Chapitre II. Les jeunes adultes français
p. 77-116
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Texte intégral
1Les jeunes français, lorsqu’ils habitent chez leurs parents, manifestent leur désir d’en partir bientôt et devenir autonomes, car pour eux il est inconcevable de rester trop longtemps dans une situation de dépendance. Dans la vie quotidienne, si les parents favorisent l’autonomie de leurs enfants, ces derniers, de leur côté, essaient aussi de la développer. De l’analyse des relations des jeunes avec leur famille, leurs amis et leur partenaire, il ressort qu’ils se construisent dans des logiques de réseaux : ils entretiennent des relations distinctes avec leurs amis, leur famille ou leur partenaire, cloisonnent leurs différentes sphères d’appartenance et séparent leurs mondes. Leurs amis ne constituent pas forcément des groupes et ne se fréquentent pas toujours entre eux.
UNE LOGIQUE D’éloignement
L’impossibilité de partir
2Les jeunes que nous avons rencontrés ont majoritairement tous pensé à quitter la maison familiale mais pour différentes raisons et, contrairement aux jeunes de leur âge, ils sont encore chez leurs parents. Seul Alain (25 ans) a réellement les moyens de partir, mais comme nous allons le voir, l’argent n’est pas le seul problème qui se pose. Alain attend de mieux définir ses projets, car il ne sait pas encore s’il veut rester à Paris ou partir à l’étranger. Il compte prendre sa décision dans les trois prochains mois. On lui a proposé un contrat en CDI mais il hésite à l’accepter. Stéphanie (28 ans) et Ariane (23 ans) ne souhaitent partir qu’une fois certaines que leur départ sera définitif, car elles ne veulent pas revenir ; elles n’aspirent pas à être propriétaires ou à avoir un partenaire au moment du départ. Stéphanie, qui a un travail instable, explique ainsi sa position :
« Je me dis que le jour où je vais partir, ça sera vraiment définitif. Je ne vais pas revenir. Je veux vraiment être sûre de moi, et c’est vrai que, là, depuis septembre dernier, j’étais à temps plein et en contrat en CDD mais ce n’est plus le cas. Moi, je suis assez prudente. Je n’ai pas du tout envie de partir et puis après devoir demander quelque chose à ma mère ou… Je veux vraiment m’assumer complètement quoi. Et là… là c’est un peu en… En ce moment le travail. »
3« Une activité professionnelle ne constitue plus un passeport de nos jours suffisant pour prendre son envol du foyer parental » (T. Blöss, 1997, p. 43). Les parents d’Ariane (23 ans) sont divorcés. Elle justifie ainsi les raisons pour lesquelles elle habite encore chez sa mère :
« Déjà, et d’un, je n’ai pas les moyens financiers et j’estime que c’est facile de partir de chez ses parents si c’est les parents qui paient le loyer. Enfin moi, je m’y refuse totalement, j’estime que ce n’est pas à ma mère de me payer un loyer, donc déjà pour ça je ne suis pas partie. Et puis, en plus, j’ai toute la liberté que je souhaite, je m’entends très, très bien avec ma mère et donc je me sens en fait très, très bien ici. »
4Mais elle a un projet pour partir :
« Je m’en irai quand j’aurai mon concours à l’IUFM, parce que là je… Après le concours, en fait, on est payé déjà 1 300 euros, même en deuxième année. Donc là je m’en irai parce que j’aurai les moyens de me payer quelque chose, mais là je… je trouve que ça fait trop caprice, ça fait vraiment on a envie de son indépendance et on reste finalement dépendant de ses parents, et je ne trouve pas ça très, très bien. Et puis non, moi je me sens bien. »
5Dans son discours, l’indépendance qu’on obtient par soi-même a une très grande importance. Mais certains jeunes ne sont pas pressés de partir. C’est le cas de Pippolino : il est au chômage et ne souhaite partir que si c’est pour vivre avec sa copine, sinon il préfère rester chez ses parents.
6Des jeunes comme Anne (23 ans), Cédric (24 ans) ou Claudine (26 ans) expriment leur désir de partir mais leur impossibilité de le faire par manque de moyens. Anne, à un moment donné, a pensé partir :
« Oui, mais c’est vrai que je n’avais pas beaucoup de temps parce que les enfants me prennent beaucoup de temps (elle est chef scout), c’est… Et du coup, c’est vrai que concilier les études, ça et un autre boulot ça m’aurait… j’aurais eu du mal à joindre tous les… Déjà que j’ai un peu de mal avec les deux, donc rajouter en plus quelque chose ça aurait été assez dur. C’est l’autonomie financière qui me pose problème parce que si je pars, mes parents ne me donneront plus rien quoi. »
7Pour d’autres jeunes, soutenir une argumentation cohérente est difficile par moments, car ils sont partagés entre leur identité personnelle et leur identité statutaire. C’est le cas de Gérard, Christophe et Valérie. Ces jeunes tiennent des discours contradictoires. Gérard (25 ans), lorsqu’on lui demande s’il a envie de partir, nous dit : « Je ne sais pas… Enfin, pour moi, il faut pouvoir s’assumer financièrement. Je pense que, même si mes parents avaient eu les moyens de m’acheter un studio et que j’y vive, je n’y aurais pas vu l’intérêt. Parce que je suis bien chez moi et que je partirai le jour où je serai indépendant. » À travers le discours de Gérard, nous voyons que le fait de se sentir bien chez ses parents n’implique pas de ne pas envisager le départ. Gérard est tiraillé parce que sa présence a une fonction essentielle dans la vie quotidienne de sa mère, veuve depuis deux ans. Dans l’entretien, il a exprimé son désir de gagner de l’argent et nous lui avons demandé si c’était dans le but de partir. Il répond :
« Non, non, parce qu’actuellement j’essaie de rester chez moi pour aider ma mère, vu la nouvelle situation, c’est pas évident. Non pas spécialement partir de chez moi mais gagner ma vie… devenir plutôt autonome au niveau financier. Même si avec l’arbitrage, ça me permet de… enfin je touche de l’argent pour ça, je suis relativement indépendant, mais je voudrais rentrer dans la vie professionnelle. »
8Christophe nous explique son point de vue :
« Non, pour l’instant ça va. Pour l’instant, je suis très bien chez moi. Je me sens bien, je pense qu’il y a une bonne entente entre mes parents et moi. Je n’ai pas de raison de partir, je me sens très bien chez moi. Non. Non c’est… D’ailleurs, souvent avec mes parents j’en discute, et je leur dis que je vais rester longtemps chez eux, et ils le savent ça. Je leur ai dit : “Si ça se trouve, à 30 ans, je serai encore chez vous.” »
9Mais plus loin dans l’entretien, il nous explique sa situation familiale. Il habite avec ses deux parents mais son père, en vieillissant, devient très agressif avec sa mère. Il joue un peu le médiateur entre ses parents et avoue s’inquiéter pour sa mère si un jour il quittait la maison :
« Oui, oui, en fait, je pense que… En fait c’est pour ma mère surtout, je pense que ça va être de pire en pire. Et puis bon, il s’en prend de plus en plus à ma mère, et c’est vrai que ça m’embêterait un peu de la laisser toute seule parce que ma mère, ce n’est pas quelqu’un qui va s’exprimer autant que moi quoi. Qui va prendre sa défense ou bon, dès qu’elle prend sa défense, mon père va lui dire : “Arrête, tu as tort” ou des choses comme ça. C’est plutôt moi qui prends sa défense et c’est vrai que si j’étais pas là, ça m’embêterait peut-être un peu. »
10La situation de Valérie est différente. Ses parents ont divorcé depuis un an et sa mère déprime. À ceci s’ajoute que, si Valérie quitte un jour définitivement le logement de sa mère, la pension alimentaire sera supprimée et ceci poserait des problèmes économiques à sa mère.
11Ces jeunes sont donc tiraillés entre leur volonté plus ou moins forte de partir et des enjeux de type familial. Valérie nous dit, à propos de son prochain départ en Finlande (dans un premier temps elle comptait repartir en Angleterre mais à cause de son petit ami, elle a choisi la Finlande) :
« En fait, c’est vrai que j’avais envie de partir en Angleterre. Déjà ça, de repartir, ça me fendait un petit peu le cœur de laisser maman et tout, mais d’Angleterre on est tellement vite rendu, et le billet n’est pas très cher, donc ça me permettait vraiment de revenir assez souvent. Par rapport à un échange Erasmus où on part neuf mois, là, je vais partir neuf mois mais de Finlande, je ne pourrai pas revenir plusieurs fois. Et là, bon c’est comme ça, mon copain est finlandais. »
12Ces jeunes n’ont pas encore les moyens de quitter leurs parents, il est donc difficile de savoir comment leur trajectoire va évoluer. Valérie a donc trouvé une solution intermédiaire : elle ne sait pas très bien quelle en sera la suite mais grâce à cette solution, son départ n’a pas à première vue les traits d’un départ définitif. Elle nous dit : « A priori, j’ai l’impression qu’oui, je vais revenir et que je vais essayer d’étudier à Paris et rester avec elle. Je pense qu’elle compte encore sur moi pendant bien un an ou deux ans, histoire de se remettre un petit peu dans le bain d’être toute seule et tout ça. »
13Ces jeunes ont majoritairement toujours vécu chez leurs parents. La façon dont ils envisagent leur avenir montre bien qu’ils sont dans une logique où l’important est surtout de réussir à obtenir un espace à eux à un moment donné en dehors de celui de la famille. Dans leurs discours, ce qui les préoccupe tout d’abord n’est pas d’accéder à la propriété ou à un standing de vie mais de partir une fois indépendants économiquement de leurs parents.
On se construit dans la solitude
14Le rapport au départ et l’éventualité de vivre seul sont appréciés de manière variable selon les jeunes. Lorsqu’on lui soumet la possibilité de partir vivre seul, Gérard dit :
« Non, ça me gênerait pas, je suis assez solitaire. Non, ça me gênerait pas, c’est même pas ça. Enfin je pense que c’est mieux de partir pour vivre avec quelqu’un qu’on aime mais… je pense que… Non, non, vivre tout seul ne me gênerait pas. Non, ce n’est pas un facteur déterminant pour que je parte ou pas, seul ou accompagné, c’est même pas ça, je partirai quand j’en aurai envie. »
15Pour d’autres, il est nécessaire d’expérimenter une période en solo : c’est le cas de Cédric et Claudine. Le premier argumente : « C’est parce que j’ai envie de ça, mais je ne sais pas si c’est important. Je pense qu’à notre époque, ça rentre dans le mode de vie conventionnel, je pense que c’est en adéquation avec ma génération. Après, c’est pas pour ça que je le fais, mais bon, j’ai été modelé par ce modèle. » Ces deux jeunes ont des partenaires qui refusent de vivre en concubinage. Ceci peut expliquer qu’ils mettent en avant leur désir d’une vie en solo, mais, au-delà de cet aspect, leur comportement montre une conception qui accorde de l’importance au développement de soi dans la solitude physique pour se découvrir intérieurement. La France, au cours de ces dernières années, a vu croître le nombre de jeunes qui choisissent ce mode de vie : en 1995, 14 % des jeunes de 25 à 29 ans vivaient seuls (INSEE, 1996), alors qu’en 1982, ils n’étaient que 8 % (INSEE, 1996). Des auteurs comme O. Galland (1990) ont insisté sur l’intérêt de cette phase de l’existence où les jeunes peuvent profiter de la vie sans avoir d’engagements ni auprès de leur famille d’origine ni auprès d’une nouvelle. Cependant, certains jeunes, au moment de l’entretien, ne sont pas attirés par la vie en solo, sinon peut-être pour plus tard. Christophe nous dit : « Comme j’ai toujours habité chez moi, je suis habitué à voir ma mère, mon père, mon frère, j’ai mes petites habitudes. C’est vrai que tout seul, je ne sais pas si je serais encore prêt à partir, à habiter tout seul quoi. »
16Quant aux jeunes attirés par une période de vie en solo parce qu’ils considèrent que c’est important, il nous semble significatif de souligner que cela correspond à la manière dont ils souhaitent construire leur identité : avant tout comme des individus et non pas en fonction d’un statut de « partenaire de » ou « enfant de ».
Partir c’est grandir
17Avant ces entretiens, déjà, nous avions pu observer que les jeunes réfléchissaient à l’idée de quitter un jour leurs parents. Le départ apparaît comme une chose à laquelle ils donnent une réelle signification. Quoiqu’ils ne situent pas exactement l’âge auquel il faut partir, ils savent qu’il n’est pas bon de demeurer trop longtemps chez ses parents, comme s’il était impossible de devenir adulte en y restant. Y rester parce qu’on ne dispose pas des ressources économiques suffisantes se justifie, et c’est présenté comme légitime, mais pas réciproquement. Lorsqu’on lui soumet la possibilité d’être active et de continuer à habiter chez ses parents à 26 ans, Ariane, étudiante, répond ainsi :
« Ben, je ne comprends pas trop quoi. Ben ça dépend en fait, ça dépend de la vie qu’on veut mener. Je ne trouve pas ça spécialement malsain mais je pense que c’est important de savoir couper avec ses parents. Les gens qui y sont jusqu’à 26 ans alors qu’ils ont les moyens, j’espère déjà qu’ils aident leurs parents quand ils continuent à vivre chez eux. Si on a un salaire de 1300 euros et qu’on vit encore chez ses parents, qu’on le dépense que dans des sorties ou dans des fringues, je trouve… »
18Pour Ariane, la seule manière d’être adulte tout en restant chez ses parents serait d’apporter une contribution en argent. La norme serait, à un moment donné, d’avoir une attitude d’égal à égal avec ses parents et non de rester économiquement dépendants. Gérard voit les choses comme ça :
« Je ne pense pas qu’il y ait un âge. On peut avoir 30 ans et se sentir encore bien chez ses parents. Enfin, il faut peut-être se poser des questions mais… Je partirai un jour de chez moi, quand j’en aurai envie quoi. Je ne me suis pas fixé une date butoir. À 30 ans, il faut que tu sois parti de chez toi, on ne sait pas ce que réserve la vie, et voilà on verra bien. »
19Gérard associe à l’idée d’une anormalité le fait pour un jeune qui n’y est pas contraint économiquement, de rester au-delà d’un certain âge chez ses parents.
