Conclusion. Le notable aux colonies : héritage ou bricolage ?
p. 311-315
Texte intégral
1Une des interrogations les plus courantes de la sociologie (en particulier allemande, de Tonnïes à Simmel) concerne le passage d’une société européenne vue comme une juxtaposition de communautés (Gemeinschaft), où dominent les liens interpersonnels, à une société marchande (Gesellschaft), où l’anonymat et l’assignation des êtres à des rôles précis et fonctionnels fondent les nouvelles règles de relations sociales1. Il est frappant de constater que l’univers colonial créait les conditions de perpétuation de la première au sein de la seconde. N’en concluons pas pour autant à une forme de « persistance de l’Ancien Régime » (A. Mayer) comme s’il était dans la nature des choses que l’espace colonial fût le terrain où se seraient prolongées certaines dynamiques essoufflées de l’Europe. Celles-ci existaient bien en Tunisie sous la forme de « la Nation française », ce groupe de négociants tunisois qui élisait, depuis le XVIIe siècle, un « député de la Nation » : mais le Résident Paul Cambon y mit un terme en 1883. Le notable colonial dans les protectorats français d’Afrique du Nord ne s’inscrivait pas dans la continuité d’une histoire européenne ; il était avant tout un produit de circonstance, une figure sociale modelée par une administration coloniale ayant le souci de l’économie et la méfiance de la politique.
2Souci de l’économie ? Présidents de chambres consulaires, vice-présidents ou membres de commissions municipales, tous acceptaient, sans rémunération particulière, d’apporter leur contribution à la gestion de la cité coloniale. L’administration anglaise, en Égypte, ne raisonnait pas autrement lorsqu’elle décida de doter Alexandrie, en 1890, soit six ans après la mise en route de la commission municipale de Tunis, d’une municipalité officielle en ayant l’objectif de concilier l’« orientation et [l’] encadrement des initiatives privées, avec un engagement au moindre coût2. » En ce sens les notables constituèrent un recours indispensable pour un système colonial dont les ambitions dépassaient, et de loin, les budgets coloniaux des métropoles.
3Méfiance de la politique ? On a vu comment les fonctionnaires résidentiels, relayés par une partie importante des notables eux-mêmes, tentaient de contourner et de marginaliser les intrusions des principes politiques métropolitains (la démocratie représentative, le suffrage universel, le pluralisme partisan…). La raison d’une telle attitude n’était pas seulement dictée par l’inquiétude de voir les populations « protégées » revendiquer l’accès au débat politique ; plus sûrement s’agissait-il de soustraire la gestion des Protectorats de la sphère politique (et, en premier lieu, du Parlement métropolitain) pour la cantonner à la sphère administrative (en l’occurrence celle du gouvernement). Bien des intérêts se recoupaient alors autour de cet objectif : les diplomates du Quai d’Orsay, certains parlementaires drapés dans la toge de « patron » des sociétés coloniales et, surtout, les notables coloniaux eux-mêmes, qui avaient compris assez vite, passées les velléités annexionnistes de la fin du XIXe siècle, le fort degré d’autonomie qui pouvait s’établir à partir de la forme juridique du Protectorat.
4Doit-on en conclure que les Résidences furent ainsi à l’origine d’une forme de privatisation du pouvoir, d’une délégation à la société coloniale d’une partie des prérogatives exercées en métropole par des élus ou des fonctionnaires ? D’aucuns usèrent même du terme de « féodalité3 » afin de caractériser ces sociétés coloniales. Dans le cas de la Tunisie et du Maroc, nous n’avons pas hésité à fureter dans le fonds de commerce des médiévistes en parlant d’« encellulement ». Cependant il convient de limiter l’usage d’un tel vocabulaire aux zones rurales. Dans celles-ci l’administration, peu présente, était représentée par un contrôleur civil gyrovague et quelques gendarmes à l’autorité sinon contestée du moins assez souvent phagocytée par l’influence des notables du cru. Ces derniers, vice-présidents de municipalité, présidents d’associations de colons ou élus consulaires en leurs terres, organisaient la vie locale, accaparaient la fonction de porteparole de ces micro-communautés agraires, contrôlaient les circuits du crédit et des organismes coopératifs. Parfois ils donnaient l’apparence d’une certaine homogénéité : dans la Chaouia et le Gharb marocain comme dans le Sahel tunisien, ils présentaient des profils dans lesquels la patine bourgeoise et l’esprit du manager à l’américaine avaient leur part ; le Maroc Oriental comme le Sous, autour de Meknès ou Marrakech, offraient des exemples de réussites plébéiennes où l’affirmation d’un charisme social, plus proche de celui du coq de village que de l’aristocrate aux champs, se teintait d’une influence algérienne au fur et à mesure que l’on se rapprochait de l’Oranais ; enfin le Nord tunisien, céréalier et viticole, présentait une nébuleuse de notables rhodaniens, à la fois discrets, pieux et efficaces, auxquels s’ajoutait une aristocratie soucieuse d’échapper à une France qu’elle jugeait trop républicaine.
