Conclusion
p. 267-282
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1On pourrait dire que la France et l’Espagne ont chacune un modèle idéal typique de la construction identitaire différent concernant, notamment, la façon dont les jeunes doivent se construire pour devenir autonomes et indépendants de leurs parents. Ces modèles correspondent à un processus formel et temporel du départ des jeunes du domicile parental : en France, les jeunes qui partent de la maison parentale deviennent adultes très tôt, seuls, libres et aidés ; en Espagne, ils deviennent adultes tardivement, en couple, contrôlés et retenus.
2Nous croyons avoir réussi à avancer, au niveau de la démonstration, que si les jeunes français et les jeunes espagnols ne quittent pas le foyer familial dans les mêmes moments et les mêmes conditions, c’est en raison de différences dans leurs processus de construction identitaire ; et s’ils se construisent autrement c’est parce que les processus de départ de la maison parentale qu’ils suivent sont dissemblables. Les processus développés dans la construction identitaire se font dans un consensus parents-enfants, le consensus français stimulant le départ des enfants, le consensus espagnol stimulant la dissuasion face au départ.
3L’objectif de cette recherche était de s’interroger sur les différences concernant le départ des jeunes, français et espagnols, du domicile parental et les trajectoires suivies jusqu’au moment de leur autonomie et de leur indépendance par rapport à leurs parents : les jeunes français quittent le domicile parental bien avant leurs voisins du Sud et suivent des trajectoires moins linéaires (ils habitent avec des amis, seuls, en concubinage, ils reviennent chez les parents…).
4L’hypothèse centrale était que les différents processus de constitution de l’identité des jeunes français et des jeunes espagnols ne pouvaient s’expliquer seulement par des facteurs matériels : chômage, logement, allocations, contrats précaires, politiques sociales, emplacement des universités, etc. La lecture d’un nombre important de publications et d’enquêtes sur les raisons du recul de l’âge de départ du domicile parental des jeunes français et des jeunes espagnols nous a montré que ces raisons étaient en partie valides, mais n’expliquaient ni l’intégralité de ce phénomène, ni son intensité, ni les différences entre la France et l’Espagne. De fait, la quasi-totalité des auteurs soutenait de semblables arguments et explications tout en précisant, à la fin de leurs travaux, qu’il était nécessaire de chercher d’autres raisons pour compléter l’explication généralement acceptée.
5Une grande partie des chercheurs espagnols considère le retard dans l’émancipation des jeunes espagnols comme le résultat d’un échec socio-économique, comme un retard par rapport à la modernité et à l’européanisation. Comme notre recherche nous l’a montré, en France et en Espagne, parents et enfants s’accordent, tout en ajustant par moments mutuellement leurs attentes, sur les différents processus de construction identitaire qui entraînent le départ de la maison familiale à des moments différents et dans des conditions différentes.
6Il nous fallait également comprendre dans quelle mesure l’éloignement ou non de la famille à un moment donné était conditionné par une conception de la construction de soi pour devenir adulte.
LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE EN FRANCE ET EN ESPAGNE
7Nous avons traité le processus de construction identitaire des jeunes comme le résultat d’un ensemble de processus : processus temporel, processus spatial, processus d’interaction, processus d’acquisition de la liberté, processus de gestion de la sécurité et processus d’individualisation.
8Le processus temporel des jeunes espagnols est continu, son homogénéité étant entrecoupée de rites de passages comme le mariage, alors que, pour les jeunes français, le processus temporel est discontinu, avec des ruptures et des crises ponctuelles : par exemple, à certains moments, comme après une rupture amoureuse, ils peuvent revenir à la maison de leurs parents pour en repartir quelques mois plus tard. Les jeunes espagnols partent de la maison familiale à un âge tardif et les jeunes français à un âge plus précoce. On pourrait dire que, pour les jeunes espagnols, la durée du processus temporel de stabilisation est plus longue que pour les jeunes français, pour qui le processus temporel de précarité est plus long.
9Le processus spatial se développe pour les Espagnols dans la maison familiale ; ils restent proches de la famille et unis avec elle. Les jeunes français s’éloignent de la maison familiale et s’en séparent ; ils partent tôt, parfois loin de la maison, dans une autre ville. Les jeunes espagnols préfèrent occuper l’espace public pendant que les Français préfèrent occuper l’espace privé. Les jeunes espagnols sortent beaucoup, entre autres raisons pour ne pas être continuellement en présence de leurs parents, avec leurs amis et/ou partenaire, alors que les jeunes français, qui ont leur propre espace personnel, sortent moins. Une fois que les jeunes des deux pays ne vivent plus avec leurs parents, les Espagnols choisissent d’acheter leur logement en propriété alors que les jeunes Français préfèrent le louer.
10Au niveau du processus d’interaction, les jeunes espagnols se construisent en groupe et les Français seuls ou en couple. Alors que les Espagnols vivent avec leurs parents et continuent à sortir régulièrement avec leurs groupes d’amis et leur partenaire, les Français vivent seuls et/ou ont un partenaire qu’ils voient régulièrement ou avec qui ils vivent. Les premiers continuent à avoir de fortes relations avec leurs amis alors que les seconds entrent rapidement dans la vie de couple. À ceci s’ajoute le fait que les Espagnols ont plus d’interlocuteurs, d’amis et de relations que les Français. Un certain temps après que les jeunes ont quitté leurs parents, les Espagnols continuent à entretenir des relations beaucoup plus fortes avec leur famille que les Français. Les jeunes espagnols ont des amis qui constituent des groupes alors que les amis des jeunes français sont en réseau. Les jeunes espagnols ont des amis qui se connaissent entre eux et ont à leur tour une relation d’amitié. Les jeunes français ont des amis qui souvent ne se connaissent pas entre eux, ou qui, se connaissant, n’entretiennent pas de relations d’amitié. Lorsqu’ils sortent, les jeunes espagnols doivent davantage tenir compte de l’opinion du groupe pour décider s’ils vont à un endroit ou à un autre, car les opinions divergent beaucoup. Dans le cas de l’Espagne, les jeunes ont des interlocuteurs qui sont en relation les uns avec les autres, alors qu’en France, il y a une segmentation des différents interlocuteurs qui ne sont pas en relation constante entre eux. Par exemple, dans le premier cas, les parents du jeune et le (la) partenaire se connaissent et se fréquentent, et il en va de même pour les parents du jeune et ses ami(e)s. Ainsi, les différentes générations se mélangent et ont des activités communes. En France, le jeune se crée un monde personnel, séparé, et ne mêle que très peu ses divers interlocuteurs.
