Introduction générale
p. 13-21
Texte intégral
1Le sauvage est indispensable face au domestique pour faire notre monde, c’est-à-dire avant tout pour le penser. Les anthropologues nous ont appris que chaque groupe humain définit un mode d’interprétation de l’univers. Le regard porté sur l’environnement naturel est le fruit d’une construction sociale1. Il semble que partout l’on distingue une sphère domestique et une sphère sauvage. En Sibérie, le chasseur qui revient au village doit se débarrasser des « maladies de la forêt » par un rituel de réintégration2. En Afrique Noire, l’on parle de la « folie de la brousse3 ». Selon Bertrand Hell en Europe également la manière de penser la nature n’est pas fondamentalement différente dans son principe, bien que beaucoup moins spectaculaire4. S’il y a besoin du sauvage pour déterminer ce qui relève du domestique, ou du culturel, on ne peut ériger cependant cette dualité en principe universel. Philippe Descola explique que l’anthropologie n’a cessé, il est vrai, de se confronter au problème des rapports de continuité et de discontinuité entre la nature et la culture, mais elle doit désormais s’émanciper de cette structure. « Bien des sociétés n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux5. » Ce clivage que l’on établit à l’intérieur de la nature, du monde physique, si nécessaire soit-il pour tenter une observation, est donc à relativiser : le sauvage constitue moins une catégorie invariante qu’un pôle de référence à l’aide duquel nous nous efforçons de baliser un terrain extrêmement mouvant.
2Est-il aussi « fragile » de délimiter des espaces sauvages ? Les anthropologues, encore, montrent que loin d’être universelle la limite entre espace sauvage et espace cultivé (ou civilisé, ou domestique) offre une grande variété de cas6. Chez les Limbu au Népal, il n’existe qu’une limite faible entre l’espace civilisé (le village) et l’espace sauvage (la forêt) ; tandis qu’entre la maison et le village, la limite est très forte. Si civilisé/sauvage a un sens chez eux, il faudrait alors opposer la maison à l’ensemble village-forêt7. Augustin Berque explique que la forêt japonaise est divisée en deux espaces : les forêts les plus proches sont appelées sato yama, celles que l’homme a le plus transformées, et les oku yama les « forêts du fond » sont les moins accessibles et les moins anthropisées. Et pourtant ce sont les premières qui ont le plus fortement influencé la vision de la nature des Japonais8. Nous devrions donc raisonner non en terme de limites mais en terme de relations. Au Burkina Faso, entre le village des Gurunsi et les confins du territoire existent des zones plus ou moins cultivées, des espaces flous où varie le rapport entre nature et culture9. Plus près de nous, en Europe, autour des villages roumains, s’étendent des zones intermédiaires entre espaces sauvages et cultivés où viennent danser les fées10 … Puisque la tâche de l’historien est d’étudier les sociétés d’autrefois, terminons ce tour d’horizon par un exemple venu de l’Antiquité grecque. Jean-Pierre Vernant expliquait qu’il pouvait y avoir à des fins cultuelles un champ en friche à côté du prytaneion à Athènes, un véritable espace sauvage réservé, à l’intérieur de l’espace humanisé, qu’il était interdit de transformer11.
3Puisque le concept d’espace sauvage ne va pas de soi, il faut partir à sa recherche.
4Le monde franc a été souvent décrit comme un monde où l’emprise du sauvage était considérable : de vastes et horribles forêts percées par quelques clairières, des étendues désolées hantées par les ermites et les brigands, des lieux qu’il était dangereux de fréquenter car on risquait d’y rencontrer le loup ou le diable ; des hommes soumis aux caprices de la nature, désarmés devant les catastrophes naturelles, souffrant de cruelles famines, terrorisés par la nuit et les bêtes sauvages… Ces images simplistes alimentent encore souvent une légende noire qui fait du Moyen Âge une époque maudite, résignée devant les calamités qui l’assaillent12. Le tableau est encore plus sombre lorsqu’il s’agit de dépeindre les premiers siècles du Moyen Âge, les Dark Ages. Face à une nature dont il est proche, l’homme du haut Moyen Âge est certes un être fragile. Mais il faut se méfier des sources documentaires d’origine ecclésiastique rapportant à l’envie les fléaux témoignant la toute puissance divine qui n’hésite pas à châtier les hommes par le déchaînement de la nature13. L’exemple vient de la Bible : Dieu n’a-t-il pas puni les hommes par le Déluge ?