20Le départ apparaît comme quelque chose de nécessaire et de naturel dans l’existence. Ariane, lorsque nous lui demandons si elle compte partir quand elle aura réussi son concours, répond :
« Oui, parce que je pense que tout simplement, normalement si tout va bien, ce sera dans un an, donc j’aurai pratiquement 25 ans. Mais bon, un concours, généralement, c’est rare qu’on puisse le réussir en un an. Mais je pense que c’est aussi important de réussir à partir de chez soi et de commencer sa propre vie. Parce que c’est vrai que moi, je commencerai à enseigner, enfin j’aurai pas une classe fixe la première année, mais dans deux ans j’ai ma classe et j’ai ma vie donc oui, je pense que je ne partirai pas tant que je n’aurai pas les moyens de m’assumer. »
21Stéphanie a le même sentiment :
« Moi je m’entends très bien avec ma mère donc ça ne me pose pas trop de problèmes de rester là chez elle encore à 28 ans (sourire), même s’il est vrai que… et bien, j’aspire à prendre mon indépendance quand même, bientôt j’espère. Mais bon, c’est en fonction de ma situation professionnelle. Mais bon, c’est vrai que je n’ai pas de difficultés particulières, on s’entend bien. »
22Stéphanie n’a pas encore acquis une stabilité professionnelle.
23Le film Tanguy1 illustre bien cette idée d’anormalité accolée en France au jeune qui demeure trop longtemps chez ses parents et qui touche un salaire bien qu’il fasse des études. Le protagoniste, Tanguy, 28 ans, fait une thèse et perçoit un salaire important. Il apparaît comme un garçon un peu infantile, heureux auprès de ses parents, heureux de partager avec eux des activités qui vont des repas au tennis, au lieu d’avoir un monde à lui. Tanguy a des petites amies, mais comme il se trouve bien avec ses parents, il ne veut pas vivre avec elles. Le bonheur en famille n’apparaît pas comme une raison suffisante et légitime pour y rester aussi longtemps paraît être la morale du film.
24Quitter ses parents pour se marier sans cohabitation préalable semble impensable à la plupart des jeunes, à l’exception d’Anne qui valorise l’importance de ne pas vivre en concubinage et de ne pas avoir de rapports sexuels avant le mariage. Cédric, quant à lui, est contre l’idée du mariage : « Je suis contre parce que j’estime que ce n’est pas utile. Ça… Les gens changent une fois qu’ils sont mariés. Enfin leur vision des choses change, ils semblent plus enfermés, plus redevables que lorsqu’on a une relation libre. On accepte plus de choses quand on est célibataire, enfin quand on vit comme ça, que lorsqu’on est marié. » À ses yeux le mariage enferme les gens dans des rôles préétablis. Il est important pendant la jeunesse de se construire dans la liberté, sans adhérer à des valeurs ou répondre à des attentes institutionnelles ou familiales.
Grandir c’est avoir son chez soi
25Lorsque les jeunes vivent avec leurs parents, ils ne se sentent pas complètement chez eux, mais plutôt chez leurs parents.
26Quand ils parlent de partir, ils mettent en avant l’importance d’avoir leur chez soi. Cédric l’exprime ainsi : « Moi j’ai envie d’avoir mon chez moi, de pouvoir inviter mes potes quand je veux, de pouvoir… De pouvoir faire de la musique si j’ai envie de faire de la musique, de pouvoir jouer aux jeux vidéo si je veux jouer à des jeux vidéo jusqu’à 5 heures du matin. Voilà quoi. » Ariane associe aussi le départ à l’idée d’avoir un chez soi : « Je pense qu’à un certain âge, tout le monde a envie d’avoir son chez soi et son indépendance. » Le cas d’Alain est différent car il est de retour à la maison parentale. Au travers de ses mots, nous retrouvons une ambivalence des sentiments : « Maintenant je reviens mais je suis un peu un invité chez eux, on rigole mais c’est un peu ça. Moi je leur dis : “C’est chez moi”, mais c’est chez mes parents quelque part. Mais je me sens chez moi mais c’est chez mes parents. » Tout se passe comme si seul celui qui a son chez soi pouvait être considéré comme un adulte et non celui qui partage un espace avec ses parents. F. de Singly (2000a) montre comment l’apprentissage des deux dimensions les plus importantes du processus d’individualisation, l’autonomie et l’indépendance, implique « le fait de sortir hors du domicile familial, de pouvoir se réfugier dans son espace, d’indiquer clairement que son identité ne se résume pas à celle de “fils de”, ou de “fille de” » (p. 245). Ces jeunes adhèrent à cette idée.
Le devoir des parents
27Comment les parents de ces jeunes réagissent-ils face à l’idée qu’un jour ils quitteront la maison ? Quel est leur discours ? « Une des fonctions modernes de la famille est de fixer le cadre idéologique et matériel d’éducation et d’émancipation sociale des enfants » (T. Blöss, 1997). « Parfois, les enfants ne sont pas pressés de partir, mais leurs parents leur font sentir que le moment de voler de leurs propres ailes est venu. Ainsi, 15 % des garçons et 13 % des filles ont déclaré, lorsqu’ils ont quitté le foyer parental, que leur père ou leur mère “trouvait qu’il était temps qu’il (elle) parte” » (M. Bozon, C. Villeneuve-Gokalp, 1994, p. 1545). Cette attitude n’est pas forcément la conséquence d’une mauvaise entente. « Le désir des parents de voir leurs enfants partir n’est pas nécessairement l’expression d’un conflit ; il signale que les compromis passés à la fin de l’adolescence deviennent caducs lorsque les enfants sont adultes et qu’ils ne permettent plus de poursuivre la cohabitation sur le même mode » (Idem, p. 1545). Pour les parents, c’est un devoir de permettre le départ de leurs enfants. « Si un départ précoce peut être préjudiciable à l’enfant, “trop de famille” peut devenir dangereux » (E. Maunaye, 1997, p. 55). Ariane est très proche de sa mère, mais celle-ci n’essaie pas de lui faire changer d’avis quant à ses projets : « Non, pas du tout. Ben, quand elle m’en parle justement, on en parle comme si j’étais déjà partie. » La mère d’Ariane sait qu’elle doit essayer de ne pas montrer sa peine, relative, à sa fille. « Malgré le trouble causé par la décohabitation d’un jeune, les mères doivent savoir cacher leurs émotions, garder leurs sentiments ou leur désarroi pour elles. » (Idem). Gérard parle de l’importance pour sa mère, bien qu’elle soit malade, qu’il fasse sa vie :
« Ma mère, je pense qu’elle a le problème entre le fait qu’elle supporte pas d’être seule, et en même temps elle veut que je vive ma vie, donc je pense qu’elle fait l’effort, elle essaie de faire au mieux pour moi, même si en même temps, la peur, ça ne se commande pas toujours. Je pense qu’elle doit souffrir de ça, oui. Je pense que mes parents ont eu conscience que je n’avais pas une vie normale, enfin normale, je dis pas qu’elle est bizarre, mais enfin une vie comme on pourrait l’imaginer quoi. Parce que j’ai vécu des choses que j’aurais préféré ne pas vivre ou attendre avant de vivre ça. »
28Socialement on considère, et les parents eux-mêmes, que leur devoir est de laisser leurs enfants faire leur vie et de ne pas les retenir. Stéphanie nous dit par rapport à sa mère :
« Je pense qu’elle comprend que j’ai envie de partir, parce qu’elle se dit que c’est normal, à mon âge, de vouloir son indépendance. Mais bon, le jour où je vais partir, c’est clair que ça va… ça va lui faire bizarre quoi, ça je… je pense que… Si en plus je lui disais que je pars pour aller vraiment loin… tu vois, si j’avais le projet d’aller en province par exemple, je pense que là elle aurait un choc mais bon, elle accepterait parce que ma vie c’est comme ça, mais bon, elle me met pas la… quand même pas… Elle comprend bien que je vais partir à un moment ou à un autre. Comme tous les parents, ça va lui faire bizarre. »
29La mère de Stéphanie, n’interprète pas l’envie de partir de sa fille comme une envie de s’éloigner d’elle mais comme un désir naturel d’indépendance. Le départ n’est pas associé à un éloignement affectif, les parents et les enfants défendent l’idée d’une continuité des relations existantes au-delà de la décohabitation.
30Dans le cas d’Anne, la situation est différente. À un moment donné, elle a voulu partir, et sa mère, alors que ses parents en ont les moyens, lui a fait comprendre qu’elle ne pourrait jamais assumer ses études et son travail en même temps. Anne est un peu partagée quand elle nous parle de sa mère :
« C’était il y a deux ans je crois, à peu près. Et c’est vrai que j’en avais un peu marre d’avoir tout le temps maman sur le dos et j’ai demandé à partir et comme on avait une chambre en fait au septième étage. On m’a dit : “Et bien, si tu veux, tu peux aller là-haut.” Et en sentant bien que… Enfin je pouvais y aller mais tout était occupé si tu veux. Donc si tu veux, ce n’était pas clair et net et puis quand je lui ai dit : “Je vais chercher quelque chose ailleurs et tout ça et trouver un emploi pour payer ma chambre.” Elle m’a dit : “Non, c’est hors de question que tu travailles en plus que tu t’occupes de tes louveteaux, de la fac et tout ça. Tu n’arriveras jamais à faire tout et je préfère que tu restes là, il est hors de question que tu partes.” »
31Sa mère a trouvé une solution intermédiaire :
« Pour avoir plus de liberté on a refait la chambre et on a débloqué la porte qui donne sur le palier. Et elle m’a dit : “Bon et bien, si tu veux plus d’indépendance, ce qu’on va faire, tu n’es pas obligée de partir loin, je t’ouvre la porte, là, comme ça tu auras plus d’indépendance.” Voilà ça a été un compromis, ce n’est pas tout à fait ça mais... [rires]. »
32Anne a donc conservé sa chambre habituelle mais avec une entrée indépendante. Lorsqu’on lui demande si sa mère a essayé de la retenir elle nous dit :
« Non, non, pas du tout, c’était vraiment dans mon intérêt, elle me disait : “Tu n’auras jamais le temps de travailler, de payer tes trucs, ça sera plus de charges pour toi qu’autre chose, ça t’ennuiera plus que ça t’apportera des choses quoi.” Donc euh… Non surtout elle avait peur pour moi de ce qui pouvait m’arriver et de ce qui pouvait se passer, que je rate mes études à cause de ça quoi. »
33Nous pouvons interpréter l’attitude de cette mère comme une manière de régler le parcours de sa fille et sa réussite scolaire car elle a en fait la possibilité de lui donner les moyens de vivre dans un espace séparé, mais elle pense sûrement que ce n’est pas la meilleure manière pour elle de réussir. Il se peut aussi que sa mère utilise la réussite scolaire comme « excuse » pour garder sa fille auprès d’elle. On constate que les parents n’expriment ouvertement aux enfants leur désir qu’ils restent auprès d’eux que dans des conditions particulières. On peut remarquer que lorsque la raison de la cohabitation ou décohabitation est liée aux études des enfants, les parents sont, du moins dans un premier temps, flexibles et compréhensibles.
34Au contraire, la mère de Claudine lui a exprimé son désir qu’elle parte de la maison. C’est une « maniaque » de l’ordre et de la propreté et elle n’a pas de très bons rapports avec sa fille. Mais cette attitude n’est pas courante. « Les interventions que les mères peuvent se permettre – si elles considèrent que leur fils ou leur fille s’est suffisamment attardé au foyer parental – doivent se faire de façon indirecte, par sous-entendus » (E. Maunaye, 1997, p. 63). On retrouve cette attitude chez les parents de Christophe qui ne disent rien lorsque leur fils, qui travaille, émet l’hypothèse que peut-être il restera encore longtemps chez eux :
« Oui, oui ils l’acceptent. Oui, enfin, c’est toujours sur le ton de la plaisanterie. Oui ils l’acceptent, parce que oui, eux-mêmes voient bien que je ne suis pas prêt à partir, que je n’ai pas de raison de partir. Disons c’est ça quoi. Il faut une raison. C’est sûr que si j’avais un travail ailleurs qu’à Paris, c’est sûr que je déménagerais. »
35Ses parents utilisent sûrement d’autres moyens pour lui faire comprendre qu’il n’est pas bon qu’il reste trop longtemps. Alain est plus clairvoyant quant à ses parents ; il justifie ainsi le fait qu’il ne restera pas jusqu’à 30 ans chez eux :
« Ah non. D’un, parce que moi je ne resterai pas sans problème jusqu’à 30 ans. De deux, parce que mes parents ne me le permettraient pas. Parce que la conception qu’ils ont, c’est qu’à un certain âge, c’est normal que… Mais par exemple, quand je suis parti à Madrid pour mes études, pour ma mère ça a été très dur. Mais elle savait, si tu veux, c’était une souffrance quelque part pour elle mais, en même temps, elle savait que c’était pour mon bien, donc elle l’a accepté tel quel. »
36Le film Tanguy2, reflète de manière ironique cette attitude parentale. Les parents du protagoniste, essaient dans un premier temps, de manière sous-entendue, de montrer à leur fils qu’il doit quitter la maison ; comme celui-ci ne veut pas comprendre, ils le lui disent ouvertement. Le fils résiste et, lorsqu’il prend un appartement, il fait tout son possible pour revenir chez ses parents. Ces derniers finissent par le « virer » de la maison. La satire est extrême et le fils fait appel devant les tribunaux pour demander son retour à la maison. Il gagne le procès en faisant appel à l’article 2033 du Code civil : « Les époux contractent ensemble, par le seul fait du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants. » Dans le film on constate comment la volonté des parents est, d’une part, que leur fils s’autonomise mais aussi, d’autre part, de retrouver une intimité conjugale et de ne plus mettre en avant leur dimension identitaire statutaire de « père ou mère de ». Ce film nous donne à penser que les parents peuvent avoir intérêt à voir leur enfant partir. Néanmoins ce ne semble pas être la raison majeure de leur attitude en ce qui concerne nos interviewés.
L’épanouissement personnel
37Dans les enquêtes réalisées auprès des jeunes français, la famille apparaît comme très importante. Les parents néanmoins donnent aux jeunes des valeurs qui les poussent à se développer en tant qu’individus et non uniquement en fonction de leur appartenance au groupe familial. « Même si les fils restent toujours “fils de”, et maintiennent des relations avec leurs parents, la construction de leur identité est moins directement dépendante de ces relations » (F. de Singly, 1993, p. 51). Parfois les jeunes s’opposent à leurs parents sans qu’il y ait conflit et « il n’est pas rare que les parents soutiennent discrètement leurs enfants dans leur mouvement d’opposition, les incitant par exemple à quitter le domicile et s’installer dans leur premier logement » (J. -C. Kaufmann, 1992, p. 45). Ceci est significatif de l’importance accordée par les parents au développement personnel de leurs enfants.