11En ce qui concerne l’autonomie dont les jeunes peuvent disposer, nous voyons que, chez les Espagnols, elle reste contrôlée par les parents alors que les Français jouissent d’une plus grande liberté : soit ils vivent dans un autre espace et sont donc moins contrôlés, soit ils vivent encore chez leurs parents, mais ces derniers leur laissent une marge d’autonomie plus grande, notamment en ce qui concerne l’une des sphères les plus intimes de la vie, la sexualité.
12Les jeunes espagnols se construisent tout en se ménageant une sécurité affective et matérielle pour l’avenir. Ils restent chez leurs parents jusqu’au moment où ils sont sûrs de vouloir former un couple avec quelqu’un et de vouloir faire leur vie avec cette personne, c’est-à-dire se marier. Pendant qu’ils vivent chez leurs parents, ils n’ont pas de factures à régler ni de budget à gérer pour les dépenses de la vie courante. Ils sont cependant dans une situation d’insécurité identitaire car, leur autonomie vis-à-vis de la famille étant loin d’être totale, ils doivent concilier ce qu’ils sont avec l’identité familiale et ne peuvent développer complètement leur identité personnelle. Affectivement et matériellement, les jeunes français affrontent une insécurité plus grande : ils sont loin de leur famille et, lorsqu’ils vivent avec un(e) partenaire, ils ne savent pas pour combien de temps. Au niveau économique, bien qu’ils soient aidés par l’État et les parents, ils doivent savoir gérer un budget et en être responsables. Mais, au niveau identitaire, ces conditions leur permettent de se découvrir eux-mêmes, de se confronter avec la réalité de la vie et d’évoluer progressivement. Nous pourrions dire que les jeunes espagnols se construisent avec un projet de vie préétabli et bien tracé : ils se marient et acquièrent un logement en propriété. Alors que les Français se construisent avec un projet de vie non préétabli et ouvert : ils ne savent pas s’ils vont se marier, ni avec qui, ni quand, ni où ils iront vivre.
13Nous pourrions dire que les Espagnols ont un soi plus permanent, plus fixe que les Français : les Espagnols passent des années dans le même quartier, dans la même maison, avec les mêmes amis, alors que les Français traversent des changements qui influent sur la formation de leur identité et ont un soi plus évolutif. Dans le même temps, le soi des Espagnols est plus unitaire que celui des Français. Les premiers ont affaire, comme nous l’avons vu, à des interlocuteurs divers qui sont en interrelation alors que les interlocuteurs des seconds sont moins nombreux et, en outre, ne sont pas en relations les uns avec les autres. Ceci leur permet de faire une présentation de soi moins unitaire : ils peuvent développer une partie d’eux-mêmes avec les parents et une autre avec les amis.
14Il faut signaler que les jeunes espagnols ont plus d’autrui significatifs que les jeunes français : les parents, et surtout la mère, restent souvent un autrui significatif stable dans le temps. Pour les jeunes français, et au cours du temps, les parents deviennent de moins en moins des autrui significatifs. Les Français se construisent avec des autrui significatifs plus temporels et provisoires comme le (la) partenaire, ou les ami (e) s. Les jeunes espagnols ont un soi intime plus perméable à la famille que les jeunes français qui protègent – et imperméabilisent – leur soi intime de leurs parents. Ainsi, les jeunes espagnols expliquent que leurs parents les connaissent vraiment, alors que les jeunes français disent que leurs parents ne connaissent qu’une partie de leur vie et de leur personnalité : ce qu’ils veulent bien en dévoiler, ou ce qui correspond à la période de l’enfance et de l’adolescence, lorsqu’ils vivaient encore chez leurs parents.
15Le processus d’individualisation des jeunes espagnols est moins important que celui des jeunes français. Les premiers vivent chez leurs parents : leur marge de manœuvre est donc plus étroite puisqu’ils sont plus dépendants. Leur identité statutaire familiale est plus forte que celle des Français ; ils osent moins être eux-mêmes et développer leur autonomie. Les jeunes français profitent plus tôt et plus intensément de leur indépendance résidentielle, économique et personnelle. Ils ont une authenticité du soi plus importante.