5D’emblée nous préférons affirmer, avec Jacques Berlioz, que la vision d’un haut Moyen Âge « broyé par les désastres vient en grande partie d’une lecture peu critique des documents, truffés de références bibliques et de lieux communs littéraires14 », hérités de la tradition antique. Il faut en outre considérer avec méfiance un vocabulaire volontairement outrancier employé par les auteurs. Nous avons, en effet, été longtemps abusés par la nature même des sources qui décrivaient le monde sauvage. On y trouve les considérations de lettrés d’influence gallo-romaine puis d’ecclésiastiques qui goûtaient avec modération à la vie rustique et sylvestre de leurs contemporains. Bien souvent, nous n’en avons retenu que le jugement moral sur les espaces en marge : territoire du paganisme, domaine du diable. Or nous savons aujourd’hui que, sur un autre plan, ces espaces s’intégraient parfaitement à l’économie rurale15. Plusieurs historiens des campagnes, comme Georges Duby, ont déjà souligné (et parfois depuis longtemps16) l’ambiguïté de ces espaces réputés sauvages17. Or, comme le rappelle Alain Guerreau, « le système médiéval de représentation de l’espace nous échappe entièrement et n’a donné lieu qu’à très peu de recherches18 ». Cet appel a semble-t-il été entendu puisque de récents travaux ont porté sur la question19.
6Ce travail relève à la fois de l’histoire des représentations, de l’histoire des savoirs, de l’histoire des pratiques et de l’histoire sociale. Cette approche élargie vise à éviter l’enfermement dans une lecture trop naïve des témoignages littéraires et, au premier chef, des vies de saints. C’est en effet dans ce courant d’études que l’on retrouve les topoi antithétiques de locus amoenus (lieu agréable) et locus horridus (lieu horrible), trop souvent transposés du domaine de la littérature à celui de l’étude des sensibilités. Or, les descriptions de lieux sauvages, loin de toujours nous renseigner sur la vision de ces lieux, peuvent aussi bien nous égarer, en accumulant des motifs conventionnels qui ne témoignent pas d’une réelle perception.
7Dans la littérature hagiographique, les espaces, que nous appelons sauvages, sont d’abord présentés comme des lieux d’épreuves et d’exercices spirituels. Les déserts de l’érémitisme occidental ont été déjà magistralement abordés : le désert-forêt de Jacques Le Goff20, la forêt comme lieu d’expérience religieuse de Réginald Grégoire21, la solitude des ermites en milieu alpin par Catherine Santschi22, ou encore les moines confrontés à la nature sauvage étudiés par René Noël23. Autour d’une problématique proche, Elisa Anti propose quelques pages sur les relations entre les saints et les bêtes sauvages dans la plaine padane24. Cette question est aussi évoquée dans les différents travaux de Jacques Voisenet25.
8Les sources narratives, qui constituent l’essentiel du corpus documentaire, invitent à approfondir la recherche d’abord au plan des idées et de la représentation de l’espace. Claude Lecouteux remarque en 1982 qu’en lisant les œuvres médiévales
« nous sommes frappés par une bipartition de l’espace qui semble s’opérer à l’insu des écrivains. Nous avons d’une part la nature sauvage, la sauvagerie représentée par la mer, la forêt et la montagne, le désert dans les récits de voyages, et d’autre part la civilisation, le monde des plaines et des essarts, des villes et des bourgs. Les régions peu accessibles, inexplorées, lointaines, inconnues ou méconnues sont a priori inquiétantes, on les décrit à l’aide de clichés : la mer est sauvage… la forêt est sombre et enchevêtrée, la montagne est haute et escarpée… Tous ces lieux sont le théâtre de manifestations extraordinaires, ils sont le domaine du merveilleux. Là tout est possible, c’est le paysage de l’aventure chevaleresque et initiatique, là vivent des hommes monstrueux et des bêtes fabuleuses, des êtres surnaturels enfin26 ».
