Introduction
p. 7-40
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1L’objet de cet ouvrage est de s’interroger sur le processus de construction identitaire des jeunes, français et espagnols, jusqu’au moment où ils acquièrent une autonomie et une indépendance totales à l’égard de leurs parents.
2Le point de départ de cette recherche était de voir comment pouvait s’expliquer la différence entre les modalités de départ de la maison familiale des jeunes des deux pays. En effet, non seulement les jeunes français en partent plus tôt, mais ils partent autrement, suivant un autre processus que les jeunes espagnols puisqu’ils partent pour vivre seuls ou en concubinage, alors que les jeunes espagnols le font, majoritairement, au moment du mariage (J. Leal Maldonado, 1997) et le concubinage est exceptionnel.
3Au niveau européen, durant les trente dernières années, le moment auquel les jeunes partent de la maison familiale a reculé1. Ce qui est frappant, alors que la France et l’Espagne ont un niveau de développement économique et culturel très semblable, c’est qu’il existe d’importantes différences entre les deux pays concernant le départ des jeunes de la maison.
4Les données statistiques le montrent bien :
- En 1987, 49 % des jeunes espagnols de 25 à 29 ans habitaient chez leurs parents contre 14 % en France (INSEE, 2000).
- En 19962, 62 % des jeunes espagnols, de 25 à 29 ans vivaient chez leurs parents contre 18 % en France (INSEE, 2000).
- En 1999, 8 % des jeunes espagnols de 25 à 29 ans habitent en concubinage (INJUVE, 2000), tandis qu’en France ils sont 30 % (INSEE, 2000).
- En 1999, les jeunes mariés espagnols entre 25 et 30 ans représentent 33 % de la totalité des jeunes de cette tranche d’âge (INJUVE, 2000), alors qu’en France, ils représentent 27 % (INSEE, 2000).
- En 1996, le mode de vie en solo (J. -C. Kaufmann, 1999) est choisi par 1 % des jeunes espagnols de 20 et 29 ans, et par 15 % des jeunes français de la même tranche d’âge (INSEE, 2000).
5Dans la première étape de la recherche, nous avons analysé les travaux théoriques et empiriques de chercheurs français et espagnols et constaté qu’ils expliquaient ce phénomène comme le résultat d’un ensemble de facteurs explicatifs. L’ensemble des auteurs s’accordait quant à l’influence de quatre ou cinq causes – chômage plus élevé en Espagne, emplacement des universités plus dispersé qu’en France, contrats de travail plus précaires en Espagne, marché immobilier plus cher en Espagne et moins de logements en location, État Providence plus développé en France – mais laissait ouverte la possibilité de l’influence éventuelle d’éléments culturels en rapport avec la conception de la famille qu’il n’expliquait pas. Ceci nous a amenée à approfondir les aspects en partie occultés auparavant.
6Progressivement, nous avons pu constater que lorsque les taux de chômage variaient dans le temps, en France et en Espagne, le processus d’autonomisation et d’indépendance des jeunes, ainsi que la manière de se construire, restaient constants. Ce qui était alors important, ce n’était pas tant le moment du départ mais la façon de partir, ce qui avait influé sur leur manière de partir et de se construire.
7Nous avons également observé d’autres éléments. Lors des dernières années, on a bien vu, dans les deux pays, une augmentation des jeunes résidant avec leurs parents, mais la différence entre les deux pays s’est maintenue pratiquement constante. En tant qu’étudiante franco-espagnole en France, j’observais que dans ce pays, les jeunes qui habitaient chez leurs parents parlaient souvent de leur désir de partir, alors qu’ils disaient avoir de bons rapports avec eux. En Espagne, ils ne parlaient de ce désir que lorsqu’ils ne s’entendaient pas avec leurs parents. À ceci s’ajoutaient d’autres éléments. Par exemple, parallèlement à leurs études, certains jeunes français ayant des parents cadres faisaient de « petits boulots » et payaient leur propre titre de transport. Lorsque nous leur demandions pourquoi leurs parents ne payaient pas leurs frais, la réponse était qu’ils ne voulaient pas que leurs parents les prennent en charge. En Espagne, les jeunes ne semblaient pas gênés lorsque leurs parents payaient leurs dépenses quotidiennes, au contraire cela leur paraissait normal. Ces exemples nous ont amenée à supposer que les rapports entre les deux générations dans les deux pays étaient différents.
8Nous avons alors émis l’hypothèse que la différence entre la France et l’Espagne, quant au départ des jeunes, correspondait à une conception différente, chez les parents comme chez les enfants, des relations familiales et du processus de construction de l’identité des jeunes adultes. En France, « les bons parents » seraient ceux qui poussent leurs enfants à partir tôt et les stimulent pour qu’ils construisent leur identité de manière autonome et indépendante, en dehors et loin de la famille. En Espagne, le phénomène contraire se produirait : une « bonne famille », de « bons parents » seraient ceux qui « retiennent » leurs enfants auprès d’eux pour qu’ils construisent leur identité à la maison jusqu’au moment de leur départ, pour se marier et fonder à leur tour une famille.
9L’objectif n’a pas été de mettre en avant les déterminismes religieux, nationaux ou sociaux susceptibles d’expliquer les différences dans les comportements des jeunes des deux pays, mais de comprendre le fonctionnement de la famille, la définition de ce que signifie être jeune, être adulte, et le processus de construction de soi en tant que jeune jusqu’au moment de l’autonomie et de l’indépendance totales.
10Nous avons étudié le comportement des jeunes dans trois cas de figure : chez les parents, en concubinage et mariés. En filigrane et tout au long de chacune des parties, nous avons distingué et analysé plusieurs dimensions du processus de construction identitaire : à partir des trajectoires suivies entre le moment du départ de la maison familiale et l’installation en couple, nous avons identifié le parcours temporel et spatial des jeunes. L’identité de chacun se construit avec les autres : nous avons observé qui étaient ces autres qui aidaient à la révélation de soi et avec qui les jeunes étaient en interaction. Nous avons essayé d’identifier qui étaient les autrui significatifs. L’analyse des processus de gestion de la liberté et de la sécurité nous a permis de comprendre leur rapport à eux-mêmes et leur projection dans l’avenir. Finalement, nous avons analysé les composantes du processus d’individualisation dans les deux pays.
11L’intérêt de comparer la France et l’Espagne doit aussi beaucoup à la volonté de tracer une nouvelle piste de recherche dans la problématique posée, trop souvent traitée de manière quantitative et analysée comme le résultat de facteurs matériels, et non en essayant de comprendre le processus de construction des jeunes dans chacun des pays concernés et son contexte.
12Cette recherche, menée à partir d’une soixantaine d’entretiens auprès de jeunes dans les deux pays, tente de comprendre les processus de formation de l’identité : Comment, de quelle manière, les parents français poussent-ils leurs enfants à partir et les Espagnols les retiennent-ils ? Comment les manières différentes d’entrer dans l’âge adulte, à proximité et à l’intérieur de la famille ou dans l’éloignement et à l’extérieur de la famille, contribuent-elles et déterminent-elles le moment du départ de la maison et l’identité personnelle des jeunes dans chaque pays ? Dans quelle mesure les jeunes des deux pays parviennent-ils à acquérir leur autonomie et leur indépendance ? La définition de l’autonomie est-elle la même ?
13Nous pensions que le mode de résidence des jeunes et leurs trajectoires avaient un rôle à jouer dans leur construction identitaire. Cette idée était inspirée de F. de Singly :
« Le fait de vivre ensemble, dans certaines conditions (qui ne sont pas celles des foyers d’urgence), est un support de la construction identitaire. Ce qui est nécessaire ce n’est pas n’importe quel espace, c’est un certain type de lieu – approché ici par le terme de “pension de famille” où se mêlent liens entre personnes et contraintes collectives, signe du respect mutuel. » (F. de Singly, 2000a, p. 11.)
14À partir de là, il était nécessaire de voir si partager plus ou moins longtemps ou non le même espace de vie que les parents constitue un facteur influent et qu’il convient d’analyser pour comprendre le processus en termes de construction identitaire.
15Il ne s’agit pas d’une recherche essayant de montrer que les jeunes français seraient « meilleurs » que les Espagnols ou vice-versa, mais de comprendre le processus de construction de leur identité.
PLUS LONGTEMPS CHEZ LES PARENTS
Le moment du départ
16Les jeunes espagnols sont peu nombreux à vivre seuls, et, majoritairement, ne quittent (tardivement) la maison que pour le mariage, moment où ils vont constituer une nouvelle famille. Pour étudier correctement la situation des jeunes, il est nécessaire de tenir compte aussi des jeunes qui ont entre 30 et 34 ans (L. Garrido et M. Requena, 1997). Parfois, dans des ouvrages sur le départ des jeunes, on peut trouver des tableaux intitulés : « Jeunes de 16 à 40 ans » (Idem, p. 144, p. 145, p. 147, p. 149), extrêmement révélateurs des comportements tardifs de décohabitation des jeunes. Dans les classes sociales supérieures, la tendance est de maintenir les enfants à la maison bien que les options d’émancipation soient positives et accessibles. Dans les milieux défavorisés, la tendance est de stimuler leur départ pour ainsi réduire les dépenses. Néanmoins, les besoins d’aide de la part des parents et le manque de moyens économiques font que l’émancipation des jeunes a des résultats similaires à ceux de l’autre extrême de l’échelle sociale quant à la manière de quitter la maison (Idem). La décohabitation des jeunes est généralement définitive et il n’y a pas d’études concernant le retour des jeunes chez leurs parents.
17En France, les jeunes restent plus longtemps chez leurs parents qu’auparavant mais partent avant les jeunes espagnols. Ce phénomène de l’allongement de la présence des enfants au domicile familial est analysé comme ayant pour conséquence une entrée plus tardive, différente de celles du passé, dans l’âge adulte (O. Galland, 1997). Il y aurait deux modèles de passage à l’âge adulte : le premier est le modèle traditionnel ou populaire qui voit le franchissement synchronique de différents seuils, c’est-à-dire une simultanéité entre le départ de chez les parents, l’entrée dans la vie professionnelle et le mariage ou la vie en couple. Le second est : « le modèle bourgeois du “dilettantisme” propre à un mode de vie estudiantin qui permet de repousser le moment et les étapes définitives de l’entrée dans la vie adulte, sans renoncer pour autant à une certaine forme d’indépendance » (Idem, p. 139). Ainsi certains jeunes partent de chez leurs parents pour vivre seuls pendant une période de leur vie. Ce modèle correspond aux classes supérieures et moyennes. Il y a un allongement de la période de la jeunesse qui se caractérise par « un retard de plus en plus marqué de l’âge de franchissement des principales étapes qui permettent d’accéder au statut d’adulte ; une désynchronisation de ces seuils » (Idem, p. 140). Il est admis que les jeunes franchissent plusieurs étapes avant d’acquérir le statut d’adulte. La première est l’étape de la post-adolescence qui se place entre la fin de la scolarité et le départ du domicile parental. Le jeune a un statut d’actif mais aussi d’adolescent car il maintient une dépendance résidentielle. Les grandes difficultés que rencontre une majorité de jeunes pour entrer dans la vie professionnelle contribuent principalement à l’apparition de cette phase inédite du cycle de vie. La seconde est la phase de la jeunesse où il y a report de la vie en couple. À cette étape, les jeunes ont quitté leurs parents mais ne vivent pas en couple. Cette phase, plus répandue parmi les jeunes au niveau de formation élevé, voit les différences les plus faibles entre filles et garçons. La troisième est l’étape pré-adulte, où il y a report de la naissance d’un enfant. Cette phase, qui va de la formation d’un couple à la naissance d’un enfant, s’appelle pré-adulte, « l’accès à un plein statut d’adulte n’étant achevé qu’avec l’entrée dans un rôle parental » (Idem, p. 153).
