Chapitre III. Les concubins Espagnols
p. 123-159
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Index géographique : France
Texte intégral
1En Espagne, par rapport à la norme, les jeunes concubins sont une exception. Ceux qui, à un moment de leur vie, prennent la décision de vivre ensemble, de s’affronter à la société et à la famille, ont une forte identité personnelle. Dans leur nouvelle vie, et bien qu’ils n’ignorent pas la précarité de leur engagement par rapport au mariage, ils s’efforcent le plus souvent de mettre l’argent en commun et de fusionner les fréquentations d’amis. Leur partenaire n’est pas considéré comme un autrui significatif central. Les relations des jeunes avec leur famille continuent cependant à être intenses et ils conservent une forte identité d’« enfant de ». La famille attend de la part du couple un comportement identique à celui qu’il aurait s’il était marié et des négociations et ajustements se mettent en place.
DE LA VIE CHEZ LES PARENTS À LA VIE À DEUX : UNE AUTONOMIE CONJUGALE
Partir tard, rester près
2L’analyse de leur premier départ nous permet de percevoir un certain nombre de facteurs communs aux jeunes concubins. Ils ne partent pas tout de suite après le baccalauréat, c’est-à-dire à 18/19 ans mais plutôt entre 22 et 27 ans. Malgré le départ, ils restent géographiquement près de chez leurs parents, dans la même ville, et donc sur un territoire connu. Le premier départ ne se fait pas au moment d’aller faire des études ailleurs mais plutôt lorsque les jeunes exercent une activité depuis un certain temps. Il est rare que ces jeunes choisissent la vie en solo, ils préfèrent vivre en compagnie. Et seule une petite partie d’entre eux a pour moteur de départ la recherche d’autonomie : ils s’entendent bien avec leurs parents mais veulent essayer un autre mode de vie. Pour les autres, il s’agit plutôt de raisons formulées positivement (vivre en couple ou faire des études) ou négativement (ils ne sont pas bien chez eux).
3Pour Juan (27 ans) le besoin d’autonomie et d’indépendance est le moteur de son départ. Il nous explique ses motivations :
« Ça faisait longtemps que je pensais partir, et un jour, tu te rends compte que ta famille t’apporte moins de choses que ce que peut t’apporter de te débrouiller seul dans la vie. Depuis l’âge de 18 ans, j’y pensais, mais comme je pouvais partir par périodes à l’étranger, je ne ressentais pas un besoin immédiat. Mais une fois que tu as été en dehors de ta famille, c’est difficile de se réhabituer à la vie avec tes parents, bien que moi je me sois toujours très bien entendu avec eux, mais ce n’est pas pareil. »
4Pedro est parti parce qu’il avait besoin d’indépendance :
« Je ne suis pas parti de la maison parce que mes parents divorçaient mais parce que j’ai toujours été très indépendant, et comme j’étais le dernier de quatre frères avec un grand écart d’âge, eh ben mes parents étaient déjà dans une autre dynamique que celle de papa et maman. Moi j’ai toujours aimé être indépendant. »
5Pour Beatriz, Mario, Sara et Asun, installés en concubinage juste après leur départ, l’envie de vivre en couple semble être la raison première de leur décision. Les rapports avec leurs parents étaient bons mais, à un moment donné, les circonstances ont fait qu’ils ont choisi la vie de couple. Carmelo a quitté ses parents pour aller étudier à Madrid, car c’était le seul endroit où il pouvait faire ses études.
6Pour d’autres, le départ est dû à de mauvais rapports avec les parents. C’est le cas de Raquel et de Carmen. La première (29 ans) a souffert d’anorexie pendant des années. À un certain moment, elle a ressenti le besoin de s’éloigner de sa famille qui pourtant l’a toujours beaucoup aidée, et elle s’est installée avec des amis dans un appartement :
« Lorsque j’ai décidé de partir dans l’appart, je n’étais pas dans le meilleur moment de ma vie, alors c’était comme une bouffée d’air. Mais après, au fond, si tu n’es pas bien, tu ne peux pas vivre ni avec ta famille ni seule ni avec qui que ce soit. Pour moi, ce n’était pas la meilleure période de ma vie. Peut-être que je pensais ne pas étouffer, mais en fait c’était bête, parce que pour vivre seule ou avec des amis, tu dois être forte en toi. Si tu n’es pas bien dans ta tête, ce n’est pas le meilleur moment pour partir parce que quand même la famille, bien ou mal, elle essaie du moins de t’aider. »
7Carmen (25 ans) a passé des années à faire un travail saisonnier et passait peu de temps chez ses parents. Par la suite, elle a décidé de rejoindre son ami à Madrid. Elle n’a jamais eu une bonne relation avec sa mère et ne se sentait pas bien chez ses parents.
La réaction des parents
8Pour comprendre les comportements de ces jeunes, il est nécessaire de les situer dans le contexte familial et de connaître le sens du premier départ pour les parents. Le départ, sauf si c’est pour le mariage, n’est pas considéré comme positif pour le développement de l’enfant. Les parents souhaitent garder les enfants auprès d’eux pour différentes raisons : ils pensent que c’est le meilleur chemin à suivre pour leurs enfants et savent, de plus, qu’ainsi, ils conserveront une forte identité familiale.
9Lorsque les jeunes partent de la maison familiale pour vivre en concubinage, leurs parents ne leur disent jamais et ne leur ont jamais dit auparavant qu’il était important, avant de s’installer à deux, d’avoir une expérience de la vie en dehors de la famille et du couple. La seule chose que les parents mettent en avant, c’est la peine qu’ils éprouvent. Cette peine, liée au départ, est plus ou moins grande en fonction de la situation dans laquelle les parents se trouvent par la suite. Sara explique que la peine de ses parents était relative, car elle était la première à partir parmi tous les enfants : « Ma mère a eu de la peine, mais c’était normal qu’elle soit triste. Mais je ne suis pas la dernière à partir, je suis la première. Elle ne reste pas seule, sinon cela aurait été différent. » Parmi les jeunes partis pour vivre en concubinage, certains avaient acheté au préalable un appartement sur plan avec leur partenaire et les parents avaient eu le temps de s’habituer à l’idée de leur départ. Souvent, un certain laps de temps, qui peut aller de quelques mois à trois ou quatre ans, s’écoule entre le moment de l’achat et celui de l’installation. Si l’appartement est acheté sur plan, il faut attendre qu’il soit construit. S’il est déjà construit, très souvent les jeunes le refont à neuf. Dans tous les cas, les jeunes aménagent progressivement, au fur et à mesure qu’ils ont de l’argent, avec des équipements neufs, ce nouvel espace qui leur appartient, et ne quittent la maison parentale que quand tout est prêt. La période de préparation du nid d’amour peut durer quelques années, ce qui permet aux jeunes comme aux parents « d’assumer » et de se préparer à la séparation.
10En raison des mauvais rapports qu’elle avait avec eux et également parce qu’elle se sentait mal dans sa peau, Raquel est partie de chez ses parents à 26 ans pour habiter en colocation. Elle explique comment sa mère a perçu son départ :
« Ma mère ne l’a pas très bien pris, elle n’a jamais connu mon appart, elle n’aimait pas, elle n’a pas aimé du tout l’idée et elle me demandait pourquoi j’étais partie. Je me souviens que la situation avec ma mère n’était pas très bonne… Oui, elle m’adressait la parole. Et quand tu pars de la maison tu dois travailler sur toi-même pour prendre la décision et l’annoncer. Moi j’étais pas très bien dans ma peau et j’étais un peu rebelle. »
11Le père de Raquel a eu une réaction partagée :
« Mon père m’avait dit que je verrais par moi-même ce que c’était de ne pas avoir une personne qui fait ton repassage, de ne pas avoir d’argent pour toi, toutes les choses qu’implique le fait de vivre avec tes parents. D’un autre côté, c’est quelqu’un de très pragmatique, alors il se disait aussi que c’était la loi de la vie. »
12Carmen explique comment, à l’époque où elle faisait les saisons, ses parents la menaçaient pour essayer de la faire changer d’avis, pour qu’elle travaille dans son village et habite chez ses parents. Ils voulaient qu’elle choisisse la sécurité plutôt que l’insécurité : « Tu verras, à la fin, tu auras faim. » Aujourd’hui, elle poursuit ses études, en même temps elle travaille pour payer son école, mais ses parents ne lui demandent jamais si elle a besoin d’aide. Comme si leur stratégie était de tout tenter afin qu’elle revienne.
13Lorsque les jeunes partent par besoin d’autonomie, les parents ont du mal à le comprendre : cela n’est pas considéré comme « légitime ». Ils se sentent en échec, comme si leur foyer n’était pas agréable à vivre. De plus, ils pensent qu’il n’est pas bon de partir sans avoir une situation professionnelle et personnelle stable. La situation décrite par l’écrivain E. Verdu (2001) reflète cette situation :
« Aujourd’hui, quitter la maison est une décision qui d’une certaine manière entraîne l’idée que nous “abandonnons les parents”, qui souvent se sentent vaincus pour des raisons intimes et subjectives qu’ils n’arrivent pas à comprendre (“Que tu préfères vivre avec cette paumée qui a des boucles d’oreilles sur la langue, dans une maison avec le hall plein de “junkies” drogués, au lieu de rester avec tes parents… !”). […] Tout cela fait que nous nous sentons coupables. L’attitude correcte des parents te conduit à partir avec un certain sentiment de faute. Susciter des remords n’est pas (pas toujours) dans leur intention, mais on se voit dans l’obligation de se justifier, quasiment d’expliquer pourquoi à 29 ans, tu fais tes valises… » (p. 39).
14En effet, souvent, les jeunes, au moment du départ, doivent faire face au chantage affectif de leurs parents. Juan (parti à 25 ans) explique comment les choses se sont passées pour lui :
« Lorsque j’ai décidé de partir vivre avec des amis, chez moi, cela a été dramatique. Parce qu’ici, en Espagne, un départ est toujours mal ressenti. Ici, si tu ne pars pas pour te marier, on dit que quelque chose ne va pas ou ne fonctionne pas. Alors ma mère l’avait très mal pris. Mon père, qui est plus compréhensif, l’avait mieux digéré, mais bon, j’ai dû faire tout un travail pour les convaincre et leur expliquer. »
15Son discours nous permet de constater que le départ ne va pas de soi, mais qu’il doit se négocier avec les parents. Pour les parents d’Eduardo, leur fils affrontait trop jeune la vie. Il avait 24 ans lors de son départ mais il n’avait ni travail ni relation stable : « Mes parents n’ont pas mal pris le fait que je parte. Ils étaient surpris. Ils se demandaient si j’avais besoin de quelque chose. Ils trouvaient que je me sentais trop fort, que j’allais affronter trop tôt la vie et que ce n’était pas nécessaire d’aller si vite. » La surprise des parents montre que pour eux le processus d’acquisition de l’autonomie et de l’indépendance de l’enfant doit se faire doucement et progressivement, auprès de la famille et protégé par elle.
16Le départ de Carmelo est différent ; il se rend dans une autre ville pour ses études : c’est donc un départ « légitime ». De plus, il a suivi l’avis de ses parents quant au choix de la ville : « Mes parents m’avaient suggéré de venir à Madrid parce qu’on y avait de la famille et c’était plus économique. »
17Les parents, au lieu d’encourager leurs enfants à affronter la vie, les « retiennent ». Ils veulent que leurs enfants restent le plus longtemps possible auprès d’eux et que, à moins d’un réel besoin professionnel ou en raison de la formation suivie, ils ne quittent pas la ville. Carmen explique comment son père, qui est maçon, avait construit pour elle un appartement au-dessus du sien. Au cours de l’entretien, au moment où elle évoque ceci, elle pleure. Son père est malade et c’est comme si elle se sentait coupable de ne pas avoir répondu aux attentes de sa famille et d’être partie vivre à Madrid. Notons la logique des parents : placer leur enfant dans un contexte de sécurité, de protection et de proximité. On peut établir une échelle selon les critères qui rendent le départ plus ou moins légitime et souhaitable. Pour les parents, la situation idéale serait que le jeune se marie et continue à habiter la même ville. Mais le pire serait qu’il parte habiter seul dans la même ville : ils se sentiraient personnellement en échec, redoutant que leur entourage les soupçonne de ne pas avoir bien réussi dans leur rôle de parents. Si le jeune part habiter seul dans une autre ville pour des raisons professionnelles, ceci est bien accepté et compris. En ce qui concerne le concubinage, les enjeux se compliquent. À court terme, les parents préfèrent que les enfants aillent habiter ailleurs, dans une autre ville, ce qui leur permet de mentir à l’entourage sur leur mode de résidence. À long terme, ils préfèrent les garder auprès d’eux, dans la même ville. En ce qui concerne la colocation, les parents la préfèrent à la vie en solo.
Du premier départ à aujourd’hui
18Nous allons examiner le parcours de ces jeunes jusqu’au moment de l’entretien. Nous analyserons les quatre éléments qui constituent leur trajectoire : le nombre d’années écoulées depuis le départ de chez les parents, le nombre de logements occupés, le nombre de changements de ville effectués, et les différents types de cohabitation qu’ils ont connus (concubinage, colocation, etc.).