9Dans une approche littéraire des sources narratives, cette représentation d’un monde perçu comme coupé en deux n’est pas sans fondement. À condition de ne pas transposer cette partition spatiale dans le domaine de la pratique et de l’environnement vécu. La frontière entre l’utilisation des terres incultes et la culture, entre l’économie sauvage et l’économie domestique, est beaucoup moins nette que nous pouvons le supposer. L’utilisation de la notion de nature sauvage est un fait éminemment culturel, et l’opposition entre les deux pôles sauvage/domestique, quand elle affleure est davantage le fruit d’un choix idéologique que d’une opposition réelle27.
10Les géographes ont comme objet de recherche de raisonner autour des espaces. Aussi n’est-il pas surprenant de trouver chez eux les multiples définitions de « sauvage28 ». Emprunté à la biologie, qui use largement de ce mot, « sauvage » signifie non cultivé, non élevé, non domestiqué, et s’inscrit dans une perspective agricole : taureaux sauvages, plantes sauvages… Il désigne surtout ce qui est moins préparé, ce qui n’a pas subit les transformations dues à l’homme, ce qui n’est pas artéfact. En anglais wild et sa forme substantivée wildness, évoquent l’espace naturel, encore peu transformé. Dans ces définitions modernes, il y a l’idée de définir le « sauvage » par rapport à l’homme et à son action. La sémantique glisse ensuite vers la notion de désordre : le monde sauvage est un monde chaotique, non aménagé, d’accès difficile comme des montagnes ou des gorges, donc peu fréquenté et parfois redouté comme les forêts ou les marécages qui ont l’air de venir des temps primitifs, l’Urweltwildnis, l’état sauvage des origines du monde qui semble exclure l’humanité mais qui est peuplé de monstres. Toujours sous la forme adjectivale, « sauvage » qualifie encore un individu plus ou moins agressif, mais aussi un état des choses illégal, non autorisé.
11Il n’est pas pertinent d’évoquer le milieu « naturel » altimédiéval tant le milieu est, depuis des millénaires, déjà marqué par l’action de l’homme29. Au début du Moyen Âge, il est complètement anthropisé. Le haut Moyen Âge s’inscrit donc dans un moment de l’histoire des relations des sociétés avec un milieu physique déjà très évolué et transformé, voire dégradé. Il est pourtant encore symptomatique de nombreux travaux de considérer implicitement que le milieu physique des régions étudiées est le calque du milieu physique actuel30. Les analyses régionales menées par les archéologues montrent pourtant très bien que le milieu « naturel » n’existe pas, c’est toujours un milieu « culturel31 ».
12Michel Colardelle et Christiane Jacquat rappellent dans la conclusion du colloque sur L’homme et la nature qu’il faut s’abstenir de qualifier l’espace non cultivé de « naturel » ou de « sauvage32 ». Les différents intervenants du colloque ont insisté sur l’incongruité du premier qualificatif. Mais pourquoi ne pas utiliser « sauvage » ? C’est sur ce point de vocabulaire qu’il convient de se pencher. Mais derrière le mot, de quelle chose s’agit-il ? Autrement dit l’espace sauvage existe-t-il au haut Moyen Âge ? Quel est-il ? N’est-il pas multiple ? Ce n’est pas déflorer le sujet que de dire que, si nous partons sur l’idée d’espaces sauvages33, il s’agira davantage des espaces du sauvage34. Ce travail s’apparente donc au départ à une enquête autour d’une définition. Il a fallu au préalable établir un cadre de réflexion large, en partant de sa définition moderne afin d’en cerner mieux la réalité altimédiévale. D’emblée il faut admettre que le concept médiéval de monde sauvage n’est pas le même qu’aujourd’hui35. Après la recherche d’une définition préalable, il sera utile de connaître les diverses fonctions remplies par l’espace du sauvage dans la culture du haut Moyen Âge.
