Chapitre V. Les jeunes mariés espagnols
p. 201-234
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les jeunes quittent majoritairement la maison parentale au moment du mariage : ils passent ainsi du domicile familial au domicile conjugal sans avoir vécu beaucoup d’expériences à l’extérieur de la famille. Souvent, ils vont habiter à proximité de l’une des deux familles. Quand la nouvelle vie commence avec le partenaire, des ajustements se mettent en place. Les couples vivent le mariage de manière fusionnelle, ce qui laisse peu d’espace aux goûts, envies ou activités personnels de chacun. Le conjoint devient un autrui significatif. Les amis constituent des groupes et ne fonctionnent pas en réseau. Le couple les fréquente ensemble bien que certains moments leur soient consacrés pour les voir individuellement. Les relations des jeunes mariés avec les familles sont intenses et fréquentes. Le mariage n’entraîne ni rupture ni éloignement avec les membres de la famille mais uniquement une autre manière d’être ensemble.
LE GRAND SAUT
La trajectoire
2Le moment du cycle de vie où le mariage a lieu nous permet de comprendre dans quel contexte passé et présent il apparaît dans la vie du jeune, et par rapport à sa construction identitaire
3Avant le mariage, les jeunes interviewés ont généralement entretenu de longues relations avec leurs partenaires. La plupart sont passés du domicile familial au domicile conjugal sans avoir au préalable connu d’autres expériences de vie, de même que leurs conjoints qui, eux aussi, ont habité majoritairement chez leurs parents jusqu’au mariage. Seul le mari de Lara avait auparavant habité seul pendant huit ans.
4Nous avons retrouvé chez ces jeunes des aspects comparables à ceux des jeunes qui habitaient encore chez leurs parents au moment de l’entretien. Lorsque nous leur avons demandé pourquoi auparavant ils n’avaient pas choisi de vivre en solo, ils nous ont répondu qu’ils n’y avaient pas pensé, qu’ils n’en avaient pas eu envie car ils se trouvaient bien chez leurs parents, que ceci leur avait permis de faire des économies. Et qu’ils ne voyaient aucun intérêt à ce mode de vie. D’ailleurs, les parents ne poussent pas leurs enfants à partir : un départ prématuré signifierait, aux yeux des parents, que la construction identitaire de leur enfant ne se réalise pas en accord avec le modèle qu’ils souhaitent.
5Certains travaillaient tout en étant chez leurs parents. Alicia (secrétaire) et Leticia (vendeuse) travaillaient depuis l’âge de 18 ans et elles se sont mariées à 25 ans. Nicolas, pendant les cinq dernières années qui ont précédé son mariage, a travaillé comme cadre supérieur dans une entreprise. Saul a passé un an chez ses parents tout en travaillant comme enseignant dans un lycée. Tica et Lara faisaient leurs études au moment du mariage : elles ont décidé ensuite d’arrêter (elles étaient en doctorat) et de travailler. Ivan, lui, a terminé ses études de sociologie tard. Mais les dernières années, alors qu’il ne lui restait plus que quelques matières à préparer, il travaillait dans une entreprise d’études de marché.
6Ces années passées en couple sans être mariés, chacun vivant chez ses parents, permettent aux jeunes de se connaître. Progressivement, ils rencontrent la famille de l’autre, ses amis, et ont le temps de voir s’ils ont envie de construire une vie en commun. Généralement, ils voient leur partenaire tous les soirs. C’est une période de la vie où les jeunes sortent beaucoup car ils n’ont pas forcément envie de passer toutes leurs soirées en famille ; même s’ils dînent parfois chez les parents de l’un ou de l’autre, ils passent un moment ensemble à en dehors.
Les règles de vie
7A posteriori, les jeunes décrivent, la cohabitation avec leurs parents comme volontaire de leur part et lui donnent des traits positifs : la vie à la maison se passait bien, ils avaient suffisamment de liberté. Les enquêtes montrent, en effet, que si les jeunes restent aussi longtemps chez leurs parents, c’est parce que, dans les familles, il y a davantage de permissivité et de flexibilité qu’auparavant (P. Cruz Cantero, P. Santiago Gordillo, 1999, p. 65). Il est intéressant de constater que, rétrospectivement, les jeunes conservent de cette période un souvenir positif qui non seulement coïncide avec le sentiment qu’ils avaient au moment de la cohabitation, comme nous avons pu le voir, mais qui persiste par la suite.
8Ce n’est qu’au moment où nous leur avons posé des questions sur tout ce qui a trait à la sexualité qu’ils ont évoqué les contraintes de la vie de famille. De manière générale, ils n’avaient le droit de dormir ensemble ni chez les parents de l’un, ni chez ceux de l’autre. Alicia est la seule à dire que, chez ses beaux-parents, elle aurait pu avoir des rapports sexuels, mais qu’elle était gênée par la proximité des chambres :
« Chez mes beaux-parents, on ne dormait pas ensemble. Ma belle-mère est très moderne et ça ne la dérangeait pas. Elle disait qu’on pouvait dormir dans la même chambre. Moi, ça me gênait. Son fils aussi était gêné. Moi, je me disais : “Mais, comment je vais me mettre au lit avec lui, avec ses parents à côté ?” Je me disais qu’ils allaient être tout le temps en train d’écouter pour voir ce qu’on faisait ou ne faisait pas. Alors, chacun dans une chambre et puis voilà. »
9Pour les autres jeunes, il en allait autrement. Même s’ils travaillaient, ils devaient respecter certaines valeurs des parents. Leticia, par exemple, a dû se plier à des horaires de retour à la maison jusqu’au jour de son mariage : « Jusqu’à mon mariage, je devais rentrer à la maison au plus tard à 3 heures et demi du matin. » Ceci ne lui posait pas de problème :
« Ça ne me dérangeait pas de devoir rentrer à une heure précise, bien que j’avais 25 ans. J’étais fatiguée… Et pour ma sœur, c’était pareil. On se mettait au lit et on se disait : “Mama mia, si maintenant on devait aller danser, on ne pourrait pas.” Tu vois, maintenant, je peux sortir le temps que je veux et je ne rentre pas trop tard. »
10Le fait d’avoir eu des limites à respecter ne semble pas l’avoir gênée ni avoir remis en cause sa condition d’adulte.
11Partir en week-end avec le partenaire n’était pas toujours simple. Les parents de Leticia (26 ans) n’appréciaient pas beaucoup qu’elle parte avec son copain :
« J’ai eu beaucoup de mal à pouvoir partir en week-end parce que mon père dans ce sens… Mais bon, oui, je suis partie avec Oscar et d’autres amis. Nous sommes toujours partis avec d’autres amis. À ma mère, ça ne lui posait pas trop de problèmes. Elle a confiance en moi et elle sait que si tu dois faire quelque chose, tu n’as pas besoin de partir en week-end. Mon père, il aimait moins. Au début, il était très réticent. »
12Son discours trahit une certaine pudeur lorsqu’elle fait référence aux rapports sexuels : « Si tu dois faire quelque chose. » Elle nous explique plus loin comment, une fois la décision du mariage prise, les choses ont changé, son copain et elle ont pu davantage s’éprouver :
« Les deux premières années, avec Oscar, je ne suis pas partie en week-end… Une seule fois. Une fois que nous avons décidé que nous allions nous marier, j’ai commencé à partir avec lui. On allait souvent dans la maison de campagne de ses parents. Je disais à mon père “Je vais partir quatre jours” et il me disait “On verra”. Puis, après, le “on verra”, ça voulait dire d’accord. »
13La maison de campagne, à l’égal de la voiture, permet aux jeunes d’avoir un lieu pour avoir des rapports sexuels librement. Saul explique comment, lorsqu’ils partaient en week-end avec sa copine, c’était toute une histoire. Quand ils revenaient, ses beaux-parents ne parlaient pas à leur fille pendant quatre jours pour la punir. Le copain de Lara (28 ans) habitait seul. Alors, parfois, elle disait à ses parents qu’elle partait en week-end avec des amis puis elle restait tout le week-end chez lui à Madrid. Elle prétendait qu’elle partait avec lui mais avec des amis : jamais seuls tous les deux. Pour les parents, le fait de savoir qu’il y avait des amis avec le couple correspondait à une garantie qu’ils seraient raisonnables et n’auraient pas de rapports sexuels. Pour les garçons, le contrôle est moindre mais il existe quand même dans le sens où, s’ils partent avec leur copine en week-end, les parents peuvent avoir des jugements négatifs sur celle-ci. Des auteurs comme P. Cruz Cantero et P. Santiago Gordillo (1999) attribuent cette attitude à la persistance de valeurs et d’attitudes traditionnelles, notamment chez les pères. Au-delà de l’attitude parentale, l’attitude des enfants nous révèle une forte identité statutaire de leur part. Ivan explique comment ça se passait pour lui et sa copine :
« Lorsque nous partions ensemble en week-end, on devait dire qu’on allait avec des amis. C’était plus pour sa famille que pour la mienne. Bon, elle, elle était plus jeune que moi. Elle avait 27 ans. Et puis moi, ça ne me dérangeait pas de dire à mes parents qu’on partait avec des amis. Je n’aime pas trop ces gamineries mais c’était surtout pour elle que je le faisais. C’est pourquoi on disait toujours qu’on partait avec des amis, avec un autre couple. Mais bon, souvent, c’était vrai aussi. »
14Les jeunes n’emploient pas de termes agressifs, et ne portent pas de jugements négatifs à l’égard de l’attitude de leurs parents dans le passé. C’est quelque chose qui nous a frappés. Souvent, même lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec leurs parents, ils ne marquent aucune acrimonie envers eux ou ne protestent pas : « J’avais une envie folle de quitter la maison. » Ils décrivent l’attitude parentale comme une contrainte mais sans amertume, sans dire : « J’avais un travail, j’étais adulte et ils n’avaient pas le droit de… Et je n’avais qu’une envie c’était de partir de chez eux. »
La sexualité
15Les enquêtes en Espagne montrent que les jeunes entre 25 et 29 ans ont eu peu de partenaires sexuels : le nombre moyen de partenaires se situe, pour l’année, à 1,45 pour les hommes et à 1,09 pour les femmes (M. Martin Serrano, O. Velarde Hermida, 2001, p. 282). Nous nous sommes intéressés à l’expérience sexuelle de ces jeunes jusqu’au moment du mariage pour comprendre le sens qu’ils donnaient à celle-ci. Un premier groupe est formé par des jeunes qui n’avaient jamais eu de rapports sexuels au moment du mariage. C’est le cas de Candela et de Nicolas. Catholiques, ces jeunes donnaient à leurs croyances religieuses une grande importance et refusaient les rapports sexuels avant d’être unis par les liens du mariage.
16Dans un deuxième groupe – il s’agit d’Alicia, Lara, Leticia et Saul – on trouve ceux qui ont eu des relations sexuelles avant le mariage avec leur futur époux ou future épouse, toutefois au bout d’un an après qu’ils ont commencé à sortir ensemble et pas avant. Quand ils se sont rencontrés, ils avaient entre 17 et 24 ans. Nous leur avons demandé s’ils avaient parfois réfléchi au fait qu’ils se mariaient sans avoir eu d’autres expériences sexuelles et sans avoir connu d’autres partenaires. Les réponses renvoyaient à l’idée que la vie avait fait les choses ainsi et qu’ils ne pouvaient pas les changer. A posteriori donc, ne pas avoir connu d’autres partenaires ne semblait pas leur poser de problèmes. Lara nous dit :
« Peut-être ça aurait été mieux que j’aie d’autres relations sexuelles. Quelque part, je regrette. Mais bon, tout m’a bien réussi et je n’ai pas eu de problèmes majeurs. Mais si tu es avec plus de personnes, tu découvres plus de choses. Mais bon, je me dis que j’ai une relation saine et que je n’ai pas de problèmes. Je crois que chacun a son moment. »
17Lara, avant la relation avec son actuel mari, ne se sentait pas prête à avoir des rapports sexuels, c’est pourquoi elle dit : « Chacun a son moment. » Son moment à elle a été celui de ses premiers rapports sexuels avec celui qui deviendrait par la suite son mari. Lara est la seule des interviewés qui ose dire : « Quelque part je regrette », les autres n’expriment pas ce sentiment.