18Ce type d’approche est contestable. Ainsi, nous ne devenons pas adulte du jour au lendemain : c’est un processus (F. de Singly, 2000b). La sociologie de la jeunesse en France, se pose la question : « Comment les jeunes sortent-ils de cette phase ? En fonction des événements qu’elle considère comme significatifs de la fin de la jeunesse, elle calcule alors les âges qui correspondent aux étapes qui mènent à l’entrée dans l’âge adulte » (Idem, p. 9). Ce raisonnement repose sur deux postulats : « On veut sortir de la jeunesse pour entrer dans l’âge adulte ; et cette sortie peut être repérée par des événements identifiables pour une classe d’âge considérée » (Idem, p. 9). Dans les sociétés contemporaines, la quête de soi des individus fait qu’ils peuvent alterner des périodes de formation et d’activité, de vie en couple ou seuls (Idem). « La critique moderne de l’âge adulte comme enfermement n’implique pas le refus de toute transformation identitaire associée à l’âge » (Idem, p. 11). Par exemple, « un enfant doit devenir progressivement “autonome”, et d’abord par rapport à ses parents » (Idem, p. 11).
19Le départ de chez les parents peut être conçu en termes d’autonomisation. Trois modes d’autonomisation peuvent être distingués (M. Bozon, 1994) : L’autonomisation tardive, l’autonomisation précoce et « sans filet » et une autonomisation partielle sous contrôle des parents. Dans la première, les jeunes peuvent connaître des situations de chômage et avoir besoin de rester chez leurs parents. Le jour où ils partent, ce départ est net. Ce modèle est typique des hommes des classes populaires. Le deuxième type concerne une décohabitation sans stabilisation professionnelle ni garantie du soutien familial : les femmes peu scolarisées, les jeunes qui veulent reprendre des études sans le soutien familial, ou ceux qui sont en conflit avec leurs parents réalisent ce type d’autonomisation. Le troisième type concerne les jeunes des classes moyennes et supérieures, notamment ceux qui font des études universitaires et connaissent une sorte de liberté expérimentale.
20Il y a des retours après les départs, ceux-ci ne sont pas toujours définitifs. « C’est seulement lorsque le départ est motivé par un désir d’indépendance ou par celui de fonder sa propre famille que les retours sont moins fréquents » (C. Villeneuve-Gokalp, 1994, p. 497). Revenir à la maison, c’est la conséquence d’une crise essentiellement émotionnelle et d’un échec conjugal ou social (la perte d’un emploi) (Idem). « Les problèmes personnels apparaissent alors comme les principales causes de retour. Une rupture sentimentale, et, dans une moindre mesure, des problèmes familiaux, se révèlent alors plus déterminants que des difficultés professionnelles, même lorsque ces dernières se cumulent (uniquement des emplois occasionnels et chômage) » (C. Villeneuve-Gokalp, 2000, p. 75).
Facteurs matériels
21En Espagne comme en France une partie des explications de la décohabitation tardive des jeunes renvoie à des raisons matérielles : « La conjonction du chômage, de la prolongation des études, de l’instabilité sur le marché du travail, de la hausse des prix du logement (en location ou propriété) s’oppose à l’émancipation et donc à la formation et à la consolidation des couples de jeunes » (L. Garrido et M. Requena, 1997, p. 243). À ces facteurs viennent s’en ajouter d’autres, comme l’emplacement des universités plus ou moins dispersées sur le territoire, ou le manque de politiques sociales. D’autres explications vont au-delà de ces facteurs, et mettent l’accent sur la famille et sur son mode de fonctionnement.
Le marché du travail
22Tant en France qu’en Espagne, on explique la permanence des jeunes au domicile familial par le fait qu’ils sont au chômage et qu’ils ont des difficultés pour entrer sur le marché du travail. Ainsi, le manque de possibilités d’insertion professionnelle, plus fort encore en Espagne, favoriserait le prolongement de cette période de la vie. L’Espagne, depuis la transition démocratique, a entrepris une politique de protection professionnelle des adultes. Le pays avait hérité d’une main-d’œuvre peu qualifiée et d’un système productif faible. Pour éviter la reconversion sociale de toute une génération, on y a protégé les travailleurs adultes aux dépens des jeunes. À partir de 1984, le pacte social a consisté à maintenir les contrats à durée indéterminée aux travailleurs industriels classiques et à réduire les avantages des nouveaux contrats. Par voie de conséquence, les jeunes se sont trouvés dans des situations de chômage ou, lorsqu’ils trouvaient du travail, d’instabilité (L. Garrido et M. Requena, 1997).
23On relève certaines contradictions dans ces explications : ainsi, la période qui va de 1985 à 1991, contemporaine d’une certaine amélioration des conditions économiques en Espagne, n’a pas eu d’impact sur l’émancipation des jeunes (Idem). Ce n’est pas pour autant que l’économique laisse d’être considéré comme la raison principale : si les jeunes n’ont pas quitté le domicile familial c’est parce qu’ils occupaient des emplois instables toutefois c’est aussi parce que, compte tenu de la diminution des jeunes émancipés3 dans ces tranches d’âges, la pression sociale pour pousser les jeunes à partir de la maison avait diminué (Idem). Les situations de chômage et d’inactivité économique produisent une réduction considérable des probabilités pour les jeunes de s’émanciper. Les emplois précaires y contribuent également (C. Tobío, 2001). Ils ont pour conséquence que « l’autonomie économique des jeunes est de plus en plus tardive » (Idem). « La crise économique fait obstacle à l’accès aux trois symboles traditionnellement privilégiés de l’âge adulte : le mariage, le travail et l’établissement dans une résidence indépendante » (J. Iglesias de Ussel, 1998, p. 112). Sans pour autant la nier, l’influence du chômage des jeunes peut néanmoins être relativisée : ceci contribuera à nous faire avancer dans la compréhension de ce phénomène et à penser que des hypothèses mettant l’accent sur d’autres éléments moins matériels sont plausibles. Depuis 1995, il y a eu une réactivation de l’emploi des jeunes et cela n’a pas entraîné leur départ du domicile familial (E. Gil Calvo, 2002). Notons qu’actuellement, dans certaines régions de l’Espagne, il y a une situation de plein emploi et que le phénomène demeure, invariant. Nous constatons que, dans la région métropolitaine de Barcelone, 61 % des jeunes émancipés travaillent, taux assez proche du 55 % des non émancipés qui travaillent également. Concernant le taux de chômage, pour les émancipés, il est de 14 %, alors que pour les non émancipés, il est de 23 %. L’enquête de M. Solsona (1998), montre des situations paradoxales. Par exemple, 21 % des jeunes émancipés au niveau de la résidence ne déclarent pas de revenus, alors que les non émancipés (habitant avec leurs parents) sont 30 % à ne pas déclarer de revenus. Si les revenus avaient une influence aussi importante dans l’émancipation les écarts seraient plus importants. On ne trouve que cinq à sept points de différence entre les jeunes émancipés et les jeunes non émancipés sur des aspects comme les revenus ou l’emploi : ces différences ne sont pas, à nos yeux, assez grandes pour pouvoir être justifiées uniquement par des facteurs économiques. Les conclusions de l’étude laissent ces éléments sans réponse claire : « Le manque d’opportunités professionnelles n’explique qu’une partie seulement du processus de retard dans l’émancipation par rapport à la famille d’origine » (Idem, p. 66).
24Les jeunes français sont touchés par le chômage mais il faut considérer le taux de chômage avec prudence (O. Galland, 1997). Par exemple, avant 20 ans, le chômage a un impact très léger sur les jeunes car 90 % d’entre eux sont scolarisés. Le chômage des jeunes de 15-29 ans a triplé depuis 1975 mais en même temps il ne touche que 10 % des jeunes. Le chômage des jeunes est essentiellement un chômage de transition. Ceci signifie que : « La durée des transitions vers l’emploi s’est donc allongée pour tous les niveaux de formation, mais d’autant plus que ce niveau est bas » (Idem, p. 146). Néanmoins, les difficultés d’insertion professionnelle contribuent également au retard de l’émancipation des jeunes, bien que majoritairement ils finissent par trouver un emploi. Les jeunes sont plus vulnérables au chômage mais en même temps plus employables que d’autres actifs plus âgés. La précarité professionnelle est aussi un élément à prendre en compte : les jeunes occupent plus souvent que les actifs âgés des emplois temporaires. Néanmoins, après 24 ans, les jeunes accèdent à des contrats à durée déterminée (Idem).
25Dans les deux pays, le chômage des jeunes a certes une influence mais les écarts restent importants sur le départ des jeunes de la maison parentale. D’autres arguments sont utilisés pour justifier cette différence.
26En 1994, l’Espagne était le pays de l’Union européenne où il y avait la plus grande proportion de jeunes non émancipés et le pays avec le taux d’occupation des jeunes le plus bas. Les jeunes espagnols subissent les conséquences des changements structurels et des crises économiques (J. -A. Fernandez Cordón, 1997). En Espagne, le taux de chômage des jeunes, notamment des femmes, est deux fois plus élevé qu’en France, et lorsque les jeunes travaillent, c’est dans des emplois précaires. Comme, par conséquent, ils sont mal rémunérés, ils ne peuvent pas partir de chez eux (T. Jurado, 1999).
27Un autre argument utilisé est qu’en France, la stabilité des salaires est plus grande et le salaire moyen d’un niveau acceptable. En Espagne, il y a aussi une stabilité des salaires mais le salaire moyen est à un niveau inférieur. Ces éléments en interrelation auraient des conséquences. Ainsi, en France, une stratégie précaire est possible : les jeunes partent tôt de la maison, vivent dans un logement indépendant tout en dépendant financièrement de leurs parents. En Espagne, les jeunes sont obligés de développer une stratégie de stabilité : ils sont obligés de partir tard de la maison (Idem). Ainsi, il est rare de voir des jeunes dans des logements indépendants tout en étant dépendants de leurs parents. Ils acquièrent une indépendance financière tardive, car ils ont un besoin d’économiser de l’argent pour acheter un logement (Idem).
28Ces affirmations sont vraies, mais seulement en partie, et à nos yeux insuffisantes pour expliquer les écarts entre les pays. Ainsi, les données sur le chômage des jeunes en Espagne étaient d’au moins 50 % au-dessus de la réalité, surtout parce que les femmes travaillent dans des emplois non déclarés mais aussi parce que pour quatre étudiants universitaires, un travaille de manière non déclarée (M. Gaviria, 1996) : il n’apparaît donc pas, statistiquement, comme un étudiant ou comme un travailleur occupé, mais comme un chômeur. Dans le reste de l’Europe, il n’est pas possible d’être inscrit à l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi), ou son équivalent, en tant qu’étudiant et chômeur (Idem). Il faut savoir que parmi les 5 millions de nouveaux cotisants à la sécurité sociale lors des six dernières années, deux tiers sont des jeunes de moins de 35 ans4. En Espagne, le taux d’emploi a augmenté et se rapproche de celui de la France. Dans certaines régions comme Madrid, la Catalogne, les Baléares, la Navarre, la Rioja et Aragon, il y a des situations très proches du plein emploi et les jeunes continuent à demeurer chez leurs parents.