16F. de Singly (1993) explique que la famille contemporaine est relationnelle. C’est-à-dire que c’est une famille davantage centrée sur les relations et l’affectif que sur les liens de dépendance économique : « À la limite, l’indépendance exigerait un dédoublement de la comptabilité – l’une pour les services, l’autre pour les flux affectifs. La première doit alors être équilibrée soit par des services réciproques, soit par une rémunération pour que l’affectif puisse rester dans la sphère de la gratuité et du désintéressement » (p. 75). En Espagne, indépendamment du degré de dépendance matériel des individus au sein de la famille, cette dernière exige de ses membres une certaine réciprocité dans les comportements affectifs. La conception de la famille y implique que, même lorsque les services rendus et reçus sont équilibrés, ses membres ont des obligations mutuelles qui vont au-delà de la comptabilisation des échanges matériels. Dans la famille espagnole, on pense que toute personne a pour obligation de donner de l’affection à sa famille, quel que soit l’équilibre des échanges matériels. Cette affection doit se traduire par des visites régulières, un contact fréquent et une attention constante, intense et sincère aux membres de la famille. Ceci peut expliquer pourquoi les dépendances mutuelles en terme de services rendus au sein de la famille sont importantes : les membres savent que, de toute façon, ils ont une dette envers la famille ; ce qui expliquerait également que les jeunes ne soient pas aussi obsédés que leurs voisins du Nord de quitter le domicile parental et d’avoir leur propre espace : ils savent bien que leurs droits et obligations familiales n’en seraient guère modifiés.
17Les parents des deux pays aident et aiment leurs enfants, mais le modèle de fonctionnement de la famille française empêche ou rend difficile le partage, pendant une longue période, d’une grande intensité affective entre les parents et les enfants. Les jeunes français passent moins d’années avec leurs parents et vivent moins de moments d’échanges affectifs avec leurs parents, frères et sœurs que les Espagnols. Une fois qu’ils sont autonomes, l’intensité émotionnelle familiale se réduit encore pour les jeunes français. Nous pourrions dire que, peut-être en Espagne, les jeunes donnent priorité à l’amour et à la vie économique, sans toutefois renoncer à l’amour filial, alors qu’en France, les jeunes et les parents doivent à un moment donné renoncer à une intensité affective au sein de la famille.
18En Espagne, l’identité de l’adulte est construite à partir de deux éléments : d’une part, la conservation de l’identité de la famille d’orientation, « famille dans laquelle ego est né » (T. Parsons, 1955, p. 131) et, d’autre part, la construction de la famille de procréation, « qui résulte de son mariage » (Idem, p. 131). La période de la jeunesse est celle dans laquelle les jeunes doivent pouvoir devenir eux-mêmes tout en restant fidèles à l’identité familiale, et celle où ils se préparent à créer leur propre famille. Cette conception de la jeunesse est commune aux jeunes comme à leurs parents.
19Le fait de rester longtemps chez ses parents remplit plusieurs fonctions. La première est celle que nous pourrions nommer fonction conciliatoire. Ainsi, le jeune se connaît lui-même tout en conciliant ce qu’il est avec l’identité de sa famille d’orientation. La deuxième fonction est matérielle : le jeune économise pour sa future vie de famille. La troisième fonction est celle de l’adaptabilité : le jeune s’habitue à vivre « avec » et à tenir compte des contraintes de la vie de famille, à une socialisation par frottement (F. de Singly, 2000a, p. 14).
20Ceci nous permet de comprendre la vision négative qu’on a en Espagne de l’individu seul. Celui qui vit seul en Espagne est considéré comme étrange, comme ayant un problème qui l’empêche de vivre « avec ». La vie en solo, notamment pendant la jeunesse, apparaît comme un handicap pour une vie réussie « avec ». Vivre avec la famille c’est vivre avec une contrainte, mais c’est cette contrainte qui apprendra au jeune à vivre en famille ultérieurement. En Espagne, il n’y a pas de lien entre autonomie et éloignement physique de la famille d’orientation. On peut être autonome et vivre avec elle. Le fait que les jeunes restent longtemps dans leur famille pour économiser en vue de leur vie de famille future est considéré par la famille comme un acte responsable fort : au lieu de partir sans projet défini, le jeune prépare son avenir et sa totale autonomie. On considère qu’une vie à deux réussie résulte de l’association entre deux individus qui ont appris à concilier ce qu’ils sont avec l’identité familiale. Et qui sont, par conséquent, prêts à concilier leur soi avec le soi du partenaire. La vie de couple devient envisageable lorsque le jeune se sent prêt à construire une famille. Auparavant, il s’agit pour lui de se préparer à cette situation. Les jeunes se construisent pour rester des membres à part entière de leur famille d’orientation et de leur famille de procréation. Le mariage est le résultat de la préparation à la vie de famille, non parce que le jeune est sûr de ce qu’il est et qu’il a développé son identité personnelle, mais parce qu’il est sûr de savoir qu’il peut fonder une famille.
21Le fait que peu de jeunes choisissent le concubinage en Espagne résulte du fait que, dans le concubinage, il n’y a pas a priori de notion de durée ni de notion de formation d’une famille « stable », et ceci sans oublier les pressions familiales.
22En France, l’identité de l’adulte résulte de la construction de soi dans la distance familiale. C’est lorsque le soi est construit librement que l’adulte décide de ses choix de vie et des rapports qu’il souhaite entretenir avec sa famille d’orientation. La période de la jeunesse est celle dans laquelle les jeunes doivent devenir eux-mêmes en déconstruisant, s’il le faut, leur identité familiale, pour ainsi, un jour, selon leur soi intime, fonder leur propre famille. La condition considérée comme sine qua non pour une possible construction de soi est l’éloignement physique des jeunes de leurs parents. Cette conception de la jeunesse est celle des jeunes et de leurs parents.
23En France, le départ précoce du domicile parental remplit plusieurs fonctions : une première fonction est celle de l’authenticité de soi. Elle permet au jeune de se découvrir. La deuxième est parentale : les parents remplissent correctement leur rôle en réduisant leur influence dans la construction identitaire de leur enfant. La troisième fonction est conjugale : les parents, en tant qu’individus, retrouvent une intimité conjugale.