18Un troisième groupe est constitué par ceux qui ont connu plusieurs partenaires : c’est le cas de Tica (29 ans) et d’Ivan (29 ans). Tica avait eu des relations avec son ancien copain et Ivan avec d’autres filles.
19Donc, avant le mariage, ces jeunes n’ont pas connu une vie sexuelle très intense. Ils ont eu peu de partenaires et parfois un seul. De plus, dans le quotidien de leurs relations, ils ne pouvaient pas dormir ensemble. Bien évidemment, ceci ne signifie pas qu’ils n’avaient pas de rapports, mais on peut penser que les opportunités étaient moindres. Tout se passe en quelque sorte comme si, à cette période de la vie, les jeunes préféraient sacrifier leur sexualité et leur autonomie à la sécurité économique et sentimentale.
20Ils se soumettent donc aux exigences parentales et obéissent. Parfois ils négocient avec leurs parents l’acquisition de nouveaux droits mais en évitant d’entrer en conflit avec eux. Les parents, de leur côté, utilisent souvent le chantage affectif pour obtenir ce qu’ils veulent de leurs enfants (cf. première partie).
Se marier
21Par plusieurs aspects, le mariage en Espagne constitue un rite de passage : les jeunes quittent la maison parentale à ce moment-là et emménagent dans un espace tout neuf. Pour les parents, leur rôle est achevé : ils considèrent que leur enfant est désormais adulte et s’immisceront moins dans sa vie car il a une nouvelle famille. La responsabilité de leur fille devient avant tout celle de son époux et la responsabilité de leur fils celle de sa femme.
22Les jeunes ne prennent pas la décision de se marier très longtemps à l’avance. Les délais vont de trois mois à deux ans. Ils se marient en général après un minimum de deux ans de relation. Ce n’est pas seulement le temps de la relation qui compte mais la situation de chacun des conjoints. En général, la décision survient quand l’un, sinon les deux partenaires, a des économies et un travail stable depuis un certain temps. Il est très rare de voir des étudiants ou des jeunes en tout début de vie professionnelle se marier.
23La décision du mariage peut-être prise soit de manière programmée soit de manière accélérée. Dans le premier groupe, on trouve Leticia, Alicia, Lara, Candela et Nicolas, lesquels avaient décidé de se marier bien longtemps à l’avance et qui avaient tout préparé économiquement et matériellement : les deux partenaires avaient fini leurs études, avaient un emploi stable et quelques économies. Un deuxième groupe est formé par des jeunes qui avaient envie d’être ensemble, qui ne supportaient plus la séparation. C’est le cas de Tica et d’Ivan. Ils ont décidé de se marier avec un délai de trois ou quatre mois. Aucun des deux n’avait d’économies ni d’emploi stable mais leur partenaire si. Un troisième cas est celui de Saul : il a vécu en concubinage pendant trois mois mais la pression familiale a été telle qu’il s’est finalement marié : le mariage a été organisé en cinq semaines. Tous deux avaient un emploi stable.
24Nous avons demandé à ces jeunes pourquoi ils avaient choisi de se marier au lieu de vivre tout simplement en concubinage. Leur réponse devait nous permettre de comprendre si le mariage était la conséquence de la pression familiale ou non.
25Les justifications varient. Alicia l’explique ainsi :
« Mon conjoint n’était pas contre le fait de se marier mais il disait “Pourquoi on doit m’obliger à signer un papier si nous sommes déjà mariés [il fait référence à la propriété commune de l’appartement et le prêt commun] ?” Moi je crois que tu te maries pour une sécurité, tu te dis : “S’il lui arrive quelque chose, qu’est-ce que je fais ?” Tu as toujours le doute de te dire que s’il arrive quelque chose et qu’on habite en concubinage, on va perdre ce qu’on a, ou quelqu’un d’autre va le prendre. »
26Pour Alicia, dans le mariage, il y avait aussi un aspect matériel : « Moi, je me disais que si on habitait en concubinage, on n’allait pas aménager l’appartement que nous avions acheté. Je me disais que si on se mariait, il y avait une date limite et il fallait aménager la maison avant. » Au début, l’appartement d’Alicia devait être rénové par son frère et son beau-frère mais personne n’avait rien fait pendant quatre ans. Le mariage était une manière pour Alicia d’accélérer les choses. Elle explique que ses parents et ses beaux-parents auraient accepté qu’ils habitent en concubinage : « Si on était partis vivre ensemble avant de se marier, je crois que ma mère et ma belle-mère ne l’auraient pas mal pris. Elles n’auraient pas non plus aimé, mais bon. » Pour elle, le concubinage aurait supposé une attente par rapport à l’installation.
27Tica explique que vivre chacun chez ses parents est devenu au bout d’un moment trop dur, car leurs parents ne leur laissaient pas assez de liberté pour partir en week-end. Avec son fiancé, elle avait songé vivre en concubinage :
« Nous avons essayé de parler à son père qui était le plus compréhensif des quatre parents pour lui dire qu’on avait l’idée de vivre en concubinage. Il a poussé un cri si haut que nous nous sommes dit : “Ah oui ? Alors on se marie.” Et en trois mois, nous nous sommes mariés. [Elle donne des détails :] C’est mon mari qui a tout d’abord parlé seul avec son père. Il a dit que nous voulions vivre en concubinage et ça a été catastrophique. Son père lui a dit qu’il trouvait ça très mal, et notamment à cause de moi, en tant que femme. Il disait : “Qu’est-ce que les gens vont penser ?” Il disait qu’il trouvait ça très mal. Mon mari travaille avec son père dans l’entreprise de celui-ci. À l’époque, il devait lui augmenter son salaire mais il lui a dit que si on vivait en concubinage, il n’aurait pas d’augmentation de salaire et pas d’aide de sa part pour quoi que ce soit. Alors nous nous sommes dits : “OK, on va faire les choses comme ils aiment car ça ne nous déplaît pas non plus. On fait le mariage et comme ça, on a de l’aide et tout est plus joli, plus agréable et ce n’est pas un drame. »
28Le beau-père de Tica a donc fait un chantage économique et affectif à son fils, et indirectement à sa future belle-fille, et ça a marché. On remarque que ces jeunes sont moins attachés à l’institution du mariage que leurs parents, mais aussi qu’il est important pour eux d’avoir de bons rapports avec eux. Ils sont prêts à sacrifier une partie de leurs projets pour en sauvegarder l’harmonie et conserver l’aide familiale. Ces jeunes, qui ont un salaire, décident de quitter la maison parce que, avec le temps, il devient dur de supporter la tutelle parentale et de se séparer de leur partenaire tous les soirs. Au lieu de partir dans un contexte conflictuel, ils cherchent la conciliation avec leurs parents et finissent par suivre la volonté de ces derniers. Les enquêtes montrent que la raison principale pour laquelle les jeunes choisissent le mariage au lieu du concubinage est la pression familiale (P. Cruz Cantero, P. Santiago Gordillo, 1999, p. 92).
29Ivan explique comment, finalement, et surtout pour des raisons familiales, ils ont décidé, avec sa copine, de se marier à l’église au lieu de vivre en concubinage :
« Si je devais ranger par ordre pourquoi on s’est mariés, je dirais que c’est tout d’abord pour ma famille, après pour la sienne, après pour moi et après pour elle. La dernière ma femme, parce que tu sais, elle n’est pas catholique. Elle ne pratique pas et puis ça lui était égal. À moi aussi. Bon, moi, je suis catholique mais là, je suis en train de changer. Je crois que je ne vais plus être catholique, je vais seulement rester chrétien. [Il explique pourquoi la famille passe en premier lieu :] Ça a été une question familiale parce qu’on aurait pu créer un conflit total si on avait décidé de vivre en concubinage. Moi, j’avais envie de me marier à l’église, mais ça aurait pu attendre, on avait surtout envie d’être ensemble parce que ça devenait de plus en plus dur de se séparer tous les soirs. Il est arrivé un moment où la relation avait besoin d’un peu de stabilité. »
30À un moment, il a évoqué devant sa famille l’idée qu’ils pensaient éventuellement à vivre en concubinage : « Un jour j’ai laissé tomber qu’on songeait peut-être à vivre ensemble et ma mère a poussé un cri terrible : “Comment, tu vas partir vivre… ? Mais comment ! Comment vas-tu partir comme ça ? !” » L’un des frères d’Ivan avait vécu en concubinage et sa mère avait beaucoup souffert de la situation. Pour différentes raisons, il ne voulait pas refaire la même chose :
« Je suis le petit dernier de la famille et ils ont des idéaux pour moi. Ça aurait été catastrophique. En plus, mon frère avait vécu avec sa copine et, à vrai dire, la situation était très tendue. Ma mère avait vraiment beaucoup, beaucoup souffert. Moi je ne voulais pas avoir de conflit avec eux, je voulais avoir une relation normale avec eux comme celle d’aujourd’hui. Tu vois, on va chez eux et on est réellement ensemble avec ma femme et pour eux, il n’y a pas de problèmes. »
31Au cours de l’entretien, Ivan nous explique que, lorsqu’il était petit, il était en internat, et ses parents le croyaient heureux dans cette école. Lui ne l’était pas, mais il a toujours dit qu’il l’était pour ne pas leur faire de peine. Ses frères avaient échoué dans leurs études dans ce même internat, et ses parents avaient reporté beaucoup de leurs espoirs sur lui. Il semble que, pour Ivan, le bonheur de ses parents et le maintien d’une bonne relation avec eux soient une priorité absolue. Si ces jeunes acceptent de céder à la pression parentale, c’est parce qu’ils sont fortement attachés à leur famille et ont une forte identité statutaire « d’enfant de ». Ils n’aiment ni le conflit, ni voir leurs parents souffrir à cause d’eux.
32Pour d’autres jeunes, la justification du mariage vient d’une envie d’officialiser la relation, et de leurs croyances personnelles. Leticia explique comment, pour elle, c’est une question de valeurs : « Je suis allée à une école catholique. J’ai étudié jusqu’à l’âge de 16 ans et j’ai voulu me marier parce que ça me paraissait important bien que je pense que le compromis est le même. Mais je voulais me marier simplement pour formaliser une relation. » Lara ne concevait pas non plus la vie en concubinage :
« On s’est pas posé la question de vivre ensemble, ses parents sont profondément traditionnels et les miens sont assez traditionnels. Nous ne l’avons pas fait, aussi parce que moi, je ne me sentais pas capable de vivre avec quelqu’un, je n’avais aucune envie. Je ne sais pas… Peut-être que si sur le coup on n’avait pas décidé de se marier, on aurait habité ensemble. Peut-être… Mais on était si convaincus que, directement, nous nous sommes mariés. »
33Comme nous pouvons le remarquer, Lara place l’avis des deux familles avant le sien. Notons aussi comment elle réalise une identification entre : « être convaincu » et le mariage. Et : « ne pas être convaincu » et le concubinage. Comme si le concubinage était réservé à ceux qui ne sont pas sûrs d’avoir trouvé l’amour de leur vie.
