Chapitre VI. Le Sinn Féin à la redécouverte de la France
p. 223-264
Texte intégral
1Arthur Griffith est considéré comme l’un des idéologues les plus importants du séparatisme irlandais du début du XXe siècle. Pendant longtemps, son influence politique est restée limitée, mais nous ne pourrions ignorer l’un des fondateurs du Sinn Féin, un homme qui a tenté de redéfinir l’orthodoxie du séparatisme irlandais. Sous l’influence de Maud Gonne, cette volonté s’accompagne d’une nouvelle approche des relations de l’Irlande avec l’Europe continentale, avec l’Allemagne, mais aussi avec la France et ses nationalistes. Avant d’entamer l’analyse de l’apport du nationalisme français au mouvement du Sinn Féin, il est important d’établir dans quel contexte celle-ci se matérialise. Cette approche nous permettra de comprendre les raisons qui ont fait de quelques thèmes du nationalisme français des enjeux idéologiques importants du discours de Griffith et de ses cercles politiques et intellectuels.
Le contexte franco-irlandais au début du XXe siècle
Les questions internationales
2Alors que le mouvement culturel irlandais s’est imposé depuis la fin des années 1890 comme un phénomène de masse assez uniforme et crédible, le champ politique est loin d’être resté inactif. Nous l’avons déjà observé à propos des questions internationales, et plus particulièrement des relations entre les deux grands empires du moment, la France et la Grande-Bretagne. Ces questions permettent notamment au United Irishman de transmettre à une audience que l’on pourrait qualifier, à des degrés divers, d’instruite, certains principes séparatistes, tels que l’utilisation de la force et, éventuellement, celui d’un support militaire étranger. Cela n’enlève rien au fait que le discours d’un nationalisme parlementaire, visant à l’établissement du « Home Rule », reste dominant au sein de la population. Un objectif qui implique une autre compréhension des relations de l’Irlande avec l’Empire britannique et ses ennemis potentiels. Cependant, comme toujours au sein de la vie politique irlandaise, les familles nationalistes s’entrecroisent et se déchirent avec une facilité qui oblige l’historien à établir, pour chaque période, chaque phénomène et événement étudiés, une analyse au cas par cas.
L’Entente cordiale et ses conséquences
3C’est en juin 1898, quelques mois avant une « reculade » retentissante, que Delcassé entame sa carrière en tant que ministre des affaires étrangères. Toute humiliante qu’elle soit, la crise de Fachoda a cependant pu avoir pour effet de donner un peu plus d’envergure à la politique étrangère de la France. Confronté à la puissance navale de la Grande-Bretagne, ainsi qu’à une situation peu enviable en Europe (l’alliance franco-russe n’offre pas tous les gages de sûreté), Delcassé dessine les contours du grand projet conclu le 8 avril 1904 par la signature de ce qu’il est convenu d’appeler l’Entente cordiale. Il reste encore difficile d’établir si Delcassé a conçu le principe d’un rapprochement franco-britannique dès 1899. Il y pense certainement déjà, observant le changement progressif qui s’opère dans l’approche britannique des questions internationales. L’opinion européenne est majoritairement opposée à la guerre des Boers. Les autorités britanniques s’en inquiètent1. Pour y faire face, la première intention des diplomates britanniques est de se rapprocher de l’Allemagne. Delcassé, qui craint une possible alliance anglo-allemande, décide d’entamer à partir de 1902 de lentes et longues négociations avec la Grande-Bretagne, favorisées par un progressif rapprochement des opinions publiques des deux pays2.
4Pour les milieux nationalistes irlandais, l’éventualité d’un rapprochement franco-anglais n’est pas un événement anodin. La France peut devenir anticléricale, amorale, ou expulser des nationalistes irlandais réfugiés sur son sol, sans que son mythe s’en trouve profondément modifié. Cependant, cette France imaginée, lointaine, reste largement dépendante d’un présupposé : son inimitié plus ou moins affirmée envers la Grande-Bretagne. C’est ce sentiment qui a permis l’intervention irlandaise à Fontenoy, qui a motivé les plans de Hoche et ceux, non aboutis, de Napoléon ; il a également, dans un passé plus récent, engendré certains contacts entre les frères Cambon et quelques figures du nationalisme irlandais. Bien sûr, il y a l’expérience de 1848 et cette désolante réponse de Lamartine. Mais il ne s’agissait encore que de mots et non pas d’un accord officiel. La possibilité d’un rapprochement franco-anglais est donc envisagée avec une certaine crainte, exprimée dès 1900, le United Irishman exprime ce sentiment : « horrible et aussi peu naturel que cela peut paraître, il est effroyablement vrai que le parti pro-anglais en France est à présent l’ancre des espérances anglaises en Europe3 ».
5Assisté de Maud Gonne, cela n’empêche pas Griffith de continuer à écrire et à publier sur 1798, notamment pour démontrer que la question irlandaise est autant européenne que nationale : « À l’époque de Hoche et de Humbert l’importance de l’Irlande comme champ de bataille européen était reconnue. » Puis, sur la relation de Napoléon, l’un des grands hommes de l’Histoire selon Griffith, avec l’Angleterre : « Son problème était celui de nombreux dirigeants français, à savoir celui de mutiler l’Angleterre. » Finalement, l’article conclut : « La question du statut de la nation irlandaise est européenne et non pas seulement locale4. » Cet article montre qu’Arthur Griffith pense le développement politique et culturel du nationalisme irlandais dans un cadre européen, et non pas seulement anglo-irlandais. Promouvoir ainsi la dimension française et plus largement internationale de l’identité nationale irlandaise est aussi une façon de se distancier de l’influence britannique. Une méthode qui facilitera l’influence grandissante de certains nationalistes français sur l’idéologie promue par Griffith au sein du Sinn Féin. Dans un contexte intérieur, il semble que nous puissions voir dans ce texte le projet, cher à Griffith, de proposer une ligne médiane entre républicains et parlementaires. C’est cette ambition qui le pousse à évoquer la restauration du parlement de 1782 dans sa « politique hongroise », tout en mettant en valeur l’œuvre de Tone, qui s’est justement rebellé contre la constitution de 17825. Le mythe français joue dans cet exercice d’équilibriste un rôle important. Sa dimension martiale constitue une part importante de la tradition rhétorique du séparatisme irlandais, sans pour autant être un facteur de rupture complète avec les éléments constitutionnalistes du nationalisme irlandais.
6Durant les quelques mois qui suivent la signature de l’accord franco-anglais, les réactions de la presse irlandaise sont diverses. Le United Irishman, peut-être pris de court par des négociations restées largement secrètes, ne s’exprime pas sur le sujet. Le Freeman’s Journal se montre pour un temps beaucoup plus virulent. Si, dans l’ensemble, peu d’articles sont publiés sur le sujet, le journal montre assez vite une forme d’amertume, d’agacement, envers le personnel politique de la Troisième République, dont il considère qu’il ne compte aucun grand homme6. Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs personnellement visés par des propos très durs. C’est le cas du président de la République, Émile Loubet, le premier des français, soutien inébranlable de Delcassé, symbole d’un pays qui a voulu rompre le principal lien qui en faisait un ami de l’Irlande nationaliste, voire un allié. Loubet est décrit par le Freeman comme « cet avocat insignifiant7 ». Puis c’est au tour de Clemenceau de subir les foudres du journal. Cet homme politique français, qui a le gros défaut d’être anglophile, est détesté. Ses relations conflictuelles avec l’Église n’arrangent pas son cas : « M. Clemenceau, le grand ami de l’Angleterre et le plus mauvais des opposants au catholicisme8. » Il semble donc, et c’est assez logique, que ce soit le journal qui ait démontré le plus d’indifférence envers la France et son mythe, qui se montre le plus prompt à condamner son alliance avec la Grande-Bretagne, et à en faire un nouveau sujet de discorde. Notons que l’Irish People, le Cork Examiner et, l’Irish Independent ne portent pratiquement aucune attention au sujet.
7Au fil des mois, et alors que les grands journaux constitutionnalistes irlandais se désintéressent progressivement de la signature de l’Entente cordiale, le United Irishman affûte peu à peu ses arguments. Loin du déchaînement attendu contre l’ingratitude française, c’est une opinion plutôt pondérée qui se fait jour au cours de l’année 1905. Bien entendu, la déception est tangible. Mais, comme nous le verrons bientôt, Griffith ressent de moins en moins le besoin de se montrer sympathique envers la France. Toutefois, il présente l’accord franco-britannique comme le résultat des machinations du gouvernement de Grande-Bretagne, qui voudrait pousser la France à entrer en guerre contre l’Allemagne : « L’objectif de l’Angleterre [au travers de l’Entente cordiale] a été poursuivi avec obstination, et n’a d’autre objectif que de précipiter un conflit entre la France et l’Allemagne9. » À des degrés divers, l’analyse de l’Entente cordiale par les séparatistes irlandais se fera largement au travers de cet angle, jusque dans la fureur de la Première guerre mondiale.
8Cette réaction ne doit pas nous surprendre. À l’époque où l’Entente cordiale est conclue, il aurait été bien difficile d’affirmer que celle-ci allait être préservée, bon gré malgré, pendant plus d’un siècle. Il ne s’agit d’ailleurs, à l’origine, que de régler des différends coloniaux. Certes, ce sont justement ceux-ci qui ont été la source de la plupart des tensions franco-britanniques au cours des quelques années qui précèdent l’accord. Mais, si l’on en croit le United Irishman, cette situation ne durera qu’un temps. Le 28 octobre 1905, le journal explique dans un éditorial non signé : « La France a cessé d’être considérée comme un facteur au sein du développement de la vie nationale irlandaise pour au moins une année à venir10. » Un constat qui démontre que la France était encore, pour le journal et pour Griffith, un facteur d’importance au sein des politiques nationalistes irlandaises au début du XXe siècle. L’article exprime également une forme de fatalisme et observe, avec un peu de tristesse, l’indifférence du voisin celte :
« Les vieilles traditions, plus que jamais vivantes en Irlande, sont absolument mortes dans ce pays […] Je ne peux pas me souvenir si un seul journal français a mentionné la façon dont la fameuse entente cordiale avait été reçue en Irlande11. »
9Ce texte révèle le réveil aux réalités d’une relative indifférence française envers l’Irlande, qui ne s’est jamais réellement démentie au cours du XIXe siècle. Mais comme nous l’avons dit, le mythe français était alors un élément presque exclusivement lié aux questions nationalistes irlandaises et il se souciait peu de l’évolution réelle des politiques françaises, pour peu, bien sûr, que l’Angleterre reste le principal ennemi potentiel de la France. De plus, dans son introduction aux carnets de voyage d’Anatole le Braz, Alain Tanguy suggère qu’après la signature de l’Entente cordiale l’opinion française considère avec moins de sympathie la cause nationale irlandaise. Le jeune mouvement breton lui-même ne va plus chercher en Irlande, mais au Pays de Galles, le sens de son combat12.
10Observant l’inéluctable renforcement des relations franco-anglaises, Griffith, qui établit en mai 1906 le Sinn Féin, à la suite du United Irishman, trouve bien vite une autre forme d’alliance qui permettrait à l’Irlande de sortir de l’étau anglo-irlandais. L’Allemagne est désignée comme la candidate au profil le plus favorable. Mais il faut surtout replacer le rapprochement du mouvement Sinn Féin avec l’Allemagne dans le contexte d’une redéfinition de la place de l’Irlande dans le paysage européen des nations. Arthur Griffith donne beaucoup d’importance à la construction d’une diplomatie irlandaise. En conséquence, il ne s’agit pas seulement pour lui d’écarter la France parce qu’elle est devenue l’alliée de l’Angleterre. Il s’agit aussi de définir les intérêts irlandais.
L’Irlande nationaliste et l’Entente cordiale
11Chronologiquement, il est indéniable que les contacts se multiplient entre certains membres d’organisations séparatistes irlandaises et des dignitaires allemands au cours de la seconde moitié des années 1900. La France ralliée à la Grande-Bretagne, l’Allemagne devient le danger le plus évident pour les intérêts britanniques en Europe et dans le monde. Jérôme Aan de Wiel a mis en évidence certains contacts pris par Frank Hugh O’Donnell avec le ministre des Affaires étrangères allemand, Oswald Von Richtofen, dès 190413. O’Donnell sera finalement discrédité auprès des autorités allemandes et austro-hongroises par un autre nationaliste irlandais : George Freeman. Natif du comté de Mayo, il s’est installé aux États-Unis où il travaille pour le Gaelic American, un journal de Devoy. Il va lui-même approcher certains responsables politiques allemands14. Cette activité, qui reste malgré tout marginale, dénote la volonté de créer un réseau en Allemagne et en Autriche-Hongrie, similaire à celui que certains nationalistes irlandais pouvaient avoir en France. Arrêtons-nous donc un instant sur cette situation nouvelle car, dans l’historiographie irlandaise, elle est associée à la radicalisation des politiques irlandaises dans les années 1910, puis à la révolte de 1916. Un basculement qui pourrait aussi signifier la fin du « mythe français », voir le début de relations conflictuelles de l’Irlande séparatiste avec la France.