19Le nombre d’années écoulées depuis le premier départ des jeunes est variable : Sara est partie depuis un an alors que Carmelo est parti depuis douze ans et Eduardo six ans. Les autres jeunes sont partis depuis trois ans environ.
20Nous observons que les jeunes rencontrés n’ont pas changé très souvent de logement depuis leur premier départ. Un premier groupe, majoritaire, est constitué par ceux qui n’ont habité qu’un ou deux logements différents de celui de leurs parents. Un deuxième groupe, minoritaire, est constitué par des jeunes ayant habité plusieurs logements, leur nombre variant de trois à cinq.
21La plupart sont restés dans la même ville que leurs parents. L’absence de mobilité de leur part montre qu’ils sont dans des logiques où ce qu’ils recherchent, c’est une certaine stabilité, une continuité et la sécurité affective, matérielle et économique.
22En ce qui concerne les conditions de vie de ces jeunes, le premier constat est qu’ils n’ont pas vécu des situations très variées. Un premier groupe est constitué par ceux qui ont habité uniquement chez leurs parents puis avec leur conjoint actuel. Ce groupe est formé par Beatriz, Mario, Sara, Asun. Dans un deuxième groupe (Carmen, Raquel, Eduardo et Juan), les jeunes sont passés de la vie chez les parents à la vie avec des amis, puis avec leur conjoint actuel. Carmelo se différencie un peu dans le groupe car il a habité en résidence universitaire, avec un ami et enfin avec sa copine. Un dernier cas de figure est celui de Pedro, lequel a habité chez ses parents puis seul, puis chez son frère, puis avec des amis, ensuite chez sa mère et puis avec sa copine. Soulignons qu’aucun des autres jeunes n’a encore habité seul.
23L’observation de leurs trajectoires montre qu’ils sont dans des logiques de sécurité au sens où ils essaient de continuer à vivre près de leurs parents et d’éviter les changements continuels au niveau de leur mode de vie ou des logements qu’ils occupent. Néanmoins, par rapport aux autres jeunes espagnols, ils prennent davantage de responsabilités et affrontent une insécurité affective et matérielle plus grande car leur relation peut s’achever du jour au lendemain et ils ne sont pas toujours restés suffisamment longtemps chez leurs parents pour pouvoir épargner.
Le processus économique
24Plusieurs aspects ressortent de l’analyse du processus d’indépendance économique des jeunes.
25Le premier, est que les parents financent le parcours de leurs enfants lorsqu’ils le trouvent légitime : c’est le cas des jeunes qui font des études, que leurs parents soutiennent économiquement jusqu’au moment où ils trouvent un emploi. Ceci ne signifie pas que les jeunes ne font pas des « petits boulots » pendant des vacances, mais qu’ils ne travaillent pas pendant l’année scolaire. Carmelo explique que ses parents n’avaient pas beaucoup d’argent et pouvaient à peine lui payer la résidence à Madrid et, du coup, il n’avait pas les moyens de sortir. Mais il préférait quand même se consacrer à ses études que travailler pendant l’année. En effet, comme l’explique E. Verdu (2001) : « Parmi les jeunes espagnols entre 15 et 29 ans, 1 sur 10 seulement prend des notes à la fac le matin et sert des Big Macs l’après-midi » (p. 67). Pour les jeunes il est important de ne pas concilier les études et le travail durant l’année scolaire lorsqu’ils peuvent se le permettre.
26Lorsque les jeunes partent pour vivre en concubinage, les parents proposent leur aide s’ils considèrent ce départ comme légitime. Dans ce cas de figure, ils cumulent les avantages : non seulement en restant longtemps chez leurs parents, ils ont pu y faire des économies, mais encore ces derniers leur proposent de l’aide pour acheter un appartement. Nous observons cependant que les jeunes partis directement pour vivre en couple ont acheté leur appartement sans aide financière supplémentaire de la part de leurs parents. Ils avouent ne pas vouloir leur devoir ou leur demander quelque chose. Mario l’explique ainsi : « On ne voulait pas que qui que ce soit nous aide parce que, comme ça, après, ils ne peuvent pas te dire : “Moi je t’ai acheté ceci, etc.” Comme ça, ce que nous avons, c’est à nous. » Beatriz n’a pas reçu non plus l’aide de ses parents : « Nous, on voulait pas que nos parents nous aident, c’était une chose entre nous et si ça marche tant mieux et sinon tant pis. » Pour Asun, il n’y avait pas de raison précise, mais elle et son partenaire préféraient se financer eux-mêmes sans l’aide de personne : « Nous n’avons pas eu l’aide de nos parents. Il n’y a pas une raison précise à cela mais on voulait que ça soit le résultat de notre travail à nous. » Cette volonté d’acheter leur logement sans aide familiale peut être interprétée comme un acte symbolique d’autonomie et d’indépendance fort vis-à-vis des parents. Ils veulent montrer qu’ils sont des adultes à part entière : à un moment donné, ils trouvent que trop c’est trop.
27Mais les parents ne financent en rien les départs qui ne sont pas considérés comme légitimes, du moins dans un premier temps. Eduardo, Carmen, Pedro, Juan et Raquel, partis pour des motifs tels que le besoin d’autonomie ou en raison de mauvais rapports avec les parents, n’ont pas été soutenus par ces derniers : une manière pour les parents de se montrer indispensables, et de favoriser les conditions d’une probabilité plus forte pour le retour de leurs enfants. Seuls Raquel et Juan avaient un métier et des économies au moment de leur départ. Les autres n’avaient pas fait d’études supérieures et n’avaient pas non plus de métier. Eduardo, Carmen, Pedro sont donc ceux qui ont affronté la plus grande insécurité économique parmi l’ensemble des jeunes interviewés. Tout se passe comme si les parents n’étaient pas capables de penser que, parfois, pour un jeune, l’éloignement de la cellule familiale peut être positif pour son développement.
28La majorité des interviewés vivant en concubinage a bénéficié d’une sécurité économique tout au long de sa trajectoire. Les jeunes qui ont vécu une accumulation de situations d’insécurité sont ceux qui ont quitté la maison parentale sans métier ni appui familial.
Se décider
29Les jeunes qui ont pris, à un moment donné, la décision de vivre en concubinage sortaient avec leur partenaire depuis au moins un an. La décision vient en amont, elle ne confirme pas un état de fait où ils vivraient ensemble avec chacun un logement.
30Nous pouvons distinguer deux groupes. Dans le premier, la décision a été mûrie et prise longtemps avant l’installation. L’un des signes en est l’achat préalable d’un logement en commun et le remboursement déjà d’une partie de l’emprunt. C’est le cas d’Asun, Sara, Beatriz et Mario. Asun (26 ans) sort avec son copain depuis dix ans et Mario (30 ans) depuis douze ans. Ils vivent en concubinage depuis trois ans. Ils ont attendu d’avoir suffisamment épargné avant de sauter le pas. Sara et Beatriz, dont les relations sont plus récentes, de quatre et trois ans respectivement, épargnaient déjà lorsqu’elles étaient célibataires. Tous ces jeunes habitaient chez leurs parents avant de vivre en couple et leurs partenaires aussi, sauf celui de Beatriz : ces jeunes n’ont pas considéré qu’il était important de faire au préalable une expérience de vie en solo ou indépendante
31Dans le deuxième groupe, la décision survient à la suite d’un concours de circonstances. Soulignons que l’un des membres du couple vivait de manière autonome au moment de prendre la décision de vie en commun. Raquel vivait en colocation et ne s’entendait pas avec ses colocataires, elle voulait déménager. À ce moment-là, elle et son copain se sont dit que ce serait bien d’emménager ensemble. Son copain habitait chez sa mère et ne pouvait pas rester vraiment dormir chez sa copine : « La mère de mon copain est une dame très âgée et la situation n’était pas facile. Il dormait chez moi, mais il devait rentrer chez lui à 6 heures du matin pour faire semblant d’avoir dormi chez sa mère. La situation était intenable alors on s’est dit : “On va être francs.” » Juan vivait dans un appartement avec des amis mais tous allaient partir : « Je vivais avec des amis, mais chacun partait de son côté et je ne savais pas très bien quoi faire. Ma copine avait pris la décision de partir vivre seule. Alors on s’est dit : « Bon, on s’entend très bien, tout est très beau, pourquoi ne pas tenter quelque chose ? » Carmelo n’a habité avec son amie qu’après que le père soit décédé car elle s’est occupée de lui jusqu’à sa mort. Ils sont ensemble depuis six ans, mais les obligations familiales de son amie ont retardé leur installation en commun.
32Nous pouvons dégager une typologie sur le sens donné par les jeunes à la cohabitation :
33– La cohabitation subie :
34Raquel et Beatriz souhaitent se marier mais pas leurs partenaires. Ces deux filles vivent donc en concubinage parce que le mariage n’est pas possible dans l’immédiat. Au moins dans six couples, il y a décalage entre les souhaits des deux partenaires. Par exemple, les copines d’Eduardo et Juan se trouvent dans une cohabitation subie car elles voulaient se marier avant de commencer une vie commune. Juan dit : « Pour elle, qu’on ne soit pas mariés c’est un souci, c’est en contradiction avec ses principes et avec son éducation. Elle n’est pas toujours à l’aise avec la situation. Souvent elle me présente comme un copain et non pas comme la personne avec qui elle vit. » La copine d’Eduardo tient, elle aussi, au mariage : « Pour elle, c’est très difficile parce que ses sept frères sont mariés, ses copines sont mariées, alors elle veut se marier, je crois que c’est plus pour son entourage que pour elle. » On constate que la norme sociale pour ces femmes est forte, et elles ont du mal à assumer la situation personnellement, mais aussi socialement. Dans notre population, la cohabitation serait davantage « subie » par les filles que par les garçons. Elles seraient plus enclines que les garçons à rechercher un mariage sans cohabitation préalable. Il serait intéressant de comprendre si c’est la norme sociale qui est la plus forte pour elles, ou bien si, à travers le mariage, elles recherchent une sécurité plus grande que les hommes.
35– La cohabitation comme « résistance » :
36Ces jeunes savent et disent qu’ils vont finir par se marier avec le partenaire mais ils résistent à la pression familiale ou conjugale.
37Les belles-familles de Sara et de Asun exercent une forte pression pour que le mariage ait lieu. Elles avouent qu’elles vont se marier mais qu’elles n’ont pas l’intention de le faire tout de suite. Néanmoins, elles ont déjà acheté un appartement avec leur partenaire. Elles ne tiennent pas un discours qui défend et met en avant l’importance de la vie en concubinage.
38Mario et Carmelo souhaitent se marier mais dans certaines conditions. Mario veut épargner un peu plus pour pouvoir organiser le mariage. Carmelo souhaite un mariage civil mais sait que ceci va créer un conflit avec sa famille qui est très religieuse et, pour l’instant, il ne veut pas négocier. De plus, avec sa copine, ils n’ont pas les moyens économiquement de se marier.
39Les jeunes qui donnent un sens à la cohabitation – de « résistance » ou « subie » – ont un point commun. On pourrait dire qu’ils la voient comme des fiançailles. Les fiançailles reflètent bien la manière dont les jeunes se situent face au concubinage. Autrefois, lorsque les jeunes se fiançaient, cela signifiait qu’ils allaient se marier ; d’ailleurs, on ne se fiançait pas plusieurs fois dans sa vie. Le concubinage n’est donc pas vécu comme une expérience parmi d’autres qui pourrait s’arrêter et reprendre plus tard avec quelqu’un d’autre, ou comme quelque chose de provisoire. Il est considéré comme une phase bien déterminée entre le statut d’« enfant de » et celui d’« époux (se) de ». En 1998, seuls 19 % des jeunes disaient souhaiter vivre en concubinage sans jamais se marier contre 38 % qui voyaient dans le concubinage une étape préalable au mariage et 39 % qui n’envisageaient pas le concubinage mais uniquement le mariage. Seuls 4 % des jeunes disaient ne pas souhaiter vivre en couple (I. Paris, 2000, p. 211).
40– La cohabitation à la française :
41Pedro, Carmen et Eduardo attribuent à la cohabitation un sens plus « français » ; ils la vivent comme une expérience qui peut évoluer, changer et s’achever à tout moment. A. Albarat, A. Cabré et A. Domingo (1988) constatent que « chez les cohabitants la possibilité d’une rupture est permanente à l’horizon. Ainsi la relation est pensée et vécue “tant qu’elle dure” » (p. 84). À nos yeux, aujourd’hui, quinze ans plus tard, cette caractéristique est propre aux jeunes de ce groupe, mais ne peut s’appliquer à ceux des autres groupes.
Mariez-vous
42Nous allons voir comment les jeunes gèrent le rapport avec leurs parents lors de la décision de concubinage. Ceci nous permettra de comprendre la gestion qu’ils font de leur dimension statutaire d’« enfant de ».