24Ceci nous permet de comprendre la vision positive qu’il y a en France face à l’individu seul, du moins pendant une période de sa vie. La vie en solo est considérée comme permettant aux jeunes de réaliser un « stage de la vie », tout en étant accompagnés à distance par les parents. Ainsi, ils apprennent à gérer un budget, à prendre des décisions et à se retrouver avec eux-mêmes. Ils prennent conscience de leur capacité à vivre sans avoir besoin de la compagnie physique des autres. Vivre seul, c’est quelque part vivre sans la contrainte familiale mais avec les contraintes de la vie quotidienne. En France, la conception prédominante, c’est que l’autonomie ne peut pas exister dans la jeunesse s’il y a trop longtemps partage du même espace physique avec les parents. Il y a l’idée qu’il est d’abord nécessaire d’être un pour pouvoir être deux. La vie réussie à deux est celle qui résulte de la rencontre de deux individus qui se sont d’abord développés et connus individuellement. Le fait que les jeunes suivent des trajectoires en zigzag, vivent dans différents logements et avec des modalités de vie différentes (seuls, concubinage, seuls, colocation) est significatif du fait que les jeunes règlent leur vie selon l’évolution de la découverte de soi qu’ils effectuent. Les différentes modalités de vie sont une conséquence de l’évolution personnelle. Ce n’est pas a priori qu’ils décident, mais à la suite d’une évolution personnelle. Les jeunes construisent leur identité dans l’éloignement et la « rupture » de leur identité familiale, et avec l’idée d’une évolution de soi.
25Le mariage est le résultat d’un long cheminement. Après la découverte de soi, le jeune croit savoir ce qu’il veut. Les jeunes se construisent avant tout pour devenir des individus, des membres de la société et non pour former une famille ou rester fidèles à leur famille d’origine.
LE MODÈLE ESPAGNOL
Se construire en famille
26En Espagne, les jeunes restent majoritairement chez leurs parents jusqu’au moment du mariage, et le petit nombre d’entre eux qui vit en concubinage représente une exception au modèle général.
27Lorsque les jeunes vivent chez leurs parents, ils donnent une place relative à l’indépendance économique comme condition de départ. Pour eux, être indépendants économiquement est une condition nécessaire mais non suffisante pour quitter le domicile parental. Ainsi, même lorsqu’ils ont les moyens financiers de vivre seuls, les jeunes préfèrent parfois rester chez leurs parents le temps d’économiser et de se préparer petit à petit à vivre en couple. Rester chez leurs parents tout en ayant un salaire et les moyens d’être indépendants ne remet pas en question leur autonomie et leur statut d’adulte.
28L’un des cas de figure où les jeunes quittent le domicile parental tout en étant dépendants de leurs parents est le temps des études. Dans ce cas, les parents financent la location d’un appartement pendant l’année universitaire. Lorsque les études sont finies, on considère que la place des jeunes est à nouveau chez leurs parents. La recherche d’autonomie n’est pas la motivation première de départ pour les jeunes, et si tel était le cas, les parents ne le cautionneraient pas, l’aide financière des parents étant subordonnée à la légitimité du motif de départ des enfants. Or le désir d’autonomie ou la vie en concubinage ne sont pas considérés par les parents comme des besoins légitimant un départ.
29Les parents espagnols ont tendance à retenir leur enfant, à vouloir le garder auprès d’eux pour le protéger jusqu’à son mariage. Lorsque certains jeunes veulent partir pour vivre seuls ou en concubinage, leur volonté est souvent contrainte ou brisée par les pressions parentales, les parents souhaitant que le jeune agisse en accord avec leur modèle. Le fait que leur enfant s’en aille de chez eux pour vivre seul est vécu par les parents comme un échec : ils pensent n’avoir pas su créer un climat familial assez agréable et susceptible de retenir leur enfant.
30La logique de protection des enfants par les parents espagnols se reflète matériellement et symboliquement dans le comportement des parents envers les enfants lorsqu’ils habitent ensemble. Ainsi, les parents ne poussent pas leurs enfants à travailler, parallèlement à leurs études, pour leurs dépenses personnelles. De même, les parents, à moins d’être dans le besoin, ne demandent pas à leurs enfants de participer aux dépenses de la vie courante lorsque ces derniers travaillent. Ils ont plutôt tendance à pousser leurs enfants à épargner. Au niveau symbolique, les parents se proposent pour accompagner leurs enfants chez le médecin et accueillent à tous moments, même si c’est à l’improviste, les amis de leurs enfants pour que ces derniers sentent que la maison est aussi la leur.
31Pendant la cohabitation avec les parents, et bien qu’ils jouissent d’un grand confort affectif et matériel, les jeunes sont obligés de respecter des règles de vie souvent contraignantes au niveau de leur intimité. Les parents n’acceptent pas que leurs enfants aient une vie sexuelle à la maison : les jeunes ne peuvent ni inviter leur partenaire à dormir chez eux, ni partir en week-end avec lui ou elle, ni découcher un soir. Ces normes sont plus ou moins rigides selon les cas de figures, les contraintes restant toutefois plus fortes pour les filles que pour les garçons. Les « stratégies » utilisées par les parents varient. Dans un premier temps, ils interdisent. Lorsque le jeune essaie de négocier, ils le culpabilisent en l’accusant de les faire souffrir. Enfin, lorsque les jeunes dépassent ces deux « obstacles » et font ce qu’ils veulent en dépit l’avis parental, les parents adoptent deux types de comportements : le chantage affectif (la mère n’adressant plus la parole à son enfant pendant quelques jours) ou la menace (« Si tu continues comme ça, tu devras partir ! »).