12Le United Irishman exprime cette nouvelle préoccupation dès 1905. Le 4 novembre, le journal publie sous le titre d’« Une vision allemande de l’Irlande », un petit article écrit par Hans Schmidt qui fait l’apologie des ambitions nationalistes irlandaises15. Le 26 mai 1906, un article du récent Sinn Féin propose, cette fois, une relation de cause à effet entre l’Entente cordiale et la nécessité de se rapprocher, au moins économiquement, de l’Allemagne :
« C’est à l’Irlande de profiter de cette rivalité nationale entre la France et l’Allemagne, et en faisant ainsi elle n’agira que sur des questions purement commerciales. Nous connaissons la valeur que les Français attribuent à la “traditionnelle amitié franco-irlandaise”, et nous sommes en conséquence tout à fait libres d’acheter des produits allemands s’ils nous conviennent mieux sans craindre de blesser les susceptibilités françaises16. »
13Cette analyse est assez rare pour être notée. L’amertume du rédacteur de l’article est évidente, et l’alliance irlando-allemande en matière économique devient une façon de faire payer à la France sa trahison. Il faut dire qu’à partir de 1904-1905, les responsables politiques français montrent une sympathie encore plus limitée qu’à l’habitude envers les prétentions nationalistes irlandaises, par exemple à l’heure des commémorations de la bataille de Fontenoy en 1905. Toutes les démonstrations qui pourraient mécontenter le gouvernement britannique étant abordées avec beaucoup de précautions, la réponse des autorités françaises à ces manifestations est sans ambiguïté. Dans un rapport de 1907 de l’agent consulaire de Tournai à l’ambassadeur de France à Bruxelles, on peut lire le résumé de l’affaire de ces commémorations, et l’état d’esprit des représentants français deux ans plus tard :
« En 1905, un groupe d’Irlandais ayant informé de leur intention de venir s’y livrer à une démonstration patriotique, M. Férard, Président de la Société Française de Bienfaisance, avait formellement déclaré qu’il y avait lieu pour la colonie Française de s’abstenir de participer en quoi que ce soit à cette manifestation. M. Férard pouvait avoir été d’autant mieux inspiré qu’en fait la manifestation fut une démonstration essentiellement anglophobe17. »
14Le rapport initial avait été transmis au Quai d’Orsay, qui renvoya une réponse sans ambiguïté : « Je ne puis que vous prier de vouloir bien maintenir les instructions données dans ce sens18. »
15Pour en revenir au United Irishman, contrairement à l’article du 4 novembre 1905, la plupart des textes qui promeuvent les bonnes relations irlando-allemandes ne font pas référence à la France. Ils se concentrent simplement sur la nécessité d’une bonne entente avec l’Allemagne et ne commencent à devenir véritablement récurrents qu’à partir de la fin des années 1900. Par exemple, le 27 février 1909, le Sinn Féin expose la nécessité de « consolider les liens d’amitié » de l’Irlande avec l’Allemagne19. Puis, plus on avance dans les années 1910, plus ce genre de contribution se répète. Le 15 février 1913, le journal soutient que l’Allemagne s’ouvre économiquement à l’Irlande. Le 21 juin, un autre article insistant sur les bonnes relations irlando-allemandes est publié sous le titre de « vue allemande de l’Irlande ». Puis le 5 juillet, Griffith nous explique combien l’Allemagne est accusée à tort d’être une puissance militariste et ne fait que « crier pour la paix ». Dans le même temps, les articles sur le lien traditionnel franco-irlandais deviennent pratiquement inexistants. Comme nous le verrons bientôt, cela ne signifie pas que la France, ou au moins certains éléments idéologiques français, ont perdu toute influence sur le mouvement Sinn Féin et Arthur Griffith. Mais il est bien évident que l’État français, ses politiques, son armée, son gouvernement, ne font plus, pour l’instant, partie des préoccupations du journal.
16Voici donc la trame générale des faits qui mettent en valeur le rapprochement irlando-allemand. Les événements de la Première guerre mondiale, qui voient plusieurs républicains irlandais prendre contact avec les autorités allemandes, ont souvent été interprétés comme le signe d’une évolution inéluctable de la « diplomatie » des séparatistes irlandais, sans qu’aucune réelle distinction ne soit faite entre les positions d’un Arthur Griffith et celles d’un Bulmer Hobson. À nous de comprendre plus précisément les raisons d’un phénomène qui a pris une dimension si importante au sein de la mémoire collective irlandaise, et d’en mesurer les conséquences sur les relations franco-irlandaises. Mais avant d’entamer une analyse plus détaillée des enjeux de ce nouveau contexte pour le mouvement Sinn Féin et les républicains irlandais, disons un mot de l’indifférence des journaux constitutionnalistes sur ces questions20. Cela ne fait que confirmer l’idée selon laquelle l’analyse de l’influence du contexte international sur les politiques nationalistes irlandaises, et le besoin de les replacer dans un contexte européen, est une caractéristique essentiellement séparatiste. Les conséquences de l’Entente cordiale ou la nécessité de développer des réseaux en Allemagne ne sont pas une préoccupation des parlementaires irlandais.
17Le rapprochement de Griffith avec l’Allemagne pourrait, à l’opposé, apparaître comme l’affirmation d’une nouvelle alliance avec un ennemi potentiel de la Grande-Bretagne. Patrick Maume y trouve aussi la démonstration d’une droitisation des positions de Griffith à partir de la fin des années 1900, lorsqu’il critique les valeurs républicaines françaises et met en évidence les qualités d’homme d’État du Kaiser21. Cependant, les choses sont loin d’être aussi clairement définies. Rappelons tout d’abord que l’on ne note aucun article évoquant l’éventualité d’une alliance avec l’Allemagne. Dans les citations précédentes, le United Irishman ou le Sinn Féin ne parlent que d’amitié et de commerce. Cette attitude modérée n’est d’ailleurs pas du goût de ceux qui continuent à s’identifier à un séparatisme républicain plus orthodoxe et à promouvoir l’utilisation d’actions plus directes. L’Irish Freedom, fondé en novembre 1910, symbolise cette divergence au sein du mouvement Sinn Féin et exprime la volonté de réaffirmer les vertus républicaines irlandaises. En effet, certains jeunes séparatistes préfèrent un républicanisme plus classique au long plan de bataille de Griffith. Ils ne font pas confiance à sa stratégie et s’interrogent sur sa sincérité idéologique. Beaucoup, au sein de l’IRB, pensent que le mouvement Sinn Féin ne représente plus les aspirations nationales, mais seulement celle d’un parti. D’ailleurs, au niveau local, de récentes recherches ont montré qu’en dehors de Dublin, certaines branches Sinn Féin, fondées au cours des années 1900, se sclérosent22. L’Irish Freedom devient le porte-parole d’un républicanisme plus traditionnel, d’un séparatisme moins ambigu. Parmi les rédacteurs en chef successifs du journal, on retrouve Bulmer Hobson, quaker de Belfast, impliqué dans le mouvement du Sinn Féin depuis la fin des années 1900, et dont nous recroiserons le chemin. Il défend l’idée d’une résistance républicaine passive et, de ce fait, connaît lui aussi quelques divergences avec les forces insurrectionnelles qui composent traditionnellement l’IRB23.
18C’est sans complexe, ni ambiguïté, que l’Irish Freedom affirme dans son numéro de juin 1911 :
« Bien que Wolfe Tone fit appel à la France, il n’avait pas demandé aux Irlandais de rester paresseusement assis et les arguments que Tone avança avec un succès considérable pour inciter la France à aider l’établissement d’une république irlandaise peuvent aujourd’hui être appliqués à l’Allemagne24. »
19Le journal utilise donc le souvenir de l’intervention française de 1798 pour justifier l’appel à l’Allemagne. Le débarquement français sur les côtes irlandaises reste la seule expérience d’une aide étrangère directe à la cause pour l’indépendance du pays. Par son inachèvement, cette expérience est aussi devenue un leitmotiv du nationalisme irlandais. Néanmoins, on comprend aussi que l’alliance allemande, si elle est promue avec insistance25, n’est que le reflet d’une nécessité. Elle n’est basée que sur un raisonnement pragmatique. Il n’y a pas de sympathie particulière envers l’Allemagne ou son régime politique. Mieux encore, le journal conserve sur la question de l’Alsace-Lorraine une position qui décrit le régime allemand comme un oppresseur, expliquant notamment en 1913 : « Cette province [l’Alsace-Lorraine], séparée par la force du flanc ensanglanté de la France, est étrangère en caractère à son nouveau maître26. » Une seconde lecture de l’article pourrait nous montrer que cette citation, pleine d’empathie pour le peuple d’Alsace-Lorraine, est aussi une façon de démontrer la supériorité militaire de la Prusse. C’est donc bien là la seule raison, pour l’Irish Freedom, d’une alliance avec l’Allemagne.
20Démontrant des positions moins radicales et la volonté de ne considérer l’utilisation de la force qu’en dernier recours, Griffith ne promeut pas la nécessité d’une alliance militaire, ou la possibilité d’une intervention armée de l’Allemagne en Irlande. Bien au contraire, il cherche à la prévenir, en expliquant que le Kaiser ne viendra pas par amitié pour l’Irlande :
« Si les Allemands arrivent ici ce ne sera pas par amour de l’Irlande, mais par haine de l’Angleterre. Si la liberté politique dans ce pays suit une victoire allemande sur l’Angleterre, bien sûr tout serait parfait. Mais nous craignons qu’après que l’Angleterre nous ait enlevé le manteau de notre dos, l’Allemagne voudra la veste et la chemise. Notre situation serait alors pire que celle dans laquelle nous nous trouvons27. »
21Voici un développement qui est au cœur de la nouvelle politique allemande de Griffith, et plus généralement de sa nouvelle diplomatie. Pour bien comprendre la germanophilie du Sinn Féin, comme son progressif désintérêt pour la France, il faut donc replacer ces évolutions dans un cadre plus large que celui de l’Entente cordiale, et d’un simple changement d’alliance. Nous sommes familiers de l’importance que Griffith donne aux questions internationales. Déjà, en 1900, il avait fait de la construction d’une diplomatie irlandaise l’un des objectifs de Cumann na nGaedheal.
22Pour Griffith, il faut échapper à l’étau britannique et imposer, de fait, une indépendance diplomatique irlandaise. C’est ce qu’il explique très clairement dans le pamphlet qu’il publie pour définir la politique du Sinn Féin, après l’avoir présentée en novembre 1905, lors de la convention du Conseil national. Il considère qu’il est important de développer une indépendance économique et commerciale de l’Irlande, par l’intermédiaire de la création de postes consulaires un peu partout en Europe, ainsi qu’en Argentine, au Canada, en Australie, et aux États-Unis. Dans ce texte, aucune référence particulière n’est faite à l’Allemagne28. Il s’agit de développer une autonomie diplomatique et commerciale la plus pragmatique possible. Il n’est donc pas question de se limiter à un seul pays. En conséquence, il n’est pas non plus question de dépendre d’une aide extérieure pour obtenir l’indépendance de l’Irlande. Pour imposer son nouveau séparatisme, Griffith doit édicter de nouvelles règles. « Sinn Féin », nous seuls, implique aussi de ne pas attendre qu’une puissance européenne débarque et sauve seule l’Irlande. C’est ce que Griffith affirme très clairement lorsqu’il publie les objectifs du Conseil national dans les colonnes du United Irishman :
« Le développement national au travers de la reconnaissance des devoirs et des droits de la citoyenneté par l’individu, et par l’aide et le soutien de tous les mouvements originaires d’Irlande et possédant le sens des traditions nationales, et non pas en regardant à l’extérieur de l’Irlande pour l’accomplissement de ces objectifs29. »
23Il est possible, voire probable, que l’Entente cordiale accélère l’évolution de ce concept. Mais elle n’en est pas l’origine, ni la cause unique. En fait, nous pourrions presque en déduire que les articles sur l’Allemagne publiés dans le United Irishman et le Sinn Féin s’apparentent plus à des effets d’annonce pour appâter des républicains qui, après la France, et à l’instar de l’Irish Freedom, voient dans l’Allemagne l’alliée de demain. C’est une hypothèse qui n’enlève rien à la germanophilie du Sinn Féin en matière économique et diplomatique, une position qui reste incontournable pour un journal aux prétentions séparatistes.