43Souvent, ils annoncent, au préalable et individuellement, à leurs parents leur décision de vivre ensemble. Ceci est révélateur d’un fort sentiment d’appartenance familiale. Ils considèrent que les parents ont leur avis à donner. Lorsque la décision n’est pas annoncée aux parents, c’est que les parents ne sont pas du tout au courant : c’est le cas de Carmen dont les parents ignorent qu’elle vit en couple. Carmen ne veut pas être mal jugée par ses parents ; elle sait qu’ils ne trouveraient pas bien cette vie commune et ne pourraient comprendre : « Ils habitent un village et ils sont conservateurs, là-bas je pense que deux personnes ne doivent pas vivre en concubinage, tout le monde se marie. Ce sont des mariages à trois cents invités. » De plus, ses parents ont toujours eu d’elle une image en dehors des normes alors elle ne veut pas les conforter dans cette idée. Le cas de Carmen est courant. Dans une autre recherche (A. Gaviria, 1998), un jeune, Iñaqui, nous expliquait que sa sœur habitait en concubinage à Madrid mais qu’elle disait à sa mère qu’elle habitait en colocation avec un copain. Souvent, les parents ne sont pas complètement dupes. En Espagne, parmi les gens qui ont l’âge d’être les parents de ces jeunes, la blague suivante circule :
« Un jeune habite en concubinage avec sa copine, mais il ne veut pas le dire à sa mère. À sa mère qui lui rend visite, il dit qu’il partage l’appartement en colocation avec une fille mais qu’il n’y a rien entre eux. La mère lui dit : “Tu en es sûr ?” Il répond : “Mais oui maman je t’assure, c’est simplement mieux comme ça, le loyer est moins cher.” La mère mange une soupe chez son fils avec lui et sa colocataire puis, après son départ, la petite copine dit : “C’est bizarre, je ne trouve plus la louche, tu crois que ta mère a pu la prendre ?” Il répond : “Je ne pense pas mais c’est étrange tout de même.” À force de la chercher et de ne pas la trouver, le jeune dit : “Écoute je vais envoyer un mail à ma mère pour le lui demander.” Il écrit : “Chère maman, je ne dis pas que c’est toi mais simplement, je voudrais te demander si tu as pris la louche parce que depuis ton départ, nous ne la retrouvons plus. C’est une simple question.” La mère répond : “Mon cher fils, je ne dis pas que cette fille est ta petite copine je dis simplement que si elle avait dormi dans son lit elle aurait trouvé la louche.” »
44Cette histoire montre bien à quels enjeux sociaux et familiaux auxquels se trouvent confrontés parents et enfants. Certains jeunes ont une forte identité statutaire et ne disent pas la vérité à leurs parents. Ceux-ci de leur côté maintiennent ce genre de rapports et font semblant d’ignorer la situation, bien qu’ils soient parfaitement au courant. Dans la blague, la mère avoue soupçonner la réalité mais parfois les parents jouent le jeu du maintien des apparences.
45Lorsque les jeunes décident de s’installer en couple, les parents rencontrent, lorsqu’ils ne le connaissent pas, ce qui est très rare, le partenaire au préalable. Tout se passe comme s’ils devaient donner leur accord. Un jeune qui s’installe en couple avant de présenter son conjoint à la famille est mal vu par celle-ci : considéré comme la rejetant. Le couple formé par le jeune concerne aussi la famille.
46Lorsqu’ils apprennent la décision de concubinage, les parents et les beaux-parents donnent leur avis. Les parents, généralement, ne se fâchent pas avec leurs enfants, mais comme le montre M. Rico (2001) : « L’attitude dominante des parents […] fut celle de l’acceptation du concubinage, bien qu’avec un certain degré de résignation car s’ils avaient pu choisir, ils auraient préféré que leurs enfants se marient » (p. 3). En fonction de leur attitude, nous pouvons distinguer deux groupes de parents.
47Un premier groupe est formé par les parents qui sont déçus et souhaitaient le mariage de leur enfant sans cohabitation préalable.
48Certains parents respectent relativement leur enfant et son couple, c’est-à-dire qu’après avoir donné leur avis au début, ils ne disent plus rien par la suite. Beatriz explique que, dans un premier temps, sa mère lui a fait du chantage affectif :
« Mes parents imaginaient plus ou moins que j’allais partir vivre à Madrid pour rejoindre mon copain parce qu’on avait acheté l’appartement. Ils pensaient qu’une fois les travaux de l’appartement achevés, j’allais prendre la décision de me marier et non simplement de vivre avec lui. Lorsque je leur ai annoncé que je n’allais pas me marier, mon père l’a très bien pris, ma mère, elle, a eu de la peine, elle m’a dit que je faisais une erreur. Les premiers mois, elle était un peu froide au téléphone, mais par la suite, tout s’est très bien passé. »
49Beatriz avait jusque-là eu une relation à distance avec son copain. Sa mère, au lieu d’approuver le fait qu’elle prenne le temps de tester sa relation, souhaite le mariage de sa fille. Dans la ville où ils habitent, les parents de Beatriz ne disent pas que leur fille vit en concubinage, et Beatriz elle-même ne le dit pas à tout le monde car la pression sociale est très forte. Pour Beatriz, c’est cette conscience de « l’autre généralisé » (P. Berger, T. Luckmann, 1996) par sa mère qui explique qu’elle a mal réagi dans un premier temps :
« Moi, j’avais disparu de là-bas et les gens disaient à ma mère : “Où est Beatriz ?” Alors elle devait donner une explication aux gens et les gens, après, ils critiquent. Santander c’est une petite ville, les gens me connaissent et pour ma mère, c’était dur. »
50M. Rico et X. Roigé (2001) montrent que les personnes en concubinage qu’ils ont rencontrées dans leurs recherches expliquaient que les parents avaient maintenu secrète cette situation, non pas à la parenté proche mais à la parenté plus éloignée. Au début de la vie commune, lorsque Beatriz rentrait chez ses parents, elle dormait dans une chambre différente de celle de son copain :
« La première fois que je suis allée voir mes parents je n’osais pas dire : “Je dors avec lui.” La première fois, on a dormi séparés. La deuxième fois, j’ai dit à ma mère : “Écoute maman, c’est ridicule.” Elle m’a dit : “Je sais mais comme tu n’as rien dit, moi aussi je trouve ridicule que tu dormes avec lui à Madrid et pas ici.” »
51Beatriz n’arrive pas complètement à faire face à ses parents, à se faire respecter : elle a besoin de leur approbation.
52D’autres parents mettent tout en œuvre pour obtenir que le couple se marie. En Espagne, dans les enquêtes d’opinion, les gens expriment leur acceptation du concubinage comme « valeur » mais, lorsqu’il s’agit de leur propre enfant, la réaction n’est pas la même. Les gens n’aiment pas ce choix de vie (A. de Miguel et M. Escuín, 1997). La belle-mère de Beatriz n’accepte pas que le couple dorme ensemble lorsqu’il va chez elle : « Comme elle dit, ma belle-mère, personne ne dort chez elle sans passer d’abord par l’église. » Juan et Eduardo disent ressentir une forte pression de la part de la belle-famille. Juan l’explique ainsi :
« La famille de ma copine est très conservatrice, ils ont eu du mal à accepter parce que ceci ne rentrait pas dans leurs schémas mais ils ont placé le bonheur de leur fille au-dessus de tout et ils l’ont accepté. Mais bon, régulièrement ils nous disent de nous marier. »
53Les parents de Carmelo sont contre le fait qu’il habite avec sa copine sans être marié. Pour lui, l’annonce de sa décision a été un moment très dur car il savait qu’il allait faire de la peine à ses parents :
« J’ai eu beaucoup de mal à l’annoncer à mes parents, parce que je savais qu’ils allaient être tristes. Je savais qu’ils n’allaient pas aimer du tout parce qu’ils sont très catholiques. Déjà, dans un village, c’est difficile ; avec mes parents c’était d’autant plus dur en raison de leurs croyances. C’est pour ça que j’ai eu beaucoup de mal à leur dire. »
54Lorsque Carmelo et sa copine vont dans leur village d’origine (lieu de résidence de leur famille à tous deux), chacun dort chez soi. Il est curieux de constater que les parents de Carmelo ne sont pas furieux ou fâchés mais tristes. Au lieu d’une attitude autoritaire comme mode de fonctionnement, ils ont choisi le chantage affectif et le non-dit. Dormir chacun chez soi semble une évidence pour Carmelo, compte tenu de la peine des parents, bien que ceux-ci n’interdisent pas ouvertement à leur fils d’amener sa copine chez eux.
55Les différentes stratégies que les parents utilisent avec leurs enfants montrent qu’ils ne respectent pas leur choix de vie et qu’ils essaient de les en faire changer par tous les moyens possibles. En même temps, ceci montre la forte identité personnelle de ces jeunes car ils maintiennent leur choix, du moins à court terme, en dépit des pressions parentales.
56Un deuxième groupe est formé par les parents qui ne donnent pas un avis négatif quant à la cohabitation mais considèrent néanmoins que c’est un pas important. Juan prétend que ses parents auraient été surpris d’un mariage précipité :
« Avant de partir, je l’ai dit à mes parents. J’ai écouté ce qu’ils me disaient et j’en ai tenu compte parce que c’était la première fois que j’allais le faire et pour moi c’était une nouvelle expérience alors c’était intéressant d’entendre ce qu’ils avaient à me dire. Ils ont essayé de voir si c’était clair dans ma tête, parce que, disaient-ils, c’est une décision très importante. Et bon, comme ils ont vu qu’on savait ce qu’on faisait et qu’on n’avait pas des oiseaux dans la tête, ils ont dit : “Eh ben vas-y.” »
57L’analyse de l’attitude des parents à travers le discours des jeunes montre que, généralement, les parents associent sécurité à mariage et que toute autre forme de vie est moins souhaitable parce qu’elle entraîne plus d’insécurité. Nous observons aussi chez eux une logique forte et une grande force du groupe familial qui essaie de conserver une emprise sur ses membres et sur les trajectoires de vie. Les parents ne respectent pas la vie privée des jeunes et considèrent que leur choix de vie les concerne. Même lorsqu’ils acceptent la cohabitation de leurs enfants, ils la voient comme une forme incomplète d’émancipation, comme s’il s’agissait de longues fiançailles1 (M. Rico et X. Roigé, 2001). Ceci pourrait expliquer la pression exercée par certains parents : le concubinage de leur enfant serait vu comme s’ils n’avaient pas bien joué leur rôle de parents puisque l’enfant n’est ni au domicile familial ni marié.
LA VIE À DEUX : POUR TOUJOURS
Un souci de communauté
L’argent
58L’organisation économique des couples nous donne des indications sur la plus ou moins forte individualisation dans le couple. Pour une partie des jeunes, il est important d’avoir un budget commun, ce qui pourrait être le signe d’un projet à long terme dans la relation. L’Espagne est, après l’Italie, le pays d’Europe où l’on divorce le moins2 : ce qui peut expliquer que certains jeunes rêvent encore d’une vie commune éternelle et n’imaginent pas qu’ils puissent un jour se séparer. Dans les cas où les ressources ne sont pas mises en commun, nous observons deux types de logiques. Dans la première, l’argent non mis en commun est le résultat d’un manque d’organisation dans le couple, comme si le couple, qui n’a pas encore acheté un logement, n’était pas encore vraiment installé et n’avait pas encore acquis des habitudes. Dans la seconde, les jeunes associent argent séparé et indépendance dans le couple.
59Certains jeunes font bourse commune avec le (la) partenaire. Par exemple Beatriz, Sara, Mario, Asun et Pedro. Les quatre premiers sont partis de chez leurs parents pour vivre en couple et ont acheté un logement en copropriété avec leur partenaire. La propriété du logement est commune, indépendamment de la somme que chacun y a investie, comme l’explique Beatriz : « Lui a mis plus d’argent que moi mais l’appartement il est au nom des deux à 50 %. On n’a pas dit : “Bon, comme tu as mis plus et moi moins, et ben on fait le décompte.” Non, moi j’ai apporté ce que j’ai pu et il a été mis au nom des deux et c’est tout. » Dans la vie commune, il est important de partager. Ne pas le faire serait le signe d’un manque de sincérité dans l’amour et dans la relation. La situation de Pedro est autre : il a vécu de manière indépendante avant de vivre en couple et n’a pas de propriété en commun avec son amie. Sa situation est un peu ambiguë. Il nous explique comment cela se passe : « On met tout notre argent en commun. Par exemple, si un jour j’ai davantage d’argent, elle utilise mon argent et si c’est le contraire, j’utilise le sien. Pour les courses, celui qui a de l’argent les paie, pour les sorties c’est la même chose. » Le discours de Pedro est contradictoire. Il semble que son modèle d’organisation ne soit pas très clair et soit encore en train de se mettre en place ; on a le sentiment que chacun garde son argent mais qu’ils ne font pas le décompte des dépenses et utilisent l’argent comme s’il était commun.
60Pour Carmen, Juan, Carmelo la séparation de l’argent ne semble pas essentielle, leurs discours sont ambigus et il semble qu’avec le temps, l’organisation changera.