Le prolongement des études
29Le prolongement des études est aussi une cause souvent mise en avant pour justifier le comportement des jeunes espagnols (L. Garrido et M. Requena, 1997) et français (G. Desplanques, 1994) mais cela ne justifie pas les différences sur la décohabitation : alors que dans les deux pays la durée des études s’est allongée, les jeunes partent de la maison à des moments différents.
30Un niveau d’études élevé est un élément positif pour l’émancipation, et à un plus haut degré pour les hommes que pour les femmes. Néanmoins, plus nombreuses sont les années durant lesquelles un jeune a travaillé, plus il aura de chances de s’émanciper, tandis que plus son niveau d’études sera élevé, plus nombreuses seront les années nécessaires pour qu’il puisse s’émanciper (L. Garrido et M. Requena, 1997). Les jeunes ayant un niveau d’études élevé s’émancipent plus tardivement que ceux dont le niveau est faible (J. Leal Maldonado, 1997) car ils commencent à travailler plus tard.
31En France, l’allongement de la durée des études est le fait majeur qui a transformé la situation des jeunes français et leur intégration dans la société (O. Galland, 1997). Ce comportement a trois conséquences importantes (Idem): atténuer les effets du chômage, retarder l’entrée dans la vie adulte et accroître le contraste entre les jeunes qui ont fait des études et ceux qui n’en ont pas fait.
« Les jeunes les moins formés poursuivent, bien au-delà de leurs études, la vie commune avec les parents en attendant des perspectives professionnelles favorables : il s’agit d’une sorte de prolongation de l’adolescence. Les jeunes les mieux formés quittent au contraire assez tôt leurs parents, mais profitent d’une longue période intermédiaire entre ce départ et la formation d’une nouvelle famille : ils vivent une forme de jeunesse dégagée des obligations familiales » (Idem, p. 153).
32D’autres études montrent que les jeunes, bien qu’ils habitent avec leurs parents, jouissent de marges d’autonomie (E. Ramos, 2000) et ne sont pas forcément des adolescents.
33L’emplacement des universités serait également un élément à prendre en compte pour comprendre la différence entre les jeunes des deux pays lorsqu’ils font des études. En Espagne, la distribution des établissements sur l’ensemble du territoire favoriserait la permanence des étudiants au domicile des parents. Ainsi, le modèle d’émancipation développé serait à l’opposé de celui des jeunes des autres pays européens ou étasuniens. Dans ces pays, le début des études ouvre le chemin de l’émancipation familiale. En Espagne, le prolongement des études est en même temps la cause et l’effet du prolongement du séjour des jeunes au domicile familial. Le faible niveau de mobilité géographique des jeunes, pour des raisons familiales ou professionnelles, est très surprenant (L. Garrido et M. Requena, 1997). Le rapport des individus à la mobilité et leur attachement à leur région d’origine mériteraient d’être approfondis.
Les prix du logement
34La permanence des jeunes espagnols dans la maison des parents est justifiée par le prix élevé des logements en location ou propriété. Les difficultés pour accéder à un logement sont importantes car les prix n’ont cessé d’augmenter tout au long des années quatre-vingt (J. Leal Maldonado, 1997). Certaines périodes, comme celle de 1985 à 1990, ont vu une amélioration de l’emploi mais le marché du logement n’ayant pu s’y adapter assez rapidement, l’augmentation de la demande a entraîné une augmentation des prix (Idem). Ce facteur n’agit pas tout seul, sinon « il y aurait des variations régionales en fonction des taux d’emploi des jeunes ou des prix des logements : or ce n’est pas le cas » (E. Gil Calvo, 2002, p. 11).
35En France, la question du logement est traitée autrement et notamment en relation à la famille et à l’aide que celle-ci apporte pour l’achat ou la location (C. Bonvalet, 1991). « D’une façon générale, la pénurie actuelle des logements locatifs privés et les listes d’attente pour entrer dans le parc social ont pour conséquence d’accroître l’intervention du réseau familial ou de la rendre plus visible » (Idem, p. 66). Par exemple, dans les zones d’habitat social, le logement constitue une affaire de famille. Ainsi, les jeunes sont « responsables » envers le logeur institutionnel de la bonne conduite résidentielle de leur famille dans la cité : si la famille ne paie pas le loyer, il sera difficile pour eux de se voir attribuer un logement social. « Les politiques sociales et les histoires familiales sont au fondement même de la participation des jeunes à la vie sociale de leur quartier, mais également de leurs perspectives de mobilité résidentielle » (T. Blöss, 1997, p. 77). Selon les milieux sociaux et l’aide familiale, les jeunes n’ont pas les mêmes chances d’accéder à un logement et d’être aidés au départ. « L’entrée des jeunes dans la vie résidentielle adulte est, à l’instar de l’entrée dans l’emploi, au centre d’un dispositif de socialisation qui comprend principalement le soutien familial, mais aussi l’intervention des politiques du logement » (Idem, p. 75).
36L’analyse comparative du logement dans les deux pays met d’autres éléments en avant. En Espagne, contrairement à des pays comme la France, il n’y a pas assez d’offres de HLM et de logements subventionnés par l’État pour les jeunes (T. Jurado, 1999). La spéculation et l’absence de politiques publiques pour favoriser l’accès des jeunes à un logement sont des facteurs à prendre en compte (C. Tobío, 2001). Le marché immobilier dans les deux pays est différent. En France, les taux de logements en location et de HLM sont élevés et les prix des logements sont relativement bas (T. Jurado, 1999). En Espagne, il y a un fort taux de logements en propriété, les logements sociaux sont rares et les prix des logements élevés. Ceci fait que les jeunes rencontrent plus de difficultés pour accéder à un logement (Idem). Ces idées sont discutables. Il faut savoir que lors des six dernières années, près de 3 millions d’immigrants5, la plupart d’entre eux d’un âge inférieur à 35 ans, c’est-à-dire jeunes pour la conception espagnole, ont trouvé des logements en location. Ces immigrants commencent à acheter des logements avec des aides spéciales de l’État. On le voit dans la Communauté autonome de Navarre qui est pionnière en la matière. Il est donc nécessaire de souligner qu’il y avait des logements en location, mais que les jeunes espagnols ne les ont pas loués. Un autre argument donné est que, si en Espagne il y avait davantage d’aides pour la location ou l’achat de logements, les jeunes partiraient plus tôt (Idem).
37Or, en Espagne, il y a une tradition d’accès à la propriété. La politique du logement remonte à l’année 1940. Tracée par Franco et le National Syndicalisme, elle s’inspirait d’une certaine idéologie de la droite espagnole, fondée sur la famille et sa protection : cette politique paternaliste du logement qui s’appuyait sur la petite propriété devait assurer la survie du régime en fonction de l’hypothèse qu’un pays formé de petits propriétaires est un pays de patriotes conservateurs (M. Gaviria, 1973). C’est cette politique d’aide aux familles (« El casado casa quiere6. ») pour l’accession à la propriété qui a été suivie au cours des soixante dernières années par les gouvernements de Franco, Adolfo Suarez, le parti populaire de J. M. Aznar mais aussi par les gouvernements socialistes. Cette politique a eu pour effets d’assurer la stabilité sociale, la stabilité familiale, mais aussi une certaine stabilité géographique car, en freinant la mobilité des familles, elle a favorisé l’intégration au quartier comme à la société.
38En Espagne, la pression fiscale est d’à peu près dix points inférieure à celle de la France7. Ceci signifie qu’une partie des impôts payée par les Français leur revient en tant qu’aides pour le logement. On pourrait donc dire qu’en Espagne, la famille consacre au logement une partie de l’argent qu’elle ne paie pas en impôts.
39À partir de 1995, certaines communautés autonomes et certaines villes se sont préoccupées du problème du logement des jeunes. Saragosse, par exemple, a mis en place une politique de logements en location subventionnés pendant deux ans par l’État et appelée la bolsa vivienda. Or, au cours de cette expérience, on a non seulement observé une faible demande de la part des jeunes mais en outre, les pouvoirs publics ont été consternés par leurs demandes : des logements neufs et en propriété. Dans son rapport pour le programme envers la jeunesse (Plan Joven)8, l’architecte en chef du bureau municipal du plan général d’aménagement urbain de Saragosse propose une politique pour attirer les jeunes vers la location des logements rénovés dans la vieille ville. Le but serait de modifier leurs comportements et les options d’accès à des logements neufs en propriété et d’essayer, en même temps, de comprendre les raisons du rejet de la location par les jeunes. L’auteur ne comprend pas pourquoi des populations comprises entre 25 et 35 ans, ou entre 35 et 40 ans, restent prisonnières de l’achat de leur logement et y consacrent jusqu’à 50 % de leurs revenus : ce qui, à ses yeux, signifie qu’ils sont totalement dépendants de leur emploi et de leur salaire et qu’il leur reste peu d’argent pour des projets personnels plus ambitieux. L’auteur souligne que cette situation n’est pas spécifique à Saragosse mais concerne l’ensemble des jeunes du pays. Sa vision des jeunes comme « peu ambitieux » diffère complètement de la vision dominante dans la société espagnole où les jeunes sont, au contraire, considérés comme responsables dans la mesure justement où ils sont capables d’épargner pour accéder à la propriété.
40L’ensemble de ces éléments nous fait penser que si les jeunes ne partent pas, c’est parce que les familles, au lieu de les pousser à partir, essaient de les retenir tant qu’ils n’ont pas un projet de vie conjugal. Et les jeunes, de leur côté, ne voient pas l’intérêt de partir dans de « mauvaises » conditions. Si l’État espagnol ne met pas en place une politique pour aider les jeunes à partir, c’est aussi parce qu’il confirme l’idéologie de la société espagnole : celle-ci défend les fonctions que la famille remplit. Durant les vingt dernières années, tous les partis politiques et le marché immobilier se sont été accordés pour offrir des logements en propriété aux couples mariés, et non des logements en location ou en propriété aux jeunes célibataires. Le parlement et les politiques n’ont pas fait autre chose qu’écouter et approuver ce que les familles espagnoles souhaitent majoritairement : que leurs enfants ne quittent la maison que pour se marier, et lorsqu’ils auront une maison en propriété. En ce sens, T. Jurado (1999) a raison lorsqu’elle dit que la politique du logement freine le départ ses jeunes, mais nous pensons que, justement, cette politique reflète la stratégie de la famille espagnole de « retenir » les enfants à la maison.
41D’autres études (C. Trilla, 2001) confirment qu’il faut relativiser la variable logement. La France et l’Espagne ont des données qui se ressemblent, quant à la variation de la population entre 1945 et 2000, quant à l’augmentation du nombre des ménages, le pourcentage des jeunes entre 15 et 34 ans en 1995 (30 %), le taux de logements pour 1 000 habitants en 2000, la surface moyenne du logement dans les années quatre-vingt-dix (85 m2).
42Les principales différences (Idem) se trouvent dans le nombre moyen de personnes par ménage (en 2000, 3 en Espagne contre 2,5 en France), dans le pourcentage de ménages unipersonnels plus élevé en France (en 1990, 27 % contre 13 % en Espagne), dans le taux de divorces plus élevé en France (en 1997, 2 pour 1 000 contre 0,87 en Espagne). La différence la plus grande concerne la quantité de logements en propriété en Espagne (premier pays d’Europe : 86 % des Espagnols y sont propriétaires de leur logement contre 54 % des Français en France en 1999) et de logements en location, privés ou sociaux (en 1999, le dernier pays d’Europe ; 2 % contre 17 % en France).