24Peu à peu, la place de l’Irlande au sein des nations européennes se modifie irrémédiablement. S’il n’est plus question d’attendre quoi que ce soit de bon des grandes puissances, alors, toujours avec le même souci de s’échapper du contexte anglo-irlandais et d’affirmer une identité irlandaise culturellement, économiquement, politiquement et diplomatiquement détachée de la Grande-Bretagne, il faut trouver d’autres nations avec lesquelles s’identifier. Ce sera la politique des « petites nationalités » qui émergent alors un peu partout en Europe. Griffith affirme le 13 septembre 1913 que s’il est possible de tirer quelques enseignements des expériences françaises ou allemandes, c’est en observant les Roumains, les Serbes, les Danois ou les Norvégiens que l’Irlande apprendra le plus30. Quelques années plus tôt, le lecteur assidu du Sinn Féin avait pu se familiariser avec l’exemple suédois, comparé au cas irlandais, ou encore avec la cause linguistique des Belges flamands31. Michael Laffan précise à ce propos que si Griffith est fasciné par les exemples venus de l’étranger, il garde toujours en tête l’ultime objectif de les rapporter au cas irlandais. Les revendications indépendantistes d’autres petites nationalités, notamment dans les Balkans, doivent donc servir d’inspiration à l’Irlande32. L’Irlande doit ainsi se préparer à redéfinir son rôle et affirmer sa place dans une Europe qui semble sur le point de connaître des transformations géopolitiques dont personne ne mesure encore l’ampleur.
25En ce qui concerne Griffith et le Sinn Féin, il faut donc replacer le rapprochement irlando-allemand, qui se fait évidemment au détriment de la France, dans le contexte d’une refonte complète du rapport de l’Irlande à l’Europe et aux puissances européennes, et non pas seulement au travers d’un simple transfert d’intérêt d’une puissance européenne à une autre. En revanche, les républicains plus orthodoxes de l’Irish Freedom sont beaucoup plus simples et directs dans leur approche des relations internationales : il faut choisir le pays qui offre a priori le plus d’avantages matériels pour l’avancement de la cause de l’indépendance irlandaise, l’Allemagne.
Le retour des questions religieuses
26Au tournant du XXe siècle, l’Église catholique conserve un contrôle important sur la société irlandaise, notamment dans le domaine de l’éducation. Cette omniprésence culturelle et intellectuelle impose une vision souvent pessimiste sur la nature des sociétés modernes et urbanisées33. Là encore, au travers de l’exemple français, nous avons pu observer le développement de cette vision du monde au sein de la presse anti-parnellienne radicale et, inspirée par le nationalisme culturel, sa progressive influence au sein de l’ensemble de la presse nationaliste irlandaise. Cependant, au cours des années 1890 et 1900, cette autorité, si elle n’est pas reniée, est néanmoins discutée. Le rôle donné à la France et à sa représentation dans ce débat est d’autant plus intéressant qu’il symbolise l’opposition entre deux projets pour l’Irlande et sa relation à l’Église catholique.
27C’est avec fracas que Griffith décide, en 1902, d’introduire la question des affaires religieuses françaises au sein des thèmes traités par son journal. Maud Gonne est encore influente, les souvenirs de Fachoda et la guerre des Boers sont toujours présents et, comme on l’a vu, 1902 est une année durant laquelle les activités de Maud Gonne en France sont très largement soutenues par le United Irishman. Pour faire bonne mesure, le journal se doit donc aussi de répondre aux attaques de certains autres journaux dublinois, qui continuent à décrire la France comme un pays profondément amoral et anticlérical. Sans surprise, c’est notamment le cas de l’Irish Independent. Depuis que William Martin Murphy, cet homme d’affaires proche de Healy, a racheté le journal à Redmond, il a imposé une ligne éditoriale bien plus conservatrice et refait de la France le chantre de l’amoralité moderne. Le 1er novembre 1902, le United Irishman explique en effet :
« Au cours des derniers mois nous avons pu observer une virulente campagne dans les colonnes de la presse anglaise à l’encontre de la république française […] En Irlande, où des liens si nombreux nous ont rapprochés de la France, nous aurions pu penser que ces mensonges et ces calomnies anglaises ne devaient pas trouver de place […] Mais hélas ! L’exemple le plus notable et le plus malheureux de cette affaire attristante est le rapide déclin de l’Independent […] Il y a un monument à Ballina qui parle de batailles où Français et Irlandais ont combattu et sont morts côte à côte au cours de luttes sanglantes avec les Anglais. Lorsque nous trouverons des Irlandais qui, irrespectueux des traditions du passé et des espoirs du futur, jetterons de la boue sur cette statue – alors, et seulement alors, la campagne anti-française de l’Independent aura été un succès34. »
28Quelle est donc cette « campagne anti-française » dont l’Irish Independent s’est rendu coupable. Celle-ci est, en fait, assez limitée dans le temps. Elle a pour contexte les différentes mesures envisagées par Émile Combe, anticlérical idéologique et radical, dès son arrivée à la tête du gouvernement français en juin 1902. Les décrets du 27 juin 1902 ordonnent la fermeture de 120 établissements ouverts par des congrégations reconnues. Un mois plus tard, ce sont 3 000 écoles non autorisées, ouvertes avant 1901, qui doivent fermer leurs portes. La loi du 7 juillet veut détruire la loi Falloux, en interdisant « l’enseignement de tout ordre et de toute nature aux congréganistes ». Notons par exemple que le 8 septembre 1902 : l’Irish Daily Independent expose les « persécutions religieuses » de ce « gouvernement infidèle ». Pour continuer à donner l’impression que la population française est prise en otage par le journal insiste aussi sur le procès du Colonel de Saint Rémy, après que celui-ci a refusé de mener son régiment vers un couvent établi dans le département du Morbihan :
« La simple vérité est qu’en ce moment la France est pratiquement réduite à l’esclavage ; et ses libertés sont aux mains d’un groupe de politiciens professionnels infidèles, qui ne sera jamais à court d’impiété et d’iniquité dont il pense qu’elles lui assureront sa propre survie au pouvoir35. »
29Enfin, le journal n’oublie pas de lier les politiques anticléricales du gouvernement aux mouvements sociaux qui se développent en France, et à l’influence du socialisme sur les politiques gouvernementales. Le 25 octobre 1902, à l’occasion du mouvement social qui paralyse les mines du Pas-de-Calais, l’Irish Daily Independent établit donc sans ambiguïté l’état de décomposition sociale dans lequel se trouve la France anticléricale de Combe :
« Il ne peut subsister aucun doute sur l’état extrêmement hasardeux des conditions sociales en France. Les événements à Dunkerque et Calais ont été d’une nature qui indique que les vieilles caractéristiques des émeutiers français n’ont pas été apaisées par l’application des principes de liberté, d’égalité et de fraternité dont la république est censée être la protectrice, mais dont les prêtres, moines et religieuses sont rigoureusement exclus de la jouissance de leurs bénéfices […] la leçon fatale selon laquelle recourir à la violence de la foule sera non seulement autorisé à se passer en toute impunité, mais récompensée avec succès, a été apprise36. »
30Hormis le conservatisme politique et moral dont Murphy et Healy font preuve depuis longtemps, il semble qu’il faille aussi identifier dans cette « campagne » la potentialité commerciale de l’anticléricalisme français. Le sujet fait vendre, il permet d’aborder des questions amorales que le vertueux catholicisme du journal ne pourrait traiter autrement. C’est vers ce journalisme à gros titres et à scandales que l’Irish Independent va tendre durant les premières années du XXe siècle. Aussi il apparaît par ailleurs que la question de l’anticléricalisme français est d’un véritable intérêt pour un homme comme Healy, qui semble consacrer régulièrement un certain nombre d’heures à la lecture de la presse « amorale » qu’il reçoit de l’hexagone37.
31Hormis cet épisode, Griffith n’insiste pas particulièrement sur les affaires religieuses en France au cours des toutes premières années du XXe siècle. L’anticléricalisme n’a jamais été une politique efficace en Irlande pour qui veut asseoir sa popularité. Le United Irishman se contente donc de lier, qu’à une seule autre reprise, la France et la religion, à l’occasion d’un article sur les efforts coloniaux et « civilisateurs » menés en Chine. Dans cet article, la France est représentée comme la protectrice des catholiques en Asie orientale38. Une telle déclaration permet de réaffirmer l’identité catholique de la France, en ne se confrontant pas directement au problème des politiques anticléricales. En somme, avant le rapprochement irlando-allemand et l’identification du journal aux petites nations européennes, l’anticléricalisme de la France républicaine est savamment mis de côté. En revanche, à partir de 1905, Griffith ne prend plus autant de précautions, même s’il continue à se désintéresser généralement du sujet. Au fond, la loi de séparation des Églises et de l’État importe peu. Défendre ou promouvoir la France n’est tout simplement plus d’actualité. Si le besoin s’en fait sentir, l’anticléricalisme français est même utilisé. Par exemple, le 3 mars 1906, Griffith s’offusque que la France anticléricale soit mieux traitée par le pape que la fidèle Irlande. Il considère, notamment, que l’encyclique Vehementer nos de 1906, qui pourtant condamne sans ambiguïté la séparation des Églises et de l’État, est écrite en des termes plus sympathiques à l’égard du gouvernement français que l’encyclique Saepes nos de 1888, qui condamnait alors le « plan de campagne39 ». En fait, sous couvert de condamner la France anticléricale et la trop grande bonté du pape à son égard, Griffith expose l’injustice des positions du Vatican envers le mouvement nationaliste irlandais. C’est un autre exemple du conservatisme et du cléricalisme naissant de Griffith, qui vont l’entraîner à sympathiser avec les vues de ceux qui, parmi les nationalistes français, veulent réimposer l’image d’une France traditionnellement catholique.