38Les jeunes rencontrés sont critiques vis-à-vis de leurs parents, ils parlent de leurs défauts et de leurs limites. Ceci nous semble significatif de plusieurs éléments. À travers leurs critiques, ils veulent montrer que bien qu’ils habitent chez eux, ils prennent du recul, comme s’ils voulaient affirmer qu’ils sont des adultes avec leur propre personnalité et pas uniquement des enfants qui suivent l’avis des parents. Ils n’approuvent pas les logiques familiales de manière automatique sans les examiner. L’idéologie dominante dans la société s’affirme, à nos yeux, dans cette attitude : critiquer sa famille, et être clairvoyant à son égard, tout cela est légitime et n’empêche pas de la considérer comme importante. Ce qui prime, c’est l’épanouissement personnel de soi avant la bonne intégration dans la famille en tant que groupe. L’idéal serait de concilier les deux, mais si un choix est nécessaire, c’est le bonheur personnel qui prime. Cédric parle des valeurs que sa mère lui a transmises : « Ma mère m’a donné des valeurs de tolérance, de liberté, de… de toujours être porté sur le libre arbitre, sur le choix personnel, sur l’épanouissement de soi, c’est un peu ça. »
UNE LOGIQUE D’AUTONOMIE
39Dans la société tout entière, on valorise l’indépendance économique des jeunes ainsi que leur autonomie. Nous le voyons même dans les débats politiques. Par exemple, le rapport du Commissariat général au Plan (2001), propose d’accorder aux jeunes une allocation de formation durant vingt ans. En 1998, F. de Singly (1998c) proposait d’attribuer directement les allocations familiales aux jeunes. La « Conférence de la Famille » de juin 2001 avait pour objet les jeunes adultes et notamment les questions concernant leur autonomie et leur indépendance.
L’indépendance économique
Gagner de l’argent
40Bien que certains d’entre eux ne soient pas actifs (seuls Alain, Stéphanie et Christophe travaillent), les jeunes rencontrés mettent en avant l’importance de disposer de leur propre argent. « Progressivement, les jeunes adultes disposent de rentrées personnelles d’argent : ils s’emploient pendant les vacances universitaires, suivent des stages rémunérés, occupent des emplois intérimaires ou à l’essai » (A. Langevin, 1990, p. 46). M. Bozon et C. Villeneuve-Gokalp (1994), dans leur étude sur les trajectoires des 25-34 ans, ont montré comment « deux tiers des personnes interrogées (64 % des hommes et 65 % des femmes) ont gagné de l’argent avant 18 ans, en faisant un ou plusieurs petits travaux rémunérés » (p. 1533). Les jeunes, ne veulent pas dépendre complètement de leurs parents (au niveau résidentiel et économique). Ariane concilie ses études avec un travail d’animation dans l’école où sa mère est institutrice. Elle explique pourquoi elle a transformé son travail d’été en un travail à l’année :
« Je me suis dit que j’allais continuer parce que je me sens tellement bien dans cette école, que ça me faisait beaucoup de bien de travailler, d’avoir déjà de l’argent. J’ai pu me payer mes études, la licence, c’est moi qui ai payé mes études, j’ai payé ma carte Orange Imagine “R”, je me paie mon médecin, je me paie mes fringues, je me paie tout. »
41Ariane tient non seulement à avoir son propre argent mais aussi à soulager sa mère économiquement. Comme si elle considérait comme important de décharger sa mère du poids économique que représente un enfant :
« Donc c’est vrai, d’un côté ça m’a permis de pouvoir aider ma mère et de pouvoir m’assumer, parce que moi j’aime bien partir aussi en week-end donc… Ce n’est pas ma mère qui allait me payer tous les mois un week-end en province, donc je suis restée pour ça aussi, pour avoir de l’argent et c’est un luxe. Et puis bon, parce que je me sentais tellement bien avec les enfants, je me suis rendu compte que c’était vraiment dans ça que je voulais travailler, que j’étais bien, et par rapport à la fac ça me faisait du bien, parce qu’à la fac on n’est rien. »
42« L’exercice d’une activité rémunérée, même minime, représente une sorte de compromis “moral” avec les parents, une participation au financement du sacrifice engendré chez les familles par le coût des études » (V. Cicchelli, V. Erlich, 2000, p. 73). Parallèlement à ses études, Cédric travaille. Il explique sa trajectoire, son premier travail était dans une confiserie :
« Moi j’avais envie de travailler et c’est mon beau-frère qui y travaillait, donc il m’a fait rentrer là-dedans, parce que j’avais envie de gagner de l’argent, parce que je voyais tous mes copains qui commençaient… La plupart de mes copains étaient plus vieux que moi. Quand j’avais 16/17 ans, je ne pouvais pas encore travailler, parce que j’étais trop jeune. Je les voyais, ils habitaient chez leurs parents, ils avaient donc l’argent de poche de leur boulot, et je voyais tout ce qu’ils pouvaient s’acheter. Ils pouvaient sortir, aller voir les concerts, donc moi j’avais envie de gagner de l’argent pour pouvoir faire pareil. Donc c’est pour ça que j’ai travaillé là-bas un an, un an et demi, et puis après j’ai trouvé du boulot à la Mairie de Paris, donc l’animation, j’ai commencé à bosser là-dedans, et j’y suis toujours. »
43Anne a un travail qui lui permet d’arrondir ses fins de mois mais reçoit encore de l’argent de poche :
« Alors ils me donnent de l’argent de poche, ils me donnent 30 euros par semaine mais je dois tout m’acheter avec, ticket de métro, maquillage, gel douche, vêtements, tout. Mais si j’ai besoin d’un truc absolument, qu’il me faut un bouquin, enfin sauf les bouquins, ça eux ils me les achètent. Du moment où c’est pour les études, il n’y a pas de problème, on peut leur demander. Mais bon, si j’ai besoin de chaussures, un truc comme ça… Bon maman me les achètera mais si tu veux, ce n’est pas automatique enfin c’est… Oui, il faut que je demande. »
44Sa mère essaie de la responsabiliser car elle inclut dans l’argent de poche des dépenses qui vont au-delà des sorties. Anne justifie que ses parents ne lui donnent pas plus : « Parce qu’en plus, je fais des baby-sittings tout ça donc tu vois, c’est quand même pas mal ce que j’ai. Je considère que c’est suffisant et puis j’aurais plus, je dépendrais plus aussi donc ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon non plus, ça m’oblige à bien gérer le truc aussi. »
45Anne est consciente de l’importance d’avoir son propre argent pour être autonome.
46Pour les parents, il est important que leurs enfants travaillent pour régler une partie de leurs dépenses. Dans le processus par lequel les jeunes commencent à travailler, ils sont des accompagnateurs. C’est pour eux une manière de responsabiliser leurs enfants et de les aider à se construire tout en étant dépendants économiquement. Anne parle de son cas : « Non, je l’ai fait pour moi-même. En fait, maman m’a poussée à passer le BAFA pour faire des colos et tout ça, et comme j’adorais m’occuper d’enfants. Donc du coup j’ai passé mon BAFA. » Parfois, ils sont même à l’origine de l’initiative. Alain répond ainsi lorsqu’on lui demande si ce sont ses parents qui lui ont suggéré de travailler l’été :
« Non, non c’est ma mère qui était un peu… C’est vrai que c’était un été où je commençais un peu à faire aller “farniente” et j’avais ma cousine Clara qui était justement là, qui cherchait du travail. Et moi j’avais dit : “Ah, ce serait cool que moi je bosse”, mais entre… Alors elle, tous les jours elle se levait avec son CV, elle allait voir les entreprises et moi j’étais là couché à ne rien faire. Donc ma mère, un jour elle m’a dit : “Écoute, il faudrait savoir, tu dis que tu veux travailler mais tu fais rien pour, j’en ai marre, marre, marre.” Alors un jour je lui ai dit : “OK, arrête, tu m’énerves, lâche-moi.” Je suis parti avec mon CV, j’ai décroché un boulot et ça y est, j’étais en paix. C’est vrai qu’elle a poussé. »
47Pour Christophe, son travail d’été était le résultat à la fois de sa volonté et de celle de ses parents : « Ce sont les deux. Oui. Moi, et puis mes parents m’ont beaucoup poussé à écrire des lettres de motivation, ils m’ont conseillé sur… À quelle entreprise écrire ou des petites choses comme ça. » Plus loin il nous dit : « Pour eux c’était important dans le sens où, si je voulais partir en vacances, parce qu’à 16 ans, c’est l’âge où, comment dirais-je, c’est l’âge auquel je suis parti avec mes copains en vacances l’été, et donc ils m’ont conseillé de gagner de l’argent. » Pour ses parents, il était important qu’il assume ses dépenses personnelles. Il faut souligner que, pour les parents, l’objectif premier est la réussite scolaire de leurs enfants, et « l’argent “des petits boulots” doit rester mineur par rapport à celui qui provient de l’exercice par les parents d’une profession qualifiée… Cet argent doit être consacré au superflu » (A. Langevin, 1990, p. 46). Il semble que « la probabilité pour que les ressources d’un étudiant de moins de 21 ans proviennent d’un travail rémunéré est de 22 %. Elle passe à 42 % lorsque l’étudiant a plus de 21 ans » (V. Cicchelli, V. Erlich, 2000, p. 73).
Donner de l’argent
48Stéphanie, Christophe, Gérard, Valérie et Anne n’apportent pas du tout d’argent à la maison. Seuls Stéphanie et Christophe travaillent, les autres sont étudiants. Christophe explique son point de vue :
« Non, je ne verse pas de loyer parce qu’en fait, ils ne m’en demandent pas. Mais, comment dirais-je, même moi, à la limite, ce n’est pas mon système de donner de l’argent à mes parents. On en a déjà discuté et moi je suis un petit peu contre aussi de donner de l’argent à mes parents. Je sais pas c’est… Comment on pourrait expliquer ça ? En fait je suis pas tout à fait d’accord parce que c’est pas… disons que c’est dans la continuité naturelle d’habiter chez mes parents et pour moi c’est contre nature de leur donner de l’argent. Ils ne m’en ont jamais demandé, on en a déjà parlé mais ils ne m’ont jamais demandé une certaine somme à verser par mois ou des choses comme ça. »
49Stéphanie avoue qu’elle en profite pour économiser pour son départ :
« Oui, oui, quand même il faut être honnête, je mets de côté parce que justement, je me dis que ça va me servir quand je vais m’installer. Et puis… bon, je dépense aussi, quand même je me fais plaisir (rires). Mais bon, je mets de côté. Je n’ai pas une nature trop dépensière donc ça va. Je ne vais pas non plus me restreindre quoi, quand j’ai envie de quelque chose, voilà quoi. Si j’ai vraiment envie de partir en vacances, je vais partir et donc voilà, on verra. Mais c’est vrai que je peux me le permettre parce que je suis encore chez ma mère, il y a des choses pour lesquelles si j’étais vraiment toute seule à devoir assumer un loyer, ça serait différent. »
50Les autres jeunes contribuent financièrement car ils considèrent que c’est leur devoir, bien que leurs parents n’en aient pas fait la demande explicite. C’est le cas de Cédric (étudiant) qui est fâché avec son père depuis quatre mois, lequel ne donne plus rien à sa mère :
« Avant la discussion, il donnait de l’argent pour elle, pour moi et puis pour la maison aussi. Comme la maison lui appartient pour moitié, il participait à l’entretien de la maison. Depuis quatre mois, mon père ne lui donne plus d’argent. Ma mère, ça l’a un peu… Elle a un peu peur, alors je lui ai dit que moi je lui donnerais de l’argent, parce qu’il y a l’entretien de la maison, même si elle est proprio. Une grande maison, c’est vrai que ça coûte quand même cher à entretenir, donc moi je paie 80 ou 90 euros par mois, selon mes revenus, comme je ne gagne pas la même chose tous les mois. »
51Ariane, parallèlement à ses études, a un travail et considère qu’elle apporte des ressources à la maison, car elle prend en charge des dépenses qu’auparavant sa mère réglait pour elle
« Mais… mais bon, non moi, c’est le plaisir de ne rien avoir à demander à ma mère, le plaisir de lui avoir dit cette année : “Écoute maman, la licence c’est pas toi qui la paies, c’est moi.” Alors qu’elle ne voulait pas. Elle était gênée, enfin, quand je la remboursais tous les mois, parce qu’évidemment je n’ai pas pu claquer 500 euros d’un seul coup. Donc chaque mois je lui donnais un chèque, elle le refusait, je lui disais : “Si, tu le gardes”, ça l’a mise un peu… ça la mettait mal à l’aise mais moi, j’estime que c’est normal. »
52Claudine, qui est au chômage, paie le loyer (comme elle est handicapée, elle touche une pension) :
« Ce n’est pas parce que ma mère n’a pas les moyens, mais je trouve ça normal. C’est moi qui ai proposé parce que je trouvais ça tout à fait normal. Et puis, je pense que c’était, c’était non dit, mais elle attendait quelque chose de ma part. Je pense… Et puis ma sœur, la seconde, Marie-Laure, elle aussi donnait, quand elle a commencé à travailler, elle payait le loyer. Donc une fois qu’elle est partie, j’ai trouvé normal de… de prendre la relève. »
53Elle justifie le paiement du loyer par le fait d’avoir une « rémunération » et d’habiter encore chez sa mère. Pippolino paie sa part des factures de téléphone, il trouve ça normal. Il n’associe pas la demande de ses parents à un manque de générosité de leur part, car il sait que s’il a besoin d’aide, ils la lui donneront. Alain va contribuer à la rémunération de la femme de ménage que ses parents vont engager. Sa mère se dit fatiguée de tout faire pour trois hommes et réclame que tout le monde participe au paiement :
« Mes parents et moi participons financièrement pour pouvoir payer quelqu’un qui vienne faire le ménage. C’est la solution qu’on a trouvée pour apaiser la situation, et par rapport à la chambre, non, je ne paie rien parce que pour l’instant, si tu veux, je travaille mais je ne gagne pas super bien ma vie non plus. Et comme j’ai envie de faire quelque chose après, mes parents m’ont dit : “Écoute, toi tu viens à la maison, tu as ta chambre, tu ne nous paies rien, c’est l’idée. Comme ça, tu te mets de l’argent de côté parce que nous, on veut qu’après tu puisses faire ce que tu veux.” Ça, c’était l’idée, voilà. »
54Les parents d’Alain, bien qu’ils ne lui demandent rien pour la chambre, lui précisent quand même que c’est un espace qui, normalement, représente un coût.