43« Les jeunes de tous les pays européens doivent faire face à de graves difficultés lorsqu’ils désirent entrer sur le marché du travail et du logement » (Idem, p. 31). Les jeunes espagnols « doivent souvent recourir à l’aide financière de leur famille s’ils souhaitent quitter la maison familiale. Cette aide, d’un autre côté, est en train de prendre des formes diverses : aides pour les prêts hypothécaires, caution pour les loyers subventionnés, offre de logement et de repas durant les week-ends, etc. » (Idem, p. 31). Les difficultés sont matérielles :
« Comme on le sait, en Espagne, le manque de logements en location freine la mobilité des jeunes qui cherchent du travail et oblige les jeunes couples à devenir propriétaires […] Par conséquent, il est plus facile pour eux de rester chez leurs parents plus de temps que dans d’autres pays, et de retarder l’âge du mariage jusqu’à 30 ans » (Idem, p. 31).
44Néanmoins il y a des contradictions : « D’un côté [on observe] une tendance à partir plus tard lorsque l’émancipation se fait en couple mais, simultanément, la tendance est de partir avant quand l’émancipation se produit en solitaire » (Idem, p. 32).
45La différence entre les politiques du logement en matière d’accès à la propriété et de location dans les deux pays n’est pas la seule cause du prolongement du séjour des jeunes au domicile familial :
« Au début de XXIe siècle, la question reste ouverte de savoir si la “cohabitation” prolongée des jeunes dans le temps correspond à un changement dans le schéma de valeurs familiales, à une réaction à une période de crise – spécialement dans l’emploi et le marché immobilier – ou à l’expression d’une évolution culturelle du prolongement de la phase de transition à la vie adulte » (Idem, p. 30).
Les politiques sociales
46La cohabitation prolongée entre générations ne peut se comprendre seulement par les taux de chômage des jeunes ; il est nécessaire de tenir compte aussi de la structure du marché du travail et des valeurs de la famille. Ces deux éléments influencent la configuration de l’État Providence (L. Flaquer, 2000). Or, contrairement à la France, l’Espagne n’a pas de politique sociale pour aider les jeunes à partir. Et n’a pas non plus pris des mesures en faveur des jeunes pour les aider économiquement à obtenir leur indépendance. L’idée dominante c’est que la famille doit être disponible pour l’aide et les services à ses membres dépendants. Par exemple, les jeunes trouvent souvent un emploi à travers celle-ci. Si l’État était plus généreux, nous pouvons supposer que les jeunes quitteraient plus tôt le domicile familial. Mais si l’État Providence espagnol n’est pas généreux c’est qu’il y a dans le pays une conception différente de la famille : c’est son rôle de subvenir aux besoins de ses membres. « L’existence d’un accord entre tous les citoyens sur l’itinéraire type de transition vers la vie adulte est évidente dans l’absence quasi totale de revendication autour de ces sujets de la part des partis politiques, des syndicats, des mouvements de jeunes, ou autres agents de la société civile » (L. Flaquer, 1997, p. 44). En Espagne, « il va de soi que les jeunes doivent dépendre de leurs parents jusqu’au moment de leur émancipation, qui a lieu avec le mariage » (Idem, p. 44).
47Les rapports entre famille, État et marché ont été étudiés par G. Esping Andersen (1996). Il a créé une typologie dans laquelle chaque configuration correspond à celle existante dans certains pays européens. Dans un premier groupe, il rassemble les pays nordiques. Il montre que dans ces pays, l’État considère les jeunes dès leur majorité comme des individus de plein droit et non comme rattachés à la cellule familiale : l’État Providence s’y montre généreux et l’emploi des femmes a été favorisé. Un deuxième groupe correspond au modèle anglais (et nord-américain…) : pour remédier au chômage, il y a eu une baisse des salaires et une précarisation de l’emploi, avec pour conséquence l’exclusion sociale d’une partie de la société. Un troisième groupe rassemble des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie où l’emploi des femmes et des jeunes a été sacrifié pour donner priorité à celui du chef de famille. Le prolongement du séjour des jeunes chez leurs parents en Espagne s’explique parce que l’État se repose sur la famille pour aider les jeunes chômeurs et prendre en charge ce que l’État délaisse.
48L’absence de politique sociale en Espagne expliquerait le départ tardif des jeunes de chez leurs parents (T. Jurado, 1999) : cette affirmation est vraie. Effectivement, durant la Transition, ainsi qu’entre 1982 et 1996, durant les quatorze ans de gouvernement socialiste, priorité a été donnée à la politique d’emploi des adultes et de retraite pour les personnes âgées (M. Gaviria, 1996). Il n’y a pas eu d’aides à la maternité, ni d’aides au logement en location, ni d’aides pour favoriser l’emploi des jeunes. L’idéologie, pas seulement des socialistes, mais aussi des familles espagnoles, était de se préoccuper des retraités et de donner un emploi aux chefs de famille. Pour les femmes, il y avait surtout des emplois précaires ou sans sécurité sociale. La réaction des femmes espagnoles a été la suivante : étudier dans le but d’atteindre un haut niveau de formation, se marier seulement à la fin des études et après obtention d’un emploi stable sur le marché du travail, et par la suite avoir peu d’enfants.
49Cette situation a été favorisée par la politique du gouvernement socialiste, lequel n’avait pas créé de crèches et avait encouragé les jeunes mères à rester à la maison pour s’occuper des enfants. Pour les femmes plus âgées, l’État a favorisé le travail au noir en dehors de la maison, et à l’intérieur, le travail domestique, l’éducation des enfants, les soins aux malades et aux personnes âgées dépendantes. Cette situation a eu pour conséquence que l’Espagne a connu une croissance économique supérieure à celle des autres pays européens, et si l’État Providence n’est pas en danger pour le moment, c’est grâce aux sacrifices des femmes. La famille a contribué à surmonter les années de crise économique entre 1979 et 1983 puis en 1993 et 1994. En gardant et nourrissant les jeunes à la maison, elle a permis la consolidation du système des retraites ainsi que celle du système sanitaire et éducatif (Idem).
50Pour conclure, nous pouvons observer que dans les neuf dernières années, la croissance économique a été plus élevée en Espagne que dans la plupart des pays de l’Union européenne9. Durant ces dernières années, l’emploi des jeunes et le parc immobilier ont augmenté. Au cours des huit dernières années, l’Espagne est devenue le pays de l’Union européenne où il y a le plus haut taux de logements construits pour 1 000 habitants (INE). Le seul élément qui n’ait pas changé, c’est l’absence de politique sociale pour les jeunes et les aides pour accéder à un logement. Mais ce qui est surprenant c’est que, bien que le revenu par habitant ait augmenté10, que le nombre de personnes qui cotisent à la sécurité sociale soit passé de 12 millions à 17 millions entre 1996 et 200511, et que 4 millions de logements aient été construits entre 1995 et 200412, les jeunes ne semblent pas montrer des signes de départ précoce de la maison.
Facteurs familiaux
51D’autres explications mettent l’accent sur les caractéristiques de la famille. La famille espagnole saurait créer une ambiance favorable à la permanence des jeunes au domicile. Les mères de famille, généralement non actives et disponibles pour la famille, y contribuent. À ceci il faut ajouter des stratégies souvent utilisées par les parents et par les jeunes eux-mêmes qui font que la cohabitation est avantageuse pour tous les membres concernés. La famille française serait une famille souple, ce qui permet une cohabitation agréable entre parents et enfants. Mais les familles des deux pays auraient des modes de fonctionnement différents quant au sens donné au départ et à la tradition de celui-ci.
L’ambiance familiale
52Les jeunes espagnols resteraient chez leurs parents parce que c’est un lieu très agréable :
« Les parents sont plus libres et tolérants que jamais dans l’histoire espagnole antérieure. Les jeunes sont le produit de familles et de foyers dans lesquels l’autoritarisme familial, le patriarcat, quoiqu’encore présents, ont diminué. Une grande partie de ces jeunes reste à maison parce que c’est un espace social accueillant. Les fuites (très peu nombreuses) ne se produisent que dans les rares foyers où la démocratie et l’affect ne sont pas présents » (M. Gaviria, 1996, p. 101).
53Ces jeunes sont en accord avec les valeurs de leur famille : « Il est surprenant qu’au milieu des années quatre-vingt-dix, les 9 millions de jeunes espagnols soient comme leurs parents souhaitaient qu’ils soient » (Idem, p. 102). La famille est plus respectueuse des choix individuels et moins autoritaire (J. Leal Maldonado, 1997). La cohabitation des jeunes avec leurs parents est possible parce qu’il y a une bonne entente et parce que les jeunes sortent beaucoup et peuvent faire ce qu’ils veulent (C. Tobío, 2001). Les jeunes jouissent d’une certaine indépendance tout en habitant avec leurs parents et sans renoncer pour autant à leurs propres valeurs. Dans les familles, les jeunes jouissent de grandes marges de liberté, bien supérieures à celles que leurs parents ont connues. Cette tolérance serait à mettre en relation avec la mauvaise conscience des parents par rapport aux difficultés d’insertion professionnelle de leurs enfants (M. Requena et L. Garrido, 1997). Le fait que les nouvelles générations soient plus formées que les autres culturellement et professionnellement contribue à la démocratisation des relations parents-enfants (Idem). Dans la famille espagnole, les relations entre ses membres ont été au fil du temps de moins en moins régies par l’autoritarisme et de nos jours c’est une famille démocratique (I. Alberdi, 1999). Les jeunes montrent un haut degré de satisfaction qu’ils expriment concernant la cohabitation avec leurs parents et les relations avec ceux-ci. Certains jeunes n’ont en effet pas les moyens de prendre leur envol, mais d’autres ont un partenaire stable et préfèrent rester chez leurs parents plutôt que de s’installer en couple. Ce type de jeunes avait été conçu comme le modèle espagnol de LAT (Living Apart Together) (I. Alberdi, L. Flaquer, J, Iglesias de Ussel, 1994). Ainsi, les jeunes recherchent une indépendance personnelle tout en ayant un partenaire. Ils résident chez leurs parents et leur partenaire chez les siens, au lieu de vivre ensemble ou seuls dans des appartements.
54La disponibilité des mères de famille permet aux jeunes de trouver un grand confort à la maison. Le cas espagnol a des spécificités (C. Tobío, 2001) : une faible proportion de concubins (3 % chez les 20-34 ans13), un taux de fécondité parmi les plus bas au monde (l’indice conjoncturel de fécondité est de 1,15), un faible taux de divorces (8 divorces pour 10 000 habitants). L’Espagne est un pays où les structures familiales sont traditionnelles, du moins en apparence : 56 % des ménages se composent d’un couple avec des enfants, la proportion la plus élevée de l’union européenne. La prise en compte du taux de fécondité et de la structure par âges des ménages montre que les familles habitent, non pas avec de jeunes enfants, mais avec de jeunes adultes (Idem). La spécificité espagnole est due à un retard dans la formation d’une famille de la part des jeunes. (Idem). « Les structures familiales ne sont traditionnelles qu’en apparence, ce qui pourrait bien être l’indice d’une situation paradoxale : les anciens modèles ne sont plus viables, mais ceux qui pourraient les remplacer n’ont pas encore émergé » (Idem, p. 157). Les évolutions juridiques en Espagne permettent la reconnaissance légale du concubinage, et s’il est faible, ceci s’explique non par un rejet, car le contexte social en Espagne est très proche de celui des pays européens, mais parce que les jeunes restent dans la famille d’origine jusqu’à 30 ans (Idem). La situation peut néanmoins changer. Les mères de ces jeunes sont la dernière génération de femmes majoritairement non actives qui peuvent s’occuper du bien-être de tous les membres de la famille (Idem). Actuellement, les jeunes femmes sont de plus en plus actives et n’abandonnent pas leur travail avec la maternité. Pour les femmes de 30 à 34 ans, le taux d’activité était de 68 % en 1999. Ces femmes ne pourront pas prendre autant le foyer en charge ; « [Elles] vont commencer à s’impatienter et souhaiter une autonomie résidentielle plus précoce de leurs enfants : certains symptômes de cette nouvelle tendance commencent à apparaître » (Idem, p. 170). L’attitude actuelle des femmes actives plus âgées joue aussi un rôle important. Elles transmettent à leurs filles l’importance de leur autonomie individuelle, de gagner leur argent et de construire leur propre vie sans avoir besoin du soutien économique masculin (Idem). La permanence des jeunes espagnols dans la maison des parents est possible parce que la famille espagnole a une fonction similaire à celle du ministère des Affaires sociales et procure une aide constante à ses membres. Cette famille n’a pas d’équivalent dans des pays comme la France ou le Danemark (Igesias de Ussel, 1998.)