32Le débat qui s’ouvre en 1902 entre l’Irish Independent et le United Irishman ne semble pas impliquer d’autres journaux dits constitutionnalistes. En revanche, le « choc » de la loi de séparation des Églises et de l’État, mais surtout les violences qui accompagnent les inventaires de 1906, laisseront au Freeman’s Journal et au Cork Examiner l’occasion de s’attaquer à l’anticléricalisme d’État pratiqué selon eux en France. Ces deux journaux profitent d’ailleurs de l’occasion pour imposer leurs vues sur le principe des relations de l’Église catholique avec l’État, et plus généralement de son rôle au sein des sociétés modernes. Assez logiquement, ce sont les inventaires, conséquence juridique de la séparation, interprétés comme le vol de l’Église par l’État, ainsi que les violences qui les accompagnent, qui émeuvent le plus le journal :
« À l’Église de Notre Dame des Champs les sympathisants de la mesure du gouvernement rétorquèrent aux cris de « À bas les prêtres ! » Les officiers de police purent d’empêcher les manifestants de commettre plus de violences40. »
33Ces réactions restent tout de même mesurées. D’ailleurs, rien n’est dit sur la loi de séparation en elle-même. Indifférence ou prudence ? Probablement un peu des deux. Il faut se souvenir que 1906 est aussi l’année où les liens entre le Parti libéral anglais et le parti parlementaire irlandais sont renoués, obligeant peut-être, comme nous l’avons observé auparavant, le Freeman’s Journal à ménager le nouvel ami de la Grande-Bretagne. Cette possibilité semble être au moins partiellement confirmée lorsque le journal replace les troubles dus aux inventaires dans le contexte des relations franco-allemandes, et donc aussi anglo-allemandes. Il explique notamment : « Chaque Français patriotique doit, en fait, espérer que ces guerres cessent […] L’ennemi ne connaît pas ce genre de difficultés en ces temps dangereux41. » Le Cork Examiner, tout aussi proche du parti, réagit d’une façon similaire, démontrant autant son opposition aux inventaires, que son dégoût pour l’utilisation de la violence par les deux parties :
« Honteuses explosions de violences à Paris/une foule s’est attaqué à M. Mewisan, directeur des affaires municipales, qui était venu notifier que l’inventaire de l’Église Chatel devait être fait […] M. Mewisan a été jeté sur les marches de l’Église42. »
34En fait, il semble que d’une manière assez similaire à l’Independent, le Freeman et le Cork Examiner se préoccupent avant tout des conséquences sociales de l’anticléricalisme gouvernemental français, et veulent imposer l’idée que l’Église catholique et la défense du catholicisme doivent rester au cœur des préoccupations de la société irlandaise et de ses prétentions nationalistes. D’ailleurs aucun de ces trois journaux ne prend la peine d’évoquer le vote de la loi en elle-même. L’Independent se concentre lui aussi sur les actes de violences de février 1906, insistant tout particulièrement sur la dominante ouvrière et communiste des partisans de la politique gouvernementale : « De nombreux travailleurs dans la foule ont chanté l’Internationale43. »
35Face à cette représentation si dégradée, et à l’image de la réaction de Griffith en 1902, une sorte de résistance s’organise. Celle-ci est très apparente au sein de l’Irish People, d’abord au travers d’un article publié le 25 janvier 1906, sur « Les hommes de la Troisième République ». Juste après le vote de la loi de Séparation des Églises et de l’État, l’Irish People prend donc les devants et cherche à présenter une image vertueuse des hommes politiques français, expliquant notamment :
« L’Anglais moyen, et l’Irlandais moyen j’en ai peur, se représentent un français comme une créature gaie, farfelue, volatile. Le Français de la vraie vie – le citoyen solide, laborieux, et consciencieux – est un être aussi différent que le jeune irlandais d’une branche de la Gaelic League du Yahoo avec sa pipe dans sa cabine44. »
36La référence aux stéréotypes dont les Irlandais sont affublés dans la presse anglaise du type Punch est habile. La volonté de présenter le Français véritable, celui du quotidien, qui échapperait aux constructions de l’Irish Independent ou de la New Ireland Review, est présente dans un autre texte que l’épouse de William O’Brien publie elle-même le 24 mars 1906. Après les troubles de février, le besoin s’en fait cruellement ressentir. Sophie O’Brien prend le sujet très à cœur. C’est un devoir auquel elle s’astreint, celui de redonner une image vertueuse de la France et des Français :
« Vous pourriez penser que tous les hommes et les femmes de France mènent des vies perverses […] Et bien, c’est une calomnie, une calomnie monstrueuse […] la vie d’une famille française est aussi pure que celle d’une vie de famille dans n’importe quel pays, et dans la majorité des cas, l’affection familiale est aussi profonde en France que n’importe où ailleurs sur la surface de la terre45. »
37Voici donc Sophie O’Brien engagée dans un effort de plusieurs mois. Presque chaque semaine, elle signe le portrait d’un homme ou d’une femme qui représente les vraies vertus françaises : labeur, famille, religion, sobriété, fidélité. Parmi ces personnages, figurent de nombreux artistes et scientifiques car, au travers de leur travail, ce sont ceux qui expriment le mieux ces valeurs. On peut lire un portrait du scientifique Claude Bernard ou d’un sculpteur aujourd’hui inconnu, Guillaume46. Quelques articles sont aussi proposés sur des thèmes généraux, mais toujours en rapport avec la bonté traditionnelle du peuple de France, comme « la charité française ». Selon Sophie O’Brien : « Il n’y a pas de forme de charité qui interpelle plus la sympathie française que l’aide à l’enfance souffrante47. » Il est vrai qu’il ne faut pas faire dans la demi-mesure pour pouvoir renverser la tendance qui s’est généralement imposée au sein de la presse irlandaise depuis les années 1890. Sophie O’Brien n’hésite pas non plus à faire la promotion d’auteurs catholiques et conservateurs comme René Bazin48. Voici une façon de montrer que la littérature française n’est pas seulement représentée par Émile Zola.
38L’Irish People n’est pas le seul à organiser une riposte. Si Griffith se désintéresse des questions religieuses françaises, le Catholic Bulletin, un mensuel à vocation largement littéraire qui, dans les premières années de son existence se considère proche du Sinn Féin, reprend le thème à son compte. Il est fondé en 1911, John J. O’Kelly en est le rédacteur en chef. Considéré par Brian Murphy, son biographe, comme un séparatiste et un promoteur de la renaissance culturelle irlandaise, c’est aussi un ami de Griffith. Sous sa direction, le journal insiste sur l’infaillibilité pontificale et développe un ton anti-moderniste49. Mais le Catholic Bulletin est surtout connu pour avoir été le principal promoteur d’une « croisade littéraire » contre la littérature amorale que les journaux anglais proposent au public irlandais. Griffith, fidèle à son évolution conservatrice, considère le Bulletin comme le seul journal de qualité portant dans son titre le terme de « Catholique » (pas de surprise ici, puisque les autres soutiennent le parti parlementaire). Ce même article comporte une citation qui identifie clairement le Catholic Bulletin comme un nouvel opposant à la tradition républicaine française : « l’influence française permet l’immoralité, et des familles sans enfants50 ». Cependant, le Catholic Bulletin n’en développe pas pour autant un rejet ou une indifférence générale envers la France. Au contraire, il cherche, un peu comme Sophie O’Brien, à identifier au sein du malaise anticlérical, une France catholique et apaisée :
« Nous sommes le vendredi saint ; les églises sont remplies […] Les pessimistes peuvent dire que la foi catholique est en train de mourir en France ; mais s’ils venaient ici et y restaient pour un temps, ils s’assureraient que la foi catholique vivra en France aussi longtemps qu’en cette chère vieille Irlande51. »
39En conclusion, il ne fait aucun doute que le sujet des relations de l’État français avec l’Église refait surface avec les événements de 1904-1906. Quel que soit le degré d’intérêt qui est porté à cette question, il s’agit la plupart du temps de traiter du débat irlandais par l’intermédiaire de l’exemple français. Il est d’ailleurs un autre domaine de la vie politique française qui prend une importance croissante au sein du débat irlandais. Au fil des années 1900 et 1910, avant le déclenchement de la Première guerre mondiale, un lien idéologique et thématique se crée entre deux nationalismes. Lorsque Maud Gonne revient de France, c’est avec en tête les noms de Barrès, Drumont, Coppée, ou Millevoye. Et lorsqu’elle publie leurs textes dans le United Irishman, Griffith leur trouve une certaine résonance avec son propre combat pour la liberté irlandaise. Le Sinn Féin de Griffith et, dans une moindre mesure, celui de Bulmer Hobson, vont peu à peu trouver en France de nouvelles sources d’inspiration. Elles vont participer à la construction d’une nouvelle culture nationale qui se veut pleinement dissociée de l’influence anglaise.
Nationalismes français et nationalismes irlandais
L’antisémitisme et l’affaire Dreyfus
40En Irlande, le temps de l’affaire Dreyfus est aussi celui de la crise de Fachoda et de la guerre des Boers. Les réactions des différents journaux irlandais que nous allons étudier sont donc largement influencées par ce contexte international et la nécessité de promouvoir ou non la France, sa puissance, et son armée. Cependant, plutôt que d’analyser l’affaire Dreyfus par une autre démonstration de l’importance des politiques coloniales françaises au sein des politiques nationalistes irlandaises, nous avons décidé de nous consacrer au sujet de l’antisémitisme en Irlande. Un thème peut-être secondaire dans le cas de Dreyfus, mais qui explore un domaine nous permettant d’établir une première source de contact entre le Sinn Féin et les nationalistes français. Il semble que l’antisémitisme de Griffith, bien connu des historiens, ait été largement alimenté par les évolutions de l’affaire Dreyfus et l’influence des cercles français proches de Maud Gonne.
L’Affaire Dreyfus et la presse nationaliste irlandaise
41L’ampleur prise par le développement de l’affaire Dreyfus au sein de la presse nationaliste irlandaise est tout à fait significative, et ses divers rebondissements sont suivis avec beaucoup d’attention. De nombreux journaux irlandais semblent donner à leurs articles, en particulier lors du deuxième procès de Dreyfus, des enjeux qui dépassent largement le simple cadre de l’affaire. Il faut en fait attendre 1898 et l’implication de Zola, puis le suicide du colonel Henry, pour que la presse d’Irlande s’empare du cas Dreyfus. Pour le Freeman’s Journal ou l’Irish Daily Independent, si le doute peut encore subsister, le ton est franchement anti-dreyfusard. Le Cork Examiner, mais surtout l’Irish Weekly Independent, qui pour l’occasion prend ses distances avec son édition quotidienne, compteront parmi les soutiens les plus affirmés de Dreyfus au sein du paysage journalistique et nationaliste irlandais. Plusieurs explications émergent ; elles peuvent donner un sens à des positionnements aussi tactiques qu’idéologiques.
42Richard Barrett a raison d’affirmer que la plupart des positions antidreyfusardes, adoptées par des journaux nationalistes irlandais, ont été définies en fonction du dreyfusisme très affirmé de la presse anglaise52. C’est notamment le cas du Freeman’s Journal. Si la première inclination du journal va vers un dreyfusisme modéré, celle-ci s’estompe rapidement. Le 16 septembre 1899, il expose ainsi les données du problème à résoudre :
« La presse anglaise, qui s’est emparée du cas Dreyfus et s’est agitée pour sa libération avec une vigueur jamais encore montrée en faveur d’un accusé, fourmillera de protestations indignées contre cette nouvelle condamnation. Ceux qui n’ont aucune animosité envers la France et aucun désir de voir ses défenses sapées, ses généraux humiliés, et son peuple diffamé garderont leur sang-froid53. »
43Le contexte franco-britannique et les réactions de la presse anglaise sont donc, dans un premier temps, la principale préoccupation du journal. Dreyfus est un sujet secondaire. Pour le Freeman’s Journal, il s’agit d’abord de démontrer sa propre vigueur et son indépendance d’esprit face au dreyfusisme anglais. Mais une deuxième raison émerge aussi à la fin de la citation. En effet, dans les colonnes du Freeman’s Journal, la référence aux généraux humiliés et au peuple diffamé renvoie nécessairement à d’autres idées qu’à celle de la puissance militaire française. Le Freeman’s Journal apparaît sensible aux valeurs défendues par les anti-dreyfusards, qui sont celles de l’armée certes, mais aussi d’un certain ordre moral et religieux. Des principes auxquels les républicains anticléricaux français, bien peu appréciés par le journal, ne s’identifient pas. Il existe bien un dreyfusisme catholique en France, mais il est très minoritaire. Comme l’explique Eugène Veuillot dans l’Univers : « Prêtres et fidèles ont été presque tous individuellement pour la chose jugée et l’armée54. » Si, tel que l’explique Michel Winock, l’opposition droite/gauche n’est pas au cœur de l’affaire durant ses premières années55, elle l’est à partir du second procès et de la nomination du cabinet Waldeck-Rousseau. C’est justement la date à laquelle la presse irlandaise commence à s’intéresser au procès.
44L’ensemble des thèmes soulevés par le journal au cours de l’affaire Dreyfus est résumé par une illustration du 23 septembre 189956. On y voit Marianne, fièrement perchée sur un rocher, surplombant une mer en furie. Partant de sa gauche et de sa droite, les vents de l’anarchie, symbolisés par un monstre venu des enfers, et l’« hypocrisie » anglaise représentée par un riche notable. Au bas de sa robe, un souffle porte également le nom de « jalousie ». Voici donc les raisons de l’anti-dreyfusisme du journal : l’opposition à l’opinion anglaise et la défense de l’ordre et de la morale catholique qui, attaqués de toute part depuis les années 1880, ont laissé la France en proie aux mouvements sociaux et anarchiques. Marianne, quant à elle, est adaptée aux besoins de la cause. Elle porte un bonnet phrygien, mais sur sa toge sont dessinées plusieurs fleurs de Lys. Que cherche à montrer le journal ? Probablement que la France debout, si elle reste l’enfant de la Révolution de 1789, porte en elle les valeurs qui ont fait d’elle la plus ancienne fille de l’Église et la première protectrice de la chrétienté. C’est donc aussi la méfiance du journal envers le système républicain qui est affirmée au travers de l’affaire. Comme un message lancé à ceux qui, en Irlande, voudraient faire souffler les vents de l’anticléricalisme et de l’anarchie.
45En France, l’anti-dreyfusisme catholique se teinte irrémédiablement d’antisémitisme. Bien sûr, le journal ne tombe jamais dans les violents excès antisémites de La Croix57, auquel il se réfère d’ailleurs très peu dans ses articles. Cependant, son rapprochement avec un catholicisme français en état de siège, face à un complot imaginaire auquel le peuple juif est une part indissociable, pousse le journal, sinon vers un antisémitisme affirmé, du moins vers une certaine défiance envers les juifs. Par exemple, le 2 septembre 1899, sous le titre de « La Guerre des Juifs/influences sémitiques dans la presse anglaise », un article expose, dans le contexte de tensions grandissantes entre le gouvernement britannique et les Boers, l’influence de plusieurs familles juives au sein des milieux financiers anglais et de la presse. On y retrouve en fait l’évocation traditionnelle mais assez rare en Irlande, d’un complot juif capable d’instrumentaliser une guerre pour ses propres intérêts économiques, et de tirer les ficelles de l’opinion britannique en contrôlant les médias. Au fond, il existe aussi probablement une certaine tendance à voir l’Empire britannique comme un allié du monde de la grande finance, auquel les juifs sont associés dans l’imaginaire collectif des sociétés européennes de la fin du XIXe siècle.