61Juan explique ses motivations :
« Ce fonctionnement, c’est notre idée à tous les deux. Je trouve que c’est la meilleure manière. Pour moi, dans un couple, il doit y avoir une relation égalitaire car on travaille tous les deux. Si elle ne travaillait pas, ce serait différent, mais on travaille tous les deux. Je n’ai jamais aimé les relations de dépendance. [Tous les deux ont ouvert un compte joint pour les dépenses communes et fixes] L’idée est de tout partager, toutes les dépenses sont divisées par deux et elles sont prélevées automatiquement sur le compte commun. En ce qui concerne les courses, un jour c’est l’un qui les fait et un autre jour c’est l’autre mais on ne compte pas à une peseta près. En gros, on partage les dépenses. Lorsqu’on sort le soir, on paie chacun son tour. Mais c’est pareil, on improvise, en essayant que ce soit équilibré. »
62Juan parle de l’intention d’ouvrir un deuxième compte commun avec sa copine pour l’achat d’un logement. L’idée serait de mettre sur ce compte l’ensemble de leurs économies respectives : « Nous avons pensé mettre nos économies sur un compte commun. En fait ça n’a pas trop d’importance de tout mélanger car on sait que le jour où l’on va acheter un logement on mettra l’ensemble de l’argent en notre possession. »
63La copine de Carmelo travaille depuis deux mois. Jusque-là, il payait tout :
« Nous avons plusieurs comptes et je prenais sur mon compte parce qu’elle n’avait pas de salaire. Maintenant, et en fonction de la manière dont les choses vont évoluer, nous paierons en fonction de ce qui nous arrange tous les deux. Je pense qu’à la fin, on mettra tout l’argent en commun. Nous avons un compte épargne logement depuis un an, on l’a ouvert en décembre. Nous avons mis régulièrement de l’argent sur ce compte. En réalité, il est à mon nom. »
64Carmen et son ami séparent l’argent, mais c’est lui qui prend la nourriture à sa charge pour qu’elle puisse disposer d’un budget personnel plus large.
65Pour Eduardo et Raquel séparer l’argent est important. Eduardo et sa compagne ont des comptes séparés et tous les mois, ils font une cagnotte pour les frais communs. Lorsqu’ils sortent avec des amis, l’un paie pour les deux mais il arrive que chacun paye sa part. Cette organisation est surtout due à Eduardo :
« Elle voulait qu’on ait un compte commun mais moi je ne voulais pas. Nous sommes différents, on vient de mondes différents et on a une manière différente de voir les choses. Moi, je réfléchis davantage avant de m’acheter quelque chose et je suis moins dépensier qu’elle, alors c’est mieux comme ça parce qu’on ne doit pas avoir à donner d’explications à l’autre. Si je veux m’acheter une assiette en porcelaine, je me l’achète même si elle est horrible. Mais si l’argent est en commun ce n’est pas possible parce qu’elle va dire que l’assiette est horrible. Moi j’aime bien avoir mon indépendance. »
66Raquel et son ami ont des comptes séparés et, tous les mois, celui-ci fait un virement sur le compte de Raquel pour couvrir les dépenses du ménage. C’est elle qui administre les dépenses communes. En ce qui concerne les sorties, il paie souvent : « Ce n’est pas qu’il est macho mais il gagne plus d’argent que moi, donc il a plus d’argent que moi. » Elle essaie de compenser par ailleurs : « Comme j’ai plus de temps que lui, parfois je lui achète des petits trucs. L’autre jour, par exemple, je lui ai acheté deux cravates. » Pour elle, il est important que chacun garde son indépendance économique, pour pouvoir se payer vêtements et caprices.
67En somme, il semble que les jeunes, lorsqu’ils vivent en concubinage, ne veulent pas rester deux individus avec chacun son budget personnel mais qu’ils tendent à devenir « un » en faisant bourse commune. Réunir les ressources financières représente la confirmation symbolique que les deux partenaires pensent non seulement que leur relation est installée et solide mais aussi qu’elle va durer longtemps : comme si le couple ne devait pas être à l’image de « un plus un égalent deux », mais plutôt « un plus un égalent un » (S. Chaumier, 1999). Pour Eduardo et Raquel, il n’y a pas de relation directe entre le sérieux de la relation et l’argent séparé. Ils pensent qu’une relation c’est plutôt « un plus un égalent deux », donc pour eux, mieux vaut l’argent séparé, sans que cela implique un manque d’amour ou de solidité dans leur relation.
Le logement
68En Espagne, il y a une tradition d’accès à la propriété. Beaucoup de jeunes préfèrent partir plus tard de chez leurs parents afin de pouvoir acheter un logement. Par exemple à Madrid (J. Leal Maldonado, 2000), plus de la moitié des jeunes partent de chez leurs parents pour habiter un logement en toute propriété. L’Espagne est le premier pays de l’Union européenne en termes de taux de logements en propriété : 86 % en 1999 (C. Trilla, 2001). Pour analyser le logement, il nous faudra faire une distinction entre les jeunes qui sont propriétaires, les jeunes qui vivent dans une propriété familiale qui leur est prêtée, et ceux qui sont locataires.
69Parmi les jeunes rencontrés, quatre sont propriétaires de leur logement. Ceci nous donne des indices sur la manière dont ils se construisent dans le couple mais aussi personnellement. Ces jeunes se vivent dans des logiques de stabilité conjugale et professionnelle. L’acquisition d’un logement, à crédit dans l’immense majorité des cas, signifie qu’ils devront avoir constamment un travail pour pouvoir rembourser l’emprunt, mais aussi qu’ils comptent rester vivre dans la même ville. Cela signifie aussi hypothéquer sa vie pendant vingt ans. En contrepartie, ils ont la sécurité d’avoir toujours un toit au-dessus de la tête. Pour beaucoup de jeunes, l’achat de l’appartement et l’installation dans celui-ci représentent la « fin » de la « belle vie ». Avant, ils épargnaient certes mais ils vivaient chez leurs parents et n’avaient pas de frais. Par la suite, leur niveau de vie baisse énormément. Ils ont choisi un projet à long terme et non pas à court terme.
70La propriété commune du logement est significative de l’importance que les jeunes donnent au fait de vivre dans un espace ressenti comme un chez soi par les deux partenaires. Souvent le choix du logement est conjugal, les parents n’interviennent quasiment pas, comme le dit Beatriz : « Nous l’avons choisi nous deux seuls et personne ne l’a vu jusqu’au moment où nous avons eu les clés. » Les jeunes prennent la décision puis l’annoncent à leurs parents, parfois même après avoir signé la promesse d’achat. L’achat de l’appartement constitue un réel acte d’autonomie à l’égard de leurs parents. L’appartement est généralement neuf, de type F2. Lorsqu’il n’est pas neuf, il est remis en état avant l’installation. L’aménagement se fait avec des objets neufs et très peu de récupération. Parfois, comme Asun, ils récupèrent les objets qu’ils avaient dans leur chambre de célibataire mais ils n’achètent pas des meubles d’occasion : « Nous avons tout acheté neuf, sauf les choses d’une des chambres car j’ai pris ce qui était dans ma chambre de jeune fille. » Ces concubins démarrent dans la stabilité et la sécurité (ils ont un logement et un emploi), dans un espace séparé de celui de la famille.
71Lorsque les jeunes aménagent dans une location ou dans un appartement qui appartient à la famille, ils récupèrent davantage d’objets. Ils réservent les achats pour leur futur logement en propriété, ils sont dans une situation d’attente avant de passer à la phase de l’achat. En effet, des jeunes comme Carmelo, Raquel et Juan parlent de leur désir à très court terme d’acheter un appartement. Juan et Pedro habitent des appartements qui appartiennent à leur belle-famille. Ils ne paient pas de loyer aux parents de leur conjoint, ni ne donnent l’équivalent à leur partenaire. Ils ne paient pas non plus leurs charges tout seuls. Pour Juan, habiter gratuitement chez sa belle-famille ne pose pas de problème. Pedro, a un autre sentiment. Il habite l’appartement du père de son amie qui est à moitié meublé. Il trouve qu’il ne participe pas autant à la décoration que sa copine et le père de celle-ci. Il souhaiterait déménager pour se sentir chez lui :
« Nous payons au père de Maria l’électricité et l’eau mais pas le loyer. Moi je ne donne rien à Maria même de manière symbolique, et c’est pour ça que nous voulons partir d’ici. En plus, même si cet endroit est de plus en plus comme mon foyer, je ne l’ai jamais complètement ressenti comme ma maison. Moi je ferais une autre déco et je mettrais d’autres choses. Nous l’avons décoré ensemble mais plus au goût de Maria et puis lorsque son père voulait qu’on mette quelque chose de particulier, moi je n’avais pas grand-chose à dire. »
72En ce qui concerne les jeunes qui habitent un appartement en location dont le propriétaire n’est pas un membre de la famille, il faut faire une distinction entre ceux qui ont loué un appartement ensemble, comme Carmelo, Raquel et Eduardo, et ceux où l’un s’est installé chez l’autre comme c’est le cas de Carmen. Alors que pour les premiers, l’organisation de l’espace est moins problématique car ils l’ont choisi et aménagé ensemble, pour Carmen, il est difficile de se sentir complètement chez elle car son ami n’a pas changé les habitudes qu’il avait avant d’habiter avec elle.
Les tâches domestiques : un domaine féminin et familial
73Les enquêtes nous informent que l’Espagne est l’un des pays européens où il y a le plus de différence entre les hommes et les femmes en matière de participation au travail domestique3 ; les femmes y consacrent plus de temps que les hommes. Parmi nos jeunes, ces différences existent aussi. Nous pouvons penser que, d’une certaine manière, les femmes espagnoles comptent moins le temps qu’elles consacrent aux tâches domestiques que leurs voisines du Nord. Les enquêtes montrent que les hommes participent davantage au travail domestique lorsqu’ils vivent en concubinage que lorsqu’ils sont mariés (G. Meil, 2003) : comme si le concubinage autorisait plus de liberté par rapport aux rôles préétablis.
74Carmelo explique que sa copine en fait plus que lui à la maison. Il se justifie d’abord par ses horaires de travail, puis en lui attribuant des qualités qu’il n’a pas : « Dans les tâches domestiques, elle fait plus que moi. Elle travaille de 8 heures à 15 heures et elle y retourne de 17 heures à 20 heures. Elle cuisine très bien et pas moi. » À ceci s’ajoute qu’il doit travailler quand il est à la maison :
« Je dois toujours étudier quelque chose. Je rapporte du travail à la maison, je dois finir des projets, même si je ne le fais pas, je dois le faire. Maintenant je suis en train de passer mon permis de conduire. Alors, par exemple, aujourd’hui, elle a nettoyé et moi je révisais le code de la route. On pourrait dire que j’ai moins de temps qu’elle. Elle, elle se plaint si je ne fais rien et que je ne travaille pas. »
75Juan n’a pas assez de temps à consacrer à l’entretien de la maison :
« Les tâches domestiques, on les fait tous les deux, mais on ne les fait pas moitié-moitié. Bon, c’est vrai que moi je sors plus tard du travail et que cela va dans le sens qu’elle en fasse plus que moi. Alors c’est plutôt un tiers pour moi et deux tiers pour elle. J’adorerais qu’on le fasse moitié-moitié, mais l’expérience a montré que ce n’est pas comme ça. »
76Parfois, les jeunes femmes ont l’impression que leur copain exagère et le vivent comme un manque de respect, d’où des conflits. Juan nous dit : « L’autre jour nous nous sommes engueulés pour le ménage, mais normalement on ne s’engueule pas pour ça. Il y avait certaines tâches dont moi, tout simplement, je ne tenais pas compte, je n’y pensais pas. Elle, ça ne la dérange pas de faire plus que moi tant que moi je fais des efforts. » Beatriz travaille et son ami aussi. Elle trouve que son ami ne voit pas les choses à faire et ça l’énerve :
« Lui, son jour de repos, il l’utilise pour se reposer ; tu vois, lorsqu’il travaille, s’il rentre à 1 heure du matin, je comprends qu’il ne se mette pas à nettoyer les vitres, mais moi comme j’arrive à 9 heures du soir je dois les nettoyer. Par exemple, quand je rentre du travail avant lui je trouve que c’est le bordel alors je range. Lui, quand il rentre avant moi, il ne trouve pas que c’est nickel mais il trouve que ça va et il ne range rien. Il a un autre point de vue. »
77Elle ne supporte pas que son ami ne valorise pas le travail qu’elle fait et qu’il ne fasse rien lorsqu’il en a le temps :
« En ce moment j’ai deux machines à repasser, et hier il m’a dit : “Il n’y a pas tant que ça à repasser.” Je lui ai dit : “Bon eh ben comme il n’y a pas tant que ça, on se le partagera.” Aujourd’hui, il est de repos. Si, après manger, il se sent très fatigué, même s’il s’est levé à midi, eh ben, il ne fera rien. »
78Les conflits ne semblent pas proportionnels à l’inégalité dans la répartition des tâches : il n’y a pas beaucoup de conflits malgré une répartition inégalitaire. Ceci peut se comprendre parce qu’habituellement, à l’heure du déjeuner, certains soirs de semaine et les week-ends, les jeunes ne prennent pas leurs repas chez eux. Ils déjeunent sur leur lieu de travail ou chez leurs parents et, le weekend, ils mangent très souvent alternativement un jour chez les parents et l’autre chez les beaux-parents. Ils vont même dans la famille parfois en semaine. Celle-ci joue un rôle important d’aide domestique indirecte.