34Saul est le seul de tous ces jeunes à avoir vécu en concubinage avec sa compagne. Ils ont vécu en concubinage pendant trois mois. Le mariage s’est décidé pour éviter les conflits, notamment avec sa belle-famille. Saul explique ainsi les choses : « Pour les parents d’Eva, ma femme, le fait qu’on habite en concubinage avait été un peu traumatisant. Ils ne l’acceptaient pas bien. C’est moi qui ai poussé pour le mariage parce que je ne voulais pas donner de l’importance à ce sujet. Je voulais trouver la solution la moins traumatisante possible pour tout le monde. Alors je me suis dit que c’était la meilleure solution. »
35La belle-famille lui faisant du chantage affectif, Saul n’a pas voulu prolonger cette situation. Il était tiraillé entre l’avis de sa compagne qui ne voulait pas se marier et celui de sa belle-famille qui attendait le mariage avec impatience. Quelquefois, la pression des parents va au-delà du mariage lui-même, car les beaux-parents souhaitaient un mariage à l’église. Parfois Saul réfléchit sur le passé et se pose des questions : « Aujourd’hui, je me dis que j’aurais peut-être dû plus respecter la décision de ma femme de ne pas vouloir se marier. Mais d’un autre côté, ceci aurait supposé un traumatisme familial interne. »
36Nous avons demandé à ces jeunes comment ils justifiaient leur choix du mariage plutôt que celui du concubinage. Or, s’ils ont bien justifié pourquoi ils n’avaient pas vécu en concubinage avec le (la) partenaire qu’ils avaient choisi (e) comme futur (e) époux (se), ils n’ont pas expliqué pourquoi ils n’ont pas pensé au concubinage comme mode de vie en soi, avant de savoir si c’était la personne avec qui ils voulaient signer pour la vie, et avant d’avoir un emploi stable et des économies. Par moments, leurs discours étaient contradictoires : ainsi, d’un côté, ils disaient que « oui », ils avaient pensé vivre en concubinage mais que la pression parentale était trop forte, et, d’un autre côté, ils disaient que de toute façon, même s’ils avaient vécu en concubinage, ils se seraient mariés ensuite avec cette personne. Cette contradiction vient sans doute de leur modèle et par conséquent de la manière dont ils avaient compris la question, mais aussi des contraintes qu’ils subissent de la part de la famille. Ils ont certes justifié le choix du mariage à la place du concubinage à un moment précis, mais non pas l’idée du mariage en soi. Certains l’ont fait mais pas d’autres. Par exemple, Tica voulait vivre en concubinage pour pouvoir être avec son ami au quotidien. Mais, dans tous les cas, elle se serait mariée ensuite et ce n’est qu’avec lui qu’elle aurait vécu en concubinage. Ivan aussi avait les mêmes motivations. Saul est le seul interviewé qui met en avant le concubinage comme un mode de vie en soi. Lorsque les jeunes ont pensé au concubinage, c’était plus à cause d’un ras-le-bol qu’en raison des « avantages » de celui-ci comme test de soi et de la vie de couple, tout simplement comme un style de vie.
37M. Bozon (1997, p. 53) distingue deux cas de figure concernant les formes d’entrée dans la vie conjugale : ce qu’il appelle « le mariage direct » concerne la plupart des jeunes Espagnols mariés que nous avons rencontrés. Quant au « mariage après la cohabitation », il correspond au cas de Saul. Notons que ces jeunes disent qu’ils auraient été prêts à vivre en concubinage mais avec un engagement, la cohabitation ne pouvant se faire à leurs yeux qu’avec la personne avec laquelle ils avaient décidé de se marier un jour.
38On peut se demander pourquoi ces jeunes ne conçoivent pas de cohabitation avec une autre personne que celle avec laquelle ils comptaient se marier. Pour ceci, il est nécessaire de comprendre le sens qu’ils donnent au mariage.
39J. Kellerhals, J. -F. Perrin, G. Steinauer-Cresson, L. Voneche, G. Wirth (1982, p. 95-96) ont fait une typologie concernant la préférence des jeunes suisses pour le mariage plutôt que pour une simple vie commune. Les auteurs distinguent quatre types de justifications.
- Perspective charismatique : « On peut choisir le mariage parce qu’on est persuadé que l’officialisation du lien change, en bien, la qualité de celui-ci, lui donne sa dimension véritable. » À l’intérieur de cette catégorie, l’auteur distingue deux sous-types : le type religieux et le type séculier. Dans le type religieux, « le mariage correspond à un dessein de Dieu où la bénédiction nuptiale modifie au plus profond le lien conjugal en le faisant accéder à sa pleine nature, à la fois interpersonnelle et communautaire ». Dans le type séculier, le mariage est basé sur l’idée que l’officialisation du lien le renforce, lui permet de mieux s’exprimer ou s’épanouir tant à cause des symboles mis en œuvre qu’en raison des changements d’attitudes que l’officialisation provoque chez les intéressés.
- L’interprétation pragmatique : elle « tient à la conviction du sujet qu’il est plus commode, plus pratique, de vivre la vie quotidienne du couple en l’officialisant plutôt qu’en restant en dehors de l’institution ».
- « La perspective statutaire considère le mariage officiel comme préférable à l’union libre parce qu’il procure un statut social à la personne et surtout parce qu’il la pourvoit d’une sécurité sociale, d’une protection, dont semble dépourvue la simple liaison. L’idée est de protéger les investissements psychologiques et matériels qui accompagnent une liaison de longue durée par une garantie juridico-sociale. »
- Le souci de conformité ou conformisme – au sens étroit – qui « consiste simplement à persuader les conjoints que l’entourage (familial notamment) ne tolérera pas à long terme une vie commune sans mariage. On obéit alors à la pression des proches, même si l’on estime que cela n’est guère bénéfique pour la relation ».
40Or, nous voyons que, vingt ans après cette étude, les jeunes espagnols, choisissent encore le mariage principalement dans une perspective de type « charismatique religieux » : c’est le cas de Candela, Nicolas, Tica, Lara, Leticia. Pour eux, le mariage à l’église était important car, à leurs yeux, être unis devant Dieu donne un sens particulier à l’union. Alicia s’est mariée dans une « perspective statutaire » : elle considère que le mariage donne une sécurité plus grande à celui qui s’engage. Saul et Ivan ont cédé à la volonté des parents, et on peut dire qu’ils se sont mariés dans un « souci de conformisme ». Les typologies sont toujours rigides et on constate comment par exemple Tica, que l’on classe dans le « type charismatique », relève également du type « souci de conformité », dans le sens où, dans un premier temps, elle voulait vivre en concubinage mais ne l’a pas fait à cause de la famille. Il faut savoir que les deux conjoints ne sont par forcément dans le même type de justification.
41Une fois prise la décision de se marier, tous les jeunes rencontrés se sont mariés à l’église : phénomène curieux quand on sait que 53 % des jeunes espagnols ne vont jamais, ou presque jamais, à l’église (J. Gonzalez-Anleo, 1999, p. 269). Dans l’enquête menée par ces auteurs, il semble qu’en 1999, 57 % des jeunes disaient préférer le mariage à l’église et 15 % le mariage civil. En Espagne, lorsqu’on se marie à l’église, il n’y a pas de cérémonie civile.
42La décision de mariage est prise par les jeunes sans se consulter préalablement avec leurs parents auxquels ils l’annoncent par la suite. Cette attitude n’est pas due au fait qu’ils ne tiennent pas compte de leur avis, ou parce qu’ils auraient une forte identité personnelle, mais plutôt au fait qu’ils savent que ces derniers approuvent leur choix, car la décision vient souvent après des années passées ensemble. De plus, le mariage correspond au modèle considéré comme « bon » par les parents.
La préparation du mariage
43La plupart des jeunes ont organisé le mariage eux-mêmes, de manière autonome. Tica parle de la préparation :
« C’est moi qui ai organisé. Javi n’avait pas le temps. Moi je suis comme ça, je m’organise. J’ai peut-être plus d’initiative que ma mère. Bon, je lui demandais des conseils, qu’elle m’accompagne pour faire les cartons d’invitation, une série de choses. Mais tout a été fait comme je voulais. Pour la robe, je suis allée avec ma mère mais c’est moi qui ai choisi. »
44Plus loin dans l’entretien, en parlant de l’aménagement de l’appartement, elle revient sur le mariage :
« Mon mari voit comme moi que sa mère se mêle de tout. Pendant le mariage, elle aurait aimé organiser pas mal de trucs mais pour moi, c’était clair que nous n’avions pas les mêmes goûts et je ne voulais pas me sentir obligée de faire comme elle voulait parce que c’était mon mariage. C’est pour ça que je l’ai organisé seule et je n’ai pas beaucoup impliqué ma mère pour qu’il n’y ait pas de jalousies. »
45On sent, dans le discours de Tica, qu’elle se sent obligée de justifier le fait que sa mère n’ait pas été davantage présente. En effet, en Espagne, lorsqu’une mère annonce que sa fille va se marier, tout le monde lui dit : « Oh là, là ! Tu ne dois plus avoir le temps de rien faire avec l’organisation ! »
46Leticia nous dit que c’est essentiellement elle et son mari qui ont organisé le mariage : « Le mariage, nous l’avons organisé Oscar et moi. Ma mère m’a accompagnée là où j’ai dû aller. Mais le restaurant, les fleurs et tout ça, nous l’avons décidé tous les deux. » Candela explique que, pour son mariage, elle a tout organisé avec son copain car ils vivaient tous les deux déjà de manière indépendante : « Nous avons tout organisé à nous deux, on était déjà indépendants et moi j’étais habituée à organiser ma vie depuis toujours. Bon je ne dis pas qu’ils ne m’ont pas aidée à certaines choses. Par exemple, ce sont mes parents qui ont distribué les cartons d’invitation parce que moi, ces trucs-là me gonflent. » La tradition veut, lorsque c’est possible, que l’on apporte personnellement aux invités le carton d’invitation au mariage. C’est cette partie de l’organisation que Candela a déléguée, notamment à ses parents. Pour certains jeunes, la mère a joué un rôle essentiel dans l’organisation du mariage, notamment les mères des jeunes filles. Le mot « mère » revient dans les discours sur l’organisation du mariage, montrant que c’est un domaine féminin et non masculin. Les décisions sont souvent prises avec le futur mari mais, concrètement, les femmes s’occupent davantage des démarches.
La demande en mariage
47Il est nécessaire ici d’énoncer quelques précisions linguistiques et de traduction. En Espagne, le mot noviazgo, qui se traduit en français par le mot « fiançailles » signifie toute la période pendant laquelle les jeunes sortent ensemble jusqu’au moment du mariage. Le fiancé est le novio, la fiancée la novia : ceci ne signifie pas qu’il y ait eu des fiançailles officielles mais simplement que les jeunes sortent ensemble. Il est très rare que les jeunes se fiancent.
48Il y a en Espagne une démarche que l’on désigne par petición de mano (en français : « demander la main ») au cours de laquelle le jeune demande aux parents de sa bien-aimée la permission d’épouser leur fille. Actuellement en Espagne, ce moment se situe un mois avant le mariage ou la semaine qui le précède. En réalité, c’est l’occasion pour les deux familles de se rencontrer pour se connaître avant le mariage. En effet, et bien qu’au cours des années passées ensemble les jeunes aient connu les belles-familles, ces dernières ne se connaissent pas entre elles. Certains jeunes profitent de cet instant pour faire un petit discours ou demander leur fiancée officiellement en mariage, mais c’est de moins en moins courant. Lorsque les jeunes font cette démarche, c’est vraiment un acte symbolique car tout est déjà prêt pour le mariage. Après cette réunion de famille, les jeunes continuent à être appelés fiancés, comme auparavant. La demande en mariage n’a pas de connotation religieuse et aucune cérémonie n’est prévue pour l’occasion.
49Cependant, à cette occasion, les jeunes échangent souvent un cadeau, et les parents du futur marié offrent un cadeau à leur future belle-fille, habituellement une montre pour le futur marié, une bague ou une montre pour la future mariée. Les parents du garçon offrent généralement un bijou à leur future bru. Traditionnellement, la réunion a lieu dans la maison des parents de la future mariée. La réunion peut comprendre soit seulement les parents respectifs, soit les parents et les frères et sœurs. Les modalités varient selon les couples. Tica raconte ce qu’ils ont fait :
« Nous n’avons pas fait de demande en mariage, parce que je trouve que c’est une bêtise. Javi m’a offert une bague lorsque nous avons dit que nous nous mariions, puis nous avons fait une réunion avec ses parents et les miens sans les frères. Après, Javi et moi nous avons eu l’idée de donner rendez-vous à tous les frères et de sortir avec eux un soir faire la fête pour qu’ils se connaissent. »
50Lara explique leur cas :
« Nous avons fait la demande de mariage et tout. Tout de manière super-traditionnelle. À vrai dire, au début, on en avait marre du mariage et peut-être qu’on aurait voulu moins d’invités, mais lui c’est le plus petit de quatre frères et ses parents sont très âgés, très traditionnels et une fois qu’on avait décidé de se marier… Moi je lui ai offert une montre et lui une autre, échange de montres… »
51Nous observons Lara faire référence aux parents et à leurs valeurs pour justifier le côté très traditionnel de son mariage.
Le partage des frais
52Les frais du mariage sont généralement supportés par chacun des partenaires à parts égales, puis chacun paie pour ses invités. La contribution des parents varie en fonction de leurs moyens et l’attitude des jeunes.