32Lorsque les exigences des parents ne sont pas en accord avec la volonté des jeunes, ces derniers fonctionnent par des logiques d’évitement de conflit, de culpabilité et de mensonge. Les jeunes sont très souvent tiraillés dans leur discours : ils comprennent en partie l’attitude de leurs parents mais, plus ils vieillissent, moins les contraintes parentales deviennent acceptables. Ce tiraillement entraîne une alternance dans leur relation avec leurs parents où l’on voit se succéder les moments de négociation – afin de concilier leurs désirs avec les exigences de leurs parents – les moments de mensonges – afin de satisfaire leurs désirs tout en évitant de blesser leurs parents – et les moments de résignation. Le comportement des jeunes semble montrer que le point de vue de leurs parents est plus important que le leur. Bien qu’en ayant les moyens matériels et compte tenu des difficultés de cohabitation avec leurs parents, les jeunes ne semblent pas désirer quitter la maison, mais plutôt gagner davantage d’autonomie dans la vie commune, en attendant le moment du mariage où ils pourront se projeter dans un avenir stable et sûr, affectivement et économiquement.
Partir pour fonder une famille
33Le mariage constitue un rite de passage. C’est souvent le moment du départ de la maison et le moment où les parents vont considérer leurs enfants comme des adultes autonomes et indépendants avec une vie personnelle au sein de leur nouvelle famille. Les jeunes, de leur côté, vont donner au partenaire un sens d’autrui significatif central, ce qu’ils ne lui accordaient pas jusque-là.
34Le mariage vient souvent concilier les envies personnelles du jeune, qui désire une relation plus forte avec le partenaire, et les désirs de la famille, et ce, dans un contexte de ras-le-bol du jeune face au contrôle parental strict, notamment pour les jeunes femmes. Certains jeunes songent au concubinage mais la répression familiale, le chantage affectif et parfois matériel sont si forts qu’ils préfèrent sacrifier leurs envies et convictions et se marier plutôt que d’entrer en conflit avec leurs parents. Dans l’organisation du mariage, nous pouvons aussi souligner la forte identité statutaire des jeunes. Ainsi, bien que souhaitant un mariage selon leurs propres envies, ils doivent souvent se plier aux désirs parentaux, comme si le mariage était en quelque sorte celui de toute la famille.
35Après le mariage, les jeunes doivent se repositionner dans le rapport au partenaire car c’est le début d’une vie commune. Ainsi, une fois mariés, ils vivent de façon assez fusionnelle avec le partenaire, surtout au début. Par la suite, ils établissent un équilibre entre leur identité conjugale et leur identité personnelle bien que la fusion reste importante. Les jeunes mariés font « du commun » et il est très rare qu’ils séparent leurs biens et leur argent, comme si aimer l’autre signifiait tout partager avec lui. L’accès des jeunes à la propriété est, à nos yeux, significatif du rapport à leur identité. Ils se vivent avec une identité stable au niveau conjugal, familial et professionnel. En ce qui concerne les activités et les sorties, nous observons qu’il y a peu de place pour des activités personnelles isolées ou pour des sorties séparées. Le soir et le week-end sont souvent des moments réservés au couple alors que la semaine et la journée sont des moments plus personnels.
36Lorsque les jeunes se marient, ils continuent à entretenir des relations intenses avec leur famille. Les jeunes s’étant construits dans la proximité avec leur famille, les rapports avec celle-ci sont plus faciles car ils partagent une forte identité commune. Les rapports avec la famille sont étroits. Non seulement ils habitent physiquement près de leur famille mais ils se voient régulièrement et se rendent des services mutuels. La maison des parents reste la maison de la famille : les jeunes y accèdent de la même façon que s’ils y habitaient encore. Les relations des jeunes avec leurs familles ne vont pas sans contrainte. Il faut rendre des visites régulières, rendre des services. Lorsqu’ils réduisent le rythme des visites, les parents ne manquent pas de le leur faire remarquer. Nous observons que, une fois mariés, les jeunes osent critiquer plus ouvertement leurs parents et les contraintes liées à ceux-ci. Tout se passe comme si une fois mariés, ils se vivaient comme des individus à part entière face à leurs parents, sentiment que nous ne retrouvons pas chez les jeunes concubins et chez les jeunes habitant chez leurs parents.
37Les jeunes mettent en avant que leurs parents les connaissent vraiment, dans leur intégralité. Ceci nous semble significatif du fait que les jeunes ne se construisent pas un monde à part, séparé de leurs parents, mais qu’ils partagent une forte identité commune.
L’exception au modèle : le concubinage
38Peu de jeunes choisissent de vivre en concubinage (8 % en 19991). Les jeunes réfléchissent en amont, avant de s’installer ensemble, et non en aval. Ils n’ont pas vécu préalablement l’un chez l’autre lorsque la décision de concubinage est prise. Les jeunes préviennent leurs parents avant de vivre ensemble car ils ont besoin que leurs parents « acceptent » leur décision, ou que du moins elle ne les fâche pas trop. Lorsque les jeunes passent outre les recommandations des parents, ensuite ils doivent subir de fortes pressions familiales pour se marier au plus tôt. Les parents n’approuvent généralement pas le concubinage de leurs enfants et le font savoir. Certains utilisent des stratégies plus ou moins explicites pour obtenir le mariage de leur enfant. Par exemple, lors des fêtes, les parents vont demander que le couple vienne ensemble et ne vont pas accepter que chacun aille dans sa famille. Lorsque le couple vient leur rendre visite, ils leur interdisent de dormir ensemble. Une autre attitude parentale consiste dans le chantage affectif. Les parents se disent tristes du choix de vie de leur enfant. Ces attitudes des parents montrent qu’ils ne considèrent pas leurs enfants comme des individus individualisés mais comme des membres de la famille devant agir en accord avec leur identité statutaire d’« enfant de ». Ces jeunes subissent non seulement une pression sociale, car ils sont une exception à la norme, mais également une pression familiale. Les jeunes pourraient choisir de se fâcher avec leurs parents en raison de leur manque de respect envers eux mais ce n’est pas le cas. Les parents ne le font pas non plus. Il semble que, pour les uns comme pour les autres, la préservation de l’harmonie familiale soit préférable au conflit. On pourrait dire que les concubins ont une forte identité personnelle par rapport à la famille car ils défendent et vivent leur vie de couple comme bon leur semble et non comme leurs parents le souhaiteraient. Ils ont aussi une forte identité par rapport aux autres jeunes espagnols.