55Les parents ne réclament pas ouvertement de l’argent à leurs enfants, mais si ces derniers le proposent, ils acceptent plus ou moins. Cette acceptation nous semble significative du fait que les parents considèrent comme un fait positif pour leurs enfants qu’à partir d’un certain âge, ils connaissent la « valeur des choses » et reconnaissent le travail et les coûts qu’ils supportent.
Le symbolique
Aller seul chez le docteur
56Lorsque nous avons demandé aux jeunes s’ils allaient chez le médecin accompagnés ou non, ils se sont étonnés d’une telle question. Souvent d’ailleurs ils ont fait référence au passé car ils ne comprenaient pas que la question concernait le présent, ce qui m’a obligée à la relancer. En effet, personne ne les accompagne chez le docteur, et ils sont satisfaits que ce soit comme ça. Les mères, même celles qui ont été définies comme très protectrices, ne le proposent pas non plus. Stéphanie réagit comme ça à la question :
« Non, non, mon Dieu merci, c’est vraiment moi maintenant qui m’en occupe. Non, c’est vrai que j’ai été pendant longtemps assez couvée, c’est vrai que j’ai des parents très protecteurs qui m’ont beaucoup protégée. En plus, j’avais un frère qui a neuf ans d’écart, qui est plus âgé que moi, et qui a été très protecteur aussi avec moi. Donc c’est vrai que bon, parfois, c’était. Ouf ! Ça a du bon, mais c’est vrai que des fois, il faut aussi soi-même se prendre en charge et là, non tout ça, c’est terminé. Oh la la… »
57Alain ne conçoit pas une situation où sa mère l’accompagnerait : « Ça me paraîtrait… Non, c’est moi qui vais chez le docteur, c’est pas à ma mère de m’accompagner. » Lorsqu’on demande à Gérard : « Quelle est la dernière fois que ta mère t’a accompagné chez le docteur ? » Il répond :
« En fait, on va ensemble chez l’ophtalmo, c’est une question pratique quoi. Ma mère porte des lunettes, mon père aussi et moi aussi. En fait, c’est moi qui faisais le chauffeur. Mon père ne pouvait plus conduire et ma mère ne conduit pas. En fait, on prenait rendez-vous tous les trois, c’était plus le côté pratique que vraiment avoir peur d’y aller tout seul. »
58Gérard associe « aller seul chez le docteur » à « avoir peur d’y aller seul ». Comme si pour lui, la seule raison qui puisse justifier de se rendre accompagné chez le médecin soit la peur. Christophe justifie ainsi que sa mère ne lui propose pas de l’accompagner : « Non. Non parce qu’en fait, tu vois, depuis que je travaille, tu vois, j’ai conscience que j’ai quand même certaines responsabilités. Par exemple, tout ce qui est médecin, maintenant que je travaille, c’est à moi de gérer tout ça. » Il associe l’accompagnement au fait que sa mère paie le médecin et s’occupe des feuilles de maladie. Le fait de travailler supprime donc à ses yeux toute possibilité de dépendance et l’autorise à être autonome car c’est lui-même qui paie le médecin et gère les remboursements.
59Seule Anne, lorsqu’elle a peur des examens qu’elle doit effectuer, demande à sa mère de l’accompagner. C’est Anne qui le demande et non pas sa mère qui le lui propose mais :
« Oui je vais toute seule sauf que des fois, je lui demande de m’a… Enfin ça dépend en fait, ça dépend. Pendant longtemps, elle m’a accompagnée chez le médecin, elle répondait même à ma place mais maintenant, je vais toute seule, oui. Au début oui, à 15 ans, mais maintenant, j’y vais toute seule. D’ailleurs, maintenant, elle ne me dit plus : “Je t’accompagne.” »
60Le comportement des mères est révélateur de l’importance qu’elles accordent à l’autonomie de l’enfant. C’est aussi le signe d’un respect de l’intimité de leurs enfants et de leur droit à avoir une vie propre en tant qu’individus. Ariane l’explique : « Ça fait vraiment très longtemps. Non, elle a toujours estimé que c’était à nous d’y aller parce qu’on avait peut-être des choses à dire qui ne la regardaient pas. Donc non… Elle ne s’est jamais imposée pour ça. »
61Claudine et Pippolino sont de jeunes handicapés qui ont subi de nombreuses opérations et des traitements divers. Pippolino vient d’une famille italienne, qu’il décrit d’une manière stéréotypée. Souvent il était accompagné lorsqu’il allait chez le médecin. Il le justifie plus par une amitié entre le docteur et sa mère depuis son enfance que par une volonté de sa mère de l’accompagner. Depuis il a changé de médecin et y va tout seul :
« Ma mère m’a accompagné jusqu’à 22 ans chez le toubib, parce qu’en fait, le toubib, on y allait en délégation à chaque fois : il y avait la copine de ma mère, enfin, sa fille, ma mère, moi, enfin c’était toujours en délégation. Après ce type-là est parti à la retraite, mon pédiatre. Il m’a vu, c’est parce que, bon, il connaît mes parents depuis ma naissance, c’est devenu un ami. Et après il m’a mis chez un jeune type et là, à partir de ce moment, j’y allais tout seul quoi. »
62Claudine, de son côté, garde une énorme rancœur contre sa mère à cause de son manque d’attention lors de ses hospitalisations. Elle avait un « fiancé » et n’allait pas du tout voir sa fille. À ce moment-là, Claudine ne comptait que sur le petit ami qu’elle avait à l’époque. Le sentiment de Claudine semble légitime, car elle décrit l’attitude de sa mère comme extrême. En ce qui concerne la demande de rendez-vous, les jeunes semblent aussi la faire eux-mêmes. L’attitude des jeunes face aux consultations médicales est significative du fait qu’ils se construisent dans une logique d’autonomie. Pour eux, il s’agit de quelque chose de personnel qu’ils peuvent choisir ou non de partager avec leurs parents.
Une ouverture de la maison sur rendez-vous
63Les parents limitent l’utilisation que leurs enfants peuvent faire de la maison. Ils leur transmettent ainsi, comme nous allons le voir, une certaine conception de l’autonomie et de la construction de soi. Pendant la jeunesse, la maison parentale n’est pas ouverte au cercle amical à tout moment et sans prévenir ; il y a des règles à respecter. Elles ont pour fonction de faire comprendre au jeune qu’il est considéré comme suffisamment adulte pour avoir son monde à lui et que celui-ci ne soit pas forcément en relation constante avec le monde familial. Limiter l’utilisation de l’espace familial est une manière de dessiner les contours du territoire du jeune et celui de ses parents. Il est chez lui dans sa chambre mais, dans le reste de la maison, il est chez ses parents. Le jeune comprend que s’il souhaite un territoire à lui, il doit s’en donner les moyens ; avoir des ressources ou obtenir une aide de la part des parents. La mère de famille n’apparaît pas comme ayant une disponibilité inconditionnelle ; souvent elle est active et doit concilier sa vie professionnelle et sa vie familiale ; mais, au-delà des contraintes matérielles, il y a une conception différente de la place de celle-ci dans la famille et auprès de ses enfants. Elle doit leur apprendre à s’autonomiser.
64Nous pouvons distinguer plusieurs types de foyers. Il y a ceux où les mères n’aiment pas qu’il y ait du monde. Le jeune le sait et limite au maximum les invitations. Le petit(e) ami(e) est le(la) seul(e) à venir de temps de temps. C’est le cas de Claudine ou de Cédric. La première nous dit :
« C’est sa maison, ça l’embête quand elle est là, et c’est sa maison, ça l’embête quand elle est pas là aussi. C’est la même chose. Elle n’aime pas qu’il y ait des étrangers chez elle parce qu’elle a toujours peur qu’ils cassent quelque chose, qu’ils touchent à certains objets. »
65La mère d’Anne n’aime pas non plus recevoir les amis de sa fille. Actuellement, comme sa chambre a une porte indépendante, elle peut inviter des amis mais ils ne doivent pas aller dans l’appartement des parents. Anne répond ainsi lorsque nous lui demandons si elle a le droit d’inviter des amis :
« Oui, oui, en fait, on a toujours eu le droit d’inviter des amis, mais elle n’aime pas trop non plus, parce que si tu veux… Ouf, c’est assez bizarre parce que c’est toujours des non-dits, des choses que l’on sait mais que l’on ne se dit pas. Maintenant que j’ai ma chambre, j’ai le droit d’inviter qui je veux dans ma chambre sans prévenir, ça c’est un avantage, mais c’est vrai que sinon, on ne sait jamais si ça va la dé… Comme maman ne travaille pas, elle est souvent à la maison quand même, et c’est vrai que, quand tu invites des amis, tu ne sais pas si ça va déranger qu’on aille dans le salon, tout ça quoi. Ça dépend si elle est en train de faire ses papiers, tout ça… Donc c’est vrai qu’on évite parce qu’elle n’apprécie pas trop et qu’elle aime bien être prévenue. »
66Sa mère ne lui a pas imposé ces règles clairement mais Anne n’invite jamais d’amis à dîner à la dernière minute :
« Non, non, il vaut mieux pas [rires]. Non, non, sinon ça créerait… Non, d’ailleurs ça s’est jamais fait réellement spontanément. C’est une des raisons, je crois d’ailleurs, pour lesquelles j’ai voulu partir, c’est inconsciemment je pense parce que c’est vrai que tu n’es pas libre, enfin quand tu as des amis à la sortie des cours, tu as envie de leur dire eh ben passe à la maison et puis… Et puis comme ça, on va prendre un café tout ça et c’est vrai qu’on ne peut pas, on n’a pas le droit. Enfin maintenant, je peux leur dire de venir ici. »
67On observe que ce n’est pas une obligation parentale de faire sentir à son enfant qu’il peut agir comme s’il était chez lui. Lorsque les parents d’Anne ne sont pas là, elle n’a pas non plus le droit d’inviter ses amis. « Avec mon frère et mon petit frère de temps en temps, donc, on est souvent les trois enfants à la maison le week-end, ça c’est sympa. Mais on n’a pas le droit d’inviter les gens quand ils ne sont pas là. Enfin, sans qu’ils le sachent. Ils n’aiment pas quand ils partent en week-end qu’on invite des gens à la maison. »
68Dans la maison de Christophe les circonstances sont autres. Il a le droit d’inviter des amis pour manger mais doit prévenir à l’avance. La règle serait que l’invité n’ait pas accès à la vie quotidienne mais qu’il soit reçu dans des conditions bien précises : « Il faut que je prévienne. C’est vrai que ma mère n’aime pas trop être prise au dépourvu, parce qu’en fait, elle aime bien faire les choses bien. Donc s’il y a quelqu’un à manger, elle aime bien faire quelque chose de spécial pour manger ou des choses comme ça. » Les modalités de l’accueil semblent plus importantes que l’accueil même.
69Les cas de Gérard et d’Alain sont différents. Ils peuvent prévenir à la dernière minute mais à ce moment-là, ils doivent se débrouiller s’il n’y a rien à manger. Alain nous dit comment faire des repas individualisés est possible : « Il vaut mieux que je prévienne, non ça, je déconne, je préviens jamais. Non, même à la dernière minute, ça, y’a pas de problème. Après, si ma mère a fait à manger et que j’ai pas prévenu, on se fait à manger nous. Je vais pas lui dire de faire à manger pour tout le monde, mais ça arrive souvent. » Alain ne considère pas sa mère comme disponible pour ses amis au moment où il veut. Gérard nous dit :
« En fait j’essaie de prévoir au maximum à l’avance, mais des fois ça peut se faire au dernier moment. Dans ces cas-là on apporte à manger ou on va chercher une pizza, ou voilà quoi. C’est vrai que mes parents n’aiment pas que je prévienne au dernier moment sachant qu’il y a rien à manger, que le frigo est vide. Ils n’aiment pas mal recevoir les gens. C’est plus dans ce sens-là que je préviens que… Sinon ça ne gêne pas ma mère que je débarque au dernier moment avec ma copine. »
70Valérie peut inviter des amis à la dernière minute mais elle préfère ne pas le faire car elle trouve que les conversations ne sont pas les mêmes devant sa mère. Elle veut conserver son monde à elle séparé de celui de sa mère. Quand elle fait des repas avec des amis, elle doit laisser tout propre. Ici encore, on observe que la mère n’est pas considérée comme devant s’occuper des amis de son enfant.
71L’accueil du partenaire, comme le montre Ariane, semble relever du même fonctionnement, comme s’il n’y avait pas davantage de familiarité avec lui :
« C’est pareil, c’était la même chose, il fallait… Sur la fin, elle était habituée à savoir qu’il venait tel jour ou tel jour, par rapport à nos emplois du temps, ou ce genre de trucs. Mais, par exemple, quand le samedi soir je voulais qu’il vienne manger à la maison, je lui demandais, pas hyper longtemps avant, et puis elle le connaissait hyper bien. Mais c’était pour avoir un minimum d’intimité, parfois quand t’as pas envie de faire la conversation, t’as pas envie d’avoir du monde, ça te saoule, c’est pour ça. De toute façon c’est la même chose, elle ne fait pas de préférence parce que c’était mon copain et qu’elle ne l’aurait pas fait avec une amie quoi. Quand il dormait, je lui disais au dernier moment, je lui disais : “Tiens ce soir il dort à la maison”, j’avais pas besoin de lui dire : “Est-ce qu’il peut dormir… ?” Même quand j’avais 16 ans, c’était pareil. »
72Pour Ariane l’intimité de sa mère est quelque chose d’important, qu’elle essaie de respecter.
73En ce qui concerne l’usage de la maison, deux attitudes se dégagent. Ou bien la maison est un espace ouvert sur rendez-vous au monde du jeune, ou bien, quand il reçoit à la dernière minute, il doit s’occuper de ses invités et être autonome au sein du foyer. Dans le premier cas le jeune ne considère pas la maison de ses parents comme la sienne. Dans le second cas, il prend conscience que ses amis font partie de son monde personnel mais pas de son monde familial. Les parents de leur côté montrent par leur attitude que le monde familial est un monde distinct du monde personnel. Dans l’ensemble de ces discours, on n’entend pas parler de cas de maisons ouvertes.