« Dans la société espagnole, il est fréquent que non seulement des membres de générations différentes déjà adultes (jeunes célibataires qui vivent au domicile de leurs parents jusqu’à la trentaine, parents veufs recueillis chez leurs enfants après le décès de leur conjoint) habitent ensemble mais aussi qu’ils pratiquent un échange intense et régulier d’aides et de services lorsqu’ils vivent dans des foyers différents » (L. Flaquer, 1998, p. 131).
79Le copain de Raquel déjeune tous les jours chez sa mère car il travaille à côté. La copine de Mario ne mange pas à la maison le midi. Lui a des horaires alternés et une semaine sur deux il déjeune sur son lieu de travail. Les semaines où il ne travaille pas à l’heure du repas, il va souvent déjeuner chez ses parents : « Elle mange à son travail. Moi, si j’ai de la bouffe de prête, je mange à la maison sinon chez mes parents. » Cela soulage très certainement sa copine qui ainsi n’est pas obligée de lui faire à manger tous les jours. En Espagne, le déjeuner est le repas important de la journée alors que le soir, c’est plutôt du grignotage, ce qui implique moins de travail de préparation et de rangement.
80Une autre manière de réduire la quantité de tâches domestiques est de bénéficier de la cuisine maternelle. La mère de Sara, lorsqu’elle prépare un plat que sa fille aime, le lui apporte. En Espagne, les tupperwares s’utilisent beaucoup comme l’illustre bien une séquence d’un film de Pedro Almodovar intitulé La fleur de mon secret dans lequel il parodie la réalité espagnole. Leo, la protagoniste, une femme écrivain indépendante, va chez sa sœur qui habite avec leur mère. La mère lui donne des poivrons cuisinés et la sœur du flan, des calamars et de l’omelette. Leo dit : « Mais j’ai une cuisinière ! » et sa mère lui répond : « Ah ! Et va savoir comment elle cuisine cette gitane ! » La mère a besoin d’affirmer l’importance et la qualité de ses services, face à ceux d’une employée cuisinière. Les tupperwares et la nourriture sont comme un prolongement de la maison familiale dans la vie autonome des jeunes.
81Cependant l’aide de la famille ne doit pas dépasser certaines limites. Raquel explique comment elle avait été choquée par l’attitude de son copain : « Ça, c’est très fort. Au début, il apportait son linge à laver et à repasser chez sa mère ! Pour moi c’était inconcevable. » Emporter son linge de la maison pour le porter à laver et repasser à sa mère est un acte qui met en question la vie conjugale, car il est interprété comme si on ne pouvait pas exister ni être autonome sans l’aide de la famille. Et comme la mère ne repassait que le linge de son fils, c’était pour Raquel le signe d’une identité filiale trop forte de son copain. Actuellement, comme Raquel ne veut pas faire le repassage, ils ont pris une aide ménagère.
Faire ensemble
82Lorsqu’ils sont en couple, les jeunes espagnols, ont tendance à faire des activités ensemble et à mettre en commun leurs amis, ce qui ne signifie pas qu’ils abandonnent toute autonomie personnelle.
Les activités
83L’analyse de la manière dont les jeunes pratiquent les activités non professionnelles, en couple ou individuellement, nous aide à comprendre leur construction identitaire ; à partir de cela nous distinguons deux catégories de jeunes.
84Dans la première, qui semble la plus répandue, les jeunes parlent des activités qu’ils ont délaissées du fait de leur partenaire. Ceci ne résulte pas d’une interdiction mais de la dynamique qui s’est instaurée dans le couple construit de manière « fusionnelle » et qui donne priorité à la vie conjugale. Sara nous explique :
« Moi, j’aime beaucoup aller au cinéma, mais lui n’aime pas ça. J’ai fini par le convaincre, mais j’y vais beaucoup moins souvent qu’avant. Lui, il aime les bars, l’apéritif, et ce genre de choses, mais on fait plus souvent ce que je veux. Moi je n’ai jamais trop aimé les bars et, de plus, il finit son travail le vendredi midi, moi je travaille jusqu’au samedi soir alors je suis fatiguée et je préfère louer une cassette vidéo. Quand j’étais plus jeune, à 18 ans, c’est vrai que je n’étais jamais à la maison et que je sortais tout le temps mais maintenant, c’est différent. »
85Raquel ne va presque plus au cinéma non plus :
« Avant j’allais souvent au cinéma, mais ça fait deux ou trois ans, depuis que je sors avec Jesus, que je n’y suis pas allée. Moi j’adorais, mais Jesus n’aime pas. Ce n’est pas qu’il n’aime pas, il aime de temps en temps, mais on a plus la flemme d’y aller en couple. Nous sommes bien à la maison alors parfois on loue une cassette vidéo. »
86Raquel explique que son ami va devoir faire des concessions dans la vie commune car il aime le bateau et la présence d’un ami pour l’aider est nécessaire à bord. Or, ce qu’elle souhaite c’est des vacances à deux :
« Lui, il aime beaucoup naviguer et pour moi, c’est un peu dur parce que je n’ai jamais navigué de ma vie. Durant les vacances, on est allé faire du bateau avec un ami à lui mais cette année on va faire autre chose. C’est super d’aller en bateau avec un autre ami, mais moi, je ne suis pas prête à passer mes vacances avec quelqu’un à côté de nous, même si c’est la personne la plus sympa du monde. Alors l’année dernière, on a convenu qu’on allait garder une semaine pour lui et moi. Tu sais, on est avec mes parents, avec sa mère, avec un ami et moi je veux une semaine pour nous deux, seuls. »
87Dans la seconde catégorie, les jeunes, tout en ayant leur vie de couple, conservent les activités qu’ils aiment. Il est important pour eux de préserver leur identité personnelle même si leur partenaire n’a pas toujours le même point de vue. C’est le cas d’Eduardo, de Juan et Carmen. Eduardo se rend à des réunions politiques une fois par mois. Il l’a toujours fait :
« Avant, je militais au parti socialiste mais plus maintenant. La seule chose qu’on fait c’est une réunion politique avec des amis une fois par mois. Ça fait deux ans qu’on se réunit de cette manière. Quand j’étais au lycée, j’ai toujours été dans des associations. »
88Juan participe à plusieurs associations :
« Je suis dans un groupe de discussion politique, dans une ONG (Organisation non gouvernementale) et à Amnesty International. Cela ne me prend pas tout mon temps libre mais une partie. Dans le groupe de discussion politique, on est douze. Ma copine n’en fait pas partie parce qu’elle n’aime pas ce genre de sujet, elle s’ennuierait beaucoup. »
89Sa copine n’aime pas trop que Juan aille à ces réunions.
« Le fait que j’aille aux réunions, elle le tolère, mais elle n’aime pas parce que c’est du temps que je passe sans elle. L’ONG me prend approximativement trois heures par semaine après le boulot. Le groupe de discussion se réunit une fois par mois, mais avant on doit préparer des petits trucs et cela me prend aussi un peu de temps après le travail. »
90Carmen se définit comme faisant ce dont elle a envie tout en vivant en couple. Son attitude ne pose pas de problème à son partenaire. Récemment, elle a découvert que si elle posait nue pour des élèves dans une école d’art, elle pouvait être bien payée. Elle nous dit : « Mon copain me donne beaucoup de liberté. Lorsque je lui ai dit que j’allais poser nue, il m’a dit : “Avec ton corps, tu fais ce que tu veux.” »
91En général, les jeunes passent peu de temps seuls ensemble : en semaine, en raison de leurs horaires de travail, le week-end en raison des amis et de la famille. Souvent, ils essaient de garder une soirée pour eux seuls pendant le week-end. Les activités communes leur permettent d’avoir davantage de moments ensemble et de conserver une forte identité conjugale.
Les amis
92Les jeunes concubins conservent les différents groupes d’amis qu’ils avaient lorsqu’ils étaient célibataires. L’attachement au groupe d’amis de toujours, généralement celui de la jeunesse célibataire, celui de l’école, est assez fort et il reste le groupe de référence. Carmelo habite Madrid depuis huit ans mais nous parle ainsi des amis de son village :
« À Madrid j’ai quatre amis, mais mes vrais amis je les ai au village. C’est là-bas que se trouve mon groupe d’amis4. Maintenant beaucoup d’entre eux ne sont plus au village parce qu’ils travaillent en dehors. Il y en a quatre que je vois très souvent, ce sont mes meilleurs amis. [Il explique comment la distance ne change rien à l’amitié :] Avant, dans le groupe, on était six ou sept. Ce qui arrive, c’est que l’on se voit moins souvent tous ensemble à cause du travail mais quand j’y retourne c’est comme si on ne s’était jamais quittés. »
93En semaine, les jeunes ne sortent pas beaucoup le soir. Mario explique l’évolution :
« On sortait plus quand on habitait chez les parents parce qu’on ne voulait pas être à la maison avec eux, alors on sortait tous les jours. Maintenant, en semaine, on sort uniquement le jour où on a besoin d’une bouffée d’air, on descend prendre un coca dans le quartier et on remonte. »
94Le repas de midi est parfois l’occasion de rencontres individuelles avec des ami (e) s. Par exemple, Raquel qui voit peu ses amies mais veut les conserver : « Le week-end, on fait plus de projets avec les amis de Jesus, mais moi je propose toujours à mes amis de venir. En semaine, quand je peux, je déjeune avec mes copines. »
95Pendant le week-end, avec la vie commune, les sorties diminuent, se privatisent dans l’espace et lorsqu’ils sortent, ils rentrent plus tôt. Raquel et son ami sortent moins qu’avant :
« Maintenant, avec Jesus, on sort peu le week-end, on a la flemme puis on est bien à la maison. On sort boire quelques verres5 quand c’est l’anniversaire de quelqu’un mais on sort de moins en moins. Il faut dire aussi que c’est par périodes. Moi je suis tellement sortie plus jeune que je n’ai plus envie de lutter dans les bars le samedi soir pour qu’on me serve un verre. [Ils passent des soirées plus tranquilles :] Parfois on va chez des amis jouer aux cartes, on va à des mariages, baptêmes. »
96Les jeunes aiment profiter de leur chez soi, Asun explique l’évolution quant aux sorties :
« Quand on habitait chacun chez nos parents, on sortait tard pendant les week-ends. On ne sortait pas tous les week-ends, mais si on sortait, on restait facilement jusqu’à 8 heures du matin. Maintenant on a envie de profiter de notre maison, on rentre plus souvent à 2 heures qu’à 7 heures. On va manger chez des amis puis, en général, on ne sort plus après. »
97Juan explique que les fêtes se font toujours dans l’espace public et non pas privé : « Les fêtes, on ne les fait pas dans les appartements mais à l’extérieur. Quand on mange chez des amis, c’est des soirées tranquilles. »
98Les couples qui remboursent le crédit de l’achat de l’appartement ne peuvent plus sortir comme auparavant car les sorties coûtent cher. Néanmoins, pour Mario par exemple, c’est quand même important de ne pas s’enfermer : « Moi, tant que je peux, même si je dois payer l’appartement, je ne veux me priver de rien. Je ne vais pas faire des folies, mais tant qu’on peut, je ne vais pas m’enfermer à la maison. »
99Lorsqu’ils sortent le soir en couple, ils rentrent en même temps. Asun explique comment ça se passe : « C’est rare qu’on ne rentre pas en même temps parce qu’on aime tous les deux la fête. Mais, parfois, c’est arrivé que l’un rentre avant l’autre. Lors du dernier mariage qu’on a eu à Barcelone, moi je suis rentrée avant parce que j’étais fatiguée, mais ceci n’a pas créé de problème entre nous. » Juan et sa copine rentrent aussi en même temps : « Quand on sort le week-end boire des verres, on rentre en même temps. Parfois l’un veut rester plus mais c’est rare. » Tout se passe comme si les deux membres du couple avaient les mêmes envies, ou du moins les ajustaient à l’autre.