13Lexicographiquement parlant, il n’y a pas de « monde sauvage » ou « d’espace sauvage » dans les sources. D’une certaine façon, l’objet de cette étude n’existe pas36. C’est d’autant plus paradoxal qu’il est indissociable de l’économie rurale. Loin d’être considéré uniquement comme un simple élément de décor, cet espace s’intègre dans de nombreuses entreprises humaines. Il aurait été plus simple d’étudier l’image de la forêt au haut Moyen Âge. Mais cette étude a déjà été plusieurs fois abordée, et il est dans mon propos, au départ, d’évaluer justement la place occupée par la forêt dans le concept plus globale des espaces du sauvage.
14Comme silva, saltus est un terme qui ne recouvre pas le concept d’espace sauvage. Il est même délicat à employer pour le haut Moyen Âge. Les agronomes antiques, selon les idées qu’ils ont de l’économie rurale et de la société romaine, désignent ainsi un espace parfaitement intégré à la gestion des domaines fonciers ou bien les marges peu rentables du territoire agropastoral. Le peu de cas que les savants font des textes agronomiques à la période suivante conduit le terme saltus à un usage plus anecdotique. Isidore de Séville y associe des vastes espaces forestiers, ce que reprend au IXe siècle Raban Maur. Saltus est devenu synonyme de vastes forêts37.
15L’assimilation de ces espaces à l’univers forestier n’est pas propre au XXIe siècle. Au XVIIIe siècle, Voltaire expliquait « qu’on a donné le nom de sauvage à l’homme qui vit dans les bois38 ». L’étymologie explique ce rapprochement. « Sauvage » vient du latin de basse époque salvaticus qui est une altération par assimilation vocalique du latin classique silvaticus de la famille de silva, la forêt39. Dans le lexique romain, l’adjectif silvaticus, a, um désigne « ce qui est fait pour le bois », ou « ce qui est à l’état de nature » à propos des végétaux40. Ferus, a, um, évoque aussi ce qui est non apprivoisé, non cultivé au sens propre et s’utilise de préférence pour le règne animal. Par extension, ferus désigne ce qui est grossier, farouche, cruel, sauvage.
16À l’époque médiévale, l’adjectif silvaticus, ou salvaticus, renvoie toujours à la notion de sauvage qui s’oppose notamment au domestique41, tandis que l’adjectif silvatus désigne un espace boisé42. Le synonyme incultus recouvre à peu près le même champ sémantique, et suggère l’inutilité en terme agricole (de même que desertus), en même temps qu’un état grossier. En réalité, les adjectifs signifiant sauvage sont nombreux :
ferum, a, um/silvestris, e/ fera, ae/indomitus, a, um/silvaticus, a, um/agrestis, e/ rudis, e/ incultus, a, um/vastus, a, um/desertus, a, um/immanis, e/ crudelis, e/saevus, a, um.
17Ferae, arum substantivé désigne au pluriel les bêtes sauvages, non un lieu. Les adverbes ferociter et horride peuvent se traduire par « sauvagement ». La notion de sauvagerie est usitée en latin : feritas, atis/ferocia, ae/asperitas, atis/atrocitas, atis/saevitia, ae43. En dehors du premier substantif, renvoyant explicitement au règne animal, tous se rapportent à une attitude agressive et expriment la violence.
18À partir de cette ébauche d’étude lexicologique, nous nous apercevons rapidement qu’en tournant autour du « sauvage », nous ne travaillons pas seulement sur un objet, mais nous avons affaire à un véritable système de pensée qui se révèle dans l’écriture d’abord, dans la pratique ensuite comme tout à fait original.