39Avant leur installation en concubinage, les jeunes n’ont pas connu d’expériences très variées : ils n’ont pas vécu dans des logements divers, dans d’autres villes ou n’ont pas expérimenté différents modes de résidence (seuls, concubinage, colocation). Ils sont partis de chez leurs parents après avoir acquis une certaine stabilité économique pour s’installer avec la personne avec laquelle ils comptent faire leur vie.
40Dans l’ensemble, les concubins ont un comportement assez fusionnel avec leur partenaire. Ceci se reflète dans leur rapport au logement : lorsqu’ils en ont les moyens, ils accèdent ensemble à la propriété et emménagent avec des meubles neufs. Il est très important pour eux de se construire en tant que membres du couple ; aussi laissent-ils peu de place à l’individualisation de chacun, que ce soit à travers l’argent ou la propriété du logement : c’est ainsi qu’ils mettent souvent leur argent en commun et que l’appartement leur appartient à parts égales, indépendamment de la quantité d’argent apportée par l’un et par l’autre. Pour ces jeunes, il est important de tout partager.
41Le partenaire a dans la vie en concubinage une place centrale en tant qu’autrui significatif, mais il est un autrui parmi d’autres, comme les amis ou la famille, notamment la mère de famille. Ainsi, au cas où la relation serait amenée à se terminer, les jeunes ont des « roues des secours ». Bien qu’une partie des jeunes espagnols vive le concubinage comme une étape avant le mariage, ils savent qu’ils ne sont pas mariés et ils se protègent affectivement.
42Les concubins, bien que ne résidant plus dans la maison familiale, sont toujours considérés comme des membres à part entière de la famille. Un élément significatif en est l’accès illimité à la maison familiale, comme si elle continuait à être la leur. De même, la famille compte sur ses enfants lorsqu’elle a besoin de services, comme s’ils n’étaient jamais partis. D’ailleurs, les jeunes résident souvent dans la même ville que leurs parents et entretiennent avec eux des relations intenses en termes de fréquence, de conversations téléphoniques ou de services rendus. Ils conservent une forte identité familiale. Ces rapports, voulus par les jeunes, peuvent devenir à certains moments contraignants, mais ils savent que s’ils changent le rythme des contacts, des rappels à l’ordre peuvent être émis par les parents.
43Les jeunes soulignent souvent que leurs parents les connaissent vraiment, et pas seulement une partie de leur identité. Ceci montre qu’ils ne se créent pas un monde séparé du monde familial, qu’ils continuent à partagent avec leur famille de nombreux éléments de leur vie.
44Cette exception au modèle montre qu’il y a des nouvelles tendances qui émergent dans la société et chez les jeunes. On peut se demander si dans le temps elles s’imposeront ou pas.
LE MODÈLE FRANÇAIS
45En France, le modèle le plus répandu est celui où les jeunes quittent rapidement le domicile parental et passent quelques années à alterner différents modes de vie : ils vivent seuls, avec des amis ou en concubinage, changent de villes, changent d’appartements. Un jour, ils s’installent dans une relation de concubinage à laquelle ils attribuent le sens « pour toujours », qu’ils se marient ensuite ou non.
Partir dès que possible
46Les jeunes vivant chez leurs parents mettent en avant leur fort désir de partir et expliquent l’impossibilité pour eux de le faire pour des raisons matérielles ou familiales. Généralement, lorsqu’ils deviennent indépendants financièrement, ils quittent très rapidement le domicile parental ; il est inconcevable pour eux de rester trop longtemps chez leurs parents tout en ayant les moyens de partir. Ce départ s’effectue aussi très souvent sans que les jeunes aient totalement les moyens de s’assumer financièrement. L’indépendance économique est une condition suffisante mais non nécessaire au départ du domicile parental. C’est la notion même de partir qui est importante car cela leur permet d’acquérir leur propre autonomie. Ils considèrent qu’une totale autonomie envers leurs parents ne peut être obtenue que par une distance physique avec ces derniers et par la création d’un espace personnel. Les jeunes peuvent quitter le domicile parental dans le cas de leurs études, tout en étant dépendants financièrement de leurs parents puis, petit à petit, réduire cette dépendance jusqu’à devenir totalement indépendants. Les parents aident financièrement leurs enfants au moment du départ et jusqu’à ce qu’ils aient un travail assez rémunérateur pour se prendre en charge. La recherche d’autonomie est une vraie motivation pour les jeunes, et l’attitude des parents consiste à les aider à l’obtenir pour qu’ils puissent ainsi se construire librement. Ils ne font pas de chantage affectif ou n’essaient pas de retenir leurs enfants lorsque ceux-ci décident de partir. Être un bon parent signifie aider son enfant à voler de ses propres ailes. Dans le cas où les enfants restent trop longtemps chez leurs parents tout en ayant un travail, c’est du devoir de ces derniers d’arriver à un consensus et de leur faire comprendre qu’ils doivent quitter le domicile parental. Il est évidemment dur pour les parents de voir leurs enfants partir mais leur modèle consiste à accompagner ou favoriser ce départ car c’est un élément positif pour le développement du jeune.