53Dans un premier cas de figure – Lara, Nicolas et Ivan – les parents ont tenu à payer la noce. Lara explique que ses parents ont pris en charge la moitié qui lui correspondait mais qu’elle s’est payée elle-même sa robe de mariée. Nicolas, lui, avait proposé de payer sa part du mariage mais ses parents ont insisté pour le faire. Dans le cas d’Ivan, ses parents ont dû demander un prêt : Ivan explique que, de toute façon, pour ses parents, ça fait partie de leurs obligations car ils considèrent qu’il est normal de prendre en charge le mariage de leur enfant. Ivan n’avait d’ailleurs pas d’argent pour faire face à ces dépenses. Il explique avoir d’abord tout organisé avec sa future femme en comptant demander un peu d’argent à ses parents, mais l’accumulation des frais l’a contraint à demander plus qu’il ne l’avait prévu au départ. Ses parents lui ont alors offert son mariage mais même s’il en avait eu les moyens, ils l’auraient fait. Il nous dit :
« Bon, je pensais le payer moi-même. Bon, on savait depuis le début qu’on devait demander un peu d’argent mais après, tout était hors de prix et, à la fin, c’était beaucoup plus que ce qu’on avait calculé. L’affaire des mariages, c’est quelque chose. Au début, tu te dis que pour te marier, tu n’as pas besoin de grand-chose et, à la fin, il te faut des milliers d’euros. »
54Ce geste de la part des parents n’a pas été sans conséquences :
« On voulait un mariage très personnel alors il y a eu un moment délicat parce que, comme les parents payaient, ils considéraient qu’ils avaient plus de droit à inviter que nous mais… mais d’un autre côté, nous, on voulait un mariage à notre goût parce qu’on considérait que c’était notre mariage, non ? Finalement, nous avons fait comme nous avons voulu. »
55La prise en charge financière du mariage par les parents leur donne, souvent, des droits supplémentaires dans son organisation. Tica et son mari voulaient payer le mariage eux-mêmes, mais les parents voulaient inviter plus de gens qu’ils n’avaient prévus car ils disaient avoir des obligations :
« Dans un premier temps, on voulait que ça soit un mariage avec peu d’invités, quelque chose de familial avec quelques amis. Mais comme c’était le premier mariage du côté de la famille de Javi et de la mienne, tout le monde a commencé à dire qu’ils étaient dans l’obligation d’inviter certaines personnes. Il fallait le faire et nous sommes arrivés à un accord. Comme le mariage devait être uniquement à nous, on comptait tout payer mais alors on a dit : “Bon et bien, vous nous aidez et vous pouvez aussi inviter vos amis et les personnes avec lesquelles vous avez des obligations.” »
56Le poids de la famille est important dans l’organisation même du mariage. Dans le discours de Tica, nous observons comment, à un moment, elle dit : « Comme le mariage devait être uniquement à nous. » De nouveau, les pressions familiales priment sur les envies des jeunes.
57Il y a des jeunes qui ont financé eux-mêmes leur mariage. C’est le cas de Leticia. Elle avait mis de l’argent de côté avec son futur mari. Elle nous dit : « Mon père m’a acheté ma robe et les chaussures… Normalement c’est les parents du fiancé qui auraient dû l’offrir, mais les économies de mes beaux-parents étaient justes… Et comme mes parents pouvaient le faire, et bien je ne me suis pas posé la question. » Elle fait référence à une tradition madrilène où les parents du fiancé paient la robe de la mariée mais, dans la pratique, cette tradition est de moins en moins répandue. Candela explique que c’est sa mère qui lui avait offert le tissu pour la robe et les boucles d’oreilles. Le reste, c’est elle et son fiancé qui l’ont payé. Alicia et son conjoint aussi ont réglé entièrement leur mariage : « Le mariage, nous l’avons payé mon mari et moi. »
Le régime du contrat de mariage
58Le type de contrat de mariage que les jeunes choisissent nous semble significatif de leur conception du couple et de la façon dont ils envisagent sa durée. C’est aussi significatif de leur conception de soi en tant qu’individus et membres du couple à la fois. Les jeunes choisissent généralement le régime de la communauté réduite aux acquêts. Il faut savoir que les jeunes rencontrés se sont mariés dans des communautés autonomes où ce régime est le régime par défaut. Dans certaines régions – en Catalogne, aux Baléares et en Navarre – le régime par défaut est celui de la séparation de biens.
59Ils expliquent ce choix, d’une part, parce que le mariage, c’est pour la vie, et, d’autre part, parce que ni l’un ni l’autre n’avait beaucoup de biens au moment du mariage. Saul (enseignant) dit : « On a la communauté de biens. Nous avions parlé un peu de l’idée de faire une séparation, mais on n’avait pratiquement rien ni l’un ni l’autre. Nous en avons parlé et, depuis le début, on était d’accord tous les deux pour faire une communauté de biens. » Alicia explique qu’avec son futur mari, ils ne s’étaient même pas posé la question de la séparation de biens compte tenu que ni l’un ni l’autre n’avait quoi que ce soit : « Nous n’avons même pas parlé de la séparation de biens parce que nous n’avions pas de biens. L’appartement est à tous les deux, la voiture est au nom de tous les deux, et comme nous n’avons rien d’autre, et bien voilà. » Pour Nicolas, ne pas faire la séparation de biens était essentiel :
« Je pense que, bon, pour moi, le mariage c’est pour la vie. Je trouve que la séparation de biens c’est comme une bouée où te tenir, une bouée économique et ce n’est pas bien. Je trouve… Je pense… Tu sais, mélanger une chose aussi importante avec l’économique. Mélanger une chose aussi importante comme c’est le fait de te marier avec l’économie et l’argent, je n’aime pas. Puis ma femme non plus à vrai dire. Chez moi, je n’ai pas non plus vu ça et je n’aime pas. »
60Pour Ivan et sa copine c’est inconcevable : « Nous, nous ne nous sommes pas posé la question parce que nous avons toujours tout partagé ensemble. » Pour lui c’est un manque de confiance dans l’autre :
« Je trouve que séparer les biens, ça signifie commencer avec de la méfiance. Moi, je ne vais pas passer ma vie à vivre avec une femme avec méfiance en disant ceci est à moi et ceci est à toi. Ça ne veut rien dire ! Tout est à tous les deux et puis voilà. C’est ce que j’ai vécu chez moi et dans l’éducation que j’ai reçue à l’école, on mettait tout en commun. Il n’y avait pratiquement pas de choses qui n’appartenaient qu’à toi. [Il reconnaît que la séparation peut arriver :] Si un jour on doit se séparer, et bien on verra, c’est tout. »
61Leticia reconnaît que, si elle avait de l’argent, elle aurait peut-être pensé à la séparation de biens :
« Nous n’avons pas fait de séparation de biens parce qu’on n’avait rien à séparer. Tout ce que nous avions, c’était en commun, alors on n’avait rien à séparer. Lorsque l’un des deux a beaucoup de biens, peut-être que la séparation c’est bien. Mais comme on n’avait rien, il n’y avait rien à séparer. Nous, on a notre petite maison et notre voiture, et les deux choses sont à tous les deux. En plus, moi, je ne penserais jamais une chose pareille. Peut-être, si j’étais multimilliardaire… Mais comme on n’a rien… Quand tu n’as rien, tu ne te poses pas la question. »
62En écoutant le discours de Leticia, on a la sensation qu’elle pense que la séparation de biens correspond à une anticipation de la rupture puisqu’elle dit : « Je ne penserais jamais une chose pareille. » En même temps, c’est comme si elle trouvait légitime de séparer l’argent quand l’un des deux a une fortune importante, mais pas dans les autres cas de figure.
63Candela (30 ans) s’est trouvée à un moment donné face à un dilemme. Son copain était très dépensier et elle avait des économies importantes. Elle ne savait pas quoi faire, proposer la séparation de biens ou non :
« Je m’étais posé la question et j’ai demandé conseil à mon père avant le mariage. Mon père, c’est quelqu’un de modéré et de bon conseil, bien qu’on n’ait pas le même avis sur beaucoup de choses. Moi, par exemple, j’avais économisé pour acheter une maison et j’avais de l’argent. Je ne savais pas très bien si je voulais faire la séparation ou pas parce que lui, il vivait au jour au jour. »
64Elle en a discuté avec son père à qui elle attribue de grandes qualités de conseiller, sa mère ayant un avis déjà tranché :
« Je voulais l’avis de mon père parce que déjà ma mère n’adorait pas mon copain alors elle allait commencer à dire : “En plus, tu vas acheter une maison et la moitié va être à son nom, puis le prêt au nom des deux…” Mon père m’a dit que, lorsque tu décidais de partager ta vie avec quelqu’un, tu la partageais pour les bonnes choses et les mauvaises choses et que tu ne pouvais pas commencer à dire ceci est à moi ceci est à toi. S’il y avait une vie en commun, c’était une vie commune de tous les deux. Ceci m’a aidé à prendre ma décision. Puis le fait de savoir que j’avais l’appui de mon père. Vis-à-vis de ma mère, c’était important pour moi. »
65Candela s’est présentée comme quelqu’un d’autonome et d’indépendant tout le long de l’entretien, mais on constate combien il lui est difficile de faire un choix sans l’appui de l’un au moins de ses parents.
66Lara et son mari ont fait une séparation de biens. Elle explique les raisons de ce choix :
« Dans le contrat de mariage, on a fait une séparation de biens. Moi, je lui ai dit dès le début, parce que lui, il a beaucoup d’argent, plusieurs maisons, un magasin, de l’argent. Alors, avant que les choses dégénèrent, je lui ai dit :
“Écoute, moi je ne veux absolument rien et, au cas où un jour il arrive quelque chose, et bien c’est mieux d’avoir une séparation de biens.” Et lui, il a toujours trouvé ça très bien. »
67Son argumentation rejoint l’idée que la séparation de biens n’est importante que lorsque l’un des membres du couple a beaucoup d’argent : pour montrer que les sentiments priment sur l’intérêt. Elle y ajoute une situation particulière : quand l’un des deux est commerçant, la séparation peut avoir une utilité comme protection de soi et de l’autre si les affaires vont mal.
68Seules Lara et Candela ont anticipé une éventuelle séparation à travers la séparation de biens et, dans les deux cas, il y avait de l’argent en jeu. Soulignons que Candela, finalement, a décidé de croire à une union pour la vie et à penser la séparation de biens comme un mauvais début. Comme s’il n’était pas possible de faire du commun en séparant les biens.