19Dans l’ancien français, « salvage » apparaît à la fin du XIe siècle, « sauvage » vers 1175. C’est d’abord un adjectif qui s’écrit aussi jusqu’au XVIe siècle « salvage », « salvaige », « saulvage ». Il s’applique en premier à des animaux carnassiers qui vivent en liberté dans la nature44. Il faut attendre 1300 environ pour le voir s’appliquer aux oiseaux. Pour les plantes, une des toutes premières occurrences romanes se trouve dans l’œuvre de Chrétien de Troyes vers 1165. Parallèlement à cette idée d’état de nature, se développent à partir du XIIe siècle des valeurs morales attachées à l’emploi du mot à propos des humains : sauvage se dit dès le XIIe siècle des ermites ou des brigands, vivant solitaires généralement dans les bois. Cela qualifie aussi des hommes rudes, grossiers (1135). Par conséquent, du point de vue lexicologique, le sauvage n’existe pas avant le XIe siècle dans la langue romane. Peu à peu l’idée de forêt est oblitérée au profit de la notion d’étrangeté, de monde extérieur à la société dans laquelle on vit. Dans le premier tiers du XIIe siècle, la gent sauvage s’applique notamment aux Sarrasins dans le contexte des croisades. Dès le XIIe siècle encore, « sauvage » qualifie des êtres humains, des peuples considérés comme étrangers à toute civilisation. Ce mot équivaut à peu près à « barbare », avec une connotation de violence naturelle. Il faut attendre cependant le XVIe siècle pour qu’un substantif « sauvage » s’emploie pour qualifier un mode de vie solitaire : on dit alors vivre au salvage, puis en salvage. Au même moment on commence à employer sauvage dans un sens plus anthropologique, comme un nom, le féminin étant d’abord sauvagesse, avant d’être simplement une sauvage45.
20La sauvagerie est un mot du lexique récent. Il désigne le caractère ou les habitudes d’une personne qui vit à l’écart de la société. Au début du XIXe siècle, le mot est employé pour désigner des lieux retirés. Mais il est sorti d’usage dans le sens de « périodes de l’histoire où l’homme n’était pas civilisé », ou pour désigner « ce qui est opposé à la civilisation ». Les anthropologues rejettent aujourd’hui le terme de sauvagerie employé désormais surtout comme synonyme de « barbarie » ou « brutalité46 ».
21Pour désigner les espaces sauvages, ou du sauvage, le terme de sauvagerie ne serait donc pas incongru. Il en est un autre dont le sens a été développé par le géographe Roger Brunet. Il s’agit d’antimonde. Pour le géographe, le monde d’aujourd’hui engendre nécessairement un antimonde, et entretient avec lui des rapports contradictoires. « L’antimonde est tout à la fois un asile et un tombeau des libertés, la négation et la préparation du Monde47 ». En se gardant bien de transposer la complexité du monde actuel (ainsi que l’appréciation par nos géographes de phénomènes spatiaux qui échappent totalement aux préoccupations et à la compréhension des érudits médiévaux), l’idée concorde plutôt bien semble-t-il avec la vision multiple des espaces sauvages du haut Moyen Âge. D’autant que la discontinuité spatiale qui entremêle monde sauvage et monde civilisé se retrouve à la fois dans ce qui ressort au terme de notre enquête et dans la définition d’antimonde. Roger Brunet ajoute en effet que « les périphéries ne sont pas toujours exactement sur les pourtours du pays, souvent au contraire très surveillés : le lointain, le profond, le mal maîtrisé, le révolté et l’insurgé peuvent être dans des montagnes et des forêts centrales, et en plein cœur des jungles urbaines48 ». Ces espaces du sauvage que nous avons tenté d’approcher dans les sources du haut Moyen Âge seraient-ils les territoires de l’antimonde de la civilisation franque, du monde chrétien ?
22Ce livre reprend les deux premières parties de la thèse soutenue à Lille iii, portant sur la représentation de l’espace du sauvage. Cette synthèse est organisée en cinq chapitres.