47Les parents favorisent l’autonomie de leurs enfants lorsque ces derniers vivent encore chez eux. Ils vont ainsi souvent leur demander de travailler tout en faisant leurs études : une façon de pousser leurs enfants à se responsabiliser. Symboliquement, les parents transmettent aussi l’idée d’autonomie : ils n’accompagnent plus leurs enfants chez le médecin. C’est un moyen de respecter également leur processus d’individualisation et leur intimité. Ils montrent aux jeunes la nécessité pour eux de construire leur propre monde séparé du monde familial. Ainsi la maison est avant tout celle des parents, les jeunes ne pouvant pas l’utiliser à leur gré : les amis des enfants ne sont acceptés que si les parents sont prévenus.
48Les parents considèrent leurs enfants comme des individus qui ont le droit de vivre leur sexualité comme ils l’entendent. Certains parents limitent l’accès du partenaire à la maison, mais davantage dans une logique de conservation de l’intimité des parents que de limitation de la vie du jeune. Les parents acceptent en outre généralement sans problème que leur enfant « découche » ou parte en couple le week-end.
49Lorsque les exigences des parents ne sont pas en accord avec la volonté des jeunes, ceux-ci vont réagir davantage dans une logique de conflit que dans une logique de négociation. Une situation de désaccord devient rapidement une situation conflictuelle où le jeune va mettre en avant son désir de partir du domicile parental. Le mensonge n’est pas forcément un moyen pour les jeunes d’obtenir ce qu’ils veulent car, ce qu’ils veulent avant tout, c’est l’autonomie et la liberté.
50Les jeunes se construisent amicalement dans une logique de réseaux, les amis ne se connaissant pas forcément entre eux et ne formant pas forcément de groupes. Ils ont également tendance à séparer les différentes sphères de leur vie entraînant de ce fait une identité plus clivée car ils ne sont pas obligés de présenter une façade unitaire. Ils sont « enfants de » et « partenaires de » et « amis de ». Ils cloisonnent leurs différents territoires et présentent souvent un soi différent devant les amis, le partenaire et la famille car les interactions entre ces différents mondes ne sont pas fréquentes.
Se découvrir
51Entre le départ de chez leurs parents et la vie en concubinage, les jeunes ont souvent vécu plusieurs années dans différents appartements, villes et modalités de résidence (seul, colocation, concubinage, retour chez les parents). Cette période leur a permis de se découvrir et de mieux se connaître eux-mêmes.
52La vie en concubinage se crée progressivement. Les jeunes ne sont pas forcément sûrs que leur concubin(e) soit la personne avec laquelle ils comptent faire leur vie. Ce type de trajectoire leur permet de se découvrir et, petit à petit, de faire un choix de vie selon l’évolution de leur identité. La façon dont les jeunes prennent leur décision de vivre en concubinage est la suivante : ils commencent à aller l’un chez l’autre jusqu’à ce que la cohabitation paraisse évidente. Ils décident alors de vivre ensemble.
53Les parents apprennent souvent le concubinage de leurs enfants une fois la chose faite. La cohabitation se fait de manière progressive et l’annonce officielle n’en a pas forcément été faite auparavant. Les parents ne jugent généralement pas la décision de leurs enfants et, dans tous les cas, ne leur mettent pas de barrières. Il faut savoir que souvent leurs enfants ne vivent plus chez eux depuis de nombreuses années et sont considérés par leurs parents comme des adultes à part entière.
54Pour les concubins, il est important de conserver une autonomie tout en étant en couple et ceci se traduit notamment par l’organisation financière. Ainsi, ils ont le souci de l’équité et souvent séparent tout. Ce partage monétaire ne signifie pas que les jeunes ne se solidarisent pas, si besoin est, avec le partenaire : si, à un moment donné, l’un est au chômage ou n’a pas d’argent, l’autre prend tout en charge et ceci ne semble pas poser de problème. Les jeunes vivent le concubinage comme quelque chose de « transitoire ». L’expérience déterminera la suite. Ceci se reflète dans leur choix de logement. Ils choisissent souvent la location et aménagent leur logement avec du mobilier d’occasion ou récupéré chez la famille.
55La logique de construction en réseau persiste dans la vie en concubinage. Ainsi les concubins conservent des amis, mais ceux-ci ne forment pas de groupes. Ils cloisonnent leurs propres amitiés et les amis du partenaire, tout en les fréquentant.
56Les concubins, bien que conservant une forte individualité tout en vivant en couple, donnent au conjoint une place centrale comme autrui significatif : il constitue l’autrui significatif par excellence. Si nous relions le sens donné au partenaire à celui donné au concubinage, nous observons que les jeunes ont un autrui significatif provisoire : ils ne savent pas combien de temps la relation va durer et il n’y a pas a priori d’engagement « pour toujours ». Les jeunes ont une forte individualisation car ils n’ont pas besoin d’une sécurité par rapport à la constance de l’autrui significatif. Ils préfèrent un autrui significatif extérieur à la famille mais provisoire plutôt que familial et stable.
