociedade, Porto, 1997, chap. v et vi.
13 Susana Pereira, A comunidade marítima de Vila do Conde no século XVII. Estudo socioprofissional, Porto, 2006 [dissertation de maîtrise].
14 Ibidem, p. 121-134.
15 CEDOPORMAR. http://www.cm-viladoconde.pt/cidadeconcelho/historiapatrimonio/patrimonio/movel/quinhentistas/cen_quinhentista.htm.
16 http://www.viladoconde-quinhentista.org.pt.
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