Les limites du domaine privé
74L’usage de la maison familiale est aussi révélateur de la conception du domaine privé dans la société. En France, la vie privée des individus est quelque chose d’important à respecter.
75On le voit bien à travers l’exemple des célébrités dont la vie privée est relativement respectée : à la télévision, très peu de programmes correspondent à la version télévisuelle de Gala ou Paris Match : quatre heures quinze hebdomadaires en France, contre quarante-huit heures en Espagne4.
76Dans les rapports personnels, plusieurs règles révèlent les codes existants. Le vouvoiement, souvent utilisé, met une distance entre les personnes concernées. Autre exemple : selon une règle tacite, on ne donne pas le numéro de téléphone d’une personne sans son accord préalable. En Espagne, cette règle n’est respectée que dans les classes sociales supérieures.
77Les rapports avec les gens qui ne sont pas des proches mais pas non plus des inconnus sont aussi réglés. Le concierge, la femme de ménage ou le boulanger peuvent bien connaître certains de leurs clients ou employeurs, mais il ne s’agit pas pour eux de poser des questions concernant leur vie personnelle, car ils seraient considérés comme impertinents et mal élevés.
78Dans le milieu universitaire, on observe la même chose chez les étudiants. C’est uniquement quand les liens se resserrent qu’on peut apprendre des choses sur leur vie privée ou leur famille. Sans relation proche, il n’y a pas d’échanges de ce type. Cette distance s’observe aussi dans le milieu professionnel : entre collègues de travail, on ne connaît pas forcément la vie des autres collègues et cela ne pose pas de problème, c’est considéré comme normal. Les jeunes mettent d’ailleurs en avant leur satisfaction de pouvoir sauvegarder leurs distances avec leurs collègues de travail, par exemple Christophe :
« Je crois qu’en fait je leur raconte vraiment ce que je veux et, en général, je rentre rarement dans les détails. Tout ce qui se passe chez moi, et même dans ma vie, ça ne les regarde pas. En fait, y’a le Christophe qui va au travail et le Christophe à la maison. Pour moi, c’est vraiment deux choses différentes. Et puis y’a mon côté travailleur où je vais parler de tout et de rien, où on va échanger des idées, des choses comme ça, mais il est vraiment très rare que je parle de ma vie privée. »
79Son discours laisse percevoir comme un moi multiple aux identités différentes qu’il développe selon le contexte, plus ou moins intime.
80En France, les domaines considérés comme personnels sont plus étendus qu’en Espagne. S’intéresser à une personne, être sympa avec elle n’implique pas qu’on puisse lui demander des choses sur sa vie personnelle mais au contraire qu’on ne peut pas demander de détails au-delà de ce que la personne livre d’elle-même.
SE CONSTRUIRE EN RÉSEAUX
81Les jeunes entretiennent des relations séparées, en petits comités, avec les personnes de leur entourage. Ils ne mêlent pas les différentes sphères de leur vie mais les séparent. Ils se trouvent ainsi au centre de leur propre réseau. Ils ont leur monde familial, leur monde amical et leur monde « conjugal ».
La dimension familiale
82Les jeunes tiennent à leur famille et les enquêtes le montrent. Mais quelle place tient-elle dans leur construction identitaire ? Dans quelle mesure la famille fait-elle partie de leur monde personnel ?
Des manières d’être là
83Ils doivent observer un certain degré de présence à la maison et une attitude qui évite de donner à leurs parents le sentiment d’être les propriétaires d’un hôtel où les enfants défileraient pour manger, dormir et laver leur linge. La vie commune, pour qu’elle fonctionne correctement, implique de faire des choses en commun, à certains moments et pas seulement de vivre les uns à côté des autres. Les jeunes aiment, par moments, être avec leurs parents et ne voient pas toujours leur demande de présence comme une contrainte. Ariane comprend que pour sa mère, c’est une question de respect :
« Ça lui pose problème quand, par exemple, on passe comme ça, on mange, on s’en va, on revient le soir, on mange, on s’en va et qu’elle ne nous voit pas du tout et que, là, elle aura passé sa journée à repasser ou à faire à manger et que nous on mange, on s’en va et que ça fait un peu hôtel, là, ça la gêne. Mais comme j’ai dit tout à l’heure, on essaie de se comprendre un minimum. Moi je sais que justement, ça, je ne dois pas le faire. »
84Parfois elle sait qu’elle exagère :
« Une semaine… Ça peut arriver que pendant une semaine, je ne mange pas là le soir, ou je passe. Ça arrive parfois, mais je sais que je n’ai pas intérêt à le faire deux semaines, parce qu’au bout d’un moment, ma mère me dirait : “Dis donc Ariane, ici ce n’est pas un hôtel et tu ne viens pas pour poser ton linge, manger vite fait et repartir.” Ça, ça la gênerait. »
85Mais elle corrige ses attitudes :
« Et bon, moi je fais des efforts et généralement je m’arrange toujours pour être là quand même de temps en temps, ou un soir sur deux, ou des trucs comme ça. Et puis, même moi, ça me saoule de croiser ma mère que dans mon école et puis à la va-vite ici. Ça me saoule aussi. J’aimerais un minimum, me retrouver pour discuter avec elle quoi. »
86Alain explique que lorsque ses parents le suspectent de se sentir à l’hôtel, il ne s’agit pas seulement d’une question de présence mais de son attitude lorsqu’il est présent : « C’est dans le genre, “Tu laisses ta chambre n’importe comment, tu ne t’occupes de rien. Tu ne préviens pas lorsque tu ne rentres pas manger. T’arrives, tu sors du frigo n’importe quoi pour manger et puis voilà”. Là on me dit : “C’est pas l’hôtel.” » Il doit montrer à certains moments qu’il est « avec ses parents », du moins par des gestes : « C’est surtout le comportement. Je peux ne jamais être là, si je préviens en disant : “Maman, ne fais pas à manger ce soir parce que je ne vais pas rentrer.” Tu vois c’est le comportement, c’est pas parce que je ne suis pas là. » Plus tard dans l’entretien, on observe comment parfois avoir une bonne conduite implique un niveau de présence :
« Par exemple, ma mère, il y a deux semaines, elle était assez malade. Elle était couchée, donc c’est vrai que j’ai essayé de rentrer de temps en temps pour faire quelque chose, tu vois ? C’est le genre de truc particulier. Comme il y avait, en même temps, quelques crises, j’essayais un peu de calmer tout le monde. Après, il y a certains week-ends où j’ai prévu quelque chose et mon père me dit : “Tiens, demain j’ai besoin de toi pour faire ça.” Alors comme il ne me demande jamais rien, je me dis bon, alors je lui dis : “Ok, si tu veux”, donc je repousse ce que je devais faire. »
87Christophe sort tous les soirs en semaine après manger. Pour ses parents, ceci ne semble pas poser de problème car, lors du repas, Christophe parle avec eux, contrairement à son petit frère :
« Non, ça ne les gêne pas. Non, parce qu’en fait… parce que moi j’ai un petit frère, et ce petit frère, lui, bien justement, il fait ça. Il vient juste pour manger, il s’en va, il ne discute pas comme ça. Donc en fait, ce qu’ils ne font pas avec mon petit frère, ils le font avec moi. Donc je pense que c’est pour ça qu’ils sont… qu’on a une certaine… qu’on a une bonne relation ensemble. Et comme ils n’ont pas tout ça avec mon petit frère, ils se rabattent un peu sur moi et ils en sont assez contents. »
88La vie à la maison doit se passer un peu comme Cédric l’explique, des moments de croisement et de proximité qui alternent :
« On se croise mais il y a des paroles, il y a des petites paroles rituelles : “Ça va ? Il y a du courrier ?” Toutes les paroles de la vie banale quoi. Par contre, quand il y a des histoires, là l’histoire avec ma sœur, voilà, là, ma mère m’en parle pendant deux heures. Oh, des fois on discute quand moi j’ai vraiment un truc qui me plaît, quand j’ai vraiment un truc qui me… Des fois on parle, ou des fois on ne parle pas. »
89Être là, être présent semble être le résultat d’un mélange de faire, de dire et de temps passé avec les autres.
La conversation
90Communiquer avec ses parents est un moyen de créer un monde commun avec eux. La conversation avec la mère diffère de celle avec le père. Avec la première, il s’agit de partager des choses personnelles. Il y a une différence entre les filles et les garçons, les premières communiquant plus que les seconds. Anne distingue deux niveaux de communication : « Disons qu’avec maman, je parle des choses personnelles et qu’avec papa, c’est plus de… des débats d’idées, plus intellectuels quelque part. » Gérard montre la relation qu’il a avec sa mère :
« Oui, oui. En fait, je suis quelqu’un de très discret donc je ne parle pas beaucoup. Là je fais un effort, et non… Mon père était comme moi. Enfin, je suis plutôt comme mon père, on est très renfermés, on a du mal à dire nos sentiments. Donc avec ma mère oui, je communique bien, mais elle ne sait pas tout sur moi et… Elle sait ce que je veux lui dire en fait. »
91Gérard comprend que sa mère a besoin de savoir certaines choses et que, ne rien lui dire pourrait être interprété comme un renfermement sur lui-même. Christophe distingue le niveau de confiance qu’il a avec son père de celui qu’il a avec sa mère :
« Je pense que j’ai autant de facilité à discuter avec mon père qu’avec ma mère, quoi ! Après… après, je ne vais pas raconter plus de choses à ma mère qu’à mon père. Si, peut-être un petit peu plus, peut être un petit plus à ma mère. J’aurais peut-être plus tendance à me confier à ma mère qu’à mon père, mais je peux parler de tous les sujets soit à mon père, soit à ma mère. »
92Il attribue ceci à une question de disponibilité :
« Pas plus à l’aise mais… disons que ce sont les situations qui s’y prêtent. Quand par exemple elle fait la cuisine, bien moi, je viens dans la cuisine discuter avec elle, des choses comme ça quoi. Mon père, lui, il est plus bricolage ou alors il va regarder un peu la télé, des choses comme ça, quoi. Et là, s’il fait du bricolage, je ne vais pas aller discuter avec lui parce qu’il est concentré. Je dirais que je passe peut-être un petit peu plus de temps avec ma mère. »
93Comme l’explique F. de Singly (2000a), les femmes sont plus altruistes que les hommes. Elles font davantage attention à autrui. Pour les femmes, accomplir les tâches domestiques peut représenter une manière d’être avec leurs enfants et de recevoir des récompenses affectives.
« Les enfants ont plus de chances d’être avec leur mère – par exemple en venant la voir dans la cuisine pendant la préparation du repas – puisque deux tiers du travail domestique sont assurés par la femme. Au moment de l’adolescence, les relations meilleures entre la mère et l’enfant dérivent de cet investissement direct auprès de ce dernier : deux fois plus de jeunes préfèrent se confier à leur mère qu’à leur père en cas de difficultés personnelles5 » (F. de Singly, 2001b, p. 156).
94Pour Alain il s’agit de deux manières de communiquer :
« Mon père, il aime bien bricoler quand on est là, qu’on peut l’aider. Moi, en tout cas, avec mon père, je communique plus comme ça parce que j’ai ce côté avec ma mère où je peux parler beaucoup et j’ai un autre côté beaucoup plus réservé comme mon père. Je laisse moins passer ce que je sens, et j’ai un mode de fonctionnement qui lui est assez proche aussi. Donc, c’est comme ça que je communique, en faisant des choses. Mais c’est vrai que j’ai du mal à communiquer avec mon père comme je communique avec ma mère. C’est-à-dire, mon père, il vient me parler, moi j’ai du mal quand il s’ouvre, qu’il commence à parler. C’est vrai qu’avec ma mère, il y a pas de problème. Mon père, pour moi, ça ne marche pas comme ça, j’ai du mal. C’est moi-même qui mets une distance dans ces cas-là. »
95Les hommes « à partir du moment où ils sont à la maison, dans l’appartement, estiment que leur présence est suffisante comme preuve de leur engagement personnel dans la relation, dans le groupe » (F. de Singly, 2000a, p. 243). Sûrement le père d’Alain agit comme étant moins à l’écoute que sa mère. Stéphanie explique la spécificité de ses rapports avec sa mère : « Avec ma mère, ce n’est pas le même rapport. Entre une mère et une fille se créent des choses qu’il n’y a pas toujours entre un père et une fille. C’est d’autres choses, c’est vraiment différent. »
96Les jeunes disent que leur mère les connaît mieux que leur père. Stéphanie explique ainsi le degré de connaissance que sa mère a d’elle et le compare à celui de son père décédé :
« Je crois qu’elle me connaît bien quand même parce qu’elle a toujours… elle sent les choses, vraiment. C’est incroyable, elle a beau dire : “Ça va se passer comme ci, comme ça.” Et je ne l’écoute pas, j’en fais qu’à ma tête et puis au final, et bien, je me rends compte qu’elle a souvent raison. Mais bon, il faut aussi faire sa propre expérience. Mon père me connaissait moins bien quand même. »
97Sa mère jouait le rôle d’intermédiaire entre son père et elle :
« Oui, je pense qu’ils en parlaient. Ah oui ça [rires]… Parce que mon père, il savait des choses, je lui en parlais jamais mais il savait, quoi [rires]. Et puis bon, mon père c’est pas comme ma mère, il avait une opinion sur les gens et les choses mais je sentais que ça ne lui plaisait pas mais… ce n’était pas… Il n’allait pas me faire des… m’en parler ouvertement. Moi je sentais qu’il n’était pas content mais… C’est pas comme ma mère, quoi ! On n’allait pas avoir une discussion finie ou des choses… »
98Pippolino pense aussi que sa mère le connaît vraiment : « Ils me connaissent… Surtout ma mère. Ma mère, c’est clair qu’elle me connaît. »
99Les parents, et notamment les mères, sont un autrui significatif important pour la prise de décisions. C’est le cas de Valérie :
« Oui, en général, je lui demande son avis, même si on n’a souvent pas le même avis, mais pour tout, c’est important. En tous les cas, ça me fait plaisir quand elle est d’accord avec moi parce que c’est assez rare. Mais qu’on soit bien ou pas, je préfère qu’elle dise ce qu’elle en pense. Mais c’est vrai qu’à la fois, je parle pas mal avec elle, j’ai du mal à cacher quelque chose, et à la fois, je crois qu’elle est un petit peu curieuse aussi, donc de toute façon… Oui, en général j’arrive à parler avec elle. »
100Parfois, comme pour Ariane, la mère c’est la meilleure amie. Sa mère lui apprend le métier d’institutrice et en même temps c’est sa confidente et son accompagnatrice pour faire les magasins :
« Quand j’ai vraiment envie d’aller acheter des fringues, j’y vais pas avec une copine, j’y vais avec ma mère, parce que je sais qu’elle me dira toujours la vérité, que si ça ne me va pas, elle me le dira. Oui, je vais souvent faire les boutiques avec elle, même quand c’est pour elle, pour acheter des trucs pour elle, j’y vais avec elle aussi. »
101Au contraire, certains jeunes mettent en avant une rupture dans la relation avec leur mère. C’est le cas de Claudine. Elle a été déçue par sa mère lorsqu’elle était malade et que celle-ci s’occupait uniquement de son copain. Elle ne partageait pas son monde conjugal avec ses enfants. Elle explique ses sentiments : « Je pense qu’elle connaît qu’une partie de moi, parce que le jour où elle a rencontré son ami, une partie de moi s’est renfermée, et je veux pas me dévoiler. Je veux pas dévoiler cette partie, je ne veux plus lui dévoiler cette partie. » Alain ne se dévoile pas non plus complètement à ses parents :
« Si tu veux je montre pas vraiment. Je cache beaucoup ce que je sens à la maison. J’ai vraiment une autre personnalité à la maison. Je montre pas forcément ce que je sens. Ou alors elle va me demander : “Alors ça va pas ?” “Mais si, si, ça va, y’a pas de problèmes, juste un peu stressé, mais tranquille” et voilà. »
102Ces jeunes ne considèrent pas leurs parents, ni leur mère comme un autrui significatif.