46En voie d’unification avec sa faction rivale, les parnelliens de Redmond et de l’Irish Daily Independent connaissent plus ou moins la même évolution que le Freeman’s Journal. Le journal tient donc une position médiane en janvier 1898, lorsqu’il explique, par exemple, que le premier procès Dreyfus et la condamnation qui en a résulté ont été teintés d’injustice58. Puis, après le verdict du second procès, la ligne éditoriale du journal se fait un peu moins amicale envers Dreyfus. L’éditorial qui suit le procès considère, par exemple, que si le jugement rendu peut paraître injuste, l’attitude de la presse anglaise envers la France et le peuple français l’ont été tout autant59. En fait, sans développer le même anti-dreyfusisme que le Freeman’s Journal, le journal semble largement indifférent au dénouement du procès. Peut-être faut-il y voir le résultat du malaise que crée l’affaire pour un journal qui a si intensément soutenu la France et sa diplomatie au cours des années précédentes. Il se peut aussi que Redmond, qui a toujours dénoncé les actes antisémites commis en Irlande, par exemple, au cours du boycott de Limerick en 190460 veut, à la fois, éviter de dénoncer trop vivement le système judiciaire français et ne pas adopter une attitude trop agressive envers Dreyfus qui pourrait être comprise comme une forme d’antisémitisme. Nous verrons néanmoins que d’autres raisons, peut-être plus pertinentes, peuvent aussi expliquer cette attitude.
47Du côté des journaux dreyfusards, s’il est assez peu étonnant de trouver parmi eux le socialiste Worker’s Republic qui reprend en fait les thèmes des socialistes français61, il faut surtout noter la défense de l’officier français par l’Irish Weekly Independent. Au cours de l’année 1899, le journal exprime un intérêt pour l’affaire bien supérieur à celui de son édition quotidienne. Les positions qu’il prend divergent elles aussi largement. Le 8 septembre 1898, juste après les commémorations du centenaire, et alors que la crise soudanaise est sur le point d’éclater, le journal s’affirme comme l’allié de la France, et souhaite donc, pour celle-ci, qu’elle soit à la hauteur des valeurs d’égalité que son régime républicain sous-tend :
« Les Irlandais qui aiment la France comme une vieille alliée, qui se souviennent la main tendue dans les jours noirs de la fin du dernier siècle, espèrent qu’elle traversera cette crise avec honneur et crédit […] En donnant à ce malheureux homme un jugement juste, la France prouvera aux autres nations qu’elle ne craint aucune enquête et défie ses ennemis62. »
48En fait, plus le temps passe, et plus il apparaît évident que l’Irish Weekly Independent cherche à défendre et à promouvoir une autre France que celle à laquelle le Freeman’s Journal s’identifie. L’influence que l’IRB a eue sur l’hebdomadaire refait surface. C’est à une France née en 1789, protectrice des principes d’égalité et de justice pour les nations opprimées, auquel le journal se réfère. Peut-être, une forme d’anticléricalisme née de l’expérience de la scission parnellienne pointe-t-elle aussi. En tout cas, on retrouve une aversion profonde envers ceux qui, en France, ont mis en danger les principes républicains et ont cherché le soutien plus ou moins appuyé de l’Église catholique et des éléments antirépublicains de la société. Alors, à l’annonce du verdict du 9 septembre, l’Irish Weekly Independent, ironique dans son titre, dénonce cette force conservatrice comme une tumeur qui, depuis Napoléon III, corrompt lentement la nation française et ses institutions républicaines :
« L’honneur de l’armée est préservé !/Un système corrompu est à l’origine de tous les problèmes en France, un système qui a grandi pendant cinquante années et plus, une progression cancéreuse qui a commencé à prendre racine au temps de Napoléon III63. »
49On note aussi le 23 septembre un rejet tout à fait appuyé du développement de l’antisémitisme dans plusieurs pays d’Europe, et plus particulièrement en France.
« Les juifs ont été une race persécutée – nous aussi, et un léger sentiment de fraternité, sinon de stricte justice, devrait nous permettre d’avoir des sentiments d’amitié envers une race qui a supporté et souffert comme les juifs l’ont fait pendant tellement de siècles64. »
50En fait, l’association qui est effectuée dans ce passage est celle de Dreyfus, symbole de la population juive, avec la cause irlandaise. Deux peuples persécutés, unis dans la souffrance et dans l’injustice. À l’heure du verdict, pour la première fois depuis de nombreux mois, la première page n’est pas consacrée à un sujet irlandais. On peut y voir une illustration figurant deux officiers dansant de joie et tenant les mains d’une jeune fille, comme pour bien définir de quel côté se situe l’amoralité. Au premier plan se trouve Dreyfus, accablé, assis sur un banc. On trouve dans ce dessin les derniers sursauts d’une forme d’opposition à une autorité symbole d’injustice et d’oppression. Une nouvelle fois, il existe un parallèle évident entre Dreyfus et l’Irlande. Entre la France aux principes républicains bafoués, et l’Irlande prisonnière de l’Angleterre. Car, ne nous y trompons pas, ce n’est pas la France entière qui est visée par le journal, mais seulement les forces conservatrices, « corrompues », en son sein. D’ailleurs, le Weekly Independent prend bien soin de préciser que « le discrédit des généraux n’est pas le discrédit de la France65 ».
51Du reste, le journal se souvient vite que la crise de Fachoda n’est distante que d’un an à peine, que la guerre des Boers peut apporter d’autres sources de tensions au sein des relations franco-britanniques et que face à la Grande-Bretagne, la France reste tout de même, avec les États-Unis, l’allié le plus naturel. Toujours dans le numéro du 23 septembre, on peut donc lire : « Déterrer cette affaire signifiera simplement de l’hostilité à l’égard de la France. » Il reste qu’après l’affaire Dreyfus, la France intéresse beaucoup moins. Certes, ce processus avait déjà été entamé après la résolution de la crise de Fachoda, suivi par le progressif rapprochement de Redmond avec les anti-parnelliens, puis par le rachat du journal par Murphy. Au fond, le second procès Dreyfus constitue peut-être, pour les journalistes fenians du journal, une façon d’affirmer une dernière fois leur identité politique.
52Une autre explication semble pouvoir éclairer en partie la rupture qui s’opère entre les deux éditions de l’Independent. En fait, il semble que les amis de Maud Gonne aient perdu peu à peu de leur influence au sein du Weekly Independent, alors qu’ils gardent certains postes stratégiques au sein du Daily. On a déjà vu, par exemple, que Mary Barry O’Delany en reste la correspondante à Paris jusqu’en 1902.
53Durant la première moitié de l’année 1899, alors que beaucoup d’attention se porte toujours sur les affaires soudanaises, Dreyfus n’occupe pas encore une place centrale au sein des sujets proposés par le Weekly. Celui-ci s’est affirmé dreyfusard depuis septembre 1898, mais, comme nous avons pu le voir, il permet à l’anti-dreyfusard et antisémite François Coppée, probablement sur les conseils de Maud Gonne, d’être publié dans ses colonnes. Lynch, lui aussi, continue à s’exprimer dans le journal. Les choses changent dans la seconde moitié de l’année 1899, où des tensions apparaissent avec les amis de Maud Gonne. Elles se font jour alors que l’excitation qui entoure le second procès Dreyfus est à son comble. En effet, Arthur Lynch écrit une lettre particulièrement virulente sur la façon dont le journal traite le procès de Dreyfus. Lynch considère notamment que le Weekly Independent aide la politique anglaise en critiquant un allié essentiel à l’Irlande en ces temps de fortes tensions coloniales. Il titre sa lettre : « Comment l’Angleterre a utilisé l’affaire Dreyfus contre la France et trompé l’opinion publique irlandaise. » Il y réaffirme certaines des valeurs chères au journal et qui constituent le cœur des reproches que celui-ci adresse à la France : « les Français ne sont pas seulement cléments dans leurs sentences, ils sont aussi prêts à prendre la vue la plus libérale sur les offenses politiques66. » Le Weekly Independent lui répond par une phrase qui résume toute sa détermination à voir Dreyfus déclaré innocent : « Ce n’est pas seulement le destin d’Alfred Dreyfus qui est le sujet, c’est le futur de la France qui est en jeu67. »
54L’affaire a révélé des tendances bien distinctes, en particulier entre le Weekly Independent et le Freeman. Entre une Irlande nationaliste qui veut croire aux valeurs d’égalité et de liberté d’une France républicaine et une autre qui préfère se réfugier dans les valeurs dressées par une partie de l’opinion catholique et de l’armée pour préserver l’honneur français. Si l’antisémitisme a donc un rôle très secondaire dans le jugement que ces deux journaux portent sur l’affaire, il ne faut pas, néanmoins, en déduire qu’il n’a aucune influence chez les nationalistes irlandais.
Griffith et le Sinn Féin : de Dreyfus à l’antisémitisme
55La communauté juive d’Irlande est, jusqu’aux années 1880, numériquement tout à fait limitée. Pour la plupart, ces hommes et ces femmes arrivent des provinces de l’est de l’Europe. Fuyant les pogroms qui se développent en Russie après l’assassinat du Tsar Alexandre II en mars 1881, près de 150 000 juifs viennent s’établir dans les îles britanniques entre 1882 et 1891. La plupart de ceux qui s’installent en Irlande arrivent de Lituanie68. Cette augmentation relativement rapide de la population juive ne se concrétise pas nécessairement par un antisémitisme accru. Notons d’abord que les grands quotidiens irlandais nationalistes et catholiques ne démontrent aucun signe d’antisémitisme, jusqu’à la remarque du Freeman’s Journal sur les liens entre la presse anglaise et la communauté juive au cours de l’affaire Dreyfus. Lors d’une campagne d’affichage antisémite à Dublin en 1886, le même Freeman’s Journal exprime sa désapprobation69, et nous avons déjà expliqué que le Cork Examiner prend la défense de la communauté juive irlandaise au cours des années 1880. Rappelons aussi que la tradition catholique libérale et nationaliste irlandaise, que le Freeman’s Journal ou le Cork Examiner représentent, s’est toujours montrée particulièrement hostile à l’antisémitisme continental. Daniel O’Connell a toujours affirmé la nécessité de donner aux juifs les mêmes droits civils que les autres habitants de Grande-Bretagne et d’Irlande, sans quoi, pensait-il, le terme de liberté de conscience n’aurait pas de sens. De plus, les communautés catholiques et juives irlandaises ont été poussées l’une vers l’autre par un sentiment partagé d’adversité70.
56En Irlande, l’antisémitisme est donc bien loin d’être un phénomène répandu auprès de la population catholique comme au sein de ses élites politiques. Néanmoins, comme le boycott de Limerick le prouve, il n’est pas totalement absent de la société. En fait, il semble qu’il soit avant tout le fait de quelques personnalités. Il semble aussi que, dans le cas de Griffith et du mouvement Sinn Féin tout au moins, l’affaire Dreyfus ait permis son affirmation.
57Il est délicat de préciser à quel moment, et sous quelle influence, Griffith a développé l’antisémitisme qu’on lui connaît au cours des deux premières décennies du XXe siècle. Peut-être lors de ses années en Afrique du Sud, où il s’établit de 1896 à 1898. Dans un article qu’il publie dans le United Irishman du 23 septembre 1899, il décrit, avec des termes de profond mépris et de dégoût, un rassemblement de quelques habitants juifs de Johannesburg : « Quelque trente mille juifs, généralement d’une laideur et d’une saleté phénoménales, étaient sortis de leur East Ends à la demande de leur Rabbin. » Dans le même article, il explique aussi : « j’ai par le passé souvent déclaré que les plus grandes influences maléfiques du siècle sont le pirate, le franc-maçon et le juif71. » Francs-maçons et juifs sont ici pareillement condamnés. Une association qui est courante, notamment au sein de l’antisémitisme catholique72. En France, cette assimilation du catholicisme à l’antisémitisme, et à l’unanime rejet de la franc-maçonnerie, est en partie l’œuvre de Drumont73. Cet admirateur de Maud Gonne a sans aucun doute influencé les thèses antisémites de la jeune femme et, par ce biais, peut-être celles de Griffith. On a d’ailleurs pu noter que Maud Gonne reprend dans L’Irlande Libre un article de La Libre Parole qui néglige l’ampleur des attaques contre les juifs en Russie, pour insister sur la grande cruauté dont est victime la population catholique irlandaise74. Maud Gonne insiste elle-même sur son rejet des franc-maçons, jusque dans sa biographie75. Les réactions de Griffith et du United Irishman à l’affaire Dreyfus ont donc été probablement inspirées par cet étrange phénomène qui fait de Maud Gonne l’importatrice, en Irlande, d’un certain nombre de thèmes et d’idées chères au nationalisme français. L’anti-dreyfusisme antisémite en est un exemple.