Le grand jour
69Il nous semble important de signaler quelques petits rituels qui ont lieu « le grand jour » et qui sont significatifs à nos yeux de la conception du jeune et de sa place dans la famille. A. Van Gennep1 a montré que, dans les sociétés rurales françaises, c’était souvent la mère de la mariée qui versait les larmes rituelles au départ de sa fille de la maison. En Espagne, lorsque la cérémonie a lieu à l’église, les mères des femmes comme celles des hommes, et les membres de la famille sont généralement émus. C’est une manière de montrer aux autres la peine qu’ils éprouvent de voir l’enfant partir et se séparer de la famille. Souvent les mères montrent d’ailleurs qu’elles prennent un tranquillisant le jour du mariage, c’est le symbole de l’émotion du jour et contribue à la mise en scène. Ivan (29 ans) est ému lorsqu’on lui demande si sa mère a pleuré à l’église :
« Oui, oui, elle a pleuré. Nous avons tous pleuré [il est ému]. Avant aussi, elle avait de la peine. Mais à moi, ça me faisait beaucoup de peine. [Il nous explique pourquoi :] Et bien, ça me faisait quelque chose de partir de la maison, bien que, dans un premier temps, quand j’avais commencé la fac, j’y avais pensé. Mais je ne sais pas, quand le moment est arrivé, ça a été réellement dur. C’était beaucoup de sentiments et ça me faisait… À vrai dire, j’ai eu beaucoup, beaucoup de peine quand je m’en souviens [il a les yeux qui commencent à briller]. »
70Tica nous explique comment cela s’est passé dans son cas :
« Ma mère n’a pas pleuré pendant le mariage et la mère de Javi énormément. Je pensais que ma mère allait pleurer et, en fait, elle avait les yeux qui brillaient, mais aussi quelques-uns de mes frères. Mais ma mère était très heureuse, je le sentais. Elle avait les yeux qui brillaient mais elle était heureuse. [Elle nous explique la réaction de sa belle-mère :] Elle a pleuré comme si elle était en train de penser que son enfant partait de la maison et qu’elle n’allait pas le revoir souvent. Je ne sais pas si elle a eu de mauvaises expériences comme ça par rapport à des copines à elle. Mais après, elle a vu que ce n’était pas le cas… Sa fille s’est mariée il y a six mois et elle n’a pas pleuré pendant son mariage. Elle a dû le ressentir d’une autre manière. Tu me diras, sa fille est partie vivre aux Canaries. Bref, c’était un peu la nouveauté, son premier fils. Peut-être qu’elle pensait qu’elle n’allait plus le voir ? Mais bon, après elle a vu que ça ne signifiait pas qu’elle ait perdu un enfant. »
71Le mariage est une manière de se plier aux valeurs plus ou moins traditionnelles des familles mais aussi une manière pour les jeunes de « rendre » lors de la célébration une reconnaissance à la famille d’origine après tant d’années passées avec elle (A. Domingo i Valls, à paraître). Lorsque le mariage a lieu à l’église, il n’y a pas de mariage civil à la mairie. Les témoins n’ont pas un rôle visible dans la cérémonie. Ils sont assis au premier rang et signent l’acte de mariage après la cérémonie à la sacristie. Généralement, ce sont des amis, des oncles, des tantes ou des cousins. Le père de la mariée et la mère du marié sont les parrains du mariage. Ils jouent un rôle important dans le déroulement de la cérémonie car ils marchent avec les mariés jusqu’à l’autel et sont à leurs côtés durant la cérémonie.
72Si le mariage est civil, il a lieu à la mairie, et ce sont les témoins qui ont le rôle principal durant l’acte, car ils sont placés auprès des mariés. Les dossiers sont constitués auprès du tribunal de justice. Dans le dossier présenté au tribunal, les témoins ne peuvent pas être membres de la famille des mariés. Par contre, le jour de la cérémonie à la mairie, les témoins peuvent être des membres de la famille et, normalement, ce sont les parents. Nous pensons que ceci est significatif de la force du modèle espagnol. Pour les parents, il est déjà dur de voir que leur enfant ne se marie pas à l’église mais, en outre, ne pas avoir le rôle de parrain ou marraine, ce serait trop.
73Une fois la cérémonie du mariage terminée, certains détails sont parlants. Par exemple, la composition de la table nuptiale : ceux qui y sont assis sont les parents des jeunes mariés et parfois quelques membres de la famille. Mais, fait significatif, il n’y a pas d’amis du couple ; les jeunes se marient en tant qu’« enfants de ». Le nombre d’invités semble variable : de 80 à 200 personnes. Nous n’avons pas observé de mariages en petit comité. Ceci nous semble significatif du caractère familial et social du mariage. En général, le mariage a lieu dans la ville de la mariée, mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, Alicia explique que son futur mari tenait beaucoup à se marier dans son village et elle a fini par l’accepter.
74La nuit du mariage, il est habituel que les mariés dorment à l’hôtel, puis partent le lendemain en voyage de noces. D’ailleurs, les hôtels où le banquet a lieu offrent souvent la chambre d’hôtel aux mariés : à partir du jour du mariage, les jeunes ne dorment plus chez leurs parents. Autant en tant que partenaires, il ne fallait pas dormir ensemble, autant en tant que mariés, il ne faut pas dormir séparément. En général, en Espagne, on dit que la première année du mariage est la plus dure : c’est compréhensible car c’est à partir de là que les deux jeunes vont devoir apprendre à vivre ensemble et de manière indépendante par rapport à la famille, chose qu’ils n’ont jamais, ou rarement, faite auparavant.
LA NOUVELLE VIE
S’organiser
Même ville, même quartier
75Les jeunes mariés habitent généralement la même ville que leurs parents et/ou beaux-parents. Leur lieu de résidence se trouve souvent à proximité, sinon dans le même quartier que celui des parents de l’un des conjoints. Dans certains cas, ceci s’explique du fait que la famille a déjà un appartement. Nicolas et sa femme habitent un appartement de sa belle-famille. C’est l’ancien cabinet de consultation de son beau-père : il l’avait acheté à côté de chez lui pour éviter les déplacements. Lara habite plus près de ses beaux-parents que de ses parents. Ses beaux-parents avaient plusieurs appartements, situés à proximité de leur domicile, qu’ils ont donnés à leurs enfants. Les parents, lorsqu’ils sont amenés à acheter un appartement, l’achètent généralement près de leur domicile en pensant au jour où les enfants grandiront. Un exemple extrême, que nous connaissons, est celui d’un couple qui avait vendu un terrain où un immeuble allait être construit, avec pour condition d’y avoir sept appartements : ils habitent aujourd’hui l’un des appartements et chacune de leurs six filles occupe avec sa famille les autres appartements. Soulignons que leurs filles non seulement habitent le même immeuble que leurs parents mais qu’ils passent tous les vacances ensemble. On peut penser que cette « technique » parentale rentre dans la logique de rétention des enfants. Pourquoi s’en iraient-ils loin alors qu’ils peuvent habiter près de la famille, que l’appartement est déjà là pour eux ? Certains jeunes, néanmoins, comme nous l’avons vu avec les jeunes concubins, décident de se passer de l’appartement familial.
76Ivan habite le même quartier que sa belle-famille. Lui et sa femme louent l’appartement de sa belle-sœur. Soulignons que la belle-sœur a acheté un appartement à son tour auprès de ses parents. Lorsque nous lui demandons si le fait d’être près de la belle-famille a influencé leur choix, il répond :
« Oui, ça a influencé. Tu sais bien qu’ici, du moins en Espagne, il y a toujours tendance à vivre près de la famille de la femme. Je dis ça parce que j’observe ça entre mes amis, ils finissent toujours… Il y a des exceptions mais il y a toujours une tendance à aller vers la famille de la fille. Bon après, c’est vrai qu’il était meublé et c’était facile, mais bon… »
77Parfois les jeunes ont acheté leur logement à côté de l’une des deux familles. Tica explique les raisons qui ont motivé ce choix :
« L’appartement est près de chez mes parents. C’est parce que ses parents habitent à 32 km de Madrid, et comme on aimait bien le quartier où mes parents habitaient, et bien on l’a décidé comme ça. Aussi parce qu’on a pensé amener nos enfants au lycée français. Puis, comme on voulait vivre près des parents pour que, le jour où on a des enfants, ils viennent les voir, et bien nous nous sommes dit que le mieux c’était près de chez mes parents parce qu’ils habitent Madrid. »
78Pour Tica, il est essentiel de vivre près de la famille pour que ses enfants aient un contact régulier avec celle-ci. Alicia habite le même immeuble que ses beaux-parents et le même quartier que ses parents. Pour elle, vivre au-dessous de chez ses beaux-parents n’est pas un problème. De plus, elle est contente d’habiter dans son quartier de toujours : « J’aime beaucoup le quartier parce que je connais déjà tout. Je crois qu’on a de jolies choses ici et je le vois comme un quartier assez central. Peut-être c’est parce que j’ai aussi l’habitude. »
79Dans leurs discours, les jeunes ne présentent pas comme une contrainte le fait de vivre tellement près des parents, mais plutôt comme un avantage. Ceci nous semble révélateur de l’importance que la famille attribue pour son harmonie au contact permanent et régulier de ses membres. Se voir physiquement est important. Le seul jeune qui signale avoir pris garde à la distance entre son domicile et ceux de la famille est Saul : « L’appartement n’est pas loin de nos familles mais il y a une distance physique suffisante, c’est le juste milieu. »
La propriété
80Le logement peut être en propriété, en location ou prêté. Parmi ces huit couples, six sont propriétaires d’un logement. Dans ce cas, en général, le logement appartient à parts égales aux deux conjoints. Sauf pour Lara, dont le mari, qui possédait l’appartement avant d’être marié, reste l’unique propriétaire. Certains couples ont acheté leur logement bien avant le mariage et d’autres une fois mariés.
81Nicolas et Ivan ne sont pas propriétaires. Nicolas et sa femme attendent de décider s’ils achèteront l’appartement de son beau-père ou non. Le cas d’Ivan est plus rare : sa femme et lui se sont mariés sans avoir d’épargne et sans avoir acquis une stabilité professionnelle. Ils sont locataires et n’ont pas de projet immédiat d’achat de logement.
82Le choix du logement est conjugal et personnel. Les couples le choisissent librement et annoncent leur décision à la famille. Alicia explique comment ils ont procédé :
« L’appartement, c’est mon mari qui l’a vu d’abord et il m’a dit : “J’ai été voir un appartement.” J’ai répondu : “Où ?” Il m’a dit : “Au premier étage [de l’immeuble des beaux-parents de Alicia].” Et nous l’avons acheté. Pour l’acheter, nous avons demandé un crédit sur trente ans. Il ne nous reste plus que vingt-six ans. »
83Saul nous dit : « Nos familles ont vu le logement quand tout était décidé. » Tica nous explique pourquoi ils ont décidé l’achat sans consulter préalablement les parents :
« L’appartement nous l’avons choisi nous-mêmes. Quand les parents sont allés le voir, on avait déjà dit oui. Avec l’autre logement et le mariage, nous avons vu que sa mère se mêlait beaucoup de donner son avis alors que la mienne non. Et les goûts de sa mère et de la mienne ne sont pas les mêmes. Alors pour éviter de me sentir étouffer et de devoir peindre le mur comme elle souhaitait, et bien c’était mieux de considérer comme une évidence que c’était notre choix. Puis je savais que ma mère, elle n’allait rien dire parce qu’elle ne se mêle jamais de ce genre de choses. »
84Généralement, pour payer l’appartement où ils vivent, les jeunes s’endettent pour vingt ou trente ans, ce qui implique un projet de vie avec peu de mobilité géographique, la stabilité professionnelle et la proximité de la famille d’origine.
85Ce qu’ils disent du logement, auquel ils donnent des sens différents, nous permet d’observer comment ces jeunes conçoivent le mariage. Pour certains comme Alicia ou Leticia, le logement et son aménagement sont quelque chose de lié automatiquement au mariage. Le mariage est vu comme un rite de passage fort pour lequel ils doivent tout préparer à l’avance. Pour d’autres, comme Tica, Lara, Saul, ou Nicolas, l’envie de se marier prime sur le logement : tout se passe comme s’ils attendaient d’avoir suffisamment économisé, d’avoir une situation ; mais le moment arrive où ils ressentent le besoin de partager le quotidien avec leur partenaire, et tant pis s’ils n’ont pas encore atteint complètement leurs objectifs. Nous avons vu (cf. première partie) que les jeunes souhaitaient partir seulement après s’être rendus propriétaires de leur logement, mais nous constatons que parfois ils doivent y renoncer. En général, ils savent qu’ils ont un peu d’argent devant eux et qu’ils parviendront bien à acheter un appartement, peut-être pas dans l’immédiat mais dans les deux ans qui suivent. C’est d’ailleurs ce que Tica, Candela et Saul ont fait et ce à quoi Nicolas pense. Les enquêtes montrent que, pour les jeunes, avoir un logement en propriété fait partie des critères qu’ils attribuent au bonheur dans la vie de couple (P. Cruz Cantero, P. Santiago Gordillo, 1999) : c’est un signe de stabilité conjugale et d’intégration sociale. C’est ainsi que, souvent, les personnes qui ne parviennent pas à devenir propriétaires sont « accusées » d’un manque de responsabilité face à l’argent.