55Le retard des jeunes espagnols dans l’émancipation peut s’expliquer par une stratégie familiale commune (L. Garrido Medina, E. Gil Calvo, 1993), à la fois émancipatrice et successorale (E. Gil Calvo, 2002). D’une part, les jeunes donnent priorité à la réussite universitaire puis professionnelle avant d’envisager une vie familiale propre. D’autre part, les parents préfèrent remettre à plus tard l’émancipation des enfants jusqu’à ce qu’ils aient une position sociale au moins équivalente à la leur. Il peut s’agir aussi d’une stratégie des jeunes qui ont accru leurs exigences, notamment quant au niveau de vie (I. Alberdi, 1999). Rester plus longtemps à la maison leur permettrait de partir dans de meilleures conditions matérielles. Les points de vue de ces auteurs nous paraissent pertinents dans le sens où ils montrent que les facteurs économiques sont insuffisants pour comprendre le phénomène.
56En France les jeunes restent également plus longtemps chez leurs parents parce que l’ambiance familiale est bonne. Néanmoins, ils ont envie de partir, et le départ du domicile familial est plus facile si celui-ci est approuvé par les parents. En France, les parents semblent le favoriser (E. Maunaye, 1997) et aident les enfants à construire leur autonomie : « Pour les pères comme pour les mères, la satisfaction de voir ses enfants devenir indépendants » vient en tête, surtout pour les hommes qui sont 62 % à déclarer qu’elle a été primordiale (52 % pour les femmes). Viennent ensuite les conséquences négatives d’un foyer sans enfants auxquelles les femmes sont plus sensibles que les hommes (55 % contre 48 %) » (C. Villeneuve-Gokalp, 1999, p. 3). Ces résultats montrent bien que les parents favorisent l’autonomie de leurs enfants, qu’ils sont contents de les voir partir.
57Depuis les années quatre-vingt-dix, « les jeunes parviennent à quitter leurs parents toujours au même âge alors qu’ils accèdent à l’indépendance de plus en plus tard » (C. Villeneuve, 2000, p. 66). Ceci est possible parce que les parents aident économiquement les enfants (Idem). Le départ n’entraîne pas une rupture des liens avec les parents, c’est un processus progressif (M. Bozon, 1994). Les parents aident leurs enfants pendant la jeunesse, soit en leur permettant de rester au domicile parental, soit en les aidant à s’établir de manière indépendante. Mais il faut savoir qu’aider, « c’est aussi protéger, donc contrôler » (M. Bozon, C. Villeneuve-Gokalp, 1994). En France, dans tous les milieux sociaux, les parents favorisent l’autonomie résidentielle de leurs enfants et les aident à l’acquérir (O. Galland, 2001). Ainsi les jeunes ont une autonomie partielle à travers une résidence séparée de celle des parents mais financée par eux. Les « jeunes français […] sont relativement précoces pour occuper un logement différent de celui de leurs parents et vivre en couple, alors qu’ils le sont beaucoup moins pour avoir un travail stable et des revenus autonomes » (Idem, p. 634).
Le type familial
58Au niveau comparatif nous constatons des paradoxes concernant les structures familiales dans les deux pays. À partir de la construction de types familiaux, E. Todd (1999) distingue certains types essentiels, universels, qui lui servent de base explicative des différences idéologiques, identitaires et politiques. Il centre son travail sur l’autorégulation de la famille :
« La structure anthropologique, au contraire du système idéologique, se perpétue automatiquement. La famille est, par définition, un mécanisme reproducteur des hommes et des valeurs. Inconsciemment mais inexorablement, chaque génération intériorise les valeurs parentales, qui définissent les rapports humains élémentaires : parents/enfants, frère/frère, frère/sœur, sœur/sœur, mari/femme. La puissance du mécanisme reproducteur vient de ce qu’il peut se passer de toute formalisation consciente et verbale : il est automatique » (p. 32).
59Nous pourrions supposer, ce que l’auteur ne fait pas, que chaque système anthropologique familial génère un processus spécifique de construction de l’identité adulte. En France et en Espagne, nous trouvons divers systèmes familiaux. La tendance des pays avancés, tendance hégémonique, est celle de la construction de l’identité du jeune, loin de sa famille, comme en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et au Danemark (E. Todd, 1996) :
« La famille nucléaire absolue, qui domine très largement l’Angleterre préindustrielle, n’affirme qu’une seule valeur positive, la liberté. Dans ce système, un jeune adulte doit très vite échapper à l’autorité paternelle, fonder son propre ménage et vivre libre de toute tutelle familiale. Ce trait d’organisation de la famille anglaise la rapproche de la famille française du Nord nucléaire égalitaire » (Idem, p. 455).
60Nous constatons le paradoxe : en France et en Espagne, où prédomine la famille nucléaire égalitaire, les jeunes partent à des moments différents et de manière différente de chez leurs parents.
61On peut donc considérer qu’il y a peut-être une spécificité de la famille espagnole par rapport à celle d’autres pays. Ainsi, quelque chose de plus profond que le chômage ou les prix du logement pourrait expliquer la permanence des jeunes au domicile familial. Historiquement, en Espagne, l’âge auquel les jeunes quittent le domicile parental est supérieur à celui des autres pays européens non méditerranéens (D. S. Reher, 1996). Ce point de vue nous a permis de penser que nos hypothèses de départ sont intéressantes et que, si les jeunes espagnols quittent le domicile parental plus tard que leurs voisins du Nord, ce ne sont pas uniquement des raisons socio-économiques qui expliquent la différence. Ainsi, historiquement,
« Le processus de formation du foyer en Espagne est différent de celui de beaucoup d’autres pays européens. Dans la partie centrale et nord-occidentale du continent, une partie significative des jeunes passait des périodes plus ou moins longues en dehors du foyer paternel, travaillant habituellement comme domestiques dans les fermes et comme domestiques à la ville. On ne peut pas dire la même chose de la plupart des régions en Espagne, où le temps passé comme domestiques était normalement bref et concernait seulement une faible partie de la population. Alors qu’en Angleterre et dans d’autres régions d’Europe, les jeunes quittaient la maison parentale bien avant le mariage, en Espagne les jeunes ne l’abandonnaient définitivement qu’au moment du mariage et rarement avant » (Idem, p. 376-377).
62Ce comportement peut-être attribué à des raisons culturelles et économiques, mais la persistance de cette pratique au cours des siècles semble relever de la permanence d’une influence culturelle dans les formes d’agir (Idem).
63En Espagne, encore aujourd’hui, le mariage, l’abandon de la maison parentale et la fondation d’un foyer continuent à être liés d’une manière différente de celle des autres pays européens. Lors de ces dernières années, les jeunes ont repoussé le moment du mariage et donc du départ, mais cette situation ne pourrait se produire dans d’autres pays, par exemple les États-Unis :
« Bien qu’aux États-Unis, rester dans la famille puisse être une possibilité pour une partie de la population, jamais cependant cette situation n’aurait pu y exister ni s’y généraliser comme en Espagne, parce que dans ces pays on considère que la formation du sentiment d’autonomie individuelle en marge de la famille, spécialement face à l’adversité, est une partie essentielle du processus de maturation de la personne » (Idem, p. 377-378).
64La famille espagnole pourrait évoluer vers une famille avec des caractéristiques modernes mais gardera des traits spécifiques adaptés au contexte espagnol. Actuellement, si on la situe dans une perspective européenne, la famille moderne espagnole présente les signes d’une famille traditionnelle. Quantitativement, il y a peu de divorces et des indices élevés de solidarité avec les personnes âgées. Qualitativement, elle présente des traits traditionnels en ce qui concerne l’autorité paternelle et la cohésion familiale. La famille espagnole a un mode de fonctionnement particulier :
« Les Espagnols continuent à s’occuper de leurs parents malades, de même que les grands-parents s’occupent des petits de leurs enfants quand ceux-ci partent travailler ; les enfants continuent à être le centre d’attention général ; le repas du dimanche et les jours fériés en famille sont sacrés ; les parents continuent à maintenir les enfants à la maison, quel que soit leur âge, tant qu’ils ne se marient pas » (Idem, p. 389).
65Il n’est pas évident que la situation se transforme l’avenir, et que les Espagnols le désirent car elle entraîne des avantages pour les individus et pour la société en général. Ainsi, comprendre la force, la flexibilité et la permanence de la famille espagnole est fondamental pour une explication viable de l’Espagne actuelle (Idem).
66L’ensemble de ces auteurs met en avant des arguments qui n’aident qu’en partie à comprendre la différence entre la décohabitation des jeunes espagnols et celle des jeunes français du domicile familial. Leurs travaux nous ont conduite à faire le choix d’étudier et analyser ce phénomène social d’une manière qualitative. À partir d’une approche compréhensive, nous avons ainsi décidé de travailler sur la construction identitaire des jeunes des deux pays. Plusieurs auteurs suggéraient d’ailleurs l’intérêt de cette approche sans pour autant la développer. Les dernières données nous confortent dans nos choix. Ainsi dans la dernière étude de l’INJUVE14, A. López Blasco (2004) fait un constat : bien qu’ils disposent de ressources stables qui pourraient leur permettre d’abandonner la maison des parents, en Espagne, 45 % des jeunes hommes de plus de 24 ans qui vivent chez leurs parents ont un emploi stable. Ceci montre que d’autres raisons, non économiques, entrent en jeu dans les logiques de décohabitation familiale des jeunes espagnols et peuvent aider à comprendre la différence avec les comportements des jeunes français. En France les dernières études (O. Galland, 2001) montrent que les jeunes sont aidés par leurs parents pour accéder à un logement autonome.
SE CONSTRUIRE
La jeunesse
67Dans les différents pays européens, il est plus difficile qu’auparavant de déterminer les frontières entre l’enfance et l’adolescence, l’adolescence et la jeunesse et la jeunesse et l’âge adulte. Ainsi, « La jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux. Les rapports entre l’âge social et l’âge biologique sont très complexes » (P. Bourdieu, 1984, p. 144). Les frontières étaient auparavant plus claires. Au XVIIe siècle, « on ne sortait de l’enfance qu’en sortant de la dépendance, ou du moins, des plus bas degrés de dépendance » (P. Ariès, 1973, p. 44).
« De nos jours, il est extrêmement difficile de fixer l’âge ou la situation à partir de laquelle on se reconnaît comme adulte. Avant, c’était facile. En Espagne, l’incorporation au marché du travail, le mariage, le service militaire pour les hommes, l’abandon de la maison familiale, constituaient des symboles de l’émancipation sociale. Aujourd’hui, il n’y a plus ni congruence, ni synchronie temporelle entre ces phénomènes, non plus qu’entre la majorité d’âge et celui de la responsabilité pénale. Les multiples disparités peuvent amener le jeune à se définir comme adulte en fonction de l’un de ces critères alors qu’il peut être défini par ses parents ou par d’autres adultes par les critères qu’il doit encore acquérir » (J. Iglesias de Ussel, 1998, p. 105).