57Les jeunes ont un accès restreint à la maison des parents. Celle-ci est considérée comme la propriété du couple parental ou du parent du jeune et non plus comme la maison de toute la famille. On considère que le jeune a sa propre vie comme ses parents ont la leur. Les jeunes habitant en concubinage ont un monde à eux. La famille est une partie de leur monde mais elle n’est pas présente continuellement et quotidiennement. Ils ne choisissent pas toujours d’habiter la même ville que leurs parents et, lorsqu’ils le font, les rapports avec ceux-ci semblent plus choisis qu’imposés. Ils vont voir leurs parents lorsqu’ils ont envie. Il n’y a pas une institutionnalisation des visites qu’il faudrait respecter. Nous observons que les jeunes ne ressentent pas le besoin d’avoir des contacts fréquents avec leurs parents. Ils ont leur propre vie, et les parents en constituent un élément qui n’est pas central au quotidien. Les parents, de leur côté, ne réalisent pas un suivi quotidien de la vie de leurs enfants. Les jeunes disent souvent que leurs parents ne connaissent qu’une partie d’eux-mêmes. Ceci peut se comprendre à travers deux phénomènes : d’une part, ils n’habitent plus chez leurs parents depuis des années et, d’autre part, ils se créent un monde à eux séparé et différent du monde familial.
Se marier
58Jusqu’au moment du mariage, les jeunes se construisent et construisent leur vie dans la liberté et loin du regard parental. La décision du mariage est prise librement au moment où ils se projettent dans le futur, sur le long terme avec leur partenaire. La décision n’est pas prise pour obtenir plus de liberté conjugale mais pour confirmer un bien-être commun dans le concubinage. Le mariage est avant tout celui des jeunes, et non celui des parents. Ils l’organisent comme ils le souhaitent même en étant amenés à décevoir parfois leurs parents ou bien qu’ils soient aidés par ces derniers.
59Le mariage est l’aboutissement d’un parcours individuel de découverte de soi et de l’autre. Le statut du jeune vis-à-vis de sa famille ne change pas avec le mariage mais ce qui change, c’est le rapport du jeune à son partenaire. À partir de ce moment, il se vit dans la durée et non plus dans l’instant.
60Pour les jeunes, le mariage ne change pas leur quotidien ni la manière dont leur vie de couple était organisée. Il s’inscrit dans la suite d’une cohabitation déjà réalisée. Ils continuent par exemple à mettre en valeur l’importance de la séparation de l’argent et de la conservation d’une autonomie personnelle où l’autre n’a pas droit de regard. En ce qui concerne le logement, la location continue à être privilégiée par les jeunes car ils ne souhaitent pas s’attacher à un endroit. Ils souhaitent être libres de pouvoir partir. Ceci montre qu’ils se vivent dans une construction permanente, dans la mouvance et le changement. Il se peut qu’après quelques années de mariage ou avec l’arrivée des enfants, les jeunes changent leur mode de fonctionnement dans le couple, mais ceci, il nous faudrait le vérifier dans une recherche ultérieure.
61Les jeunes maintiennent une certaine distance avec la famille. Bien qu’habitant parfois près d’elle, ils ne se fréquentent pas continuellement. Au moment du mariage, il y a longtemps que la maison des parents n’est plus considérée par les jeunes comme la leur. En ce qui concerne leur identité statutaire, nous observons que les jeunes se voient obligés de venir plus souvent en couple lors des fêtes de familles, et qu’ils peuvent de moins en moins aller chacun dans leur famille. Les jeunes mariés ne changent pas leur rapport individuel aux parents. Les relations sont électives et les jeunes fréquentent leurs familles davantage par envie que par obligation.
L’exception au modèle
62L’exception à ce modèle suivi par les jeunes français est constituée par ceux qui se marient sans avoir connu d’expérience de concubinage préalable. Nous constatons cependant aussi que les jeunes qui ne vivent pas ensemble avant d’être mariés ont déjà vécu en dehors du domicile parental et il est rare donc qu’ils passent de chez les parents directement à la vie conjugale. Leur processus de construction identitaire est semblable à celui des autres jeunes en beaucoup d’aspects.
63Dans les grandes lignes, l’exception au modèle français correspond à la norme espagnole, de la même manière que la norme du modèle français correspond à l’exception espagnole. Ceci est révélateur de deux visions du monde, de la vie et de la construction de soi dans le parcours vers l’autonomie et l’indépendance. Néanmoins il faut souligner que le sens de l’exception au modèle dans chacun des pays diffère. Les jeunes concubins en Espagne sont perçus comme innovateurs et dans l’air du temps, leur comportement reflète de nouvelles tendances émergentes dans la société et existant déjà dans d’autres pays considérés comme modernes, avancés. En France, les jeunes qui se marient sans jamais avoir vécu en concubinage sont perçus comme ayant un comportement trop traditionnel qui n’a plus lieu d’être et n’a plus de sens pour les jeunes de cette époque, compte tenu des changements sociaux. Dans les prochaines années, nous pouvons penser que l’exception française est vouée à disparaître ou du moins à être encore plus minoritaire. En ce qui concerne l’exception espagnole, il se peut qu’elle se répande de plus en plus. Néanmoins, ceci n’entraînera pas forcement les jeunes à modifier leur manière de se construire car d’autres éléments, comme nous avons pu le voir, entrent en compte dans le processus de construction de soi.
Notes de bas de page
1 Instituto de la juventud.
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Quitter ses parents
Ce livre est cité par
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- Chamahian, Aline. (2011) Reprendre des études à l'âge adulte : les effets sur les liens intergénérationnels à l'université et dans la famille. Recherches familiales, 8. DOI: 10.3917/rf.008.0091
- Gaviria, Sandra. (2012) La souffrance de l'autonomie. Agora débats/jeunesses, N° 62. DOI: 10.3917/agora.062.0007
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- Moeneclaey, Jeanne. (2022) Revenir vivre en famille. Revue des politiques sociales et familiales, n°142-143. DOI: 10.3917/rpsf.142.0123
Quitter ses parents
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