100Parfois les jeunes font des repas de filles ou de garçons avec leur groupe à eux, mais sinon la règle est de sortir avec le partenaire. Ces repas sont l’occasion de faire jouer une partie de son identité personnelle par rapport au partenaire. Seul Eduardo met en avant que lorsque sa copine n’en a pas envie, lui, il sort avec ses amis. Elle reste à la maison et vice-versa et ceci ne pose pas de problème même s’il rentre saoul. Mario considère que sa copine lui laisse peu de marge : « Parfois elle a des repas de copines, pas souvent, une fois par an, ou elle part avec une copine en week-end. Moi je ne lui interdis pas de s’amuser, mais quand moi j’ai un bon plan, elle veut toujours participer. » Carmelo et sa copine sortent séparément lorsqu’ils rentrent au village pour les fêtes. Normalement ils se retrouvent car le village est petit et tout le monde va dans les mêmes cafés. Il justifie ainsi cette séparation : « C’est uniquement depuis qu’elle est à Madrid, avant quand j’allais au village, je restais avec elle. Maintenant elle, à Madrid, ne voit pas ses amis et moi non plus, donc quand on y va, on profite pour les voir et chacun sort avec son groupe. »
101Déterminer avec qui sortir ne crée pas de conflit dans les couples. Les deux partenaires sont conscients de l’importance de l’amitié ; néanmoins, généralement, les groupes des garçons prennent le dessus. Juan et sa copine n’ont pas de problème d’organisation :
« Pendant le week-end, on réserve une soirée pour nous deux, puis une autre pour sortir. On sort aussi bien avec mes amis qu’avec les siens et parfois seuls. Quels amis voir se décide de manière improvisée, c’est le premier qui prend rendez-vous qui le dit à l’autre. Ceci ne pose pas de problème entre nous car c’est assez équilibré. »
102Mario explique ainsi l’organisation avec sa copine : « On sort avec des amis différents, avec ses amis d’école, avec ses collègues de travail, avec mes amis. » Sara sort surtout avec les amis de son copain car il n’aime pas ses amies. Du coup, elle les voit seule en semaine ou pendant la journée pour un café : « On sort plus avec ses copains qu’avec mon groupe d’amis, il n’aime pas mes copines. Ce n’est pas qu’il ne les aime pas mais elles sont sept et toutes célibataires. Alors il dit qu’elles sortent à la chasse au mec et que lui, il n’a pas envie de ça. » Beatriz se trouve dans la même situation pour des raisons différentes et explique que c’est difficile. Nous comprenons, à travers ses propos, combien le groupe d’amis est important : « Parfois, les week-ends, on sort avec ses amis mais pas souvent. Moi je n’ai pas de copines à Madrid et pour moi c’est dur, car mon groupe de toujours6 est à Santander. Ne plus avoir personne à Madrid c’est dur car je ne peux même pas aller boire un café avec une copine. » Voir individuellement des amis, que l’autre n’aime pas, peut poser problème. Eduardo a certains amis qu’il voit seul : « Oui, il y a des gens qu’elle n’aime pas et que je vois seul. Par exemple, mon ex-copine et quelques amis. Ceci crée des petits problèmes entre nous, je pense que je lui laisse plus de liberté qu’elle ne m’en laisse. »
103L’analyse des activités et des sorties nous ont montré que les relations de couple sont assez « fusionnelles » ; il y a peu de place pour les activités individuelles ou pour des sorties le soir en solo. Seul l’exceptionnel comme les repas sexués, ou les fêtes, semble le permettre. Nous observons aussi que, bien qu’ils vivent en couple, le groupe d’amis reste quelque chose d’important dans la vie quotidienne des jeunes et pour leur construction identitaire. Ils se sont construits avec lui pendant des années et continuent à le faire.
Le partenaire : un autrui significatif
104Les concubins, quelle que soit la durée de leur relation, ne semblent pas donner à leur partenaire la place d’un autrui significatif central. Tous mettent en valeur le fait que d’autres personnes, membres de la famille ou amis, remplissent aussi cette fonction. La plupart des jeunes parlent de la mère de famille comme d’un autrui significatif important. Sara précise, et c’est la seule à le dire, que sa grand-mère remplit aussi cette fonction. Elle le justifie par le fait qu’elle s’occupait beaucoup d’elle lorsqu’elle était petite car sa mère travaillait. Nous verrons ici uniquement les autrui significatifs qui sont des amis ou le partenaire.
105Pour les jeunes, tout se passe comme s’il était inconcevable de tout miser sur le partenaire. Asun a perdu un frère de 30 ans à la suite d’une longue maladie, il y a trois ans. Elle explique ainsi pourquoi elle partageait plus sa douleur avec son amie Maria José qu’avec son copain : « La mort fait paniquer Juan. Il avait peur de me demander comment j’allais ou ce que je ressentais, je sentais qu’il se forçait. Alors c’était plus facile avec Maria José parce qu’elle me connaît très bien et c’est une très bonne amie. C’était plus facile avec elle qu’avec Juan. » Mario se définit comme quelqu’un de très renfermé qui ne parle pas souvent de lui-même. Il dit que la seule personne qui le connaisse vraiment c’est une amie de Barcelone : « Personne ne me connaît parce que je suis très renfermé. Je garde les choses pour moi et quand j’ai un problème, je le garde pour moi. Les gens me connaissent superficiellement. Mais en profondeur, il n’y a qu’une seule personne qui est à Barcelone. C’est la seule personne qui me connaisse. » Carmen a aussi une amie qui remplit cette fonction : « Angeles, c’est ma meilleure amie, elle habite le village où mes parents habitent et c’est à elle que je raconte tout. »
106Cette attitude des jeunes nous indique que leur vie et leur équilibre ne sont pas uniquement basés sur leur partenaire. Nous pouvons penser qu’en cas de rupture, la déconstruction identitaire de ces jeunes par rapport au Moi conjugal sera moins douloureuse.
107La place relative que les jeunes donnent à leur partenaire peut paraître paradoxale compte tenu qu’ils tentent de faire un maximum de choses en commun par ailleurs. Si les jeunes ont plusieurs autrui significatifs, ceci ne s’explique pas par une volonté d’éloignement mais plutôt pas une volonté de rester soi-même tout en étant en couple. C’est aussi un moyen de protéger le couple. Ne pas tout raconter au partenaire peut être un moyen de le protéger de trop de soucis ou de trop d’angoisses personnelles.
LA FAMILLE : UNE RELATION DE PROXIMITÉ
Les contacts : le jeune et sa famille
108Les contacts avec la famille, tant téléphoniques que physiques, sont fréquents. La plupart des jeunes vivent dans la même ville que leurs parents et pour eux c’est important de ne pas s’en éloigner. En Espagne, la mobilité géographique de manière générale est très faible. Les gens sont attachés à leur ville, à leurs amis, à leur quartier.
109Lorsque les jeunes vivent dans la même ville que leurs parents, ils vont d’aller les voir en couple mais aussi seuls. Asun explique le rythme :
« Les derniers temps, nous avons décidé d’aller un dimanche chez ses parents et un dimanche chez les miens. Parfois moi je vais chez mes parents et lui chez les siens, mais tous les quinze jours en général, on va tous les deux chez les parents de l’un ou de l’autre. Si c’est chez les siens et bien après je passe un petit peu voir mes parents. [Asun ressent besoin de parler souvent avec sa mère :] On parle ensemble très souvent. Avec ma mère, on peut parler deux fois dans la même semaine et parfois tous les jours, on s’appelle mutuellement. Hier elle m’a téléphoné, demain je peux lui téléphoner. »
110Raquel, nous explique la fréquence des rapports avec ses parents : « Je parle avec ma mère tous les deux jours et les week-ends on a décidé avec Jesus qu’on va le samedi chez mes parents et le dimanche chez sa mère et vice-versa. » Sara aussi voit souvent sa famille : « Les dimanches nous faisons un roulement entre chez mes parents, chez ses parents et chez ma grand-mère. » Sara a un attachement particulier pour sa grand-mère qui l’a en partie élevée. À ceci il faut ajouter les visites en semaine de la mère de Sara pour lui apporter des plats qu’elle a cuisinés. Les relations téléphoniques sont aussi fréquentes : « Ma mère, je l’appelle tous les jours, ma grand-mère plus d’une fois par jour pour voir comment elle va parce qu’elle est âgée. »
111Mario, lui, habite à cinq minutes de chez ses parents et il les voit presque quotidiennement pour manger ou voir ce qu’ils font ; il y va seul ou accompagné. Parmi les arguments qu’il donne pour justifier le fait qu’il mange souvent chez ses parents, il met en avant les économies qu’il fait avec son amie. Cela ne signifie pas qu’il n’a pas de plaisir à manger chez ses parents :
« On ne mange pas toujours chez nos parents, parfois on mange chez nous. Mais parfois on sort et on se dit : “Qu’est-ce qu’on fait ?” Alors on passe grignoter un truc chez les parents et après on va au cinéma. Comme ça, on économise. On a un emprunt de 120 000 euros à payer alors comme ça, on économise un peu. »
112C’est le seul de tous les interviewés qui ose faire entrer ce paramètre dans les visites aux parents. Parfois, quand sa copine part en voyage, il va même dormir chez ses parents, ce qui montre bien que les motivations de ses visites sont un mélange d’intérêts économiques, pratiques et affectifs. Juan aussi voit ses parents assez souvent : « J’essaie d’aller les voir tous les week-ends. Si on bouge pas de Madrid, deux fois sur trois je vais seul et une fois avec ma copine. »
113Les conversations de Juan avec sa mère sont fréquentes : « C’est ma mère qui appelle le plus. Au minimum on parle une fois tous les deux jours. Mais bon, ce n’est pas toujours elle qui appelle mais, comme une bonne mère, elle a tendance à le faire plus que moi. » Juan définit « la bonne mère » comme celle qui appelle souvent et non pas celle qui laisserait plus d’autonomie à son fils. Les parents d’Eduardo habitent la banlieue. Il explique qu’il ne va pas souvent les voir car cela lui prend deux heures de trajet et donc, quand il y va, c’est pour y passer la journée. De ce fait il voit ses parents une fois par semaine ou tous les quinze jours. Il dit parler avec eux avec la même fréquence. Eduardo se définit comme quelqu’un qui ne parle pas de ses problèmes avec ses parents et cela peut expliquer qu’il ait moins besoin de contact avec eux que les autres jeunes. Lorsqu’il va les voir, il le fait souvent sans sa copine. Il n’aime pas partager sa copine avec ses parents, ni ses parents avec sa copine. Il préfère évoluer dans des sphères différentes et ne pas être obligé de se présenter en même temps comme « fils de » et « copain de ». Il nous dit : « Lorsque je vais voir mes parents, j’aime y aller seul, c’est comme aller chez moi. J’ai changé de façon de voir la vie, j’ai mûri, mais le dimanche je me dis : “Je vais voir mes parents.” » « Les relations créées entre parents et enfants à l’intérieur de la famille nucléaire se prolongent dans le temps et se maintiennent même après que ces derniers aient fondé des foyers indépendants […] qu’ils vivent ensemble ou pas, la cohésion entre parents et enfants est très intense » (L. Flaquer, 1998, p. 131).
114On pourrait penser que les jeunes se sentent obligés de rendre visite aux parents en raison de la demande de ces derniers, mais ce ne semble pas être le cas. Juan nous dit : « Je ne me sens pas obligé d’aller voir mes parents. J’irais de toute façon. En plus, je me suis toujours très bien entendu avec eux et je ne le vis pas comme une obligation. » Asun met aussi en avant que ce n’est pas une contrainte d’aller voir ses parents mais plutôt un besoin : « Quand j’appelle mes parents ou que je vais les voir, ce n’est pas une obligation mais plutôt une nécessité. Lorsque je suis revenue du Nicaragua, dès que je suis arrivée, je voulais les voir. C’est quelque chose que je ressens. » Parfois ses parents sont demandeurs : « Parfois quand ils m’appellent et me disent : “On n’a pas de nouvelles de toi…” J’ai tout de suite envie d’aller les voir. » Elle ne vit pas cette demande comme une contrainte mais comme une occasion d’aller les voir avec plaisir. Les parents de Pedro sont divorcés et il n’a pas de bons rapports avec son père. Il nous explique la différence entre son père et sa mère : « J’appelle plus mon père que lui ne m’appelle. Avec ma mère, je la vois davantage et je parle avec elle deux fois par semaine, on s’appelle tous les deux. »
115Les jeunes qui vivent loin de leurs parents semblent attachés non seulement à leurs parents mais aussi à leur lieu de résidence car ils y conservent des amis. Carmen exprime son sentiment :
« Lorsque je vais au village, je m’adapte aux gens, mais je continue à être la même, je ne peux pas l’éviter. Je suis très brute, très paysanne alors quand j’essaie de me corriger c’est pire. C’est dans les gènes, mes arrière-grands-parents étaient de Cortes. Je suis 100 % de Cortes, c’est un petit village génial. »
116Carmelo rentre dès qu’il peut dans son village. Étant étudiant il y retournait aussi régulièrement : « J’y allais à Noël, à Pâques, de longs week-ends au moment des fêtes du village au mois de mai, en fait j’y passais aussi l’été. En moyenne j’y allais tous les deux mois et demi. » Carmelo parle souvent avec ses parents : « Je parle avec eux une à deux fois par semaine. Il y a deux postes et ils parlent tous les deux en même temps, habituellement c’est eux qui m’appellent mais ça m’arrive aussi de le faire. »
117La fréquence avec laquelle les jeunes voient et parlent à leurs parents et notamment à leur mère nous fait penser que leur identité statutaire de « fils ou fille de » est forte. Soulignons aussi que les jeunes mettent en avant l’importance de garder un temps individuel puis un temps conjugal pour les parents. Ils se présentent en alternance devant eux comme « fils ou fille de » ou « partenaire de ». L’idée que « c’est le contact qui fait l’affection » est très présente. Le contact téléphonique n’est pas suffisant pour ces jeunes. Ils ont besoin de voir leurs parents et d’être avec eux.