103Les traits existants dans la communication avec les parents s’accentuent avec le divorce : la communication augmente avec la mère et diminue avec le père, comme pour Valérie, Ariane et Cédric. Ce dernier est actuellement fâché avec son père. Il attribue le conflit au manque de dialogue entretenu par le passé :
« Le problème c’est qu’il va pas dire… Mon père, il raconte jamais ses problèmes, c’est un ours. Là, on sait très bien que, depuis quelques années, il a des problèmes d’argent, étant donné que son truc a fait faillite. Même s’il arrive à s’en sortir, il a quand même des problèmes d’argent. Mais le problème, c’est qu’au lieu de téléphoner et de dire : “Écoutez j’ai des problèmes d’argent, en ce moment ça va plus, je peux plus payer la pension.” Chose que moi je peux comprendre tout à fait étant donné que j’ai plus de 18 ans. À mon âge, je comprends très bien qu’il ne me donne plus d’argent. Il me dit ça, je dis d’accord : “T’as des problèmes d’argent, garde ton argent.” Non, lui, il se sent obligé de téléphoner, de trouver un prétexte à la con, d’hurler au téléphone et de dire : “J’en ai marre de vous, je donne plus d’argent.” Mais bon, on sait très bien que c’était un prétexte. Donc bon, moi je le blâme pas dans l’acte, mais c’est dans la façon de faire. »
104Pour Cédric ce qui est dur c’est l’attitude de son père. Il ne lui reproche pas de ne pas remplir sa fonction en tant que pourvoyeur économique mais de ne pas savoir lui parler.
105Ariane n’arrive pas à se confier à son père ; celui-ci est au courant des « grandes lignes » de sa vie mais non du détail ni de ses sentiments intimes :
« Je ne lui parle pas de… Même quand je suis triste, ou quand je vis quelque chose de difficile, il ne le sait pas, non. De toute façon, je me verrais mal lui parler et lui non plus de toute façon. Ma mère se confie aussi, mais lui, on ne sait jamais grand-chose, quoi. Et puis quand on voit quelqu’un une fois de temps en temps comme ça, oui, non… Je me verrais mal… Mes angoisses genre “Est-ce que je vais être acceptée à l’IUFM ?” Ça, il le sait, quoi. Mais pas ma vie de tous les jours, non, il ne sait pas. Il ne sait pas que je ne veux pas lui dire non plus. »
106La relation conflictuelle ou le manque de relation avec leur père fait souffrir ces jeunes. Certains, comme Ariane, insistent sur le fait d’avoir assumé la situation familiale et de moins souffrir qu’avant. Cédric nous dit, de sa dernière discussion avec son père :« Oui, sur le coup un peu oui, ça m’a miné, oui sur le coup vraiment… Sur le coup ça m’a miné. » Cédric, dont les parents sont divorcés, n’a pas le sentiment de ne pas être aimé par son père mais de ne pas recevoir de lui autant d’affection qu’il en reçoit de sa mère :
« J’ai toujours reçu l’affection de ma mère. L’affection de mon père, je l’ai reçue de temps en temps. Enfin c’est plus au niveau pécuniaire, quoi. Mon père, pour me montrer à moi et à mes sœurs qu’il nous aimait et qu’il pensait à nous, c’est : il oubliait jamais de nous envoyer de l’argent ou un cadeau à Noël, ou à l’anniversaire quoi. »
107Ces jeunes, à la suite du divorce de leurs parents, ont effectué un travail de réflexion sur eux-mêmes et les relations qu’ils souhaitent entretenir avec leur père. Ils souhaitent conserver des liens, mais que ceux-ci leur procurent une satisfaction, soient plus affectifs et qu’ils se créent à partir d’une plus grande communication.
Avoir une fonction à la maison
108La présence à la maison de certains jeunes a une fonction utile pour la famille. C’est le cas d’Alain. Il essaie de faire l’arbitre entre ses parents pour éviter le conflit :
« J’ai un certain rôle à jouer. Enfin je dis que c’est pour mon plaisir que je le fais. Mais tu sais, les choses évoluent tellement que tu te trouves des fois un peu bloqué dans un rôle, tu ne sais pas trop pourquoi. Parce que, des fois, c’est vrai que c’est un peu pesant. Ça, j’en parle de temps en temps en leur disant : “Vous êtes marrants mais là, j’en ai marre de jouer tout le temps le même rôle.” »
109Christophe a un statut de médiateur dans sa famille, qui fait que ses parents ne le connaissent pas, il ne se montre pas vraiment à eux : « Et je leur dis des fois “Vous ne me connaissez pas, vous vous rendez pas compte que souvent vous me faites porter beaucoup de choses, etc.” Donc oui je suis assez différent, mais je suis moi-même en même temps, y’a certaines choses que je n’exprime pas chez moi. » D’une part, son père parle mal à sa mère et d’autre part, son frère qui ne fait ni études, ni ne travaille, est une source de conflit familial. Christophe nous explique son droit, presque illimité, à la parole :
« Je dirais que j’ai une certaine liberté de parole chez moi. J’ai une grande liberté d’expression chez moi. On parle beaucoup et ça, des fois c’est… Disons de mon côté, je les pousse beaucoup dans le sens où, des fois, je devrais peut-être pas leur parler sur ce ton, où je ne devrais pas leur parler de telle chose, ça ne me regarde pas, mais je leur en parle quand même quoi. Ou alors, même s’ils parlent entre eux, je vais rentrer dans la discussion et donner mon avis, même si ça ne me regarde pas toujours. Mais bon, ils vont pas me faire une réflexion du genre “Ça te regarde pas” ou “C’est pas tes oignons”. Ils vont toujours m’écouter et ça a toujours été un peu comme ça. J’ai toujours dit ce que je pensais, de ci, de ça, et puis oui, ça se passe comme ça. »
110La fonction que les jeunes remplissent est parfois une fonction d’écoute, de confident pour leurs parents et notamment leurs mères. C’est le cas de Cédric et de Valérie. La mère de Cédric écrit depuis des années ses angoisses dans des cahiers. Parfois, elle lui en parle longuement. Il nous dit : « Elle peut t’en parler pendant deux heures, te faire un monologue là-dessus, improviser quoi, sans jamais répéter deux fois la même phrase. Donc quand elle commence à en parler, c’est parti quoi. Et donc moi j’essaie toujours de dédramatiser, de prendre ça un peu à la légère. » Parfois cette écoute est lourde à porter :
« Ça dépend des sujets. Oui j’aime bien discuter avec ma mère quand elle est en forme et qu’elle va bien. Parce que là, en ce moment, elle ne va pas bien et moi je suis pas… C’est pas que j’ai pas envie d’être le bureau des pleurs mais bon… Après, moi, ça me pèse aussi quand quelqu’un qui va mal vous raconte tout le temps ses histoires. Après ça pèse sur soi-même. On prend un peu ça pour soi. On s’identifie à ça et on se dit : “Ah, moi aussi je vais mal finalement.” Mais c’est pour ça que j’aimerais bien partir de chez moi, pour avoir des relations plus copains avec ma mère. J’aimerais bien partir de chez moi et puis aller voir ma mère une fois par semaine pour qu’on discute quoi. Qu’on discute de choses et d’autres mais un peu comme des copains quoi ! »
111La mère de Valérie a très mal vécu le divorce avec son père et elle lui en parle, ce que sa fille vit de manière ambiguë :
« Ça dépend à quel moment de la journée, mais en général, ça me fait plutôt plaisir. Enfin plaisir… Je préfère qu’elle me raconte à moi qu’à quelqu’un d’autre, au moins je suis contente de savoir qu’elle va bien ou moins bien, je sais à quoi m’en tenir. Même, je peux essayer de la consoler. Au sujet de mes parents, je pense que j’ai pas mal parlé. Effectivement, en tant que fille, il y a des choses que je ne peux pas me permettre de dire ou de penser ou quoi que ce soit, mais finalement même d’entendre. Il y a des choses qu’elle ne pouvait pas me dire. Mais comme j’ai vécu avec eux et tout ça, je pense que je pouvais plus participer à la conversation qu’une amie à elle ou qu’un médecin ou qui que ce soit, parce qu’il y a sans doute des choses dont je me suis aperçue et pas elle, et ça lui fait plaisir qu’il y ait des choses dont je me souvienne sur leur vie commune et sur lesquelles j’ai une opinion. De toute façon, je pense que c’est important que je parle avec elle et c’est important qu’elle parle avec d’autres personnes. Il faut un peu des deux. »
112Valérie est consciente de sa double position ; d’une part, elle est la fille mais d’autre part, aussi une adulte avec qui sa mère peut parler et qu’elle peut considérer comme un autrui significatif. Gérard s’occupe d’aider matériellement sa mère mais il gère aussi sa sécurité car elle a peur d’être seule et, le soir, il reste avec elle. L’instabilité conjugale des parents contribue à hâter le départ des enfants (T. Blöss, 1997). Nous constatons comment, aussi, au contraire, elle peut prolonger leur vie avec eux.
113Ces jeunes, dans ces moments-là, ont des relations avec leurs parents davantage en tant que personnes avec une identité personnelle qu’avec une identité statutaire. Néanmoins, il y a aussi une dimension statutaire et de solidarité familiale dans le fait d’écouter ses parents ou la disponibilité envers eux.
La dimension amicale
114La connaissance du réseau amical des jeunes nous aide à comprendre comment ils construisent leur identité. Fréquentent-ils leurs amis depuis longtemps ? Voient-ils des amis en groupe ?
115Ils ont principalement des amis qu’ils fréquentent individuellement ou à deux ou trois. Ils conservent quelques bons amis séparés mais pas de groupe. Lorsqu’ils font référence à un groupe, celui-ci correspond souvent à une période de la vie, à des intérêts particuliers, à une activité, mais ce groupe ne survit généralement pas après la disparition de l’activité ou l’événement qui lui a donné naissance. Nous avons observé que les jeunes parlaient de groupes mais ils faisaient référence au groupe d’origine dont leurs amis étaient issus bien que le groupe n’existe plus. C. Bidart (1997) a montré comment « au fur et à mesure qu’on avance dans l’âge, les relations se trouvent davantage isolées les unes des autres, les personnes sont rencontrées séparément, on fonctionne moins en groupe… Simplement les amitiés sont davantage détachées, autonomisées, voire séparées et, souvent, en plus, isolées les unes des autres » (p. 241). On pourrait dire que c’est lorsque les jeunes ne sont plus des adolescents que ce mode de structuration des amitiés apparaît. Anne, qui est actuellement en fac et fait du scoutisme, explique ainsi qui sont ses amis : « Alors en fait, mes amis ils sont… Ils bougent pas mal. C’est vrai que ça dépend. J’ai des amis qui correspondent à des périodes de ma vie. Entre le collège, le lycée et puis la fac et puis le scoutisme. » Cédric exprime un peu le même sentiment :
« En fac, y’avait un noyau dur. C’était moi, Thierry et Géraldine, c’est une nana. Donc on était trois. Et puis après j’ai fait de la musique dans un groupe avec deux autres gars, Oscar et Fred. Fred est devenu très pote avec Géraldine. Moi j’étais très pote avec Oscar, donc il est devenu pote avec eux mais de façon plus lointaine. Et puis après, Fred il a eu sa nana, et puis y’a le mec à Géraldine, des copains à Thierry, des fois je ramène des potes à moi. Mais le noyau dur c’était surtout ça. Peut-être un peu moins maintenant, mais au début c’était surtout ça. Mais bon après c’est pareil, tout le monde a d’autres amis d’un autre côté. »
116Cédric est encore à l’université mais il parle du groupe au passé. Plus loin il nous expliquera les défaillances de celui-ci. Pour lui, son principal ami c’est Thierry qu’il connaît depuis quatre ans.
117Claudine n’a pas un ou des groupes d’amis mais seulement des amis séparés : deux amies qu’elle ne voit pas très régulièrement puis une amie qui constitue avec son copain un autrui significatif au quotidien. Elle justifie ainsi le nombre restreint de ses amis :
« Non, parce que je pense que, quand on a des vrais amis, on n’en a pas beaucoup. Et je sais que sur les quelques-uns que j’ai, je peux compter sur eux dans n’importe quelle circonstance. Et je préfère en avoir vraiment peu mais que ce soit des gens de qualité, de cœur, moralement etc., plutôt que d’avoir des amis… »
118Pour Claudine, ne pas voir souvent ses amis n’est pas synonyme d’un manque de qualité dans l’amitié :
« C’est la vie, je pense que c’est comme ça. Mais ça ne nous empêche pas de nous téléphoner, de prendre des nouvelles l’une de l’autre et de faire des projets pour se voir. Mais avec Anne on peut ne pas se téléphoner pendant six mois et se revoir comme si on s’était quittées la veille. »
119En effet plusieurs jeunes nous ont parlé de bons amis qu’ils ne voient pas souvent, comme si la distance physique n’empêchait pas l’affection. On peut être proches sans se voir souvent.