5En dehors des zones rurales, cette « féodalité » de circonstance, bien plus bricolée et improvisée qu’imposée et structurée, s’atténuait et perdait en pertinence au fur et à mesure que l’on s’approchait de la ville. Non que l’air de cette dernière rendît libre, mais parce que dans le monde urbain colonial l’autorité administrative était plus présente et le paysage social et économique bien plus instable et mouvant. Les commissions municipales étaient le principal creuset au sein duquel le commerçant, le négociant, l’entrepreneur, le banquier ou le rentier pouvaient accéder au statut formel de notable (et non informel, car le terme était utilisé dans les arrêtés de nomination à la commission). Ses membres formaient ainsi une strate originale, plus tout à fait plébéienne car le regard résidentiel, en se posant sur eux, leur donnait accès à la Res Publica coloniale (fût-ce en parole) mais pas encore patricienne, puisque privée d’un accès direct au centre décisionnel, à ses instances (chambres consulaires, Grand Conseil de Tunisie ou Conseil du Gouvernement marocain), pour la plupart électives, qui entraient en contact avec le Résident et les divers chefs de service.
6Justement : quel était-il, ce « patriciat » que nous plaçons au dessus des commissions municipales et des associations de colons ? En Tunisie comme au Maroc, il incluait les présidents des chambres consulaires qui cumulaient souvent l’aisance économique, l’habileté politique et le charisme individuel. S’appuyant sur le réseau des associations de colons (dense en Tunisie, plus lâche au Maroc) ou sur d’autres structures associatives (syndicats d’initiative, groupements régionalistes, mutualistes ou idéologiques), ils formaient la part la plus dynamique du monde des prépondérants coloniaux. Nulle cohérence cependant dans ce groupe : certes, il existait bien des conférences consulaires circumméditerranéennes, mais, au final, bien peu de liens entre ces chefs d’entreprises ou exploitants, fort individualistes et peu soucieux d’élaborer un front collectif. Et ce d’autant plus qu’ils représentaient des façons d’être et de faire souvent aux antipodes les unes des autres. N’oublions pas d’adjoindre à ces élus consulaires une spécificité tunisienne : le membre élu de la Conférence Consultative (qui devint le Grand Conseil de Tunisie en 1922). L’introduction du principe électif dans la Régence (esquissé en 1896 mais généralisé à partir de 1905) pour désigner les représentants de la société coloniale française fonde un contraste majeur avec la configuration sociale et politique du Maroc colonial. À Rabat, l’administration, malgré la création d’un corps d’élus du « troisième collège », ne pouvait sortir de la confrontation (parfois vive, comme en 1935) avec les élus consulaires, majoritaires et tout puissants au Conseil de Gouvernement alors qu’à Tunis, le Résident pouvait jouer, dans une certaine mesure, le jeu des querelles franco-françaises afin de s’assurer une certaine tranquillité.
7Il existait bien une part d’héritage dans l’univers des notables coloniaux. D’une part on ne saurait le détacher de la matrice occidentale de la Révolution Industrielle4 : elle lui fournit son moteur comme ses conditions techniques. Et d’autre part les flux migratoires vers les Protectorats, marqués par une forte proportion de Méridionaux (en particulier venus de Corse) ou de Français d’Algérie, lui donnaient une forme spécifique, une couleur qu’on ne peut sous-estimer. Cependant c’est bien de bricolage qu’il convient de parler : dans le contexte des Protectorats l’invention du notable fut avant tout la résultante d’un déficit d’administration et d’une succession de contradictions gérées dans l’urgence (colonisation de peuplement ou colonisation de capitaux ? Protectorat ou annexion ?). En un sens, l’élaboration de cette figure sociale sert de révélateur au degré d’improvisation de l’expansion coloniale.
8Improvisation ne veut pas pour autant dire chaos. Les solutions choisies par l’administration tout comme l’organisation sociale de la société coloniale s’adossaient à des pratiques et des idéologies repérables. De la même façon, l’univers notabiliaire, une fois mis en place, obéissait à des règles de fonctionnement identifiables.
9Bien entendu notre étude, en privilégiant une approche comparatiste et globale, ne peut entrer dans le détail des situations. Chaque instance ou chaque commission municipale mériteraient une analyse à part entière qui permettrait non seulement d’apprécier la quotidienneté du pouvoir et de l’influence mais également d’évaluer la place et l’importance des notables tunisiens et marocains dans l’édification et le fonctionnement de l’appareil colonial. En faisant le choix d’un groupe restreint à la définition complexe, nous souhaitions placer « un sismographe destiné à déceler les secousses, les ondes et les frémissements5 » de la machine coloniale afin de repérer ces pratiques, ces idéologies et ces règles qui faisaient partie intégrante du processus colonial. L’action des notables comme leurs parcours témoignaient ainsi de deux éléments.