La maison familiale
118Les jeunes concubins continuent à avoir accès à la maison des parents comme si elle était la leur. « Au-delà de la maison de résidence, la famille perdure dans un réseau de relations et d’affects, unie par les visites, le téléphone, le courrier, les fêtes de famille, les vacances, etc. » (I. Alberdi, 1999, p. 37). I. Alberdi remarque qu’en Espagne, lorsqu’on fait référence à la maison des parents, même lorsqu’on est marié et que l’on a des enfants, on dit « chez moi »7. Ceci signifie que les jeunes et les adultes désignent du même terme leur résidence conjugale et la maison des parents. Celle-ci reste en fait la maison de la famille, même lorsque les enfants en sont partis.
119Les maisons semblent ouvertes à tout moment pour les jeunes. Ceux-ci préviennent de leur arrivée, mais ce n’est pas systématique. Ceci nous donne aussi des éléments sur la vie du couple parental : les enfants ont priorité sur leur intimité conjugale et leur identité de parents sur leur identité personnelle. Sara nous dit : « Je conserve les clés de chez mes parents et lorsque j’arrive, je ne sonne pas à la porte, j’ouvre avec ma clé. Par contre, je réalise que j’ai aussi les clés de chez ma grand-mère, mais je n’ouvre jamais avec. » Sara dans l’entretien est surprise de sa propre attitude car elle est très attachée à sa grand-mère, mais elle réalise qu’elle ne réagit pas de façon similaire par rapport à l’espace. Lorsque Sara va chez ses parents parfois elle prévient, parfois non. Elle explique pourquoi, chez sa grand-mère, elle prévient toujours : « Je sais que ma grand-mère, si j’arrive pour manger sans la prévenir et qu’elle n’a rien de prêt, ça va la rendre nerveuse. » Asun fait de même chez ses parents : « Je continue à avoir la clé de chez mes parents. Si je vais manger, habituellement je les préviens mais souvent je vais là-bas sans prévenir. J’ouvre directement sans sonner. »
120Le cas Mario est extrême, il a non seulement les clés de chez ses parents mais aussi celle de chez ses beaux-parents. Il passe indistinctement chez les uns et chez les autres sans prévenir, pour manger ou juste les voir. Mais chez ses beaux-parents, il n’aime pas ouvrir avec les clés bien que sa belle-mère insiste pour qu’il le fasse :
« Chez mes beaux-parents, je n’aime pas ouvrir avec mes clés car je ne suis pas à l’aise. Si jamais je trouve ma belle-mère qui sort de la douche ou quelque chose comme ça. Quand je sonne, elle se fâche parce qu’elle doit se lever du fauteuil. Parfois je sonne et parfois non. Mais, souvent, je sonne à l’interphone parce qu’ils habitent au cinquième étage sans ascenseur alors je n’ai pas envie d’arriver en haut et de n’y trouver personne. »
121Pedro considère la maison de sa mère comme la sienne mais pas celle de son père bien qu’il ait les clés des deux maisons :
« Lorsque je vais chez ma mère, je ne sonne pas à la porte, je rentre directement, souvent j’y vais sans prévenir. Je dis à ma mère que je vais aller chez elle mais je ne lui dis pas vers quelle heure je compte y aller. Quand je vais chez mon père, normalement, j’appelle d’abord pour être sûr qu’il est là parce que si je vais chez lui, c’est pour le voir. Quand j’arrive, j’ouvre avec ma clé. »
122Nous avons réuni un groupe de discussion avec des mères de jeunes de cette tranche d’âge pour comprendre pourquoi elles laissaient les clés à leurs enfants et comment elles expliquaient cette ouverture de la maison. Elles expliquaient qu’à leurs yeux, c’était normal, car leurs mères faisaient de même avec elles. Mais la tradition n’est pas la seule raison, elles adorent voir leurs enfants et les avoir auprès d’elles.
123L’analyse de l’accès à la maison familiale nous a permis d’observer qu’il n’y a pas une rupture avec les parents et que la maison est celle de toute la famille. Les jeunes, une fois partis, continuent à être à la maison mais d’une autre façon. Nous devons préciser que les parents n’ont généralement pas les clés de chez leurs enfants et lorsqu’ils passent les voir, chose rare, ils préviennent à l’avance : il est important que les jeunes, eux, aient une intimité conjugale.
Ce dont on parle avec ses parents
124La mère est souvent un autrui significatif important pour les jeunes, quel que soit leur sexe.
« Les rapports avec les pères semblent plus complexes. Avec le déclin du patriarcat, on pouvait prévoir la nécessité d’un réajustement des fonctions du père dans le système familial. Néanmoins le processus a été si rapide et intense que nous en sommes arrivés à une situation nouvelle où le rôle du père est devenu quasiment redondant. Il s’est trouvé les mains vides et doit retrouver une place » (Flaquer, 1998, p. 195).
125Beatriz nous explique : « Il y a des choses que je raconte à ma mère et d’autres non. À mon père, je raconte moins de choses à cause de notre relation car elle est différente. » Elle justifie cette différence par les relations avec chacun dans le passé : « À mon père, je ne lui raconte pas plus de choses parce que je n’ai pas été autant de temps avec lui qu’avec ma mère. J’ai toujours moins vu mon père. Ma mère était à la maison avec nous et lui avait ses huit heures de travail. » Sa mère est un autrui significatif : « Je raconte tout à ma mère. Elle me conseille et me dit d’avoir de la patience. Quand je me dispute avec mon copain, je lui raconte aussi. Elle est assez objective. Si j’ai raison, elle me le dit et s’il a raison, elle me le dit aussi. » Pour Asun, il y a une grande différence entre sa mère et son père : « Ma mère a toujours vécu pour la famille, elle a toujours travaillé et elle a eu une vie dure. Alors moi, je le reproche beaucoup à mon père, il n’a pas beaucoup appuyé ma mère. Il dit qu’il l’aime beaucoup mais, dans le quotidien, ça ne se voit pas. En plus, quand il parle, si tu n’es pas d’accord avec lui, il s’énerve. » Elle explique le lien avec sa mère : « Avec ma mère, l’année où mon frère était malade, on a été très unies. Encore maintenant on est très unies, mais à l’époque j’habitais encore chez eux et il y avait une relation très forte entre nous deux. »
126Carmen est la seule fille qui n’ait pas une relation forte avec sa mère. Son cas nous aide à comprendre la norme sous-jacente habituelle quant à la relation avec la mère, une relation de confiance et de complicité :
« Avec ma mère, je n’ai jamais eu une relation typique mère/fille. Moi j’étais toujours avec mes amis et je n’étais pas la fille typique qui dit : “Maman j’ai eu mes règles” et des choses comme ça. Ma mère est très pudique, et parfois je commençais à lui raconter quelque chose… Je l’ai analysé ces jours-ci. En fait, la mère de ma mère est morte à 52 ans et avait passé beaucoup de temps à l’hôpital. Quand elle est morte ma mère avait environ 14 ou 15 ans. J’ai réalisé que ma mère n’a pas confiance pour me parler, qu’elle ne sait pas comment faire car elle ne l’a pas eue avec sa propre mère. »
127Pedro explique la relation avec sa mère :
« Ma mère, c’est une amie, mon père ce n’est pas un ami, il y a des choses que je n’accepte pas de lui et que je n’aime pas. Je ne le choisirais pas comme ami mais je n’ai pas le choix alors c’est un ami d’une certaine manière, mais je ne suis pas complètement moi-même avec lui. Ma mère, même si elle n’était pas ma mère, elle serait mon amie. »
128« Dans les sociétés modernes […] les relations de parenté tendent à se modeler sur l’amitié » (Idem, p. 195). Pour Pedro, la relation n’est pas facile à gérer :
« Avec mon père, j’ai toujours eu des conflits. C’est quelqu’un de très conservateur et fasciste. Maintenant je m’entends bien avec lui, je l’appelle, mais on ne se voit pas souvent. [Pedro a des sentiments ambigus envers son père :] Parfois quand je pense à mon père, ça me fait de la peine. C’est quelqu’un qui a tout eu, il a eu du succès dans son métier, il était humoriste et alors que c’est un métier difficile, il a été connu et il avait de l’argent. Après il s’est laissé aller. C’est quelqu’un qui a échoué. Je n’aime pas ce mot, mais c’est ça, et émotionnellement, c’est un échec complet. »
129Il pense que son caractère y est pour beaucoup : « C’est difficile de parler avec lui. Il veut toujours avoir raison et les autres se trompent toujours. Il n’essaie pas d’apprendre de ses erreurs, de son expérience, il ne se remet jamais en question. » Avec sa mère, la relation a du sens : « Ma mère m’a appris à aimer les femmes, à être attentionné, à développer mon côté féminin, c’est-à-dire à écouter. Avec ma mère, j’ai une super relation. Tous mes frères, c’est la même chose, on a toujours tous été du côté de ma mère. »
130Sara trouve aussi une amie chez sa mère :
« Je raconte plus de choses à ma mère parce que j’ai une plus grande confiance en elle. À mon père, je ne raconte pas mon intimité, je n’ai pas le même contact. J’appelle ma mère tous les jours. Avec elle, je ne sais pas comment t’expliquer, j’ai confiance comme avec mes amis. Mon père est plus sérieux. Mes frères aussi ont davantage confiance en ma mère. Mon père, il est plus autoritaire. »
131L’autorité serait quelque chose de moins en moins acceptable pour les jeunes et d’autant moins si la personne qui essaie d’en jouer n’est pas considérée comme légitime pour le faire.
132Les parents de Mario sont tous deux à la retraite. Dans un premier temps, il justifie de parler plus avec sa mère parce qu’elle est plus souvent à la maison :
« Je parle plus avec ma mère qu’avec mon père. Ce qui arrive, c’est que mon père, les vendredis, il part à la pêche alors à 10 heures il va se coucher puis il se réveille à 6 heures du matin. [Ensuite, il nous parle des défauts de son père qui était policier à l’époque de Franco :] Il n’a pas évolué. Si par exemple on regarde tous la télé, il va dire, selon le programme : “Quelle horreur les choses qui passent à la télé.” Des fois, si ma copine est dans le village avec ses parents, je rentre dormir chez mes parents pour ne pas être seul chez moi et je trouve mon père en train de voir un film porno. [Son père aurait deux façades :] Devant la famille, il est très sérieux, droit et formel, mais on a su qu’avec ses amis, il raconte des trucs cochons. »
133L’authenticité des parents, en privé comme en public, est valorisée par les jeunes.
134Carmelo parle aussi davantage avec sa mère. Quand il doit annoncer une décision à ses parents, il l’annonce d’abord à sa mère :
« Quand je pense que mon père va avoir du mal à comprendre quelque chose, je le raconte d’abord à ma mère. Des fois, je me dis que je raconte plus de choses à ma mère parce qu’elle est plus souvent à la maison. D’un autre côté, je me dis que mon père parle tellement qu’il ne laisse parler personne d’autre. »
135Eduardo dit ne pas parler de sujets personnels à ses parents. D’un autre côté, tout au long de l’entretien, nous notons que ses parents sont bien plus au courant de sa vie qu’il ne le prétend. Un détail parlant est que lorsqu’il doit prendre rendez-vous chez le docteur, il demande à sa mère de le faire à sa place. Cela signifie que, lorsqu’il est malade, sa mère est la première sinon la deuxième personne à l’apprendre.
136Nous remarquons comment les qualités de disponibilité, de compréhension, de tolérance, d’ouverture sont généralement attribuées à la mère. Les pères semblent représenter davantage l’autorité, la fermeture, l’intolérance, le manque de respect, le manque de disponibilité. En ce qui concerne la prise de décision, nous constatons que selon les jeunes, il y a des différences quand il s’agit de demander conseil ou simplement d’annoncer une décision mais, dans tous les cas, les jeunes ressentent le besoin de partager avec leurs parents leurs décisions avant de les appliquer. Comme si c’était une preuve de respect vis-à-vis des parents et une confirmation de leur attachement au groupe familial. En Espagne, ne pas partager sa vie avec sa famille c’est faire preuve d’ingratitude et non de maturité.
Le petit jardin secret
137Les jeunes prétendent que leurs parents les connaissent bien et même très bien et disent ne pas avoir beaucoup changé dans les dernières années. Il semble que le changement ne soit pas perçu comme quelque chose de positif mais au contraire comme quelque chose de négatif. Compte tenu de la fréquence des rapports entre parents et enfants, il est logique que les parents les connaissent bien. En même temps, ceci montre que les jeunes se montrent tels qu’ils sont avec leurs parents.