120Alain explique bien le sentiment que nous avons entendu exprimer par certains jeunes mais qu’ils n’ont pas explicité de façon semblable :
« Moi j’ai jamais fonctionné par groupe, je déteste ça. Enfin je déteste ça, non, parce que des fois je me dis : “Ça serait bien.” Mais c’est pas ma manière de fonctionner. Je suis toujours passé de groupe en groupe. J’ai jamais été… Je prends une classe, à l’université ou n’importe où, j’étais pas dans un groupe. C’est-à-dire je me forme plus ou moins à mon groupe mais sinon après, je tourne vraiment par rapport aux gens. J’ai quelques personnes à qui je suis beaucoup plus attaché, mais après, je reste pas dans un groupe. Le groupe des machins, le groupe des trucs, non. »
121Les jeunes n’aiment pas mélanger les différents amis entre eux. Ariane le justifie ainsi :
« J’aime bien avoir ma vie avec certaines personnes, j’aime pas forcément toujours être tout le temps avec les mêmes parce qu’après c’est pas… Et puis on n’est pas pareil, c’est pas le même genre de soirée avec n’importe qui, y’en a en plus… Je suis pas sûre que mes copines de fac s’entendent hyper bien avec mes copains quoi. Je sais pas. Et chacun a sa vie, on a chacun… Mais ils se connaissent tous en fait en gros. Et puis même tous les autres, les copains, c’est pareil, ils se connaissent. »
122Pour Ariane ceci ne remet pas en cause l’authenticité de soi :
« Non, c’est… C’est des soirées différentes que j’apprécie moi, qu’elles soient différentes. C’est pas que je joue un rôle, moi, je suis pareille avec tout le monde. J’estime que si on doit pas m’aimer, on m’aimera pas. Je change pas de personnalité, mais y’a des gens qui préfèrent… Ouais, y’a des gens qui aiment pas spécialement aller dans des bars, y’en a d’autres qui préféreront. Et puis je trouve ça important de pas avoir tout le monde toujours ensemble. Alors parfois il y aura une soirée où j’en réunirais plusieurs, et y’en a d’autres où non quoi. C’est selon mes envies. Parfois j’ai pas spécialement envie de voir telle personne ce soir-là non plus. C’est pas que j’ai pas envie de la voir parce que je l’aime pas ni rien, mais bon… C’est moi qui aime bien aussi partager. »
123Ariane apprécie également le fait d’exister dans des univers différents où elle découvre des choses différentes et pas dans un quotidien répétitif. Stéphanie ne mélange pas trop non plus ses différents univers d’appartenance :
« Si des fois. Si. Mais bon, je ne vais pas non plus mélanger des gens que je sais pertinemment qu’ils auront pas de… Ça peut paraître bizarre justement. On peut se dire : “Ben comment ça se fait que toi tu ne mélanges pas les gens en te disant ils auront pas d’atomes crochus et que moi j’ai des atomes crochus avec les deux ?” Je ne sais pas comment expliquer ça. C’est que… C’est que je suis toujours ouverte à de nouvelles choses, de nouvelles expériences. »
124Il semble que les bons amis se perpétuent avec le temps mais que les autres changent fréquemment. Seul Christophe se retrouve dans le cas de figure d’avoir un groupe d’amis qu’il fréquente depuis toujours. Il a gardé ses amis de quartier depuis l’école et ne s’est pas créé de nouveaux cercles d’amitiés.
125Le groupe n’a pas un caractère quotidien dans la vie des jeunes. On dirait qu’il n’existe que lorsqu’il y a des soirées mais pas dans la vie courante. Les soirées ont lieu généralement dans des espaces privés et non dans des lieux publics. Ce sont souvent les jeunes qui ont leur propre appartement qui les organisent. Le moment de la fête, celui où le groupe existe, est-il un moment prévu à l’avance et non pas spontané ? Cédric donne des indications sur le nombre d’amis lors de sorties plus importantes et en quoi il y a une différence avec le passé :
« C’est variable. En général c’est des groupes de cinq, six, sept, huit, quelque chose comme ça, quoi. Des fois, je sors avec des amis, on est juste deux ou trois, quoi. Quand je sors avec Jean et David, on est deux ou trois, quoi. Avant c’étaient des groupes à quinze, à vingt, c’étaient des gros groupes. On faisait n’importe quoi à l’époque. On allait faire des feux dans la forêt à côté de chez moi, ou on s’incrustait à vingt-cinq dans des soirées. On faisait des trucs plus typiques de l’adolescence. »
126Anne explique que, de manière générale, s’il n’y a pas de soirée, elle ne fréquente qu’une ou deux copines en même temps. Elle justifie ainsi son attitude :
« Toujours deux-trois. Le fait d’arriver un groupe de six dans un café ou un resto, c’est toujours plus difficile que d’arriver à deux. Donc je pense que ça doit jouer aussi. Parce que c’est vrai que la fois où on était six pour aller au théâtre… Après le théâtre où on a pris toute la rangée, on a été prendre un café. On a eu du mal à trouver un café qui accepte six personnes à 23 heures un vendredi soir. Il n’y a pas de place et c’est blindé et, du coup, c’est vrai que c’est un peu difficile. Ou sinon, quand on est plus nombreux, c’est des soirées qu’on fait chez soi à ce moment-là. Quand on veut inviter plus de monde, c’est pas pour aller au ciné, c’est vraiment pour se… Ou oui, au cinéma ou au théâtre ou quoi que ce soit. C’est vraiment pour se voir et à ce moment-là on fait une soirée chez soi avec un petit truc, un petit buffet et de la musique. »
127En effet, comme Anne le sous-entend, l’espace public ne semble guère conçu pour de grandes réunions. Lorsqu’on observe la disposition des tables dans les brasseries, il n’y a souvent que deux chaises et il est difficile d’être plus de quatre personnes par table. Le Café Beaubourg à Paris en constitue l’exemple extrême avec sa terrasse où les tables alignées ne disposent chacune que de deux chaises l’une à côté de l’autre. Ces chaises sont fixes si bien que seules deux personnes peuvent y prendre un café ensemble et à condition de se placer côte à côte. Si trois personnes sont ensemble, elles doivent s’asseoir en ligne, disposition peu propice à entretenir une conversation. Comme nous pouvons l’observer dans les médias, la notion « groupe de jeunes » n’a pas bonne presse dans la société française où tout ce qui y fait référence est généralement attribué à une jeunesse négative, violente, et issue de l’immigration.
128Avec la mise en couple, le cercle des amis diminue considérablement, comme si chaque membre du couple essayait de garder quelques amis individuellement. Les jeunes que nous avons rencontrés et qui avaient une copine ou un copain ne semblent pas mettre en avant l’intégration des amis du partenaire dans leur cercle. Lorsque nous leur avons demandé qui étaient leurs amis, ils n’ont pas non plus fait référence aux amis du partenaire. En ce qui concerne l’idée de bande, de groupe, elle est surtout présente lorsque le jeune est célibataire.
129Le fait que les jeunes changent souvent de groupe est le signe qu’ils cherchent à expérimenter différentes dimensions de leur identité, comme s’ils avaient besoin d’avoir quelques bons amis comme autrui significatifs mais en même temps besoin de la liberté de faire de nouvelles découvertes.
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130Les jeunes se rencontrent, le plus souvent chez les uns ou chez les autres, souvent chez ceux qui ont déjà leur propre studio, chambre ou appartement, et plus rarement dans les cafés. Lorsqu’ils habitent chez leurs parents, souvent ils n’ont pas d’emploi stable et lorsqu’ils n’y habitent plus, ils doivent affronter les frais d’une vie indépendante. C’est pourquoi aller au restaurant ou boire un verre ils ne le font que de temps en temps. Il n’est pas question d’aller de café en café tout le long des soirées. Habituellement, quand ils vont dans un lieu, ils y passent le reste de la soirée. De fait, le week-end, l’espace public n’est pas occupé par des grands groupes de jeunes ; ils ne sortent pas régulièrement en groupe, mais ce n’est pas la seule explication : il n’existe pas non plus de structures en place, à de bons prix, pour les accueillir. Tout se passe comme s’il n’y avait pas une volonté politique de regrouper la jeunesse. On peut le constater également dans l’espace universitaire où, souvent, la cafétéria est remplacée par des distributeurs autour desquels on trouve très peu de tables et de chaises. Le fait que les jeunes n’occupent pas l’espace public est important : il signifie qu’ils sont cantonnés à l’écart de la société et non pas mêlés. Leur monde n’est pas reconnu par l’ensemble du monde social.
Les amis et les parents : se croiser
131Les amis peuvent faire partie uniquement du monde personnel du jeune mais aussi du monde familial. Les jeunes établissent une distinction entre les amis et les copains. Dans certains cas, les parents semblent connaître les meilleurs amis mais pas l’ensemble des copains. Dans tous les cas, la relation des parents avec les amis ne semble pas aller au-delà de quelques mots échangés à la faveur d’un « croisement » dans la maison des parents. « Les jeunes adultes reçoivent peu leurs amis en présence de leurs parents. Une des raisons données est la gêne que le jeune adulte ressent dans cette situation » (E. Ramos, 2000, p. 166). Ceci s’explique parce qu’il est difficile de concilier en même temps l’identité « d’enfant de » et « d’ami(e) de » (Idem). Parents et amis ne passent pas de longs moments ensemble. Anne justifie ainsi que sa mère ne boit jamais un café avec elle et une copine :
« Parce que déjà maman supporte, elle est pas très terrasse de café tout ça. Elle aime bien quand ça bouge tout ça. Elle supporte pas de rester assise à boire un café, donc [rires] c’est assez dur parce que des fois, je l’invite à boire un café et tout mais elle a du mal, donc euh… Et puis non, de toute façon, elle s’immisce pas dans mes relations avec mes amis, non. »
132Le comportement de sa mère ne s’explique pas uniquement parce qu’elle n’aime pas les cafés mais aussi parce que c’est une manière pour elle de respecter le monde de sa fille. Lorsque, dans la rue, Anne rencontre une amie, sa mère réagit de la manière suivante :
« Elle leur dit bonjour. Par exemple, quand je croise une amie dans la rue, elle lui dit bonjour, puis s’en va et m’attend un peu plus loin. Elle ne reste pas avec nous. Jamais. Elle ne veut pas nous déranger, d’une part, et puis elle est… je pense aussi qu’elle est un peu timide donc euh… Et puis elle comprend qu’on ait des choses à se dire qui la… Je ne sais pas, qui la concernent pas non plus forcément quoi. »
133Pour Anne, sa mère n’est pas une exception par rapport aux autres parents :
« Non, ma mère… en fait je sais que mes amis la perçoivent comme quelqu’un de très gentil, tout ça, mais assez sévère et ils ont un peu peur du jugement qu’elle pourrait porter sur eux. Mais c’est toujours… oui… Moi c’est pareil avec les parents des autres donc euh… C’est toujours le regard des parents vis-à-vis des enfants. Non il n’y a pas de mère copine, quoi. Même moi, avec les parents des autres, de mes amis, c’est pas ça. C’est très réciproque. Enfin ma mère entretient les mêmes relations avec mes amis que moi avec leur mère. Ça reste très distant. C’est “Bonjour Madame, au revoir Madame”… »
134La mère d’Alain connaît vaguement ses amis. Il explique ceci par le fait qu’il a vécu à l’étranger pendant quatre ans :
« C’est pas évident parce qu’ils viennent d’un peu partout. Mon père a beaucoup de mal. Ma mère, y’a certains très bons amis qu’elle repère assez facilement et d’autres qu’il faut que je lui rappelle “Oui, si ! Tu sais, c’est des personnes que j’ai rencontrées à la résidence”, “Ah oui d’accord. OK, celle qui fait machin”. Donc là, elle s’en rappelle. »
135En effet la mobilité peut être un facteur qui influence le fait que les parents connaissent ou non les amis. Pour exemple, Christophe, qui a toujours eu ses amis dans le quartier, explique que ses parents les connaissent tous.
136Cédric fait une distinction en fonction de l’ancienneté de ses amis :
« Mes vieux amis de la banlieue, oui. Mais mes amis plus récents la connaissent pas trop. Enfin si, ils l’ont déjà vue… Thierry, Géraldine, ils l’ont déjà vue. Mais la plupart ne connaissent pas ma mère. Ils l’ont au téléphone… Enfin avant que j’aie mon téléphone portable, ils l’avaient au téléphone quand ils appelaient chez moi. »
137En effet, le téléphone portable est un élément qui sépare davantage le monde du jeune de celui de ses parents. Si les jeunes n’amènent pas souvent des amis à la maison, il est difficile pour les parents d’avoir ne serait-ce qu’un contrôle sur leurs fréquentations, car l’organisation des rendez-vous ne passe plus par le coup de fil traditionnel, où les parents pouvaient décrocher. Ceux-ci connaissent le monde de leurs enfants par le discours que ces derniers tiennent mais non par la rencontre régulière de leurs amis.
138Pour certains, il est bon que leur mère connaisse leurs amis car cela leur donne une marge de manœuvre plus grande. C’est le cas de Stéphanie : « Oui la plupart, elle les connaît. Enfin, les amis que j’ai depuis longtemps, elle les connaît. Et dans un sens, il vaut mieux qu’elle les connaisse parce que… quand elle les connaît pas, c’est plus… Compliqué. » En effet, pour les parents, connaître les amis de leurs enfants peut être rassurant.
139La connaissance qu’ont les parents des amis de leurs enfants nous donne des éléments sur la construction identitaire de ces derniers. Ils ne sont pas obligés d’avoir une forte unité de soi. Ils peuvent avoir une identité clivée car ils peuvent être différents selon qu’ils sont avec leurs parents ou avec des amis et expérimenter différents aspects de leur identité. Si le jeune se trouve à des moments différents avec ses amis et avec les parents, ceci s’explique, à nos yeux, par le résultat d’une stratégie des parents, mais aussi par un choix personnel.
« Les jeunes adultes ont aussi un monde personnel existant à l’extérieur de la maison familiale : les relations amoureuses en font partie, mais aussi les amis, les sorties… Pour différentes raisons, les jeunes adultes ne souhaitent pas toujours partager ce “monde” avec leurs parents et ils mettent en place des stratégies pour le protéger. Ces différents domaines personnels ont une fonction commune : ils permettent au jeune adulte de se positionner dans le groupe familial et aussi de se distinguer » (Idem, p. 217).