Le processus d’individualisation
68Nous concevrons le processus de passage à l’âge adulte des jeunes en termes de processus d’individualisation progressive des jeunes par rapport à leurs parents. Les deux principales dimensions du processus d’individualisation sont l’autonomie et l’indépendance. Nous verrons comment les jeunes au cours des années ont acquis une autonomie et une indépendance envers leurs parents. La définition donnée par K. Chaland (1999a15) et reprise par F. de Singly (2001a) sera utilisée :
« L’indépendance, et notamment l’indépendance économique, est la manière dont l’individu peut, grâce à ses ressources personnelles, tirées de son activité, moins dépendre de proches ; l’autonomie est la maîtrise du monde dans lequel cette personne vit : monde défini par l’élaboration soit de règles personnelles, soit, en cas de vie commune, de règles construites dans la négociation à plusieurs. Lorsque ces deux dimensions sont réunies – indépendance et autonomie – alors l’individu moderne a le sentiment d’être libre, au moins dans sa vie privée. Cette liberté est précieuse, elle condense la totalité du processus de l’individualisation, avec l’authenticité, l’indépendance et l’autonomie » (p. 11).
69Les jeunes se caractérisent par la dissociation entre les deux dimensions principales de l’individualisation (F. de Singly, 2000b) : l’autonomie et l’indépendance. Ils se trouvent « dans des conditions sociales et psychologiques qui leur permettent d’accéder à une certaine autonomie, sans pour autant disposer des ressources, notamment économiques, suffisantes, pour être indépendants des parents » (Idem, p. 12). Dans une société qui valorise la liberté et l’indépendance, la situation des jeunes devient un problème social. L’autonomie sans indépendance est moins valorisée que l’autonomie avec indépendance parce que dans le premier cas elle est concédée dans le cadre d’une relation inégale (Idem).
70L’importance de l’autonomie plus ou moins grande des enfants aux yeux des parents a été étudiée par E. Maunaye (1997). Elle a élucidé les raisons qui font que, à un moment donné, les jeunes français partent de chez leurs parents. Elle explique que, pour les parents, leur rôle est d’inciter leur enfant au départ. L’autonomie de leur enfant est une valeur importante et leur rôle est de la favoriser. « Les mères et les enfants se rejoignent pour définir l’âge de 25 ans comme la limite pour rester chez ses parents » (E. Maunaye, 2001, p. 55). Les parents sont tristes de voir leurs enfants partir et partagés entre leur devoir parental et leur envie personnelle. Les travaux de cet auteur nous ont été très utiles pour cette recherche et notamment pour essayer de nous interroger sur l’attitude des parents espagnols envers les jeunes et le départ. Divers auteurs ont montré que les jeunes pouvaient être autonomes tout en résidant chez leurs parents (V. Cicchelli, 2001, E. Ramos 2000). Ces recherches ne prennent sens que dans une société comme la société française car dans la société espagnole ceci semble être une évidence. Comment les jeunes espagnols de 30 ans qui travaillent et habitent chez leurs parents pourraient supporter cette situation sans un sentiment d’autonomie ?
71En France, l’autonomie est une valeur centrale de la société, notamment pour les jeunes. Ainsi l’UNAF avait consacré un séminaire en 1998 à ce sujet. De même le Commissariat général du Plan a effectué avec des chercheurs et des partenaires sociaux une réflexion sur le sujet pendant deux ans qui a donné lieu à un rapport (2001). Les syndicats d’étudiants de leur côté, réclament souvent une allocation pour les jeunes au nom de l’autonomie de ceux-ci. L’autonomie dans la jeunesse est conçue socialement, comme ne pouvant être acquise complètement qu’à partir du moment où les jeunes ne résident plus avec leurs parents mais dans un espace qui leur est propre, et lorsqu’ils ont un revenu suffisant qui leur permette ne pas vivre aux crochets des parents. À partir de ce paramètre, l’autonomie peut-être mesurée lorsqu’elle est totale, mais, lorsqu’elle est relative, comme dans le cas des jeunes vivant avec leurs parents, il est nécessaire de trouver des indicateurs révélateurs ou non d’une certaine autonomie. Lorsqu’il s’agit de comparaisons internationales, il faut cerner si, par exemple, ne plus partager le même logement avec les parents est, dans les pays comparés, un indice d’autonomie ou non. La question de l’indépendance est plus simple. Si nous tenons compte de la définition en termes d’acquisition par un individu de ses propres ressources (K. Chaland, 2001), celle-ci est plus facile à cerner car elle est mesurable quantitativement. Mais le lien entre les deux notions est à nos yeux complexe. En France, il y aurait l’idée que l’individu indépendant économiquement ne saurait être complètement autonome en vivant avec sa famille. Tout se passe comme si la famille était perçue comme une source de frustration quand la relation établie avec elle s’accompagne d’une dépendance économique ou résidentielle. Comme s’il ne pouvait y avoir de relation saine, contemporaine ou relationnelle, entre les membres de la famille que si ces deux conditions étaient réunies.
72En Espagne, il n’existe pas de discours dans la société sur l’autonomie de la jeunesse, ni de la part des pouvoirs publics, ni de la part des syndicats, associations ou autres. On parle d’autonomie par rapport aux nationalismes catalan ou basque. En ce qui concerne la sociologie de la famille, le terme d’autonomie ou d’indépendance est pratiquement inexistant. On lui préfère le mot émancipation. Le terme émancipation ne sera pas utilisé dans notre recherche car il renvoie au statut juridique d’un individu : à sa majorité, il bénéficie des mêmes droits qu’un adulte. De plus, ce terme ne définit pas un processus d’acquisition de l’autonomie et de l’indépendance mais plutôt l’idée que les jeunes se libèrent de leurs parents d’un coup, qu’auparavant ils étaient dominés. Le terme émancipation renvoie à l’idée de rupture, l’émancipation ne se réalise pas progressivement : ce n’est pas un processus. L’usage de ce terme dans la sociologie de la jeunesse en Espagne peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit de décrire un comportement des jeunes qui concerne le départ lors du mariage, du jour au lendemain, et non pas un départ progressif, lent et avec des va-et-vient, avec une semi-indépendance ou autonomie.
73Le but sera de montrer les liens entre autonomie et indépendance en France et en Espagne. Nous essaierons aussi de comprendre ce que signifie être jeune et adulte dans chacune de ces sociétés et les rapports que le jeune est supposé entretenir par rapport à lui-même, à sa famille et à son (sa) partenaire.
74Nous verrons comment le processus d’individualisation se produit dans les deux pays. « Le résultat de l’individualisation et de la “détraditionalisation” est de faire de l’individu, émancipé des assignations de rôles selon la classe ou le genre, le responsable de sa propre trajectoire. L’individu doit se référer à lui-même pour planifier sa propre biographie » (J. Commaille, C. Martin, 1998, p. 88-89). Le processus d’individualisation peut donner lieu à un individualisme positif ou négatif. Dans le premier cas, l’individu établit avec les autres des relations qui l’aident à se construire : « les relations d’une certaine qualité (“dialogue”) avec autrui, et le contenu de ces échanges, les valeurs évoquées (“l’horizon de signification”) » (F. de Singly, 1996). C. Taylor16 montre que : « Ma découverte de ma propre identité ne signifie pas que je l’élabore dans l’isolement, mais que je la négocie par le dialogue, partiellement extérieur, partiellement intérieur, avec d’autres. Ma propre identité dépend vitalement de mes relations dialogiques avec les autres. » Dans sa recherche sur le concept d’identité, G. H. Mead (1963) montre que « la genèse de l’identité personnelle, du “soi” (self) ne peut pas être conçue comme un phénomène personnel isolé. La genèse de l’identité s’inscrit toujours dans une relation interactive à autrui » (Idem). Pour se construire positivement, le soi a besoin du regard d’autrui. Ainsi nous verrons qui sont les autres significatifs (P. Berger, T. Luckmann, 1996) pour les jeunes des deux pays. « L’individu a besoin, pour devenir lui-même, du regard de personnes à qui il accorde, lui aussi, de l’importance et du sens. Ces “autrui significatifs” sont, le plus souvent, le conjoint pour son partenaire, les parents pour les enfants et réciproquement, même si d’autres proches peuvent remplir cette mission » (F. de Singly, 1998b, p. 169).
75Dans le deuxième cas, les individus se trouvent dans un enfermement identitaire. On parle d’individualisme négatif : « L’individualisme est “négatif” seulement, et seulement si, l’exaltation du moi devient le seul contenu de la construction identitaire » (Idem, p. 215). À ce moment-là, l’individualisme contemporain pose problème (Idem, p. 211). Ceci signifie que les personnes centrées sur elles-mêmes et n’écoutant ni ne s’intéressant au monde qui les entoure peuvent et finissent par se désintéresser de tout et par rompre les liens avec autrui.
76La compréhension de la jeunesse passe par celle du processus de construction identitaire et notamment des liens qui peuvent s’établir entre les jeunes et les proches qui les aident à se construire en tant qu’individus.
L’identité
77Un premier constat, lorsque nous avons décidé de travailler sur l’identité des jeunes, a été la différence entre les deux pays concernant la production sociologique sur l’identité. En Espagne, peu de travaux concernent l’identité personnelle et la construction de celle-ci. Les travaux existants se réfèrent à l’appartenance des individus à des identités collectives (M. Castells, 1999) : identité basque ou identité catalane. Ceci pourrait s’expliquer parce que c’est une société où le processus d’individualisation est moins avancé qu’en France et donc l’intérêt concernant la construction identitaire des individus y serait moins d’actualité. Par exemple, un élément significatif est que, lors du dernier congrès de sociologie en Espagne (2001) organisé par la FES (Fédération espagnole de sociologie) et réunissant la majorité des sociologues espagnols de divers domaines, il n’y eut qu’une conférence plénière intitulée : « Identités et cultures de la globalisation ». Dans le reste des communications du congrès, celles dont les titres incluaient le terme identité étaient quasiment inexistantes, notamment dans les sections « Famille », « Jeunesse » ou « Genre ». Au cours de nos entretiens, nous avons pu constater que, même dans le langage courant, les jeunes ne parlent pas de se construire ou de se reconstruire ou de se trouver eux-mêmes.
78En France, le concept d’identité personnelle est très utilisé et travaillé. La production sociologique sur l’identité est importante, et le terme est souvent utilisé. Non seulement le concept est utilisé, mais il y a un réel débat entre les auteurs. Un exemple de débat est celui mené par C. Dubar (2000), dont les idées sur l’importance excessive attribuée au travail et à la profession dans la construction de l’identité ont évolué après qu’il ait été critiqué par F. de Singly. Il explique :
« Parmi les critiques les plus vives adressées à cette problématique de l’identité, celles qui me reprochent de minimiser la place de la vie privée, de l’amour et/ou de la famille, bref, de l’intimité17 m’ont paru à ce point importantes que j’y ai consacré une partie substantielle d’un ouvrage récent intitulé La crise des identités (PUF, 2001) » (C. Dubar, 2000, p. 12).
79Et il précise son accord avec l’une des principales thèses de F. de Singly qui défend le
« primat croissant de la vie privée sur les autres sphères sociales et l’importance de plus en plus décisive de l’autrui significatif (le conjoint spécialement) dans la socialisation “secondaire” à l’âge adulte. C’est dans et par la relation amoureuse que se construisent, ensemble et librement, des identités personnelles qui sont aussi des formes de “Moi conjugal” qui assurent et préservent la construction du “Soi intime” » (C. Dubar, 2000, p. 13).