86Dans la plupart des cas, les jeunes préparent au préalable le lieu où ils comptent vivre après leur mariage. Selon le statut du logement, la préparation est plus ou moins importante. Ils achètent des meubles et l’appartement, même lorsqu’il est loué, prend un aspect neuf. Lorsque les jeunes se marient, ils « s’installent ». C’est-à-dire qu’ils ne vivent pas avec des meubles récupérés. Le lieu prend un air nouveau. Tout doit signifier le démarrage d’une nouvelle vie avec de nouveaux objets. Ainsi, souvent, aux préparatifs d’un mariage, il faut ajouter la préparation du nouveau lieu de résidence. Alicia, propriétaire avec son mari, nous explique comment ils ont procédé : « Les meubles et les autres choses, on les a achetés tout neufs avant de nous marier, sauf la petite chambre (j’ai deux chambres). Tout ce que j’ai dans la petite chambre, c’est ce que j’avais chez moi dans ma chambre. Mais bon, tout le reste, c’est du neuf. Bon, il nous manque encore des choses à acheter ; des lampes, des rideaux… Mais bon, ce n’est pas l’essentiel. »
87Nicolas et sa femme habitent dans l’appartement des beaux-parents. Il nous dit : « Bon, nous avons repeint les murs. Nous n’avons pas fait de gros travaux parce qu’on ne sait pas si… parce qu’il y a une possibilité qu’on achète l’appartement. Alors, on a peint, on a verni, nous avons acheté des meubles, et voilà. Puis des petites améliorations mais pas plus. »
88Il a souvent été dit que si les jeunes espagnols ne quittaient pas leurs parents c’était en raison de la difficulté à trouver un logement. Notons l’insuffisance de cette vision. Ces jeunes veulent un logement en propriété et veulent, lorsqu’ils s’installent, le remettre en état ou l’acheter neuf. Ils souhaitent « s’installer » vraiment et non pas emménager avec juste quelques objets. Pour les jeunes comme pour la société, avoir une maison neuve, aménagée avec des meubles neufs et en toute propriété est un signe de sérieux de la part du couple, et l’on considère qu’il a de l’avenir parce qu’il sait économiser et gérer.
L’argent : un compte, commun
89Dans l’ensemble des couples interviewés, les deux membres sont actifs et ont un salaire. Pour les femmes espagnoles, avoir un salaire est quelque chose d’important pour conserver une certaine indépendance (I. Alberdi, P. Escario, N. Matas, 2000). Ces couples ont majoritairement choisi la communauté de biens, mais nous allons voir maintenant comment ils s’organisent financièrement et ce que signifie concrètement cette organisation ainsi que celle de la séparation de biens.
90Être sous le régime de la communauté n’empêche pas d’avoir plusieurs comptes ni que chacun ait une marge pour gérer son argent ; mais souvent les jeunes n’ont pas plusieurs comptes. Alicia (secrétaire) nous explique comment elle et son mari s’organisent : « Nous mettons les deux salaires sur le même compte et les deux, on a accès de la même manière au compte. » Elle montre qu’elle a entière liberté pour acheter ce qu’elle veut : « Si je m’achète quelque chose, il ne dit jamais rien, parce que j’ai la philosophie que lorsque je m’achète quelque chose, je lui en achète aussi, comme ça, il ne m’engueule pas. » À travers le discours d’Alicia, on comprend qu’elle se sent un peu obligée de justifier ses achats et que, pour ne pas devoir le faire, elle achète aussi pour son mari. Nicolas et sa femme mettent tout sur le même compte :
« Nous mettons l’ensemble de notre argent sur le même compte et on sort tout du même compte. La seule chose qu’on a séparée c’est… c’est le compte épargne logement parce que chacun, avant le mariage, avait déjà un compte épargne logement. Mais bon, selon ce qui est le plus intéressant économiquement au niveau des impôts, on va peut-être les mettre en commun… Mais on a tout en commun. »
91Nicolas montre que la séparation des comptes épargne ne reflète absolument pas une volonté de séparation économique mais plutôt un état de fait.
92Lara est mariée sous le régime de la séparation de biens et le logement appartient à son mari. Ils travaillent ensemble dans son magasin à lui :
« Les salaires du magasin vont sur le même compte et avec ceci, on paie les frais du quotidien. Mais l’électricité, le gaz, le téléphone, les dépenses fixes, c’est lui qui les paie. Ce que nous avons en commun, c’est pour la nourriture et d’autres choses. Tout ce qui correspond à des frais de l’appartement, comme par exemple les assurances, c’est lui qui les paie. »
93Elle explique que tout avoir sur le même compte ne pose aucun problème : « Quand je m’achète des fringues ou des choses comme ça du compte commun, ça ne pose aucun problème entre nous. Il est très généreux et moi je ne suis pas non plus une gaspilleuse de son argent. Il n’y a pas de problème, il n’y a pas de problème. » En fait, alors que le mari de Lara garde une autonomie – il dispose de plus d’argent qu’elle et a des comptes bancaires personnels – Lara met tout son salaire dans le compte commun et toutes ses dépenses passent par celui-ci.
94Tica et son mari s’organisent de la manière suivante :
« Nous avons un compte commun où chacun met une quantité différente parce que je gagne moins que lui. Moi, je garde un peu d’argent pour mes caprices, mes vêtements, un voyage… Pour ce dont j’ai besoin et pour économiser un peu. J’ai mon compte et il a le sien. Aussi, c’est vrai qu’on sort de l’argent des comptes épargne de manière indifférente. En fait, on les avait avant de nous marier. »
95Saul et sa femme, mariés sous le régime de la communauté, ont une organisation spécifique : « Nous avons un compte commun mais chacun a son compte. Les salaires vont sur le compte commun et après chacun a son compte pour ses dépenses personnelles. On fait un virement sur chacun des comptes, normalement il est du même montant. » Il explique la raison de leur organisation :
« Nous avons un salaire qui est pratiquement du même montant, je gagne juste un petit peu plus mais il n’y a pas beaucoup de différence. Nous faisons un virement sur nos comptes parce que sinon, il peut y avoir un sentiment de dépendance, pas assez grand pour faire une séparation de biens mais, oui, dans le sens de pouvoir se dire : “Moi, je dépense mon argent comme ça.” Ceci nous oblige à être plus sains dans le sens : “Je paie ceci ou l’autre il le paie.” Et ne pas avoir le sentiment que c’est toujours le même et qu’il y a des rôles assignés par principe à l’un ou à l’autre. »
96Pour Saul, c’est une manière de pouvoir s’acheter ce qu’il aime :
« Lorsque nous sortons le soir avec des amis, ce n’est pas toujours le même qui paie. Et quand on sort tous les deux, normalement on paie du compte commun. Mais disons que pour les achats personnels, moi peut-être je dépense plus en livres et elle en vêtements et ceci est pris sur nos comptes personnels. »
97Nous voyons que, dans l’ensemble, les jeunes ne souhaitent pas garder une certaine indépendance ni sauvegarder un petit monde personnel à travers leurs propres dépenses. Seuls Saul et Tica tiennent à leur petit espace personnel. En Espagne, les mères de ces jeunes sont souvent des femmes au foyer qui ne travaillaient pas. Il est courant encore de voir comment ces femmes économisent de l’argent sur les courses ou autres et le conservent discrètement pour leurs dépenses personnelles. Ce type de comportement n’apparaît pas chez les jeunes couples car les femmes travaillent et ont une légitimité plus grande quand elles font des dépenses.
Les amis et les sorties
98Une fois mariés, les jeunes continuent à conserver les différents groupes d’amis qu’ils avaient auparavant. Le mariage ne semble pas changer la manière dont ils envisagent les relations personnelles. On aurait pu penser que le couple se centrerait sur lui-même et que les amis passeraient au second plan, mais ce n’est pas le cas.
99Certains groupes d’amis sont identifiés comme des amis du couple et d’autres comme des amis à soi. Leticia nous explique qui sont ses différents groupes d’amis : « J’ai mon groupe d’amis de l’école, avec qui je ne sors pas, mais on se voit pour manger de temps en temps. Certaines d’entre elles sont mariées et ont des enfants. On ne se voit pas souvent mais on garde le contact. » Elle a aussi des amis liés à sa sœur : « Après, il y a le groupe de ma sœur, mon cousin et moi. À une époque, on a commencé à sortir avec mon cousin et son groupe s’est uni au nôtre, du quartier, et maintenant on forme tous un groupe. » Puis il y a les amis de son mari devenus les amis communs du couple : « Après il y a Oscar. Lui, il a ses amis de toujours. On sort avec eux de temps en temps, mais vraiment de temps en temps parce que maintenant, chacun a sa maison. » Tica a ses amis personnels puis le groupe d’amis de son mari. Ils sortent plus avec le groupe d’amis de son mari, mais elle a passé un pacte avec ses copines : « Avec mes copines, on a une espèce de pacte. On doit se voir au moins une fois par mois. Si en plus on peut se voir pour boire un café, c’est parfait. Mais on ne veut pas qu’il y ait un mois qui passe sans se voir. » Alicia a son groupe de la ville et celui du village : « J’ai des amis à Madrid, ceux du lycée, puis j’ai ceux du village de mon mari. Ce sont mes amis parce que comme j’étais copine avec sa sœur avant de sortir avec lui, et bien j’allais déjà au village avant. » Ses amis du lycée, elle ne les voit pas tout le temps : « Je vois mes amis du lycée une fois tous les trois mois. En fait à Noël et en juin, on se voit toujours pour suivre la tradition de l’époque où on était au lycée car il y avait les notes en juin et à Noël, on faisait un repas. Pendant l’année, on ne se voit pas tout le temps mais on s’appelle. Puis par exemple, des fois, pour mon anniversaire, on sort tous ensemble. » Tica et Alicia fréquentent surtout les amis du groupe de leur mari mais conservent leur domaine personnel. Lara nous détaille ses groupes d’amis : « J’ai le groupe d’amis de l’école et ceux de l’université. Dans le premier on est sept et dans le deuxième on est quatre. Une fois par mois, je mange avec chacun des groupes mais sans les maris. Maintenant, parfois on organise les repas avec les partenaires mais pas toujours. » Nicolas explique qu’il a ses amis de l’école, ceux de la fac et ceux de son ancien travail. Saul nous dit : « Principalement j’ai deux groupes d’amis. Ceux du lycée et ceux avec qui je jouais au basket. Après, j’ai des amis qui ne forment pas un groupe, des amis de l’école puis de la fac. »
100Les jeunes, bien que fréquentant plus régulièrement les amis de l’un ou de l’autre, conservent dans tous les cas leurs propres groupes d’amis. Il est important pour eux de continuer à les voir. Les groupes sont en général composés d’au minimum cinq personnes. Le nombre maximum varie ; par exemple, dans les groupes d’amis des villages, le nombre est plus important que dans ceux de la ville. Notons aussi que, souvent, les jeunes font remarquer que les frères et sœurs sont aussi des amis avec qui ils sortent régulièrement et ont des activités. Lorsqu’ils ont de bonnes relations avec eux, ceux-ci font souvent partie de leurs amis, de leurs fréquentations régulières.
Sortir
101Lorsque les jeunes sortent en couple, ils rentrent ensemble à la maison. La vie une fois mariés autorise difficilement les membres du couple à rentrer séparément à la maison. Les sorties, notamment le soir, se font à deux. C’est lors de certaines occasions particulières que le couple se sépare : par exemple, pendant la période de Noël, les entreprises organisent des repas. Alicia explique qu’elle n’accompagne jamais son mari à ce genre de repas car elle considère que c’est le monde personnel de son mari. Les moments comme les fêtes des villages, dont les jeunes sont parfois originaires, sont aussi des moments où les couples peuvent se séparer le soir. Alicia nous explique comment ça se passe :
« Les fêtes durent quatre jours, on dort à peine et on s’amuse comme des fous. On passe toutes les fêtes séparés parce que lui, il va avec son groupe d’amis et moi avec le mien. Parfois, on ne se voit même pas sur la place du village. Il y a un jour où tous les couples dînent ensemble. En fait, la plupart des gens de son groupe et du mien sont mariés. »
102Se séparer pendant la journée et en semaine est bien accepté par les membres du couple, mais pas le soir ou le week-end. Le mari de Lara adore par exemple aller à la chasse tous les week-ends. Elle n’a pas toujours envie de l’accompagner et lui n’aime pas trop partir sans elle : « Javier n’aime pas quand je ne l’accompagne pas parce qu’il est toujours confortable que quelqu’un soit avec toi. C’est plus agréable. Mais si je décide de rester, je reste et c’est bon. » Parfois son mari ne le prend pas aussi bien : « La dernière fois que je suis restée, c’était lundi parce que j’étais très fatiguée. On rentrait de Barcelone et j’ai même laissé mes affaires dans la voiture. Il n’était pas content, il a dit : “Quel sale coup.” Mais bon… » On peut penser qu’avec le temps et les enfants, les choses évolueront. Tica explique qu’elle est progressivement parvenue à un accord avec son mari :
« Avant, le week-end, il fallait le matin aller jouer au paddle2, l’après-midi autre chose, tout le week-end c’était du sport à fond, je finissais crevée. Lui, il fait 1,80 m et moi, toute fine, je finissais crevée. Nous avons eu des discussions, surtout la première année, jusqu’à ce qu’on arrive à un équilibre. Le problème c’était que lui, il ne voulait rien faire sans moi, ni jouer au paddle, ni au squash… Et moi, j’en pouvais plus parce que je finissais crevée. Je lui ai fait comprendre que je ne voulais plus. »
103Les sorties se font surtout le week-end, et seulement l’une des deux soirées du week-end. Le couple se réserve un soir pour être seul et un soir pour les amis. La vie à deux ne détériore pas la vie sociale mais les jeunes ont plus d’activités ensemble et font peu de chose séparément. Lara par exemple adorait aller au ski et n’y va plus car son mari n’aime pas. Tica, elle, est parvenue à ne plus faire de sport mais non pas sans difficulté.