23Le premier propose une tentative d’identification d’un discours objectif (scientifique ?) sur le monde sauvage que les érudits du haut Moyen Âge percevaient très différemment. Il y sera question notamment du legs de la littérature païenne et de l’apport des textes chrétiens dans la constitution d’une approche résolument neuve sur la faune, la flore mais également sur le climat.
24Le chapitre suivant revient sur les certitudes traditionnelles selon lesquelles le triomphe du christianisme a conduit à un dualisme radical dans la pensée entre l’humanité et la nature. Nous montrerons que la vision des clercs sur ce point est à nuancer et que les valeurs du sauvage ne sont pas toutes négatives.
25Le propos se tourne ensuite vers l’imaginaire : le sauvage est une matière inépuisable dans le processus de re-création de l’univers, en particulier dans les descriptions des mondes de l’au-delà, du Paradis et de l’Enfer, et des terres lointaines, inquiétantes et merveilleuses à la fois.
26Les deux derniers chapitres sont consacrés aux discours des hagiographes qui concentrent d’une certaine manière l’essentiel de la pensée du sauvage dans les vies de saint. Les espaces du sauvage participent à la mise en valeur des fonctions sotériologiques et sociales du saint et reçoivent en retour une valorisation spirituelle.
27Enfin, au delà du vernis des idées et de la spiritualité des discours hagiographiques, le dernier chapitre propose d’approcher un peu la réalité des conditions de vie au « désert ».
Notes de bas de page
1 Delort R., Walter F., Histoire de l’environnement européen, Paris, 2001, p. 45.
2 Lot-falck E., Les rites de chasse chez les peuples sibériens, Paris, 1953, p. 185.
3 Zahan D., Religion, spiritualité et pensée africaines, Paris, 1970, p. 223-235.
4 Hell B., Le Sang Noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, 1994, p. 13. Poplin F., « Que l’homme cultive aussi bien le sauvage que le domestique », Exploitation des animaux sauvages à travers le temps, Actes des XIIIe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, IVe colloque international de L’homme et l’animal, octobre 1992, Juan-les-Pins, 1993, p. 538.
5 Descola Ph., « Anthropologie de la nature », Annales HSS, janvier-février 2002, p. 9-25 (ici p. 17). Id., Par-delà nature et culture, Paris, 2005.
6 Cf. Paul-Lévy F., Ségaud M., L’anthropologie de l’espace, Paris, 1983 p. 29-45. Cf. aussi The Anthropology of Landscape, Hirsch E., O’Hanlou M. (éd.), Oxford, 1995.
7 Sagant P., « La tête haute : maison, rituel et politique au Népal oriental », Cahiers népalais, no spécial, L’homme et la maison en Himalaya, Paris, 1981, p. 81-91.
8 Berque A., Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris 1986, p. 96.
9 Battaillon M., Roque G., Esquisse d’anthropologie de l’espace. Autour d’un village Gurunsi. Mémoire de DEA cité par Paul-Lévy F., Ségaud M., op. cit., p. 44.
10 Stahl P. H., « L’organisation magique du territoire villageois roumain », l’Homme, xiii, no 3, 1973, p. 150-162.
11 Vernant J.-P., Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1981.
12 Voir l’intéressante mise au point de Berlioz J., « Catastrophes naturelles et calamités au Moyen Âge », Catastrophes naturelles et calamités au Moyen Âge, Turnhout, 1998, p. 7.
13 Cf. Delumeau J., Lequin Y., Les malheurs des temps. Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, 1987.
14 Berlioz J., « Catastrophes naturelles… », art. cit., p. 8.
15 Par exemple Wickham C., « European forest in the early Middle Ages. Landscape and land clearance », L’ambiente vegetale nell’alto medioevo, XXXVIIe Settimane, Spolète, 1990, p. 479-545.
