Précédent Suivant

Conclusion

p. 195-198

Entrées d’index

Index géographique : France


Texte intégral

1Le processus de construction de l’identité des jeunes français et espagnols est différent. Alors que les Espagnols se construisent dans la proximité familiale et passent moins d’années loin du regard parental, les Français se construisent dans la distance. Alors que les premiers quittent définitivement la famille dans des conditions optimales de sécurité matérielle et affective, les seconds s’en vont dans des conditions moins favorables : souvent certes avec le soutien économique des parents, mais sans épargne personnelle, ni relation affective stable, dans un contexte de sécurité moindre mais en privilégiant la découverte de soi, en choisissant de vivre des situations diverses dans la distance avec la famille.

2Parsons affirmait (1955) : « La jeunesse dans notre société constitue une période de tension et d’insécurité. Avant tout, elle signifie que le jeune homme se détache de la sécurité qui en termes de statut de liens affectifs, lui est apportée par sa famille d’origine. Il est essentiel que s’effectue un transfert des objets premiers de son attachement à un conjoint, qui n’a pas de rapport avec sa famille antérieure » (p. 125).

3Les jeunes français, entre le moment de leur départ et leur installation « définitive » en couple, se trouvent dans une période d’insécurité plus grande et plus longue que les jeunes espagnols. Ils n’habitent plus chez leurs parents mais n’attribuent pas forcément à leur relation de couple un caractère durable.

4En Espagne, les jeunes concubins quittent leurs parents généralement lorsqu’ils ont acquis une situation professionnelle depuis déjà un certain nombre d’années et qu’ils ont eu le temps d’épargner. Les motivations de départ ne sont pas forcément liées au besoin d’autonomie personnelle : parfois il s’agit de la volonté de vivre en couple, parfois de quitter une mauvaise ambiance familiale. Les jeunes s’installent en couple et passent de chez leurs parents à la vie conjugale, en ayant vécu peu, ou pas d’expériences entre les deux situations, souvent sans avoir changé de logement, de ville, ou de mode de résidence. Il est très rare, qu’à un moment de leur parcours, les jeunes choisissent de vivre seuls. La vie en solo n’a pas d’attraits pour eux, ils cherchent au contraire à l’éviter. Ainsi les jeunes vivent dans des logiques de sécurité matérielle, économique et affective.

5En France, les jeunes concubins souvent ont quitté leurs parents pour aller faire leurs études. Certains auraient pu les suivre dans la même ville que leurs parents mais ils ont préféré partir : pour eux, il était important à un moment donné de s’éloigner de la famille et de vivre leur propre vie. Entre le moment où les jeunes quittent leurs parents et le moment où ils travaillent, ils vivent des situations diverses (seuls, en concubinage, chez les beaux-parents), dans des villes, des logements, des lieux inconnus de leur famille dont ils sont loin matériellement et affectivement. Ils sont ainsi confrontés à des situations d’insécurité multiples. Lorsque, plus tard, ils commencent à travailler, ils n’ont pas d’épargne derrière eux et doivent vivre en location. C’est au cours de ces années que les jeunes se construisent, se découvrent et développent leur identité personnelle.

6Le parcours modèle dans l’éducation donnée par les parents espagnols, c’est que leur enfant parte seulement pour se marier, après qu’il a acquis une stabilité professionnelle et accumulé des économies, l’idéal étant qu’il reste habiter la même ville qu’eux.

7Les parents français valorisent le fait que leurs enfants fassent leur propre expérience de vie avant de s’installer en couple, qu’ils habitent en concubinage avant de se marier. La meilleure éducation consisterait à favoriser que les jeunes puissent expérimenter une palette de situations. Que leurs enfants se construisent progressivement ailleurs, au lieu de quitter le nid familial une fois tout « acquis », matériellement, économiquement et affectivement, est perçu par les parents comme un fait positif

8Lorsque les jeunes espagnols s’installent pour vivre en concubinage, il s’agit d’une décision prise au préalable et longtemps à l’avance avec le partenaire et annoncée individuellement aux parents. Les parents n’encouragent pas cette option de vie. Ils essaient d’ailleurs, à travers un certain chantage affectif, de faire pression sur leurs enfants pour qu’ils se marient. Comme s’il s’agissait de leur propre vie. Pour les jeunes, choisir de vivre en concubinage dénote une forte identité personnelle car ils doivent faire face souvent à l’opposition de la famille et parfois même à la pression de leur partenaire pour se marier.

9L’installation en concubinage des jeunes français est une décision personnelle et ne concerne pas leurs parents. Ceux-ci, parfois, l’apprennent par la suite et ne connaissent pas forcément le conjoint. La décision vient souvent confirmer une situation de fait. Les jeunes habitent depuis un certain temps en alternance entre les appartements de l’un et de l’autre jusqu’au moment de prendre un logement commun.