104Les jeunes prennent leurs vacances ensemble et nous n’avons pas rencontré de cas où chacun serait parti de son côté. Généralement, ils se gardent quelques jours pour le couple et quelques autres pour la famille. Avec le mariage, tout se passe comme si les deux partenaires ne devenaient qu’un ; peu de place est laissée à l’autonomie de chacun, ce qui peut s’expliquer par le fait que ce sont les premières années de mariage et on peut supposer qu’avec le temps, les choses changeront.
Le conjoint, une place centrale
105Le mariage constitue la fin de la vie chez les parents et le début d’une nouvelle vie de famille : la fin d’un certain confort, d’une vie qui ne comportait pas beaucoup d’obligations ni de responsabilités, où l’on pouvait épargner sans beaucoup de sacrifices, où l’on avait une plus grande autonomie par rapport au (à la) partenaire, etc. Les jeunes doivent, à partir du moment de leur mariage, assumer leur vie à part entière. Leticia (vendeuse) nous dit : « Je vivais mieux chez mes parents parce que je ne devais rien payer à la maison. Aujourd’hui la vie est chère, et quand la télé casse ou un radiateur, et bien tu dois payer. Et quand tu ne dois pas faire les courses, tu dois payer les charges. Bref… »
106Le mariage constitue souvent une première expérience de vie à deux. Des choses changent par rapport à ce partenaire qu’ils connaissaient auparavant. Ainsi ils vont le découvrir au quotidien et une adaptation va être nécessaire. Les jeunes découvrent l’autre tout en sachant qu’ils se sont engagés pour la vie. Certaines choses changent au niveau de l’autonomie de chacun. Par exemple, après le mariage, il y a plus d’obligations vis-à-vis de la belle-famille. De même, si auparavant les sorties en solo étaient faciles, maintenant une négociation est nécessaire.
107Le mariage signifie pour ces jeunes qu’ils s’engagent à vivre ensemble pour le restant de leur vie. Ils continuent à tenir compte de la famille mais le conjoint et la vie avec celui-ci deviennent prioritaires. Les jeunes expliquent comment avec le mariage la place du partenaire change et comment il devient un autrui significatif central. Saul nous donne l’ordre de priorité des personnes dans sa vie : « Eva vient en premier lieu ; après, ma famille, puis la sienne, puis les amis. » De la même manière, les jeunes signalent qu’ils consultent davantage le partenaire que la famille. Cela ne signifie pas qu’il y ait rupture ou même diminution des liens avec la famille. Alicia nous dit : « Quand je dois prendre une décision importante, j’en discute avec mon mari. Avant, je le faisais avec ma mère. Ça dépend aussi de la décision et du sujet, parce que j’ai toujours demandé des deux côtés. » Elle nous précise : « Avec mon mari, je partage tous les sujets, même si ce sont des thèmes très familiaux. »
108Le jeune a construit sa propre famille et, bien que sa famille d’origine soit très importante, sa vie est organisée avant tout en fonction de la nouvelle.
LES FAMILLES : UNE RELATION AVEC CONTRAINTE
Les voir
109Les jeunes peuvent avoir leur monde à eux séparé du monde familial et voir leurs parents de temps en temps ou, au contraire, comme c’est le cas des jeunes espagnols, vivre et se construire en contact étroit avec la famille. Souvent ils habitent la même ville que leurs parents et ont un contact fréquent avec eux. Ils alternent les visites seuls et les visites en couple. Leticia explique avec quelle régularité elle voit ses parents : « Je vois mes parents très fréquemment. Je vais manger chez eux les mercredis et les vendredis et dès que je peux je vais les voir. » Avant, elle allait manger tous les midis chez ses parents. Si elle ne le fait plus aujourd’hui, c’est parce que ses horaires de travail ont changé. Lorsque nous lui demandons avec quelle fréquence elle parle avec sa mère, elle nous dit : « Avec ma mère, je parle au téléphone tous les jours. Habituellement, c’est moi qui l’appelle. Je l’appelle vers 14h30-15 heures, ou alors, elle m’appelle le matin. On parle des grands-mères, comment elles vont, de telle tante… Un petit moment et puis voilà. » Cette relation fusionnelle entre la fille et la mère est courante au sein de la société espagnole. Elle nous explique la fréquence avec laquelle ils vont voir les beaux-parents : « On va voir mes beaux-parents les samedis après-midi. On ne va pas manger parce que c’est trop court au niveau du temps. Alors on va l’après-midi, on amène le goûter et on le prend avec ma belle-mère. » La belle-mère de Leticia est malade et c’est pourquoi ils vont chez eux. Elle nous explique comment ça se passe : « Une fois là-bas, on est avec elle, on lui raconte des choses, on est avec mon beau-père, puis avec mon beau-frère et ma belle-sœur. Ils sont célibataires et ils habitent chez eux. »
110Alicia voit ses beaux-parents tous les jours puisqu’elle mange chez eux tous les soirs. Elle voit également tous les jours ses parents car elle mange tous les midis chez eux. Au moment de l’entretien, ses parents vivent chez elle car ils font des travaux dans leur maison.
111Tica explique que, dans sa belle-famille, ils auraient tendance à fixer un jour pour manger ensemble mais que, ses parents n’étant pas comme ça, ses beaux-parents leur laissent plus de liberté. En semaine, son mari mange chez ses parents tous les jours : « Mon mari, il mange tous les jours chez ses parents parce que son lieu de travail est proche. En plus, comme il travaille avec son père, et bien ils passent ensemble les deux heures du repas de midi. Comme ça, il mange avec sa famille et il la voit. » Les relations de Tica avec sa belle-mère étaient, au début, un peu dures. Le fait qu’il continue à aller manger chez ses parents lui a fait comprendre que Tica ne lui avait pas volé son fils. Tica n’a qu’une demi-heure pour manger, donc elle ne peut pas manger avec sa famille. Néanmoins, en semaine, elle passe souvent voir ses parents car elle habite près de chez eux. Pour Tica il est très pratique d’avoir ses parents à proximité : « Je passe chez eux deux fois par semaine, pas forcément pour voir ma mère mais pour prendre une cassette vidéo puis je reste dix minutes avec elle. Après, je lui téléphone deux fois par semaine. En tout, je suis quatre fois en contact avec elle par semaine. Des fois, aussi, je lui demande de me prendre deux kilos d’oranges au marché et je passe les prendre. » Au moins une fois toutes les deux semaines, elle va avec son mari chez ses parents : « En ce qui concerne le fait d’aller manger chez mes parents, on essaie qu’il ne se passe pas plus d’un week-end sans y aller. Parfois, il peut arriver que ça ne soit pas le cas mais ils ne le prennent pas mal. »
112Certains jeunes comme Ivan souffrent de ne pas voir assez souvent leur propre famille : « C’est plus facile d’aller chez mes beaux-parents que chez mes parents parce qu’ils habitent à côté. Elle est très famille et moi aussi, alors dans ce sens, des fois on a des petits problèmes. » La copine d’Ivan ne l’empêche pas de voir sa propre famille mais il considère qu’elle ne l’accompagne pas assez souvent.
113Les couples trouvent un équilibre entre leur relation personnelle et la relation conjugale avec la famille. Ils mettent en avant que les visites sont le résultat d’un choix. Ils disent avoir du plaisir à être en famille, ils s’y sentent bien. Ce fait est en conformité logique avec leur identité : elle est construite avec une forte conservation de l’identité familiale. Ils n’ont pas d’affrontements avec leurs parents mais plutôt une vision commune du monde.
114Néanmoins, nous observons que les obligations familiales sont parfois pesantes et vécues comme une contrainte. Lara et son mari doivent se diviser entre trois parents car ceux de Lara sont divorcés. Ils mangent tous les midis chez les beaux-parents de Lara :
« On va chez mes beaux-parents tous les midis, tout d’abord parce que nous habitons loin du magasin alors que mes beaux-parents habitent à deux minutes. Alors si nous rentrons chez nous, le temps d’arriver et de faire les courses… Tout d’abord par confort et après surtout parce que comme mes beaux-parents sont très âgés, et mon beau-père a été près de la mort au mois d’août. Pour être plus avec eux, parce que si on les voit pas le midi, c’est compliqué. Le soir, on aime bien rentrer à la maison et les week-ends, c’est rare qu’on reste à Madrid. »
115Généralement ce sont les enfants qui vont chez les parents et non pas le contraire. Néanmoins, par exemple, Lara invite son père à manger une fois tous les quinze jours, puis ils mangent avec sa mère une fois par semaine. La mère de Lara trouve ceci insuffisant :
« Ma mère juge ma vie et ceci me gêne. Elle juge tout le monde. Ça la gêne qu’on ne soit pas plus à la maison et qu’il n’y ait pas une vie de famille plus intense. Elle fait des commentaires, du genre : “Comme vous, vous ne pouvez pas penser à ceci…” Maintenant, je m’en fous, je me dis : “Elle est chiante, elle n’a qu’à me laisser tranquille.” »
116Saul parfois se sent étouffer. Il y a des jalousies car ses parents sentent qu’il passe plus de temps chez ses beaux-parents :
« Il y a des choses chez mes parents qui me gênent. Il y a une chose qui est fréquente. Ils ont la sensation que je suis plus chez les parents de Eva que chez eux. C’est vrai, mais il arrive un moment où c’est de l’obsession. Cette situation me gêne parce que je n’aime pas devoir donner des explications, je ne l’ai jamais fait ni avec eux ni avec personne. Oui, à Eva, je lui en donne mais c’est normal. »
117Les jeunes passent beaucoup de temps avec leur famille bien qu’ils ne vivent plus avec celle-ci. Ils partagent également une bonne partie de leurs vacances avec leurs familles, surtout si les parents ont une résidence secondaire, par plaisir mais également par souci d’économie : lorsque les vacances se déroulent dans la résidence secondaire des parents, les jeunes ne contribuent pas aux frais de nourriture ou autres. Au moment des fêtes ou des réunions de famille, les conjoints se présentent ensemble, car il est impensable de se rendre seul dans des occasions importantes. Une fois marié, le couple doit structurer la répartition des réunions de famille afin qu’il n’y ait pas de conflits entre les deux familles. Généralement les couples passent le soir de Noël avec une famille et le Nouvel An avec l’autre mais des arrangements divers existent. Souvent, d’une année sur l’autre, une alternance se met en place. Peu d’espace est laissé à l’autonomie de chacun des membres du couple : il faut qu’ils soient ensemble. Cette idée que les conjoints doivent être ensemble, est aux yeux des familles une manière de montrer qu’elles ne divisent pas le couple et que celui-ci fonctionne bien : la famille préfère ne pas voir son enfant lors de ces occasions festives plutôt que le voir seul.