138Les jeunes codifient comme un fait positif que leurs parents les connaissent très bien, signe d’une part, que ces derniers sont de bons parents et, d’autre part, que le jeune est transparent avec les siens et n’essaie pas de leur mentir et de les mettre à distance. Sara nous dit : « Je crois que mes parents me connaissent parfaitement. » Juan lui, l’explique ainsi : « Je crois que mes parents ont une image correcte de comment je suis réellement, ils me connaissent hyper bien. » Beatriz dit avoir changé un peu mais pas en profondeur : « Mes parents me connaissent réellement comme je suis. J’ai changé un petit peu dans ma manière d’être avec les autres. Avant j’étais plus renfermée, mais bon je n’ai pas beaucoup changé. » Eduardo est le seul à dire que l’image que ses parents ont de lui ne correspond pas complètement à ce qu’il est : « L’image que mes parents ont de moi correspond à peu près à ce que je suis, ils me connaissent. La seule chose, c’est qu’ils pensent peut-être que je suis plus fou que je ne le suis réellement, mais c’est la seule chose. »
139La bonne connaissance par les parents de leurs enfants est cohérente avec la place des mères comme des autrui significatifs importants. Comme nous l’avons vu précédemment, leur avis est important au moment de se mettre en concubinage, de prendre des décisions ou de tout simplement leur raconter des choses de la vie quotidienne. Ce qui paraît paradoxal, c’est que bien que la communication avec le père soit restreinte, ceci n’empêche pas les jeunes de dire que celui-ci les connaît bien. La mère serait l’intermédiaire.
Le couple et les familles
140« L’organisation des relations familiales est très semblable à celle d’un couple marié » (X. Roigé, J. Ribot et M. Rico, 1998, p. 11). Lorsque ce n’est pas le cas, les familles sont là pour faire des rappels à l’ordre.
141Les familles demandent à voir les enfants non seulement seuls, mais aussi avec leur partenaire. Elles n’aiment pas l’idée de ne pas être en rapport avec le couple. Les familles demandent à être visitées par le couple et le jeune doit arriver à trouver un équilibre entre les visites seul et celles avec le partenaire. Les couples rendent visite aux parents régulièrement, souhaitent les anniversaires à la belle-famille et y assistent. Ils passent des vacances avec les beaux-parents et lorsqu’il y a un problème familial (maladie, dépannage), l’enfant comme son partenaire sont considérés comme appartenant à la famille.
142Les couples essaient de voir les belles-familles au minimum une fois tous les quinze jours mais parfois c’est toutes les semaines ou plusieurs fois par semaine.
« Lorsque la cohabitation commence les couples doivent décider et structurer les jours qu’ils passeront avec chacune des familles. Dans le cas des couples de concubins, il y en a quelques-uns qui profitent de l’incertitude et de l’absence de normes que suppose la cohabitation pour éviter ou retarder cette négociation » (M. Rico, 2001, p. 14).
143En apparence les partenaires sont intégrés dans les familles. Mais chaque jeune reste spécialement attaché à la sienne et voir la belle-famille n’est pas toujours une source de plaisir. « Nos interviewés maintiennent des relations fréquentes avec leurs parents et dans une plus grande mesure les femmes davantage que les hommes ; de même les visites et les appels téléphoniques destinés aux parents de la femme sont plus fréquents qu’à ceux de l’homme » (Idem, p. 13). Voyons comment les choses se passent et comment les jeunes les ressentent. Asun reconnaît qu’elle préfère aller dans sa famille que dans sa belle-famille : « Je suis consciente du fait que j’essaie d’aller plus souvent chez mes parents, c’est clair, sa famille ne dit rien mais ils doivent le sentir. » Juan explique l’organisation de son couple : « Ma copine ne vient pas toujours avec moi voir mes parents parce qu’elle va voir les siens. Moi, je vois bien qu’elle a la flemme d’aller voir mes parents. Moi c’est pareil avec les siens alors j’essaie de passer les dimanches soir. »
144Pour Noël, les parents aiment bien voir le couple ensemble. Comme s’il était plus rassurant de voir des jeunes pas mariés agir comme s’ils l’étaient. « Bien qu’ils ne soient pas mariés, les parents demandent au couple qu’il reproduise les consignes habituelles de comportement, c’est-à-dire que si les couples ont pour habitude d’aller ensemble aux célébrations familiales, le couple concubin doit le faire aussi. » (M. Rico, 2001, p. 14). Raquel nous parle du dernier Noël :
« On allait passer Noël ensemble chez la mère de mon ami, mais ma sœur venait de New York. “Alors qu’est-ce qu’on a fait ?” “Bon, plutôt ce que j’ai fait ?” Eh ben, le soir de Noël, chacun a mangé chez sa famille et le Nouvel An, il est venu chez mes parents. Je sais que j’ai mal fait, ma mère me l’a dit aussi, mais ça me faisait trop de peine de ne pas passer le soir de Noël avec mes parents alors j’ai pris ma sœur comme excuse. »
145Juan ressent bien la pression familiale :
« Noël, pour l’instant, on l’a passé chacun dans sa famille respective, mais l’année prochaine, il va falloir faire quelque chose pour partager les fêtes. On commence à avoir des remarques de la part de nos parents. Les mères veulent voir le couple ensemble alors il faudra se mettre d’accord pour se partager. On devra trouver une solution comme font tous les couples ou du moins la plupart. »
146Cette attitude des parents lors des fêtes semble paradoxale lorsqu’on sait que, par ailleurs, les parents font dormir les jeunes séparément. La situation de concubinage de leurs enfants est souvent nouvelle, inattendue et sans règles établies socialement quant au comportement à suivre. L’on peut penser que les parents ne savent pas très bien comment ils doivent se comporter.
147Les rapports avec la belle-famille sont parfois conflictuels. Beatriz ne s’entend ni avec ses belles-sœurs ni avec sa belle-mère car elles se mêlent trop de sa vie, elles sont trop présentes, tout en se sentant mise à l’écart. Elle nous donne comme exemple la différence entre son cadeau d’anniversaire et celui de son conjoint : « À moi, elles m’offrent le genre de cadeau, le truc juste pour faire semblant comme si elles se disaient : “Je dois lui offrir quelque chose, eh ben, j’achète quelque chose de très courant.” À lui, elles lui demandent ce qu’il veut pour Noël, pour son anniversaire, pour les rois mages8. » Les anniversaires sont importants et ils se fêtent avec la famille et la belle-famille mais, là aussi, elle constate des différences notamment chez sa belle-mère : « Moi, elle m’appelle deux jours après mon anniversaire pour être sûre que son fils sera à la maison et pouvoir lui parler en même temps. » Beatriz sent que sa belle-mère ne veut pas avoir de relations avec elle : « Quand elle nous appelle c’est toujours quand son fils est là, sinon, moi, elle n’a rien à me dire alors elle ne m’appelle pas. Ses filles, elle les appelle tous les deux jours mais pas nous. Au début, je lui téléphonais, mais maintenant que j’ai vu comment les choses se passent, c’est fini. » Normalement, les beaux-parents essaient d’agir avec leur gendre ou leur belle-fille comme s’ils éprouvaient autant d’attachement pour eux que pour leur enfant. Mais Beatriz sent que sa belle-mère ne fait même pas « semblant » et le vit très mal. Certaines familles aiment bien le partenaire de leur enfant mais, dans tous les cas, l’origine de cette gentillesse envers lui se trouve dans la volonté de conserver une proximité avec son propre enfant et de pouvoir le voir souvent. Si le partenaire se sent bien avec sa belle-famille, il aura davantage envie de la voir que s’il se sent mal.
148Les femmes semblent s’adapter moins facilement aux belles-familles que les hommes. En Espagne, on cite souvent un proverbe populaire qui dit : « Lorsqu’on a une fille on récupère un fils et lorsqu’on a un fils on le perd. » Il est plus facile d’entretenir une relation de proximité avec sa propre fille qu’avec une belle-fille. C’est lorsque les relations des femmes avec leur mère ne sont pas très bonnes que le couple se rend plus souvent dans la famille de l’homme.
149Les jeunes non seulement rendent des visites fréquentes aux familles mais s’efforcent de bien s’occuper de leurs parents et beaux-parents quand ceux-ci en ont besoin. Par exemple le beau-père de Mario est paralysé et ne sort que rarement. Mario et sa copine emmènent parfois la mère de cette dernière le weekend : « Parfois quand on va à dans les centres commerciaux, on prend sa mère ou ma mère pour qu’elles fassent un tour. Quand on va à Auchan, on prend toujours quelqu’un avec nous. » Les jeunes semblent solidaires de leurs mères. Ils leur sont reconnaissants d’avoir consacré leur vie à la famille. Ils vont les voir, essaient de leur changer les idées quand c’est nécessaire. Les mères espagnoles de plus de 40 ans rendent d’importants services à leurs enfants, ces derniers s’efforcent de les leur rendre en affection.
150L’analyse des rapports des concubins avec les familles nous a permis de montrer qu’ils fonctionnent, dans beaucoup de domaines, comme s’ils étaient mariés. Ceci vient en partie de la demande des familles qui souhaitent voir leur enfant en tant que « partenaire de » et non seulement à travers son identité d’« enfant de ». La famille veut voir le couple ensemble et le fait savoir. Ceci signifie qu’on laisse peu de marge aux envies personnelles de chacun des membres du couple. Souvent les jeunes sont contents d’aller dans leur famille mais aller dans celle du conjoint n’est pas toujours aussi facile ni toujours agréable.
La maladie
151Les jeunes, même quand ils n’habitent plus le domicile familial, continuent à y être considérés comme des membres à part entière. C’est pourquoi, « la recherche d’un logement pour les nouveaux couples, l’accès au monde du travail, les études, les maladies, constituent tous des moments et l’occasion pour la famille d’apporter son aide sous forme de don en temps, en argent, ou bien en information ou en accueil » (I. Alberdi, 1999, p. 37). Que le jeune continue à faire partie de la famille même après son départ apparaît de manière évidente lorsque la maladie frappe. Le jeune, bien qu’il n’habite plus la maison, doit y faire face comme ceux qui l’habitent. Le père de Carmen a été opéré récemment. Elle nous dit : « Je devais prendre encore quinze jours de vacances mais de toute façon, pour moi, c’était clair que s’ils opéraient mon père, moi je devais être là. Je lui donne de bonnes vibrations, je lui remonte le moral. Tu sais, les hommes, quand ils dépriment, c’est mauvais parce qu’ils ne parlent à personne. Les femmes, on a toujours quelqu’un à qui parler, une voisine, une amie, une cousine mais mon père ne parle pas avec ses amis. » Les partenaires sont aussi impliqués lorsque la maladie surgit et notamment les belles-filles. Beatriz trouve qu’elle a fait des efforts pour sa belle-famille et qu’ils n’ont pas été reconnaissants. Elle nous explique : « Lorsque la sœur de mon copain a fait sa fausse couche, elle a passé quatre jours à l’hôpital. Moi, quand je sortais du travail, j’allais chez elle faire à manger et ranger. Je rentrais chez moi puis je retournais faire à manger à son mari et à ses enfants à ce moment-là j’étais sympa, mais maintenant ils ont oublié. » Souvent, lorsque c’est une femme qui est malade, comme dans le cas de la belle-sœur de Beatriz, une organisation se met en place pour le mari et les enfants. Il y a l’idée que dans cette situation, un homme seul sait moins bien se débrouiller qu’une femme.
152La place consacrée aux familles dans les relations de couple est assez importante. Cependant, quand il y a excès, les jeunes le disent. Dans deux cas, celui de Carmelo et celui de Mario, nous avons pu observer qu’en cas de maladie, les filles sont très sollicitées par les familles. À l’époque, Mario et Carmelo n’habitaient pas en concubinage, mais ils ont dû intervenir. La copine de Carmelo habitait avec ses parents et quatre frères âgés de 30 à 45 ans. Lorsque sa mère est tombée malade, elle s’est occupée d’elle puis de toute la famille. Après le décès de sa mère, le père est tombé malade et elle s’est occupée encore de tout : elle a donc passé quatre ans de sa vie à s’occuper de ses parents et de ses frères. Un autre exemple : la copine de Mario, quand son père a été hospitalisé puis en rééducation à 100 km de Madrid pendant deux ans, devait aller le voir tous les jours car sa mère qui se disait fatiguée n’y allait pas souvent. Elle a ainsi perdu deux ans d’études. Un jour, pour mettre fin à cette dynamique, Mario a en dû parler avec son amie. L’attitude de la famille espagnole face à la maladie peut paraître surprenante en ce que souvent les individus disparaissent devant le besoin de l’un de ses membres qui est malade.
Notes de bas de page
1 Noviazgo.
2 Eurostat.
3 Instituto de la Mujer, 2001.
4 Il utilise le mot cuadrilla qui est le nom donné au groupe d’amis que les individus ont depuis toujours.
5 . A tomar unas copas.
6 Cuadrilla.
7 Conversations à propos des hypothèses de travail.
8 La fête des Rois Mages a lieu le 6 janvier et dans les familles tout le monde s’offre des cadeaux.
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