10Le premier de ces éléments résidait dans les modalités d’une co-gestion de la cité coloniale, qui s’établirent entre des fonctionnaires sûrs de leur droits et soucieux d’agir sans entraves et une société coloniale à la fois inquiète et gourmande d’action. Ces modalités connurent des stades expérimentaux (la Tunisie constitua ainsi un véritable laboratoire social et politique qui fournit des solutions sélectivement adoptées au Maroc) et furent marquées à la fois par des soubassements humains différents en Tunisie et au Maroc, ainsi que par leur contexte d’élaboration, dans lequel jouait la césure de la Grande Guerre. L’organisation politique et administrative de la Tunisie accompagna ainsi la montée en puissance d’une République démocratique et sûre de ses valeurs alors que le Maroc inscrivit son élaboration institutionnelle dans le cadre d’un régime métropolitain en proie aux doutes et aux remises en question : le fait que la séquence historique 1880-1910 fut parcourue par la question de l’ouverture du pouvoir au plus grand nombre alors que la période 1915-1935 fut marquée par la question de la restriction de ce même pouvoir à des « experts » n’était pas sans conséquence sur la configuration sociale et politique des sociétés coloniales des deux Protectorats.
11Le deuxième élément consistait en l’approfondissement de la déclinaison franco-maghrébine de ce phénomène de longue durée que fut l’expansion coloniale. Il s’agissait de fonder une sorte de cartographie de l’action humaine, dans laquelle le notable européen, tout en partageant, de la Chaouia au Sahel, de Meknès à Sfax, ce sentiment diffus d’être un « intrus », laissait entrevoir des formes différentielles. L’homme colonial ne se réduit pas, comme le suggérait H. Arendt, « aux forces anonymes qu’il est censé servir afin de perpétuer le dynamisme du processus tout entier6 ». Il conserve une identité, un style, qui, tout en se combinant avec des normes collectives, produisent des formes sociales, des modes de rapport à l’autre différentes. Le modèle du grand propriétaire de la Tunisie du Nord, produit d’un siècle à la fois positiviste et romantique, soucieux d’agronomie et quelque peu paternaliste, était à des années-lumières de la frénésie casablancaise, furieusement futuriste, imprégnée d’un certain goût de l’action, de la vitesse et de la mécanique :
« Il y a quelque cent ans, beaucoup estimaient que c’était « vivre » que de rechercher un cadre parfumé de la poussière des souvenirs, comme Venise par exemple, et d’y projeter l’image d’un amour artificiel, passager et égoïste. Aujourd’hui l’on peut voir dans la formidable ruée sur Casablanca, les petitsfils et arrière-petit-fils de la génération de 1830 poursuivre un autre idéal et se laisser prendre avec volupté dans l’engrenage des machines pour créer au lieu de jouir7 […]. »
12Un des intérêts majeurs d’une approche combinant le souci comparatiste, la prosopographie et le relevé d’indices micro-historiques fut de restituer une historicité à un objet d’étude trop souvent enfermé dans un bloc d’interprétation univoque, une cage de fer de préjugés et de certitudes. Ce que montre l’étude des notables français de Tunisie et du Maroc, c’est avant tout l’existence d’un monde colonial, lieu d’une histoire globale, fruit d’une imbrication complexe de logiques et de pratiques (sociales, économiques, culturelles et politiques) que nuancent parfois les soubresauts des parcours individuels. Telles les traites négrières qu’Olivier Pétré-Grenouilleau8 passa il y a peu au tamis du comparatisme et de la longue durée, l’intelligibilité de l’univers de la colonisation intègre nécessairement les multiples histoires qui viennent s’y choquer. Il n’en sera alors que plus évident qu’au-delà des hasards et des nécessités, l’histoire apparaît comme ce « démon des combinaisons inattendues9 » dont parlait Paul Valéry.
Notes de bas de page
1 Vandenberghe F., La Sociologie de Georg Simmel, Paris, La Découverte, 2001, p. 84-85.
2 Ilbert R., Alexandrie, 1830-1930, Histoire d’une communauté citadine, Le Caire, IFAO, 1996, t. I, p. 277.
3 Nora P., Les Français d’Algérie, Paris, Julliard, 1961, p. 93.
4 « L’expansion coloniale, qui usurpe la propagation de la culture industrielle […] », écrit J. BERQUE (in « Colonisation, nature et diversité », Dépossession du Monde, Paris, Le Seuil, 1964, p. 89). Voir aussi les contributions de R. Ilbert (« Inventaires et diagnostics », p. 33-40) et D. Rivet (« Note sur le fait colonial », p. 41-48) in Colonialisme et postcolonialisme en Méditerranée, 10e rencontre d’Averroès, sous la direction de T. Fabre, Marseille, Parenthèses, 2004).
5 Sirinelli J.F., Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, p. 633.
6 Arendt H., L’Impérialisme, Fayard, 1984, p. 159.
7 L’Essor industriel de Casablanca. Enquêtes sur les entreprises industrielles de Casablanca faites par La Vigie Marocaine, Casablanca, Éditions de la Vigie Marocaine, 1914, p. 118.
8 Pétré-Grenouilleau O., Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.
9 Valéry P., « Propos sur le progrès », in Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1988, p. 140.
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