58Griffith n’est pas Drumont, et le United Irishman ne développe pas la même obsession antisémite que la Libre Parole. Mais l’affaire Dreyfus cristallise, au cours de la première année de parution du journal, l’hostilité de Griffith envers la communauté juive. Par exemple, à la suite de la demande de révision du premier procès Dreyfus par le ministre de la Guerre, Gaston de Galliffet, celui-ci est accusé d’être à la solde des juifs76. Puis, à l’annonce du second verdict, les mots choisis par Griffith sont sans pitié pour ce « traître juif » :
« Il y a quelques jours, un traître juif, qui avait vendu les secrets les plus vitaux de la France à son ennemi militaire, fut condamné à la douce punition de l’emprisonnement […] Le fait est que l’ensemble du monde européen, à l’exception de la coalition anglo-juive et de ses flagorneurs irlandais, est profondément indifférent au destin du traître77. »
59La référence à une coalition anglo-juive est d’importance, puisqu’elle rejoint la déclaration du Freeman’s Journal citée plus haut. La volonté de replacer l’affaire Dreyfus dans un contexte irlandais est évidente. En fait, le procès de Dreyfus, devenant aussi le procès de l’Angleterre, crée un nouveau lien entre la France et l’Irlande, toutes les deux victimes du même complot. Condamner Dreyfus, c’est aussi imposer à nouveau l’honneur de la France, tout en affaiblissant l’Angleterre.
60L’antisémitisme devient un élément important de la propagande antidreyfusarde du United Irishman, même s’il ne faut pas oublier le contexte international de l’année 1899. L’attitude du United Irishman est également guidée par la volonté de ne pas voir l’honneur et le prestige de la France et de son armée trop durablement endommagés. Comme pour le Freeman’s Journal, il s’agit aussi de prendre le contre-pied de l’opinion britannique dreyfusarde. Néanmoins, la question antisémite ne doit certainement pas être négligée puisque dans le reste de la presse nationaliste irlandaise, anti-dreyfusisme et antisémitisme ne vont pas de pair.
61Alors que l’affaire Dreyfus est close, Griffith, notamment au cours de l’année 1900, continue à laisser paraître dans son journal plusieurs articles clairement antisémites. L’auteur de ces textes n’est autre que Franck Hugh O’Donnell, celui-là même qui avait tenté de prendre contact avec Paul Cambon. L’antisémitisme de cet homme est viscéral, potentiellement violent. En conséquence, laisser à O’Donnell suffisamment d’espace pour qu’il puisse exprimer sa haine des juifs dans le United Irishman, est en soi une preuve de l’antisémitisme assumé de Griffith.
62O’Donnell n’en est pas à son coup d’essai. Au cours de l’année 1898, alors qu’il travaille encore pour le United Ireland, qui est sur le point d’arrêter sa publication, il écrit plusieurs articles violemment antisémites, évoquant notamment le cas des communautés juives de France et de ses colonies :
« L’éclatement féroce de la détestation populaire contre les juifs suceurs de sang en Algérie a obligé le gouvernement français à intervenir contre les félonies usurières de ces vampires du genre humain. Le juif a maintenant eu un siècle de tolérance ouverte et de liberté totale et il n’a fait que convertir tous ces avantages en un moteur à vol et extorsion78. »
63Naturellement, il développe les mêmes thèses au sein du United Irishman. Au mois de février 1900, alors que le journal avait déjà exprimé sa crainte d’un rapprochement franco-anglais, O’Donnell y voit la main des juifs et des dreyfusards. À la suite d’un discours de Deschanel sur le sujet, il s’écrit :
« Telle est l’imbécile folie d’un président français de la chambre des députés, rempli du type d’éducation qui est transmis par les professeurs juifs et huguenots dans l’Université de France. Le pouvoir perfide et insatiable qui a jeté la France hors de Fachoda […] C’est ça l’espoir dreyfusite de la France79 ! »
64Les juifs sont donc les responsables de l’isolement irlandais sur la scène européenne, puisqu’ils œuvrent au rapprochement franco-anglais. Chasser les juifs hors d’Irlande, dénoncer leurs complots, s’attaquer à leur influence, constituent aussi les devoirs d’un nationaliste irlandais.
65En résumé, l’antisémitisme en Irlande n’est pas un phénomène très répandu. Il est le fait de personnalités politiques et intellectuelles, et non pas d’un phénomène sociétal de masse. Il ne semble pas non plus que l’antisémitisme ait été un thème particulièrement développé au sein du Sinn Féin, malgré l’influence de Griffith. Néanmoins, « le juif » reste un élément perturbateur pour le mouvement. C’est principalement le cas parce qu’il n’est pas Irlandais, même si ce terme, au sein même du Sinn Féin, répond à différentes définitions. Prenons par exemple le cas de l’émigration. Griffith, comme d’autres nationalistes irlandais, y voit une machination anglaise pour affaiblir l’Irlande en lui enlevant ses éléments les plus vigoureux. Le phénomène est dénoncé avec force, et qualifié de suicide moral et économique80. Mais l’émigration n’est pas tout. Et, si l’on en croit Bulmer Hobson, l’immigration constitue un nouveau danger. Dans The Creed of the Republic, il expose le risque de voir des étrangers prendre la place des Irlandais partis en Angleterre ou aux États-Unis. Ceux-ci se retrouveraient alors condamnés à l’exil permanent : « Non seulement l’émigration continue sans interruption, mais l’immigration augmente, l’Anglais, l’Écossais, le juif et l’Italien gagnent du terrain et déplacent la population irlandaise81. » Au sein d’une dénonciation générale qui décrit l’émigration comme un fléau orchestré par les autorités anglaises, les juifs sont considérés comme l’un des éléments étrangers dont l’Irlande doit, au fond, se débarrasser. S’ils n’étaient pas logés à la même enseigne que les Italiens ou que les Écossais, on pourrait y voir un antisémitisme économique envers les « usuriers » juifs. Mais plutôt que de l’antisémitisme, cette phrase exprime une progressive contraction identitaire. Une réaction motivée par la peur de voir l’Irlande disparaître, et se confondre culturellement, économiquement et politiquement au symbole de l’amoralité cosmopolite, la Grande-Bretagne. Hobson se rapproche ici de Hyde, lorsque celui-ci exprime la nécessité de ne pas dépasser un certain niveau de tolérance envers la présence étrangère en Irlande. Bien sûr, Hyde pense surtout à l’Angleterre, mais une telle conception de la nation irlandaise peut très bien entraîner une crainte généralisée envers toute influence étrangère qui se concrétiserait par l’arrivée de nouvelles populations. Cette peur rapproche avec de plus en plus d’intensité de nombreux séparatistes irlandais, généralement proches du Sinn Féin, vers un nationalisme français qui apparaît comme un recours idéologique possible à la domination britannique.
Jeanne d’Arc, l’Irlandaise
66Au cours des deux premières décennies du XXe siècle, la figure de Jeanne d’Arc apparaît au sein de l’imaginaire collectif du séparatisme irlandais. Ce qui semble être un véritable phénomène d’appropriation nous renvoie à la place de Maud Gonne au sein du développement idéologique du nouveau séparatisme irlandais que le Sinn Féin symbolise. En s’imposant dans le paysage politique irlandais au tournant du XXe siècle, elle y introduit certains thèmes du nationalisme français. Jeanne d’Arc en est un, bien entendu. C’est une analyse notamment partagée par Ann Matthews qui explique à ce propos : « ce fut au travers de l’aspiration personnelle de Maud que Jeanne d’Arc devint un élément du symbolisme des femmes nationalistes en Irlande82 ». En conséquence, ce seront bien les milieux nationalistes irlandais les plus proches de Maud Gonne qui réutiliseront le symbole de la « Pucelle d’Orléans ». On pense en particulier au Sinn Féin et à Arthur Griffith. La rhétorique de l’Irish Freedom est bien plus utilitaire et directe que celle du Sinn Féin, et se soucie un peu moins des questions identitaires et culturelles. En cela, le journal de Bulmer Hobson s’accorde moins à la pensée nationaliste largement irrationnelle qui est transmise à Maud Gonne par des hommes comme Millevoye, Drumont ou Coppée et que Griffith fait sienne, comme nous le verrons bientôt. En tout cas, si l’interprétation irlandaise du mythe de Jeanne d’Arc est en partie empruntée à la symbolique qui lui est donnée au sein de cercles nationalistes français, elle affirme au fil des années sa spécificité. C’est cette évolution que nous allons tenter d’élucider et de commenter.
67Encore aujourd’hui, Jeanne d’Arc est, en France, un symbole contesté, et plusieurs familles et personnalités politiques tentent tour à tour de s’y identifier. Au cours de la campagne présidentielle de 2007, les deux principaux candidats en lice, Ségolène Royale et Nicolas Sarkozy, ont tour à tour tenté de s’accaparer son symbole, religieux, identitaire, national. Jean-Marie Le Pen et le Front National ont fait, depuis longtemps, de la petite bergère Lorraine le thème de leur rassemblement annuel. Le principal enjeu, et la principale difficulté du culte de Jeanne d’Arc, est qu’il n’existe pas un culte à proprement parler, mais plusieurs. Depuis le XIXe siècle, plusieurs mouvances politiques ont essayé de s’appuyer sur cette figure afin de légitimer leur vision de la France et de ses rêves de grandeur. Au milieu du XIXe siècle, l’Église catholique et le courant monarchiste cherchent à imposer l’image d’une Jeanne d’Arc miraculeuse, envoyée par Dieu pour sauver la France et l’Église. Puis, bien vite, les républicains, sous l’influence de Gambetta, essaient au contraire d’imposer l’image d’une patriote sacrifiée par l’Église. À la toute fin du XIXe siècle, le nationalisme qui s’impose avec l’affaire Dreyfus accapare sa symbolique. On se souvient alors surtout d’une guerrière libératrice qui chassa les Anglais comme elle aurait chassé les Prussiens83. L’antisémitisme de Drumont se nourrit aussi de son image, en faisant de la communauté juive la nuisance étrangère dont il faut se débarrasser pour enrayer la décadence française84. Depuis, Jeanne d’Arc est largement restée un outil rhétorique de choix pour les promoteurs du nationalisme français d’extrême-droite.
68C’est Maud Gonne, la « Jeanne d’Arc Irlandaise », ainsi intronisée par Millevoye, qui est donc la première à introduire son symbole au sein de la rhétorique nationaliste irlandaise. En France, il s’agissait de partager avec ses amis et ses alliés la même volonté de chasser l’étranger hors des limites du territoire national. C’est cette image que Maud Gonne s’est attachée à faire prévaloir dans les différentes conférences qu’elle donne en France au cours des années 1890. C’est également ainsi que son message est perçu par le public auquel elle s’adresse. On a pu le voir au chapitre 5 au travers du poème que Lucien Gillain lui consacre. C’est le même genre de symbole que Maud Gonne et ses proches font prévaloir en Irlande au début des années 1900. Alors que l’Entente cordiale n’est pas encore signée, Barry O’Delany utilise l’installation d’une statue en l’honneur de Jeanne d’Arc pour rappeler aux lecteurs de l’Irish Independent que la France et l’Irlande ont toujours le même ennemi commun : « Nous, Irlandais, congratulons sincèrement le peuple de Saint-Pierre-le-Montier, et souhaitons tous le succès possible à la manifestation patriotique en l’honneur de la défaite de notre ennemi mutuel et héréditaire85. » Le ton du journal est devenu beaucoup plus conservateur après la reprise du journal par Murphy, mais Jeanne d’Arc apparaît comme un symbole suffisamment consensuel pour y être promu. Sa dimension religieuse aide certainement à l’introduire au sein des colonnes de l’Irish Independent. Quoi qu’il en soit, dans un premier temps, il est bien évident qu’en Irlande, c’est une Jeanne d’Arc guerrière, symbolisant la lutte contre l’envahisseur étranger, qui est utilisée.