140Les jeunes, bien qu’ils soient encore chez leurs parents, dessinent les contours d’un monde individuel qui leur appartient en tant qu’adultes. Rester un membre de la famille et grandir n’implique pas de tout partager mais au contraire de délimiter les territoires. La manière dont les jeunes tiennent leur monde amical à l’écart de leurs parents montre aussi que, finalement, il n’y a pas une grande mixité entre les générations. Au-delà des parents, les jeunes ne sont pas souvent en rapport avec des personnes appartenant à d’autres générations.
La dimension conjugale
Une sexualité choisie
141Dans l’ensemble, les jeunes qui ont un (e) petit (e) ami (e) ont des rapports sexuels avec lui (elle). Ils précisent que ce n’est pas la première fois qu’ils ont des rapports, qu’ils ont eu d’autres expériences. En France, l’âge moyen au premier rapport sexuel est de 17 ans et 3 mois pour les garçons et 17 ans et 6 mois pour les filles (INSEE, 2000). Les parents savent que leurs enfants ont une vie sexuelle et ne semblent pas la réprimer. Reconnaître aux enfants le droit à la sexualité c’est les considérer en tant qu’individus possédant le droit d’utiliser leur corps comme ils le souhaitent. Cette idée se reflète dans les débats politiques. L’idée de Ségolène Royal de proposer la pilule du lendemain dans les lycées montre une certaine conception du jeune en tant qu’individu. Comme l’explique F. de Singly (2000b) :
« En effet, tout se passe comme si les parents concevaient une identité clivée en deux zones : la première, sous la responsabilité du jeune, concerne tout ce qui touche aux amis, à la vie sexuelle, aux loisirs ; la seconde, sous la responsabilité du jeune et de ses parents, inclut surtout les affaires scolaires (Singly, 1996 ; Dubet6, 1991). La décision prise par le gouvernement est cohérente avec ce clivage identitaire, même si le ministre Ségolène Royal sent bien que le consensus n’est pas général… » (p. 12).
142Les parents n’acceptent pas toujours que leur enfant amène leur partenaire à la maison mais sinon ils le laissent découcher. « À 18 ans ou avant, 26 % des hommes ont déjà passé une nuit avec une amie chez leurs parents, mais 21 % des femmes ont également pu amener un ami pour la nuit » (M. Bozon, C. Villeneuve-Gokalp, 1994, p. 1531). Le fait que les parents laissent ou non dormir le partenaire avec leur enfant dépend de plusieurs facteurs. Dans le cas de Valérie, a priori ses parents n’étaient pas pour, mais sa place de cadette dans la famille l’a favorisée :
« C’est ma sœur un peu qui a marqué le terrain avant moi, parce que son ami venait assez régulièrement à la maison et tout ça. Et finalement, avant que mes parents aient eu le droit ou aient réalisé ce qui était en train de se passer, c’est-à-dire un petit peu un couple à la maison… Ils ont un peu regretté au début, et puis bon, bien c’est comme ça. Ils préfèrent qu’on reste à la maison plutôt qu’on aille à l’hôtel ou quoi que ce soit. Donc ils étaient assez libéraux pour ça, ils ont bien accepté. »
143Pour d’autres parents, l’objectif est de ne pas voir leur intimité envahie. D’ailleurs, dans ces cas-là, lorsqu’ils ne sont pas là, les jeunes ont le droit d’amener leur partenaire. Claudine nous explique ainsi les arguments de sa mère :
« D’abord, y’a son côté maniaque. Et puis, le fait que ça se passe chez elle ça la dérange. Parce que c’est pas le lieu où ça doit se faire. Parce qu’on n’est pas chez nous, et puis qu’elle a décidé qu’il est temps qu’on parte et qu’on ait chacun notre… enfin, qu’on ait une maison en commun et que ça se passe là-bas quoi. »
144Pour la mère de Claudine la sexualité fait partie de l’intimité et du domaine personnel, et sa fille ne doit pas le « partager ».
145Le fait que les parents acceptent que leurs enfants découchent, et parfois même qu’ils aient des rapports sexuels à la maison, est à nos yeux un signe d’acceptation du droit de leurs enfants à se créer un monde à eux, un monde aux normes qu’eux-mêmes s’imposent à l’intérieur comme à l’extérieur de la maison. E. Ramos (2000) explique comment, même si les jeunes ont parfois le droit d’amener dormir leur partenaire, ils restent gênés et ne le font pas. Elle analyse ceci comme le fait que, pour les jeunes, il est difficile d’être en même temps « partenaire de » et « enfant de ». Et, en effet, nous pensons que c’est une bonne interprétation de la séparation entre le monde personnel du jeune et celui des parents. Mais nous constatons néanmoins qu’ils amènent leur partenaire dormir chez leurs parents malgré leur gêne.
146Ceux qui n’ont pas de rapports stables n’amènent pas leur partenaire dormir. Ils disent qu’ils ne souhaitent pas envahir l’intimité des parents avec des étrangers. Les parents n’accepteraient pas non plus que toutes les semaines leur enfant introduise chez eux quelqu’un de différent. Le temps que le jeune laisse entre le début de la relation et l’invitation de son partenaire à dormir à la maison n’est pas très long. Gérard nous dit : « Je ne sais pas. Un mois ? Oui, un mois je pense. » De plus, les jeunes ne semblent pas marqués par la première fois où ils ont amené leur partenaire dormir à la maison. Ils vivent leur sexualité librement. Ils se voient parfois confrontés aux contraintes de la vie en famille, mais nous n’avons pas rencontré de jeunes qui n’aient aucun lieu où pouvoir avoir des rapports sexuels. Seule la mère d’Anne est contre les rapports sexuels avant le mariage. Mais ceci n’est pas un problème pour sa fille car elle pense aussi que c’est mieux de ne pas en avoir.
L’enjeu des horaires
147Les règles dictées par les parents concernant les horaires ne sont pas construites pour limiter les rapports sexuels des jeunes. « Le contrôle des sorties féminines n’est sans doute plus assimilable à une volonté explicite de retarder ou de restreindre l’activité sexuelle des jeunes femmes » (M. Bozon, C. Villeneuve-Gokalp, 1994, p. 1531). Les jeunes doivent prévenir s’ils ne rentrent pas un soir sinon les parents s’inquiètent. Ils gardent toutefois une grande liberté, même pour découcher. Stéphanie explique ainsi l’attitude de sa mère :
« Ma mère, j’ai quand même certaines choses que je vais lui dire. Mais bon, pour pas qu’elle s’inquiète surtout. Si je sors, je vais quelque part, je lui dis où. Maintenant, je vais pas rentrer dans les détails de ma vie, mais c’est la moindre des choses. Par correction, si je suis chez elle, je lui dis ce que je fais. Bon, c’est vrai que c’était plus dur avant, quand j’étais plus jeune. Maintenant elle comprend que j’ai ma vie et que… Même en vivant chez elle, j’ai ma vie à côté, quoi. Non. Ça, il n’y a pas de problème à ce niveau-là. Je peux sortir, je peux aller chez une copine, je fais ce que je veux quoi. Dans la mesure où effectivement je la préviens parce qu’elle a une nature assez inquiète [rires]. »
148« Le jeune adulte est trop âgé pour que les parents puissent lui imposer des horaires stricts. Mais la cohabitation implique que les parents conservent un droit de regard sur les allers et venues de l’enfant dans la maison familiale » (E. Ramos, 2000, p. 191). Ariane doit prévenir lorsqu’elle compte découcher :
« Oui. Ça, il faut que je prévienne parce que… parce qu’elle serait inquiète. Elle se demanderait où je suis. Et donc, quand parfois je lui dis que je rentre avec le dernier métro, et que je rentre chez moi à 5 heures… En plus, j’éteins mon portable parce que je sais qu’elle m’appellera et que ça va m’agacer. Bon, ça, c’était y’a un an ? Ça m’agaçait donc je l’éteignais, et en fait je comprends que… bien, ça l’inquiète. Par contre, si je veux aller dormir chez un mec et qu’elle ne connaît pas par exemple, j’ai le droit. Mais il faut prévenir à l’avance. »
149Le cas de Gérard est différent. Sa mère veut qu’il rentre tôt, parce que seule, elle a peur. Gérard explique que parfois c’est lourd à porter :
« Le fait qu’elle ait peur de rester toute seule m’étouffe parfois. Je pense que ça m’empêche de… Ça m’empêche de faire certaines choses, certainement pour ça oui. J’essaie de rentrer tôt pour pas qu’elle s’inquiète. J’essaie de faire au mieux pour elle et des fois, ça doit se ressentir sur mon comportement. Je vais regarder ma montre, je dois… Oui, certainement oui. »
150Avant le décès de son père, les choses étaient différentes, il avait une entière liberté et il pouvait plus facilement éviter d’être dans des dimensions statutaires.
151Ces jeunes n’ont pas la sensation que leurs parents veulent tout connaître de leur vie. Néanmoins, le besoin de leurs parents de savoir régulièrement l’heure du retour est parfois pesant. Nous avons observé un grand écart entre l’inquiétude des parents des filles et de ceux des garçons. Chez ces derniers, nous n’avons pas entendu de discours qui évoque la pesanteur des explications à donner, très certainement parce que leurs parents leur en demandent moins, comme si une plus grande autonomie leur était conférée.
Le conjoint et la famille
152Les rapports des partenaires des jeunes avec leurs parents semblent être des rapports d’égal à égal dans le sens où les parents traitent les partenaires comme des adultes à part entière et non pas comme un enfant supplémentaire qui viendrait se joindre à la cellule familiale. Le couple est considéré en tant que tel. Les jeunes, de leur côté, essaient de préserver leur intimité. « Quand le couple s’installe dans la chambre, la chambre est davantage personnelle parce qu’elle est conjugale et le jeune adulte dans sa chambre échappe à l’appartenance au groupe familial pour être davantage un membre du couple » (E. Ramos, 2000, p. 237).
153Certains éléments nous ont permis d’analyser le rapport entre les parents et les partenaires des jeunes. Par exemple, le partenaire ne peut pas être invité à la dernière minute et rester manger comme le propre enfant le fait. Le jeune doit demander la permission à ses parents. Les anniversaires nous donnent aussi des indications. Les partenaires n’offrent pas forcément de cadeaux aux parents et ne viennent pas toujours le jour de l’anniversaire. Ceci peut se produire mais ce n’est pas la règle. Le partenaire du jeune est considéré par les parents comme faisant partie de la vie de leur enfant et non pas de la leur pour l’instant. Comme s’ils attendaient de voir si c’est sérieux ou non. Cette attitude ne vient pas uniquement de la part des parents mais aussi de celle de leurs enfants. Il semble qu’ils ne souhaitent pas tellement créer chez leur partenaire un début de sentiment d’appartenance familiale. La relation doit être gérée comme étant une relation entre deux individus et non pas entre eux et avec les membres de la famille.
154Les jeunes expliquent que lorsque les parents n’aiment pas le ou la partenaire de leur enfant, ils le font savoir. La mère de Gérard utilisait des stratégies pour dissuader son fils, et surtout sa petite amie, de venir en vacances chez elle :
« Ma mère… Il y a des copines qu’elle appréciait un peu moins bien et elle le faisait bien sentir, elle faisait la tête. Une fois, ma copine est venue nous rejoindre en Normandie. On a une maison là-bas. Donc en vacances, et ma mère la supportait pas très bien et donc ma mère faisait la tête pendant les jours où elle était là. »
155Les parents de Stéphanie n’aimaient pas son copain :
« Oui et bien, oui, c’était quelqu’un… là par contre qui avait fait des études, on avait le même niveau d’études. Lui, il avait fait de la géographie mais, mais c’est vrai que… Bon c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles ça n’a pas marché, c’est que disons… qu’on n’avait pas trop les mêmes centres d’intérêt. Ça, c’est vrai que c’est important. Ça, là dessus, je la comprends, c’est vrai que… Il n’avait pas tellement d’ambition, et tout ça, c’est… »
156Pour la mère de Stéphanie il est important que sa fille soit avec quelqu’un qui ait les mêmes objectifs qu’elle et non pas des objectifs moins ambitieux. Actuellement, elle a un petit ami mais elle préfère ne pas le présenter à sa mère car elle sait qu’il ne correspond pas au modèle que celle-ci a pour elle : un garçon de même milieu social ou plus élevé, qui ait un bon travail, qui ait fait des études et dont elle considérerait qu’il peut rendre sa fille heureuse. Stéphanie n’a pas envie de devoir gérer une situation conflictuelle et de se voir tiraillée entre ses différentes identités. Nous pensons que les parents considèrent qu’ils sont concernés par le conjoint que leur enfant choisira car ils se disent qu’ils auront à le fréquenter. Et puis ils veulent l’épanouissement de leur enfant. Il se peut aussi que, parfois, le jeune change avec l’amour. Comme l’explique S. Chaumier (1999) :
« [L’individu] pourra abandonner d’un coup ce qui constituait jusque-là le tout de sa vie, car les choses lui paraissent soudain évidentes. Pourtant son ancien entourage s’évertue à ne pas comprendre et continue à ne pas voir ce qui le frappe. Des réactions d’hostilité pourront alors se déchaîner contre ce nouvel amour perturbateur des anciennes relations instituées et légitimes » (p. 57).
157Le poids du jugement des parents sur le partenaire est fonction du sentiment plus ou moins statutaire de l’enfant. Ce jugement est important pour les jeunes mais en même temps ils ont conscience qu’ils ne vont pas faire leur vie avec leurs parents et que ce qui est important c’est leur propre l’épanouissement personnel.
Notes de bas de page
1 . Réalisé par E. Chatilliez, 2001.
2 . Op. cit.
3 . Inséré par la loi du 17 mars 1803 promulgué le 27 mars 1803.
4 . Comptabilité faite à partir des heures d’émission sur l’ensemble des chaînes gratuites de retransmission nationale (mars 2005). Une nouvelle loi est en cours pour limiter ce genre de programmes en Espagne.
5 . Selon C. Gokalp, 1981. D’après O. Galland, M. Oberti (1996), les étudiants s’entendent très bien avec leur père, à 46 %, et avec leur mère, à 56 %.
6 . F. Dubet, Les Lycéens, Paris, Le Seuil, 1991.
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