16 Déjà Marc Bloch avait souligné le double visage de la forêt médiévale, à la fois repoussante et recherchée. « Une mise au point : les invasions », Annales d’Histoire Sociale, 1945. Repris dans Mélanges historiques, Paris, 1964, p. 128.
17 Duby G., Guerriers et paysans, VIIe-XIIe siècles. Premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973. Id., L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, nlle éd., 1977.
18 Guerreau A., « Le sens des lieux dans l’Occident médiéval : structure et dynamique d’un espace spécifique », article dactylographié, octobre 1999, 19 pages. Je remercie Régine Le Jan de m’avoir confié son exemplaire. Cet article est publié en italien : « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di uno « spazio » specifico », Arti e storia nel Medioevo, I, : Tempi, spazi, Instituzioni, Castelnuovo E., Sergi G. (éd.), Torino, 2002, p. 201-239. Voir aussi l’intéressante vision de Paul Zumthor, La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, 1993.
19 Construction de l’espace au Moyen Âge : pratiques et représentations, XXXVIIe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur, Paris, 2007. L’atelier « jeunes talents » y a montré l’intérêt renouvelé sur la question.
20 Le Goff J., « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », Traverses 19, Le désert, Paris, 1980, p. 22-33. Rééd. dans L’imaginaire médiéval, essais, Paris, 1991, p. 59-75.
21 Gregoire R., « La foresta come esperienza religiosa », L’ambiente vegetale…, op. cit., p. 663-703.
22 Santschi C., « La solitude des ermites. Enquête en milieu alpin », Médiévales, 28, printemps 1995, p. 25-40.
23 Noël R., « Moines et nature sauvage dans l’Ardenne du haut Moyen Âge », Villes et campagnes auMoyen Âge, éd. Dierkens A., Duvosquel J.-M., Liège, 1991, p. 563-597. L’article dépasse largement le thème annoncé dans le titre.
24 Anti E., Santi e animali nell’Italia Padana (secoli IV-XII), Bologne, 1998.
25 Voisenet J., Bestiaires chrétiens. L’imagerie animale des auteurs du haut Moyen Âge (Ve-XIe s.), Toulouse, 1994. Id., « L’animal et la représentation de l’espace chez les auteurs chrétiens du haut Moyen Âge », Histoire et animal, op. cit., Toulouse, 1989, p. 253-280. ID, Bêtes et hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du Ve au XIIe siècle, Turnhout, 2000.
26 Lecouteux C., « Aspects mythiques de la montagne au Moyen Âge », Croyances, récits et pratiques de tradition, Mélanges en Hommage à Charles Joisten, Le monde alpin et rhodanien, Revue régionale d’ethnologie, numéro spécial, 1982, p. 43. Id., « Introduction à l’étude du merveilleux médiéval », Études Germaniques, no 36, 1981, p. 273-290. Stauffer M., Der Wald : zur Darstellung und Denkung der Natur im Mittelalter, Zurich, 1958.
27 Sur les problèmes de la taxinomie et de l’évolution de la pensée, cf. Lévi-strauss C., La pensée sauvage, Paris, 1962, notamment « La logique des classifications totémiques », p. 50-94.
28 Brunet R., Ferras R., Théry H., Dictionnaires des mots de la géographie, Paris, 1993, p. 446. Le Trésor de la Langue Française inventorie tous les emplois actuels du mot sauvage (t. 15, 1993, p. 116-117) : comme adjectif, ce qui est conforme à l’état de nature, qui n’a pas subi l’action de l’homme – qui vit en liberté, à l’écart des influences humaines – qui n’est pas domestiqué, difficile à apprivoiser – qui pousse naturellement sans être cultivé, ni greffé – lieu qui n’est pas marqué par l’intervention de l’homme – nature vierge et aussi un peu inhospitalière (eaux sauvages : ruissellements abondants sur une pente forte) – homme qui vit à l’écart d’un groupe humain proche d’un état primitif – « bon sauvage », individu qui n’a pas été en contact avec la société et aurait gardé de ce fait des qualités considérées comme idéales – qui évoque un état de nature antérieur aux formes évoluées de civilisation – qui rappelle l’époque barbare – qui évoque le caractère grandiose, farouche du spectacle de la nature vierge. Dans un emploi substantivé cela donne les définitions suivantes : une personne qui se plait à vivre seule – un inculte, un grossier.