69Puis, peu à peu, sans jamais renier cette première interprétation, les références à Jeanne d’Arc vont prendre une dimension particulière. En fait, elles vont se sexuer. Jeanne d’Arc devient femme. Cela n’effacera pas nécessairement son caractère chaste. Bien au contraire, sa virginité deviendra à la fois le symbole de la vertu des femmes irlandaises, et celui d’une Irlande restée inviolée par la présence anglaise. Une fois encore, c’est la presse proche du mouvement Sinn Féin et d’Arthur Griffith qui pratique ce genre de rhétorique. Assez logiquement, c’est le journal Bean na hÉireann qui s’en fait le principal promoteur. Comme nous l’avons dit, Maud Gonne en est la fondatrice. Elle impose donc à la revue ses propres vues sur le rôle des femmes au sein de la lutte pour l’indépendance irlandaise. Elle considère notamment que la question de la place des femmes dans la société doit être subordonnée aux revendications nationales. La ligne du journal véhicule l’image traditionnelle d’une femme au foyer. Une conception qui provoque la réaction de la féministe Hanna Sheehy Skeffington qui constate dans le numéro de novembre 1909 : « La femme irlandaise a du chemin à parcourir avant d’achever sa destinée. À présent, elle compte moins dans son propre pays que la femme anglaise dans le sien86. » Une réponse cinglante à cet article est publiée dès le mois suivant, écrite par Maud Gonne elle-même : « Je demanderai à Mlle Skeffington de réfléchir à la question d’un point de vue plus large, non du point de vue de la femme qui se jette sur sa gamelle de potage87. » Au fond, la représentation traditionnelle de Jeanne d’Arc semble tout à fait convenir au conservatisme sociétal affiché par le journal, ainsi qu’à l’idée que Maud Gonne se fait du rôle que doivent jouer les femmes irlandaises au sein des organisations nationalistes et séparatistes irlandaises.
70Le numéro de juillet 1909 illustre cette constatation. On y trouve une interview de l’archiviste et paléographe, titulaire d’une chaire de langue et littérature celtique au Collège de France, Henri d’Arbois de Jubainville. La journaliste n’est autre que Barry O’Delany et les références à Jeanne d’Arc, qui fut, on l’a vu, souvent caractérisée par ses origines celtes, ne lui échappent pas. O’Delany rapporte par exemple :
« “Nous comptons beaucoup sur nos femmes pour le futur de l’Irlande”, dis-je. “Mais je n’ai rien à apprendre à un français au pays de Jeanne d’Arc” […] “Nous parlâmes de la sainte victime de la perfidie et de la cruauté anglaise, et du grand travail qu’elle – une femme – avait accompli pour la France88.” »
71Jeanne d’Arc est de nouveau représentée comme le symbole de la lutte contre l’oppression anglaise, mais l’auteur insiste au moins tout autant sur le fait qu’elle est une femme. Une dimension qui échappe très largement à la représentation qui est faite de Jeanne d’Arc au sein des différents milieux politiques français. En fait, de Maud Gonne à Barry O’Delany, Jeanne d’Arc devient le symbole des femmes nationalistes irlandaises. Elle justifie leur rôle et leur importance au sein de la lutte pour l’indépendance du pays. Son mythe porte en elle la preuve qu’une femme peut être au cœur d’une lutte de libération nationale.
72Au début du XXe siècle, sous l’impulsion de personnages comme Maud Gonne, Alice Milligan ou la Comtesse Markievicz, les femmes gagnent peu à peu du terrain et de l’importance au sein du paysage politique du séparatisme irlandais. Cette évolution sera confirmée par l’élection de six femmes au sein du Dáil de 1921 (Parlement irlandais). L’élément féminin n’a jamais été absent de l’imagerie traditionnelle du nationalisme irlandais, tant qu’il était symbole de pureté. L’image de la mère en deuil après le sacrifice de ses fils pour la cause nationale, est devenue une représentation récurrente de la femme irlandaise. Néanmoins, c’est une vision qui relègue les femmes à un rôle passif. Elles subissent l’histoire, mais ne la font pas. La figure de Jeanne d’Arc permet d’imposer une autre sorte de figure féminine qui, tout en préservant sa pureté (Barry O’Delany parle de sainte) agit, et reprend même le premier rôle aux hommes. Elle véhicule également la notion de sacrifice que s’approprient les femmes irlandaises qui entrent en politique après l’accord anglo-irlandais de 1921 et la création de l’État Libre d’Irlande89.
73Les caractères de vertu et de ferveur religieuse qui sont souvent associés à l’image de Jeanne d’Arc aident à son intégration au sein de l’imagerie employée par certaines nationalistes irlandaises. Rappelons qu’en France, en pleine affaire Dreyfus, Déroulède en fait le symbole d’une France catholique, reprenant la représentation qui a été voulue par l’Église catholique, devenue l’alliée des anti-dreyfusards90. Dans un poème qu’elle publie dans le Sinn Féin du 24 avril 1909, Alice Milligan retranscrit l’image d’une sainte au service de la cause des nations opprimées par l’Angleterre. Ses qualités de guerrières ne sont pas oubliées, mais sa dimension religieuse semble prendre le dessus :
« Bénie soit Jeanne d’Arc/Prie pour nous aujourd’hui/Pour notre délivrance ;/Ta prière avait plus de pouvoir/Que la lumière de ta lance/Aux heures merveilleuses/Lorsque tu l’a brandie pour la France/Car à présent l’ancien ennemi/Dont les chaînes par la Grâce de Dieu/tu brisas il y a bien longtemps/dans cette île à l’ouest […] Une fois/La France envoya ses vaisseaux […] Nos espoirs furent en éclipses/Comme ils s’évanouissaient de la baie […] O Martyr ! Combattante ! Pucelle !/Lève une main salutaire pour ce pays/Sur lequel ce joug est posé91. »
74Alice Milligan donne une dimension mystique à Jeanne d’Arc et à sa représentation. Par sa référence à l’expédition française manquée de 1796, mais aussi par le nom qu’elle lui donne, Jeanne de France, elle la replace, et c’est assez rare pour être remarqué, dans un contexte franco-irlandais. Jeanne d’Arc s’impose ici comme une puissance libératrice surnaturelle, comme une force capable d’intercéder entre les hommes et Dieu. La première strophe illustre ce rôle. Jeanne d’Arc reste guerrière, mais sa prière porte plus loin que sa lance. L’auteur présente donc à ses lecteurs l’exemple d’une femme pieuse, chaste, agissant pour la cause nationale au travers d’actions spirituelles et, d’une certaine façon, réservant aux hommes l’emploi des armes, malgré l’utilisation du terme de « guerrière ». Au travers de ce poème, Alice Milligan pose donc la question du rôle des femmes au sein du combat nationaliste irlandais. Si le Bean na hÉireann promeut un rôle actif des femmes au sein de la lutte contre l’Angleterre, le Sinn Féin d’Arthur Griffith, ainsi qu’Alice Milligan, semblent être plus prudents.
75Quoi qu’il en soit, ce poème pourrait avoir atteint son but. En effet, le Sinn Féin du 3 mai 1909 publie l’avis que s’en est fait une mère de famille : « J’aimerais le voir encadré dans toutes les maisons irlandaises et enseigné par toutes les mères irlandaises à leurs enfants92. » Cette réaction est en soi la confirmation que l’image de Jeanne d’Arc, au sein de la rhétorique nationaliste irlandaise, s’adresse avant tout à un public féminin. Elle permet de définir une sorte de modèle pour celles qui voudraient lutter pour l’indépendance irlandaise aux côtés des hommes. Il semble aussi que le poème d’Alice Milligan, et la réaction qu’il provoque, confirme le rôle que jouent les mères de famille irlandaises à partir de la fin du XIXe siècle dans l’éducation morale de leurs enfants, en faisant de la maison le premier lieu d’enseignement des vertus catholiques93. La réponse de cette mère de famille reflète donc un double devoir : celui d’inculquer à ses enfants les préceptes moraux de l’Église, mais aussi les ambitions indépendantistes que tout Irlandais doit garder au cœur.
76Du rôle de combattante, victorieuse face à l’envahisseur, à celle d’une envoyée de Dieu, l’utilisation qui est faite de Jeanne d’Arc au sein de la rhétorique nationaliste irlandaise reprend certains des thèmes qui ont fait son succès dans l’imagerie du nationalisme français du début du XXe siècle. Maud Gonne permet dans un premier temps cette réutilisation, établissant une nouvelle passerelle idéologique entre l’Irlande et la France nationaliste. Puis, peu à peu, Jeanne d’Arc devient irlandaise. Les femmes s’approprient son symbole pour en faire un objet de revendication et de définition de leur rôle au sein du mouvement séparatiste. Un tel processus est remarquable parce qu’il se centre autour d’une figure particulière, généralement identifiée au mythe national français. Il ne fait qu’illustrer un phénomène d’une plus grande ampleur.
Entre renaissances et retranchements identitaires
77Pour le Sinn Féin, le début des années 1910 est marqué par la mise en évidence de ses divisions, matérialisées par la création de l’Irish Freedom. Fragilisé, le mouvement se concentre sur quelques campagnes de propagande contre le recrutement d’Irlandais dans l’armée britannique, la promotion des industries nationales94, mais surtout la renaissance de la culture irlandaise, de son identité, et du patriotisme qu’elle doit permettre de générer dans le pays. De son côté, l’Irish Freedom applique un programme similaire, mais dirigé avant tout vers la lutte armée et l’action insurrectionnelle.
78La coopération entre les deux factions séparatistes est limitée95, mais cela n’empêche pas des relations continues entre le Sinn Féin et l’IRB, illustrées au cours des deux années qui précèdent le déclenchement de la Première guerre mondiale. En avril 1912, le Premier ministre britannique, Henry Herbert Asquith, présente le troisième projet de loi pour le Home Rule devant la chambre des Communes. En janvier 1913, à la troisième lecture, le projet de loi est voté par 367 voix contre 257. En réponse, un mouvement paramilitaire, l’Ulster Volunteer Force (Force des Volontaires de l’Ulster), est formé dans les provinces de l’Ulster pour s’opposer au vote de la loi, avec un objectif de recrutement de 100 000 hommes environ.
79Naturellement, de telles activités dans les comtés d’Ulster entraînent une réponse nationaliste. L’organisation des Irish National Volunteers (Volontaires Irlandais) est créée en septembre 1913. À la fin de mars 1914, les Volontaires Irlandais ne sont que 7 000, et Redmond a réussi à se frayer un chemin à la tête de l’organisation96. Mais à ses débuts, elle est largement contrôlée par des membres de l’IRB et du Sinn Féin97. Le temps relativement important que les nationalistes prennent pour répondre au défi militaire, s’explique par le fait qu’ils considèrent la mobilisation des unionistes de l’Ulster comme une simple mise en scène, qui ne saurait empêcher la mise en place du Home Rule. C’est d’ailleurs un avis qui est partagé par plusieurs diplomates européens, dont le consul de France à Dublin98. Cependant, plus l’année 1913 avance, et plus la probabilité de l’éclatement d’une guerre civile en Irlande s’accroît. Comme nous le verrons, le début de la Première guerre mondiale et le soutien apporté par Redmond aux forces britanniques modifient profondément cette dynamique. Il est bien évident que ce contexte culturel, politique et militaire, influence profondément la propagande menée par le Sinn Féin et par l’Irish Freedom. Griffith est d’ailleurs invité à rejoindre les Volontaires, même s’il choisit de se consacrer à son travail de journaliste99.
80La militarisation de la rhétorique employée par le Sinn Féin est visible à partir de 1913. Le 25 janvier, le journal explique qu’« une Irlande libre ne devrait pas tolérer les pacifistes100 ». Le 21 janvier 1914, un autre article affirme : « Les hommes se combattront jusqu’à la fin des temps, et s’ils oubliaient comment se battre ils pourriraient la surface de la terre101. » L’Irlande, au cœur des mouvements politiques et idéologiques européens, ne peut pas rester indifférente au militarisme qui s’empare alors de l’Europe continentale. Les déclarations du Sinn Féin nous rappellent qu’en France le nationalisme, qui se développe après Boulanger et s’impose avec l’affaire Dreyfus, se définit aussi en opposition aux thèses de l’internationalisme pacifiste102. D’ailleurs, l’image qui est donnée de la France dans le journal de Griffith, et tout particulièrement du développement d’un nationalisme de masse103, reflète moins directement, mais aussi profondément, les évolutions imposées par la radicalisation de la vie politique irlandaise au cours des années 1912-1914. Plus encore, il semble que le Sinn Féin, mais aussi l’Irish Freedom, vont chercher en France les justifications idéologiques nécessaires pour adapter leur pensée et leur propagande à cette nouvelle situation.