10Les concubins espagnols se comportent par rapport au partenaire comme s’ils devaient rester toujours ensemble. La cohabitation est vécue en quelque sorte comme des fiançailles, au sens où les jeunes comptent se marier. Seuls certains jeunes lui donnent le sens d’une expérience sans projet et la voient comme un mode de vie en tant que tel. Dans leur vie commune, les jeunes ont les mêmes activités ou fréquentent les mêmes amis. Ils mettent aussi leurs revenus en commun, comme s’il y avait une relation directe entre l’amour et la communauté économique, comme si l’amour vrai ne pouvait exister dans la séparation des finances. Mais ces jeunes ne considèrent pas le partenaire comme l’autrui significatif par excellence. Ainsi ils disent ne pas tout partager avec lui. Les jeunes ont plusieurs autrui significatifs parmi leurs amis ou la famille, leur mère notamment en est un. En ce qui concerne les amis, ils sont dans des logiques groupales car ils ont différents groupes d’appartenance.

11Dans la vie commune, les jeunes français gardent une forte autonomie. Ainsi ils conservent leurs propres amis, leurs activités et même leur argent personnels. Dans la logique amicale, ils suivent des logiques duales et non pas groupales. La vie commune est considérée comme quelque chose de « provisoire », sans projet a priori et l’anticipation de la séparation y est toujours présente. C’est l’expérience même qui détermine la suite. Dans tous les cas, l’autrui significatif par excellence c’est le partenaire, même s’il est temporaire. C’est avec lui que les jeunes partagent les choses importantes dans leur vie et ce sont eux qui les connaissent le mieux.

12Les concubins espagnols ont des contacts permanents avec leur famille : ils se voient et se téléphonent pratiquement toutes les semaines et même plusieurs fois par semaine. On pourrait même dire à ce propos : « C’est le contact qui crée l’affection. » La maison familiale reste ouverte aux jeunes espagnols à tout moment, ils la considèrent comme leur, et pas comme la maison parentale. Les jeunes souvent mettent en avant le fait que leurs parents les connaissent très bien. L’enfant exemplaire est celui qui partage avec sa famille « le plus de choses possibles » et non celui qui s’est créé son monde à part. Au travers de l’étude de la maladie, nous avons vu comment celui qui quitte la famille reste tout de même un membre à part entière de celle-ci. En cas de problème, il se doit d’agir comme s’il était uni à sa famille de la même façon que lorsqu’il vivait avec elle. En ce qui concerne les rapports avec les belles-familles, nous observons que le couple agit comme s’il était marié : souvent les jeunes vont voir les belles-familles ensemble toutes les semaines, le samedi chez l’une et le dimanche chez l’autre. Les familles réclament du couple qu’il fasse une « présentation de soi » comme s’il était marié. Ainsi, ils veulent les deux partenaires à Noël et non pas seulement leur enfant. Peu de place est laissée aux concubins pour leurs envies individuelles.

13En France, en ce qui concerne les relations du jeune avec sa propre famille, nous observons qu’il n’y a pas de relation directe entre l’attachement à la famille et la fréquence des visites. Les jeunes français sont attachés à leur famille mais ils n’éprouvent pas le besoin de la voir toutes les semaines. L’idée que c’est le contact qui fait l’affection leur est étrangère. Les jeunes disent que leurs parents ne connaissent qu’une partie d’eux-mêmes et qu’ils ne les connaissent pas complètement. Ceci nous semble significatif du fait que les jeunes conservent une partie de leur identité pour eux-mêmes. Dans la société française, d’ailleurs, on valorise de ne pas tout partager avec ses parents. Être adulte signifie garder une partie de « soi-même » cachée aux parents. Ça signifie aussi avoir un espace à soi différent de celui des parents. Aussi les jeunes ne considèrent-ils plus la maison parentale comme la leur. En ce qui concerne les rapports du couple avec les belles-familles, les jeunes conservent une forte identité personnelle. Ainsi ils ne se sentent pas énormément d’obligations envers la belle-famille. De leur côté, les belles-familles ne souhaitent étouffer ni leur enfant ni le conjoint. Ils les reçoivent ensemble, mais personne n’essaie d’intégrer et de « forcer » le partenaire à agir comme un membre de la famille.

14Nous avons montré que, dans les deux pays, la définition du processus que l’individu doit suivre pour devenir autonome et indépendant n’est pas la même. Nous avons vu que les jeunes français suivent un processus d’individualisation plus accentué que les jeunes espagnols. Un comportement identique comme celui de vivre en concubinage ne signifie pas la même chose en France et en Espagne et n’entraîne pas les mêmes logiques de fonctionnement avec le partenaire, les amis et la famille. U. Beck montre que : « parler d’individualisation, c’est dire que l’existence des hommes se démarque de ses aspects établis, prédéterminés, qu’elle est ouverte, qu’elle relève de décisions personnelles et constitue une sorte de mission pour l’action de chaque individu » (2001, p. 290). Ainsi l’individu doit de plus en plus décider par lui-même. « L’individualisation des situations et des trajectoires d’existence se résume donc au processus suivant : Les parcours biographiques deviennent “autoréflexifs” ; ce qui était le produit de déterminations sociales devient objet de choix et d’élaboration personnelle. Non seulement on peut, mais on doit aussi prendre des décisions ayant trait à la formation, à la profession, au lieu d’habitation, au conjoint, au nombre d’enfants, etc., et toutes les sous-décisions s’y rattachent » (U. Beck, 2001, p. 290). Les jeunes espagnols seraient confrontés moins souvent à des choix que les jeunes français car leur modèle se situe presque entièrement en amont et non en aval, comme chez leurs voisins du Nord.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.