80Dans les entretiens réalisés pour cette recherche, les jeunes français utilisaient souvent des termes qui renvoyaient à leur construction identitaire. Certains d’entre eux faisaient par exemple le lien entre vivre seul et pouvoir se construire. Dans cette recherche, il s’agira de comprendre la construction de l’identité personnelle des jeunes.
81En centrant notre attention sur la construction de l’identité, nous avons accordé une place centrale aux émotions et sentiments. Dans les sciences sociales, la place donnée aux émotions a souvent été minimisée (J. Elster, 1997).
« Les émotions, comme les normes sociales, ont été mal comprises. Ces deux échecs des sciences sociales ne sont pas indépendants, ils sont en étroite relation. Les émotions et les normes sociales sont comme des demi-sœurs. Les émotions participent de toutes les normes sociales comme des facteurs d’imposition externe ou interne. Les normes sociales régulent l’expression des émotions et parfois les émotions » (Idem, p. 124).
82Il ajoute : « Les émotions ont un rôle indispensable pour donner un sens et une direction à la vie. Sans émotions, il n’y aurait aucun motif pour agir » (Idem, p. 128). Ainsi il nous semblait important de connaître les sentiments des jeunes pour comprendre comment ils se construisaient. Par exemple, le mariage était-il le résultat d’une volonté personnelle d’établir un autre lien avec le partenaire ou d’une pression familiale ? Vivre longtemps avec la famille était-il le résultat d’un souhait et d’une joie ou au contraire d’une contrainte matérielle ?
Le changement
83L’identité peut être conçue d’un point de vue essentialiste. « Une personne peut, au cours de sa vie, donner l’impression de se transformer considérablement mais on estime qu’essentiellement, elle est la même ; tout bien pesé, c’est la même personne, en dépit de quelques accidents de parcours » (A. Strauss, 1992, p. 97). Cette idée « s’exprime dans la conception courante qui veut que l’essentiel de la personnalité soit stabilisé relativement tôt et ne subisse plus ensuite que des variantes de l’organisation de la personnalité initiale » (Idem, p. 97). Dans notre recherche, nous concevrons l’identité personnelle non pas comme une essence de l’individu mais comme étant en évolution. L’identité des individus n’est pas fixe, stable et définitive mais elle est au contraire dans un constant processus de construction. Comme l’explique F. de Singly (1996), « Le soi n’est pas stable » (p. 18). De nos jours, les individus sont continuellement en construction et produisent leur propre identité. L’identité n’est plus définitive et fixe mais en mouvance constante tout au long de la vie (E. Gil Calvo, 2001). Auparavant, le modèle était celui de la continuité biographique où les gens avaient un travail et une famille pour toute la vie. De nos jours, avec la flexibilité du marché du travail, ce modèle a changé, et, au niveau familial, les personnes peuvent avoir plusieurs familles tout au long de leur vie. Ainsi, la biographie n’est plus linéaire, continue et unitaire mais déconnectée et fragmentée (Idem).
84La jeunesse peut aussi se définir comme : « Ce moment de la vie où la largeur du répertoire de rôles permet d’expérimenter une identité en changement permanent. L’entrée dans l’âge adulte, et la stabilisation identitaire qui s’ensuit, sont pour l’essentiel provoquées par la limitation de ce répertoire » (J. -C. Kaufmann, 2001 p. 200). Les jeunes français réalisent-ils plus d’entrées et de sorties que les jeunes espagnols dans les domaines étudiés ? La jeunesse se caractérise par une période où il y a « une fréquence élevée des entrées et sorties de rôles, ces derniers étant eux-mêmes peu stabilisés » (Idem, p. 200). La période de la jeunesse peut être conçue comme une période spécialement en mouvance concernant l’identité car les jeunes n’ont pas encore un modèle intégré. Pour les parents, le but n’est plus que leurs enfants construisent des identités fermées, rigides et définitives mais flexibles et ouvertes aux changements sociaux (E. Gil Calvo, 2001).
La dialectique identitaire
85L’identité n’évolue pas uniquement sur le long terme mais aussi à court terme. Notre objet sera d’analyser l’équilibre que les jeunes établissent entre leur identité personnelle et leur identité statutaire. Par exemple, comment concilient-ils leur statut d’« enfant » avec l’envie plus ou moins grande d’aller rendre visite à leurs parents ? La dialectique identitaire consiste dans un conflit entre la « recherche de l’authenticité et le souci de ses engagements, entre la “profondeur” (jamais atteinte) du moi et la continuité temporelle du moi » (F. de Singly, 1996, p. 233). L’identité personnelle sera définie comme se constituant à partir de quatre références : « le soi intime pour autrui, le soi intime pour soi, le soi statutaire pour autrui, le soi statutaire pour soi » (Idem, p. 220). Nous distinguerons l’identité personnelle de l’identité intime : « Le travail de tout individu est de parvenir à découvrir cette identité personnelle, cachée au fond de lui-même – cette identité que nous nommerons “intime” » (Idem, p. 13). L’identité statutaire sera définie comme celle qui dérive du statut de chacun dans une situation donnée. Ainsi, dans la famille, l’identité statutaire des enfants est celle de « enfant de » ou de « frère de », dans le travail celle de « supérieur de » ou de « employé de ». Nous verrons dans quelle mesure les jeunes des deux pays sont dans des logiques plus ou moins statutaires et les implications dans leur construction identitaire.
86Le conflit entre les différentes identités peut donner lieu à une certaine unité. L’identité peut être considérée comme plurielle sans capacité d’unité (Lahire, 1998), ou, au contraire, comme ayant une capacité d’unité. Nous concevrons les jeunes comme ayant une capacité d’unité identitaire. L’individu serait « un processus ouvert, perpétuellement évolutif. Il ne cesse d’intérioriser de nouvelles images, de nouvelles pensées, de nouveaux schèmes implicites. Chaque jour par millions. La stabilité identitaire provient moins d’un assagissement de cette dynamique que de l’élaboration d’un contre-processus […] encerclant les forces d’ouverture et de changement » (J. -C. Kaufmann, 2001, p. 224).
87La cible du contre-processus est « comme celle de l’unité et la continuité de soi » (Idem, p. 228). L’individu est inscrit dans un processus dynamique de construction permanente où il essaie d’atteindre une certaine unité de soi : « C’est en fabriquant son unité que l’individu produit lui-même la pluralité intériorisée. Unité et pluralité ne s’opposent pas selon le principe des vases communicants, ce sont les deux faces d’un unique processus contradictoire » (Idem, p. 169). La modernité fragmente l’identité mais elle l’unifie aussi (A. Giddens, 1998). Ainsi, bien que la fragmentation vienne d’une diversification des cir- constances de l’interaction, la diversité de situations peut favoriser une intégration : « Une personne peut utiliser la diversité pour se créer une identité propre, spécifique, qui incorpore de manière favorable les éléments de contextes différents dans une chronique intégrée » (Idem, p. 242).
88Dans notre recherche nous essaierons de repérer comment les jeunes gèrent leur identité : par exemple, peuvent-ils se présenter en même temps en tant qu’« enfants de » et « petit copain de » ? Ou bien, au contraire, se montrent-ils sous un jour différent devant les amis et les parents afin d’éviter de se présenter en même temps de manière plus unitaire devant les deux ?
L’identité familiale, conjugale et amicale
89Le travail sur l’identité peut être ciblé sur quelques sphères de l’identité et non sur la globalité. Nous travaillerons sur la construction identitaire des jeunes par rapport à la famille, au partenaire et aux amis : de quelle manière aident-ils ou non ces jeunes à se construire ? Comment les jeunes gèrent-ils leur autonomie face à leur entourage ? Comment établissent-ils leurs rapports affectifs ? Comment parviennent-ils à concilier leurs différentes identités ?
« La famille est un lieu d’inculcation mais aussi d’échanges où se façonnent et se transmettent les valeurs et les modèles culturels entre les générations. Valeurs et repères, premiers repères ou absence de repères, premiers ancrages ou absence d’ancrage, à partir desquels tout citoyen va établir ses liens élémentaires au monde politique » (A. Muxel, 2001, p. 52).
90Cette fonction de la famille n’est pas propre à l’enfance : « Au-delà de l’enfance, cette interface se poursuit dans la jeunesse et dans la vie adulte, et reste d’une certaine façon valide » (Idem, p. 52). Nous nous sommes demandé si le fait pour les jeunes espagnols de partager plus longtemps que les jeunes français l’espace domestique avec leurs parents a des implications identitaires ? Nous verrons quel type de relation les jeunes établissent avec leurs proches et les mécanismes de fonctionnement de celle-ci.
91L’identité professionnelle ne sera pas traitée parce que, avec la globalisation et les changements dans les structures du marché du travail, nous pouvons penser que les identités professionnelles sont de plus en plus homogènes dans les pays européens, et notamment en France ou en Espagne. L’identité des jeunes peut être plus ou moins conforme à la société dans laquelle ils vivent et représenter un changement ou non. I. Alberdi, P. Escario et N. Matas (2000) ont travaillé sur la construction de l’identité des femmes espagnoles et ont montré que
« Certaines jeunes femmes espagnoles ont pris des décisions importantes concernant leurs vies et commencé à rompre les liens familiaux ; elles vivent ou non en couple, ont choisi leur travail par vocation et pas seulement des professions bien rémunérées et appartiennent à une certaine élite féminine quant à leurs styles de vie modernes ou postmodernes » (p. 7).
92Au cours de notre recherche nous avons essayé de repérer non seulement les comportements qui correspondent au modèle le plus répandu dans la société mais aussi les comportements émergents.
MÉTHODOLOGIE
93La comparaison entre la France et l’Espagne induit par la méthode de comparaison de ces deux pays que les différences seront surtout mises en valeur et non pas les ressemblances. J. Commaille et F. de Singly (1997), montrent comment le chercheur, en comparant les pays européens entre eux, « ne doit pas faire croire à un quelconque suspense, la réponse est dans la méthode de travail » (p. 10). En effet, il est certain que, si nous avions comparé l’ensemble des pays européens avec des pays d’autres continents, nous aurions trouvé plus de ressemblances entre les premiers. « Voir l’Europe de près, de très près, déforme la perception d’ensemble, et rend le spectateur surtout sensible aux différences qui subsistent » (Idem, p. 12). Dans cette recherche, nous avons essayé de ne pas prendre les indicateurs comme renvoyant à la même signification dans les deux pays mais de comprendre leur signification dans chacun des contextes étudiés. Par exemple nous avons cherché à comprendre à quelle réalité renvoyait la vie en concubinage. Est-ce que les implications de ce mode de vie étaient les mêmes dans les deux pays ? « En effet, comparer présuppose que le sens de l’indicateur soit identique dans les différents pays étudiés, ou aux différents moments de l’observation. Or rien ne garantit jamais la stabilité de la signification d’une donnée » (Idem, p. 14). Nous avons tenté de dégager l’idéal type de la construction identitaire des jeunes dans chacun des pays. Les constructions idéaltypiques « décrivent comment une activité humaine, d’une nature déterminée, se déroulerait, si elle s’orientait de façon rigoureusement rationnelle en finalité, en dehors de toute perturbation provenant d’erreurs ou d’affects, et si, en outre elle s’orientait de façon entièrement univoque d’après une seule fin » (M. Weber, 1995, p. 35). On le construit « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue, et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène » [Enheitlich] (M. Weber, 1992 p. 172).