29 Burnouf J., « Introduction », L’homme et la nature au Moyen Âge, Colardelle M. (éd.), Actes du Ve congrès international d’archéologie médiévale, Grenoble 6-9 octobre 1993, Paris, 1996, p. 6. Cf. aussi Bertrand G., « Pour une histoire écologique de la France rurale », Histoire de la France rurale, Duby G., Wallon F. (éd.), 1987, p. 37-113. Id., « La mémoire des terroirs », Pour une archéologie agraire, Guilaine J. (éd.), Paris, p. 11-17.
30 Burnouf J., « Du paysage à l’interaction de l’homme et du milieu : l’environnement du village », Le village médiéval et son environnement, études offertes à Jean-Marie Pesez, Feller L., Mane P., Piponnier F. (éd.), Paris, 1998, p. 479.
31 Ibid., p. 487.
32 Colardelle M., Jacquat C., « Conclusion », L’homme et la nature… op. cit., p. 256.
33 Bouverot-Ruthacker A. définit l’espace sauvage comme l’espace non cultivé des collines et des montagnes, l’étendue des jachères, des landes et des bois, rarement continue dans la plaine, plus homogène sur les plateaux. Ce domaine commence aux portes des villages, sur l’aire herbeuse des fermes. « Consommer l’espace sauvage », Études Rurales, juillet-décembre 1982, no 87-88, p. 131.
34 Pour reprendre le bon titre du colloque Les espaces du sauvage dans le monde antique, Charpentier M.-C. (éd.), Besançon, 2004.
35 Alain Guerreau ne le dit pas autrement en écrivant « il faut partir de l’idée fondatrice de l’altérité du Moyen Âge et poser une hypothèse élémentaire : la civilisation médiévale disposait d’un système de représentation de l’espace tout à fait original », dans Le sens des lieux dans l’Occident médiéval… art dactyl. cité. Id., « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le haut Moyen Âge occidental », Uomo e spazio nell’alto medioevo, Le Settimane, Spolète, 2003, p. 91-115.
36 Cette boutade est de Jacques Le Goff à propos des paysans dans la littérature des Ve et VIe siècles, « Les paysans et le monde rural dans la littérature du haut Moyen Âge », Agricoltura e il mondo rurale nell’alto medioevo, XVIIIe Settimane, Spolète, 1966, p. 725.
37 Guizard-Duchamp F. « Saltus altomédiéval : entre abus de langage et réalité spatio-économique », Être historien du Moyen Âge au XXIe siècle, Paris, 2008, p. 118-119.
38 Voltaire, Entretien d’un sauvage et d’un bachelier,Guitton E. (éd.), Paris, 1996.
39 Bloch O., Wartburg W. Von, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, nlle éd. 2002, p. 576.
40 Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, nouv. éd. 1998, p. 3399.
41 De his avibus quae de silvaticis… Lex Baiwariorum (milieu viiie), titre 21, c. 6, Freiherrn de Schwerin C. (éd.), MGH, Legum nationum germanicarum, Hanovre, 1966.
42 Dufresne Ch., sire Du Cange, Glossarium mediae et infinae latinitatis, VII, Niort, 1883-1887, p. 685c-686b.
43 Goelzer H., Nouveau dictionnaire français-latin, Paris, 1904.
44 À propos d’un animal, le qualificatif est utilisé par Philippe de Thaon (1121-1124), Bestiaire, Walberg E. (éd.), Lünd-Paris, 1900.
45 Rey A., op. cit., p. 3399-3401.
46 Ibid. p. 3401.
47 Brunet R., Le déchiffrement du monde. Théorie et pratique de la géographie, Paris, 1990, p. 298.
48 Ibid., p. 300.
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