118Les anniversaires sont souvent fêtés, et les couples y participent, que ce soit celui des beaux-parents ou ceux des belles-sœurs et beaux-frères. Le nombre de célébrations dépend des habitudes familiales. Les réunions de famille sont fréquentes car il y a les anniversaires des parents, des frères, sœurs mais aussi ceux des grands-parents ou des cousins, neveux…
La maison
119Dans les entretiens, les jeunes nomment la maison des parents « ma maison » bien qu’ils soient mariés. L’accès à cette maison qui continue à être la leur est illimité. Ils peuvent y venir quand bon leur semble et ils y sont bienvenus. Selon les jeunes, les modalités d’accès varient. Certains préfèrent prévenir à l’avance alors que d’autres non. Certains ouvrent avec leur propre clé et d’autres pas. L’ensemble des jeunes possède les clés de chez leurs parents et s’y rend souvent sans prévenir. Ceci ne signifie pas qu’ils se servent forcément de leurs clés. Leticia le fait. Les maisons des parents restent des maisons ouvertes pour leurs enfants adultes. Leticia nous dit :
« Je continue à avoir la clé et, quand j’y vais, je rentre directement parce que sinon, la chienne commence à aboyer… C’est pourquoi je rentre avec ma clé. Parfois je préviens mais je ne le fais pas toujours. Par exemple, si Oscar vient travailler sur Madrid et qu’il me laisse à 8h30 chez mes parents et qu’ils dorment encore, je rentre et je dis : “C’est moi !” Alors je prends le petit-déjeuner ou je me mets au lit car je continue à avoir ma chambre là-bas. »
120Leticia travaille à 10 h 30 du matin mais, parfois, son ami la dépose en voiture avant à Madrid et ceci lui évite de prendre les transports en commun. Ivan a la clé de chez ses parents mais il sonne à chaque fois : « Je préfère qu’ils gardent leur intimité bien que ça ne leur pose pas problème que j’ouvre avec ma clé ». Par contre il ne prévient pas toujours avant d’y aller. Tica nous explique que c’est comme si, quelque part, elle était encore chez ses parents mais d’une autre façon : « Quand j’y vais (chez ses parents), je rentre et je crie : “Je suis là.” C’est comme si je n’étais jamais partie. Bon, je n’ai plus ma chambre parce que mes frères ont fait un tirage au sort, deux d’entre eux dormaient ensemble. Mais bon, je suis sûre que si un jour je dois revenir, j’espère pas, ils me logent. » Notons que Tica parle de ce jour comme si ce jour-là était le jour où elle divorcerait. En effet, en Espagne, les jeunes divorcés, avec ou sans enfants, retournent souvent vivre chez leurs parents et, dans un premier temps, ils ne prennent pas d’appartements seuls. Nous avons pu le voir d’ailleurs dans le cas du frère de Saul.
Les services familiaux
121Les jeunes voient souvent la famille et des services mutuels sont échangés. Nous observons également comment, en cas de maladie, la famille devient quelque chose d’essentiel. Tout le monde se réunit et s’organise pour être jour et nuit auprès du malade. Saul nous décrit comment cela s’est passé pour son opération :
« Le jour de l’opération, toute la famille, autant ses parents que les miens, mes frères, sa sœur, tout le monde était là. C’est vrai que je me faisais opérer à 9 heures du soir et, à 5 heures de l’après-midi, il y avait douze personnes dans la chambre. Les infirmières ont dû presque expulser la famille. Dans ce sens, j’ai été très accompagné. Par Eva avant tout et par ma famille. Après, tous les jours j’avais pas mal de visites. »
122Saul note que c’est avant tout sa femme qui l’a soutenu. En effet, une fois mariés, le devoir d’accompagner et de soutenir le mari revient à sa femme et réciproquement, puis, ensuite, à la famille. Lorsque les jeunes femmes veulent une compagnie pour aller chez le docteur, les mères sont présentes. Tica nous explique son cas :
« Généralement je vais chez le médecin seule. Mais, ce matin, on m’a fait un examen et on m’avait dit que c’était un peu dégoûtant parce qu’on te rentre un tube et tout ça. Alors ma mère m’a accompagnée. C’est elle qui reste à la maison et pour qui c’est le plus facile de le faire. Mon mari devrait laisser son travail. Bon, si c’est nécessaire, il le fait mais je préfère que ça ne soit pas lui et que ça soit ma mère. »
123Ce type de solidarité familiale est reconnu par toute la société. Dans le monde du travail, tous comprennent que, lorsque c’est un peu important, quelqu’un quitte son travail pour accompagner un membre de sa famille chez le docteur. Il est fréquent que les mères des épouses suppléent le mari, le remplacent. En effet, si la société espagnole peut continuer à fonctionner de cette façon, c’est aussi parce qu’elle comprend un très grand nombre de mères au foyer qui ont consacré leur vie à leurs enfants et qui continuent à le faire une fois ceux-ci mariés. Notons aussi que les jeunes, mêmes une fois mariés, aiment être accompagnés pour aller chez le médecin. Enfin, notons que ceci ne semble pas remettre en question l’autonomie des individus ou leur statut d’adulte. On peut être adulte et aimer se faire accompagner chez le docteur par sa mère ou son mari. Alicia nous dit :
« Quand je vais chez le médecin, j’y vais toujours avec ma mère. Je lui demande de m’accompagner parce que je ne supporte pas d’aller seule chez le médecin. Je deviens blanche et nerveuse. Aujourd’hui même, j’ai été chez le docteur avec ma mère. En plus, il m’a dit que je dois me faire opérer alors… Bon, c’est rien d’important, c’est le nez. Moi, je ne voulais pas me faire opérer mais comme ma mère et mon mari me disent de le faire… C’est que moi, je n’aime pas du tout les médecins. »
124Les services vont dans le sens parents-enfants, mais aussi enfants-parents : les parents d’Alicia font des travaux et logent chez leur fille. Cet accueil entraîne une organisation qui empêche Alicia de dormir avec son mari :
« On ne peut pas tous dormir à la maison parce qu’il n’y a pas de place, alors mon mari, il est enchanté parce qu’il descend dormir chez ses parents. Moi, je dors avec ma mère dans le grand lit et mon père dans le petit lit de l’autre chambre. Je pourrais monter en haut (chez ses beaux-parents) mais je ne veux pas, bien qu’il y ait un lit double, c’est chiant : réveille-toi, prépare-toi pour aller travailler… Moi j’ai mes affaires chez moi et je n’ai pas envie, à 7 heures du matin, d’être en pyjama dans les escaliers. »
125Alicia décrit son mari comme « enchanté » de retourner dormir chez ses parents. Dans la société espagnole, être chez les parents est souvent synonyme de joie, c’est pourquoi elle utilise cette expression. Par contre, elle reconnaît qu’elle en a un peu assez d’avoir ses parents chez elle : « Par moments, j’en ai marre que mes parents soient à la maison et j’aimerais bien qu’ils partent mais à d’autres moments non. J’aimerais bien que mon mari reste avec moi mais bon, c’est lui qui l’a proposé, alors qu’il assume ! » Alicia explique qu’en période normale elle va avec sa mère faire les magasins ou au cinéma. La mère d’Alicia a une vie complètement séparée de celle de son père bien qu’ils habitent ensemble et Alicia s’occupe de distraire un peu sa mère.
126Saul avait un rôle important à la maison et, malgré son départ, il essaie quand même de continuer un peu à aider sa famille. Il a un frère dépressif qui est divorcé avec deux filles. Quand il en a la garde, Saul et sa femme lui donnent un coup de main. C’est une manière d’aider les parents de Saul, car le frère habite chez eux et c’est sur eux que retombe la responsabilité des deux filles et de son frère.
127Les services sont rendus aux deux familles. Les jeunes deviennent des membres des deux familles et doivent répondre aux attentes des familles envers eux. Leticia (vendeuse) libère parfois sa belle-sœur en restant avec sa belle-mère malade : « Parfois, ma belle-sœur me demande de rester avec sa mère une après-midi et je le fais sans problème. J’y vais tranquillement et je reste avec elle. Parfois elle veut partir en week-end et on y va et on reste avec elle. Il n’y a aucun problème. » Les familles échangent de l’affection mais aussi des services et des contraintes.
La parole
128Les jeunes mettent en avant le fait qu’ils parlent beaucoup avec leurs parents, qu’ils leur racontent leur vie et leur demandent avis. Les enquêtes réalisées en Espagne sur la famille montrent que les gens, lorsqu’ils doivent prendre des décisions importantes, prennent l’avis de la famille et que ce qu’elle peut penser les préoccupe beaucoup (P. Cruz Cantero, 1995). Elles montrent aussi que les jeunes de 15 à 29 ans, lorsqu’ils ont des problèmes, prennent conseil surtout auprès de membres de la famille (V. Perez-Diaz, E. Chulía, C. Valiente, 2000). Lara l’explique ainsi :
« Si j’ai des problèmes économiques ou de travail, je le dis à mes parents sans problème. Quand je dois prendre une décision importante, je consulte ma mère. C’est clair que l’avis de mon père et de ma mère est important pour moi. Ceci ne signifie pas que je vais faire ce qu’ils me disent, mais je crois qu’en leur demandant, je me sens plus convaincue de ce que j’ai décidé. »
129Certains jeunes comme Nicolas vont parler à l’un ou à l’autre de leurs parents selon le sujet abordé : « J’ai plus de confiance pour parler avec ma mère qu’avec mon père. Ça dépend du sujet. J’en parle à l’un ou à l’autre. Du boulot, je vais parler à mon père et des autres choses, à ma mère. J’ai plus de points en commun avec ma mère. » Candela préfère parler avec son père car elle lui attribue des qualités particulières :
« J’ai toujours parlé plus avec mon père parce qu’il est plus modéré que ma mère. C’est quelqu’un qui, lorsqu’il croit en quelque chose, il le défend jusqu’au bout et je trouve ça bien. C’est vrai que des fois, il ne bouge pas de sa position mais je le respecte et je l’admire beaucoup. J’ai toujours plus parlé avec mon père parce qu’il est plus conciliant que ma mère pour arriver à un accord. Par exemple, il va te dire : “Je ne suis pas d’accord avec toi mais c’est à toi de prendre la décision.” C’est pourquoi, si je dois demander un conseil, je vais le lui demander à lui plutôt qu’à elle. »
130Candela est contradictoire dans la façon dont elle parle de son père ; d’un côté parfois il est ferme sur sa position d’un autre, il est conciliant. Tout se passe comme si son père était plus doué pour parler que sa mère ; il donne un avis ferme mais laisse sa fille décider.
131Il y a des domaines que les jeunes ne partagent ni avec leur père ni avec leur mère. Lara nous dit : « Si je me dispute avec mon mari c’est évident je ne le raconte pas à mes parents. » La quasi-totalité des jeunes explique que les discussions de couple restent au sein du couple, que ceci fait partie de leur intimité et qu’ils ne la partagent pas avec leurs parents. Alicia ne raconte pas ses disputes de couple : « Si, par exemple, je m’engueule avec mon mari, je ne le raconte à personne. J’ai toujours pensé que les problèmes de couple doivent être réglés par soi-même et que les intermédiaires ne servent pas à grand-chose. » Lara se réserve un domaine : « Il y a des choses que je ne partage jamais avec mes parents, comme par exemple mes rapports sexuels. Il y a d’autres petites choses mais là, je ne les ai pas en tête. Je n’ai jamais parlé de sexualité avec ma mère parce qu’elle a toujours été très gênée. Elle n’a jamais trop su comment l’expliquer. » Lara aimerait parler de sexualité avec sa mère mais elle ne la sent pas prête. Ceci montre que les parents mettent des limites sur certains sujets pour entendre leurs enfants. Ces limites peuvent être dues au fait que les parents pensent que ce n’est pas leur rôle de parler de ça avec leurs enfants mais aussi au fait que les parents ne savent pas comment en parler.
132Les jeunes partagent avec leurs parents de nombreux domaines de leur vie. En effet, lorsque nous leur demandons si leurs parents les connaissent vraiment ou s’ils ne connaissent qu’une partie d’eux-mêmes, la plupart des jeunes répondent positivement. La façon dont les jeunes parlent de leurs parents et la façon dont ils parlent avec eux semblent nous indiquer qu’ils sont maintenant des personnes adultes face à des adultes et non pas des enfants face aux parents. Mais ce sont des adultes qui souhaitent partager un monde commun important avec leurs parents et qui ne souhaitent pas cloisonner leur propre vie.
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