94La comparaison en termes de genre n’a pas été traitée compte tenu que le centre de la recherche était la comparaison entre les deux pays. Lorsque nous faisons référence aux jeunes français et espagnols, nous parlons essentiellement des jeunes qui ne sont pas issus de l’immigration. Lorsque c’est le cas, il s’agit d’une immigration européenne.
95Pour réaliser le travail de terrain, nous avons utilisé une démarche compréhensive. M. Weber (1992) définissait l’activité comme « un comportement compréhensible » (p. 305). Le travail de terrain a consisté en la réalisation d’entretiens compréhensifs de type semi-directif pour comprendre le sens que les acteurs (dans le cas présent les jeunes de 25 à 30 ans) donnaient à leur action. Ceci se justifie car c’est dans ces tranches d’âge que l’écart entre le comportement des jeunes français et espagnols est le plus important quant à leur mode de résidence. Par moments, il a été difficile de trouver en France des jeunes de ces âges et des jeunes un petit peu plus jeunes ont été interviewés. Cette difficulté pour trouver des jeunes en France nous paraît cohérente avec les données statistiques car seuls 18 % d’entre eux résident chez leurs parents. Ces entretiens, d’une durée comprise entre quatre-vingt-dix et cent vingt minutes, ont été retranscrits intégralement et analysés par la suite18. « La démarche compréhensive s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système des valeurs des individus » (J. -C. Kaufmann, 1996a, p. 23).
« Écouter la parole des hommes et des femmes, des adultes et des jeunes sur la manière dont ils tentent de se construire et d’aider leurs très proches à se construire est conforme à la notion de “soi” : le “soi” étant réflexif, il s’élabore dans la conversation avec autrui et avec lui-même. L’entretien constitue un support privilégié pour appréhender ces processus, il permet de découvrir comment les individus ont une conception multidimensionnelle de l’identité » (F. de Singly, 1996, p. 16).
96Nous avons choisi nos jeunes interviewés dans trois types de situations : un groupe qui habitait chez les parents, un autre en concubinage dans un logement indépendant de celui de la famille, et un dernier groupe marié et vivant dans leur propre logement. Ce choix venait d’une volonté de démontrer que s’il était vrai que les jeunes des deux pays ne se construisaient pas de la même manière, alors vivre marié, chez les parents ou en concubinage ne renvoyait pas à la même réalité. Il ne s’agissait donc pas uniquement d’une question de mode de vie, les jeunes espagnols préférant rester chez leurs parents plus longtemps que les jeunes français, mais de différentes conceptions de soi et du rapport à la famille, au partenaire et aux amis. Le choix des trois sous-populations devait permettre de montrer que, finalement, les jeunes de chaque pays, quelle que soit leur situation résidentielle, se construisaient de manière différente. Les jeunes devaient, si possible, avoir une activité professionnelle. Ces choix se justifiaient afin d’éviter le discours classique et médiatisé des jeunes justifiant de ne pas partir de chez leurs parents en raison de difficultés économiques. Pourquoi des jeunes ayant une activité restent-ils chez leurs parents ? De plus, nous avions observé que statistiquement, parmi les jeunes qui habitaient chez leurs parents en Espagne 60 % étaient actifs en 199619, contre 18 % en France. Dans la plupart des cas, les jeunes rencontrés étaient actifs mais parfois, notamment en ce qui concerne les jeunes résidant chez leurs parents en France, il a été plus difficile de trouver des jeunes actifs, et quelques jeunes étudiants et même chômeurs ont été interviewés. Par la suite, nous avons pu constater la richesse de cette population qui apportait des éléments nouveaux à la recherche. Les jeunes devaient, si possible, avoir un partenaire lorsqu’ils résidaient chez leurs parents. Ceci était important pour comprendre comment les jeunes vivaient leur relation au partenaire et l’intégraient ou non à leur famille d’origine. Se créaient-ils un monde séparé ou, au contraire, décidaient-ils de partager cette partie de soi avec leurs parents ?
97Les lieux choisis, pour la réalisation de ces entretiens, ont été Madrid et Paris, les deux capitales des deux pays. Nous avons décidé de travailler en milieu urbain et sur la « constellation centrale » (H. Mendras, 1988).
« À défaut d’observer la totalité du ciel social, l’intérêt de décrire la constellation centrale est d’apercevoir les normes du système avec une visibilité plus grande. Les principes de construction de l’identité moderne naissent dans les fractions les plus diplômées de la population […] » (F. de Singly, 2000a, p. 17).
98Certains interviewés avaient habité des années auparavant en milieu rural mais pas au moment de l’entretien.
99Au total, une soixantaine d’entretiens ont été réalisés dans les deux pays. Des sources complémentaires ont été utilisées au cours de cette enquête. Une partie du travail a consisté à effectuer une recherche bibliographique exhaustive. Les ouvrages en espagnol ou en anglais cités ont été traduits par nous-même. Par ailleurs, nous avons utilisé notre double culture pour faire des observations dans les deux sociétés en essayant de repérer des éléments qui pouvaient nous être utiles. Ce travail a été complété par un repérage – dans les films, les publicités, les romans et les débats télévisés, ainsi que dans d’autres médias – des éléments qui pouvaient être intéressants pour mobiliser de nouvelles idées. « Une fois que le sociologue est parvenu à construire un idéal type de ce qu’il cherche à comprendre il peut […] repérer des citations dans des romans ou des films qui condensent en quelques lignes ce que de nombreux individus lui ont raconté pendant les entretiens » (F. de Singly, 1996, p. 17). Une fois ce travail avancé, nous avons confronté nos idées à celles de chercheurs plus confirmés. Par moments, au cours de la recherche, afin d’avoir des éclairages sur des points précis, des groupes de discussion ou des entretiens individuels ont été réalisés. Il est nécessaire de préciser que nous avons reflété, quant aux parents, essentiellement les discours que les jeunes nous donnaient sur eux et non pas l’opinion directe des parents.
100Dans la première partie nous verrons le cas des jeunes espagnols qui habitent chez leurs parents (chapitre I) puis celui des jeunes français (chapitre II). Alors que les jeunes espagnols, quand ils habitent encore chez leurs parents à l’âge de 25-30 ans, sont en conformité avec les normes de leur société à ce moment du cycle de leur vie, il en va différemment pour les jeunes français qui, pour la plupart, ont quitté le domicile des parents avant cet âge. En France, ce cas de figure ne concerne qu’une minorité de jeunes. Cette différence nous amène à nous demander si vivre chez ses parents au-delà d’un certain âge a la même signification en France qu’en Espagne ? Si la cohabitation y prend les mêmes contours ? Si les parents y traitent leurs enfants de la même manière ? En fait, quelles sont les conditions qui entourent la construction identitaire chez les jeunes des deux pays ? Comment arrivent-ils à concilier leur identité personnelle avec leur identité statutaire ?
101Dans la deuxième partie nous verrons le cas des concubins espagnols (chapitre III) puis français (chapitre IV). Les processus suivis par les jeunes espagnols et les jeunes français entre le moment du départ de chez les parents et l’installation en concubinage sont différents. Alors que les jeunes espagnols passent soit de chez leurs parents à la vie en concubinage, soit habitent pendant une courte période avec des amis avant de vivre en concubinage, ils continuent le plus souvent à habiter la même ville que leurs parents et ne s’éloignent pas d’eux physiquement. Les jeunes français, généralement, changent fréquemment de ville, de logement et, au cours des années, de manière d’habiter – cohabitation avec des amis, en solo (J. -C. Kaufmann, 1999) ou en concubinage, retours chez les parents, etc. – en s’installant de manière progressive dans une relation à laquelle ils donnent un sens durable.
102Lorsqu’il s’agit d’aller vivre en couple, les jeunes espagnols ne quittent généralement la maison parentale qu’avec un partenaire qu’ils connaissent depuis longtemps, après avoir occupé un emploi stable depuis déjà un certain nombre d’années et avoir pu épargner. Les jeunes français, quant à eux, partent le plus souvent alors qu’ils sont encore étudiants, même quand leur relation avec leur partenaire est encore récente.
103Dans la troisième partie nous verrons le cas des jeunes mariés espagnols (chapitre V) et celui des jeunes français (chapitre VI). C’est au moment du mariage que le livret de famille est délivré aux couples et que l’on considère qu’ils forment désormais une famille. En France comme en Espagne, le mariage est un contrat qui exige et implique des devoirs et des droits entre les contractants20. Notre objectif n’est pas ici de comparer minutieusement ces droits et devoirs mais de signaler que, dans les deux pays, les époux doivent habiter ensemble, se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance, et doivent assurer ensemble la direction morale et matérielle de la famille.
104En Espagne, une majorité de jeunes quitte le domicile familial au moment du mariage. Avant leur départ, les jeunes espagnols vivent avec leur famille et se construisent dans la proximité avec elle, alors que les jeunes français le font dans la distance. À nos yeux, ce n’est pas sans effet sur la façon de construire leur identité d’adulte. Les premiers passent d’une famille à une autre alors que les seconds, avant de franchir le pas du mariage, connaissent d’autres situations de résidence et donc se construisent différemment.
Notes de bas de page
1 À partir du traitement des données du recensement de la population de 1999, puis de celles issues de l’INSEE, 2004-2005, Tableaux de l’économie française, on constate qu’en 1999, 14 % des jeunes de 25 à 29 ans vivaient en France chez leurs parents. Il y a une différence de quatre points entre 1996 et 1999. Néanmoins l’objet de notre recherche se concentre surtout dans la comparaison entre les écarts existants dans les deux pays.
2 En 2002, ils étaient 61 % en Espagne (INE, EPA). Un point de différence n’est pas significatif, compte tenu que nous utilisons des sources différentes. Nous ne disposons pas des données de 2002 pour la France.
3 Ce terme est utilisé par les auteurs de deux manières : soit pour désigner que les jeunes ne résident plus avec leurs parents, soit pour désigner qu’ils ne résident plus mais sont indépendants économiquement.
4 Ministerio de Trabajo y Seguridad Social, Boletín de Estadísticas Laborales, 2003.
5 Ministerio del Interior y avance del censo de la población del 2001.
6 Mot à mot : « Le marié veut une maison. »
7 Eurostat.
8 . Informe preliminar para la elaboración del Plan Joven de Zaragoza, 1996.
9 Eurostat.
10 Banco de España.
11 Ministerio de Trabajo y Seguridad Social, Boletín de Estadísticas Laborales.
12 Ministerio de Fomento et Consejo Superior del Colegio de Arquitectos
13 Les données de C. Tobío ne coïncident pas tout à fait avec les nôtres. Ceci montre les difficultés qu’engendrent les données statistiques et les sources utilisées.
14 Enquête menée auprès de 5 014 jeunes de 15 à 29 ans.
15 K. Chaland, 1999a, Individualisation et transformations de la sphère privée : le discours sur l’individu et la famille. Strasbourg, Université Marc Bloch de Strasbourg, thèse de doctorat de sociologie (dir. P. Watier).
16 Cité par F. de Singly (1998a). C. Taylor, 1989, Sources of the Self, Cambridge, Harvard University Press.
17 C’est le cas de F. de Singly (1997), qui qualifie mon approche d’universaliste parce qu’elle repose sur une équivalence socialisation « primaire » = famille + école ; socialisation « secondaire » = travail.
18 Les noms utilisés sont des pseudonymes dans le but de conserver l’anonymat des interviewés.
19 Eurostat.
20 En France ils sont réglés dans le Livre I. titre I chapitre VI, art. 212-226 du Code civil. En Espagne dans Libro I, título IV, capítulo V, art. 66-71.
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