81Au cours des premières années du XXe siècle, l’anglophobie des milieux séparatistes irlandais évolue peu à peu vers une dynamique plus positive. La nécessaire dé-anglicisation de l’île, s’accompagne du besoin de réaffirmer l’identité irlandaise, de redéfinir l’« Irishness ». Selon les séparatistes culturels irlandais, c’est ainsi que l’hégémonie identitaire anglaise, qui a progressivement déraciné les Irlandais de leur terreau culturel, doit être combattue. Cette réappropriation identitaire doit permettre de rendre inacceptable, et inconcevable, la domination anglaise de l’Irlande, définie au travers de ce phénomène d’imprégnation culturelle. Cette préoccupation est perceptible au sein de l’Irish Freedom, mais plus encore du Sinn Féin. C’est d’ailleurs ce dernier qui nous fournit le plus d’exemples. En effet, comme nous l’avons dit, la fragilité de la position de Griffith l’amène à donner aux questions culturelles et identitaires une importance accrue. De plus, la proximité qu’il entretient avec Maud Gonne semble le pousser à chercher au cœur du nationalisme conservateur mais républicain français certaines références idéologiques. Une démarche qui n’est pas absente de l’Irish Freedom, mais qui n’y prend pas exactement la même ampleur. C’est au fond ce que Declan Kidberd perçoit, lorsqu’il explique qu’au tournant du XXe siècle certains écrivains et intellectuels irlandais se tournent vers l’Europe et non plus vers l’Angleterre, qui représente pour eux un provincialisme ennuyeux. L’axe Dublin-Londres se transforme en un axe Dublin-Paris104. Pour le Sinn Féin d’Arthur Griffith, et pour les séparatistes irlandais plus généralement, il s’agit en fait de trouver en Europe, et en France plus particulièrement, les références idéologiques et culturelles qui permettront de réaffirmer l’identité irlandaise.
82Voici comment, en février 1914, le Sinn Féin définit les caractères de la race irlandaise, « non endommagée par l’anglicisation » : « des hommes virils, des femmes capables, robustes et indépendantes, et l’intelligence presque surnaturelle des enfants105 ». Avec cette phrase, Griffith atteste certaines de ces influences, notamment celle de l’affirmation des femmes au sein du nationalisme irlandais. Il expose aussi avec vigueur la nécessité de rendre un sens à l’identité irlandaise en imposant de nouveau, au cœur de celle-ci, la fierté d’être né irlandais. Pour ce faire, il faut stopper sa dégénérescence, provoquée par le cosmopolitisme anglais. Moran emploie une rhétorique similaire, lorsqu’il caractérise cette évolution comme une féminisation du peuple irlandais106. Pour faire des Irlandais des hommes fiers de leur pays, de leur identité, de leur « race », il faut aussi combattre les clichés raciaux qui sévissent dans certains périodiques anglais. Comme on l’a vu, ceux-ci expliquent en partie certaines des positions prises par les nationalistes irlandais envers l’Empire britannique et ses populations africaines ou asiatiques. Ils imposent aussi, notamment à Griffith, de définir l’identité irlandaise et celtique au sein de la « race blanche » européenne, qu’il décrit ainsi : « l’homme blanc, maître de l’Europe et le dominateur du monde107 ».
83Pour parvenir à cette définition des qualités de la race irlandaise, Griffith a dû prendre conscience qu’un tel patriotisme, qu’une telle obsession nationale, était possible. Il a fallu qu’il se convainque aussi de l’importance de le promouvoir, et de retranscrire ce sentiment dans son journal. Cette inspiration, c’est au moins en partie au sein des cercles nationalistes français qu’il la trouve, avec l’aide appuyée de Maud Gonne. Ceux-ci ont de ce fait participé à la prise de conscience nationale qui s’opère en Irlande, et ils ont offert aux milieux séparatistes certains des outils de sa mise en pratique. La mise en avant du patriotisme français dans la presse nationaliste irlandaise est déjà présente avant le début du XXe siècle. Au cours des années 1880, la presse parnellienne cherchait elle aussi à faire état du sentiment national qui paraissait alors régner au sein des « provinces perdues » françaises, appliquant un parallèle évident avec les provinces occupées irlandaises108. Néanmoins, ce genre de références est alors limité au cas de l’Alsace-Lorraine. Il ne s’agit pas encore de redéfinir et de réaffirmer l’identité irlandaise. Pour ce faire, Griffith va s’appuyer en particulier sur l’œuvre de Barrès. Le 6 septembre 1913, on peut lire dans le Sinn Féin :
« Il m’a semblé depuis longtemps que le mouvement contemporain dans la poésie française peut être approché le plus justement au travers de la prise en considération du travail d’un écrivain en prose – Maurice Barrès, le premier représentant de la littérature d’aujourd’hui sur l’Alsace et la Lorraine. Une telle approche nous sera particulièrement profitable, à nous, en Irlande, qui sommes occupés, d’une façon très semblable aux compatriotes de Barrès, à travailler à notre salut individuel et national au cœur et d’une certaine façon malgré l’influence dominante du plus grand pays qui nous tient sous sa domination morale […] Nous avons perdu notre âme. Barrès, comme son pays, avait perdu son âme, et l’histoire de son travail est celle de sa quête pour la reconquête de son âme109. »
84Il n’est pas étonnant que ce soit dans le nationalisme anti-intellectuel de Barrès que Griffith ait trouvé de quoi appuyer son argumentation. Le culte de la Terre et des Morts, la peur de la décadence, et le retour à l’enracinement de l’identité française110, autant de thèmes qui correspondent à la rhétorique du Sinn Féin. Le cosmopolitisme moderne, industriel, décadent, ainsi dénoncé par Moran ou Griffith, est tout aussi étranger à Barrès. Dans cet article, on retrouve aussi bien sûr, et peut-être surtout, l’Alsace-Lorraine, que Barrès évoque jusqu’à l’obsession. D’ailleurs, il est difficile de cerner exactement si l’auteur du texte identifie les « compatriotes » de Barrès comme les Français, ou seulement les habitants d’Alsace-Lorraine. Dans ce deuxième cas, ce serait trahir la pensée de Barrès, qui s’imagine ce que l’Alsace-Lorraine pourrait apporter à la France, et non pas l’inverse. Mais le plus important reste bien de montrer que Barrès, le Lorrain de naissance, a réussi à s’échapper de l’influence allemande pour rendre sens et énergie à la nation française, amputée et « sans âme » après la défaite de 1870. On retrouve donc ici l’idée d’une renaissance nationale, qui devra s’opérer en opposant à l’écrasante domination anglaise, la fierté et la force morale d’une identité irlandaise retrouvée par chacun, et par tous. Nous pourrions presque considérer que Barrès permet au Sinn Féin de mieux comprendre, et de mieux s’approprier, les revendications identitaires irlandaises et l’utilité de leur promotion. Barrès devient, lui aussi, une alternative à la domination culturelle anglaise. Par ailleurs, le Sinn Féin choisit les références nationalistes qui lui conviennent le mieux. Barrès n’est pas cité par hasard. Il y a l’influence de Maud Gonne, qui côtoie Drumont, Déroulède, et donc probablement aussi Barrès. Mais il n’est pas indifférent de noter que le Sinn Féin ne fera jamais référence à Maurras, dont le travail, pourtant, commence à se faire connaître. En effet, les séparatistes irlandais du Sinn Féin, malgré tout leur conservatisme, continuent à s’identifier à l’histoire d’une France née en 1789. L’expérience de Wolfe Tone les empêche de s’en échapper, comme la mémoire et les références idéologiques des Jeunes Irlandais et de certaines figures de l’IRB. Contrairement à Maurras, qui rejette tout l’héritage révolutionnaire et qui défend l’idée monarchique, Barrès à l’avantage d’intégrer à sa vision nationale la Révolution de 1789111. L’évolution conservatrice de Griffith devient de plus en plus évidente au fil des années 1910. Mais il reste qu’il ne peut pas s’abstraire de la mémoire commune du séparatisme, et plus généralement du nationalisme irlandais. S’il fallait pousser un peu plus loin l’analogie entre nationalismes français et irlandais, nous pourrions au fond considérer qu’un Healy, bien loin d’être républicain, s’identifierait mieux à la pensée de l’Action Française. Vers une œuvre de redressement national qui soit réactionnaire, voir contre-révolutionnaire, pour que l’Église, au sein d’un ordre naturel, reprenne une place perdue depuis la Révolution. C’est toute la rhétorique de Healy qui invite Paris, la France et l’Irlande de Parnell à faire pénitence, autour d’un retour offensif du cléricalisme.
85La promotion des écrivains nationalistes conservateurs français n’est pas seulement le fait de Griffith et du Sinn Féin. Le Catholic Bulletin, proche du Sinn Féin, leur apporte également son soutien. Rien d’étonnant à cela si l’on se souvient que la revue avait fait sienne la campagne entamée en 1911 contre la littérature obscène et amorale venue d’Angleterre. Zola ou Voltaire ne sont pas Anglais, mais ils sont certainement considérés comme aussi dangereux pour les vertus traditionnelles d’une Irlande catholique et rurale. Devenu président de la Ligue de la Patrie Française en 1899, François Coppée correspond bien mieux aux attentes de la revue catholique :
« Une nouvelle école de brillants auteurs est apparue et a abandonné la tradition de Voltaire, Rousseau, Zola et des auteurs du début du XIXe siècle généralement. Les fondations de cette nouvelle école ont été posées par le populaire François Coppée, poète, romancier, et dramaturge112. »
86Au-delà de la simple découverte de certains idéologues et écrivains nationalistes français, un autre domaine préoccupe le Sinn Féin alors que la confrontation entre unionistes de l’Ulster et les Volontaires Irlandais s’intensifie. Pour enraciner une identité nationale, lui donner corps au sein de la population, et l’imposer comme une forme de déterminisme, il faut se pencher sur la question de l’éducation. Une fois que les qualités irlandaises ont été révélées, et que la fierté de les représenter a été réimposée, il faut faire partager ce sentiment aux jeunes générations. Une nécessité ressentie par l’ensemble des séparatistes irlandais113, qui continuent donc à faire de l’éducation et de son contrôle l’un des principaux enjeux des politiques nationalistes irlandaises. C’est avec cet objectif en tête que Bulmer Hobson et la Comtesse Markiewicz fondent en 1909 le Na Fianna Éireann, un mouvement scout nationaliste. Il s’agit d’inspirer les sentiments de loyauté, d’obéissance, de virilité, et de sacrifice de soi à la jeune génération114. Mais, pour Griffith, c’est de nouveau en France que cette ambition trouve la meilleure expression. En l’occurrence, c’est René Bazin qui lui sert de modèle idéologique :
« “La France”, explique René Bazin, “est un pays de résurrections.” Il [Bazin] l’appelle la “douce France” […] Nous aimerions avoir un livre tel que celui-ci pour les enfants de notre propre pays […] Celui qui ne connaît que Paris connaît bien peu la France. Ce livre est surtout un livre sur la grande France qui s’éloigne de cette éblouissante ville – la France d’une merveilleuse paysannerie qui a enlevé du cou de son pays le fardeau que l’Allemagne victorieuse avait attaché là pour garder sa superbe tête inclinée pour des générations. Bazin nous introduit comme ses intimes au sobre et robuste Normand et au Provençal gai et ensoleillé. Ce livre amène savoir et révélation à l’étranger. Le prêtre et la religieuse priant pour la France, le soldat et le marin combattant pour la France, le fermier et le laboureur, le meunier […] travaillant pour la France […] Bazin est la voix du patriotisme de la France pointant vers la résurrection en ces jours sombres115. »
87René Bazin, académicien, s’est fait connaître par ses romans ruraux, comme Les Oberlé ou La Terre qui meurt, qui mettent en valeur des campagnes françaises traditionnelles et généralement catholiques. Il s’y lamente des changements qui sont imposés en province par l’industrialisation et l’urbanisation. Bazin est le représentant littéraire du retour de l’Église catholique vers le traditionalisme des campagnes116. C’est précisément ce phénomène qui interpelle. Les références de l’article aux campagnes françaises, à ces paysans éloignés de toute modernité urbaine, moderne, amorale et obscène, ne peuvent qu’attirer l’attention du Sinn Féin. Griffith, appliqué à promouvoir la langue irlandaise, symbole d’une identité rurale retranchée au sein des provinces de l’ouest du pays, épargnées par l’influence anglaise, s’identifie au discours de Bazin.
88La Douce France est un ouvrage qui se partage entre la mise en valeur des provinces françaises et celle de leurs métiers. Quelques développements sont aussi consacrés aux fêtes catholiques. Mais c’est certainement le chapitre intitulé « N’ayez pas peur », qui définit le mieux l’objectif de l’ouvrage. Celui-ci propose une série de conseils et s’adresse directement aux enfants :
« Enfants, si vous voulez être des Français dignes de votre race, défaites-vous de plusieurs peurs que voici : N’ayez pas peur du danger, toutes les fois que le devoir le commande. Allez-y vivement, joyeusement, comme à la fête […] N’ayez pas peur de la guerre […] Priez pour qu’elle ne soit pas injuste : mais, si elle est déclarée, jetez-vous-y […] N’ayez pas peur de la mort, parce qu’elle n’est qu’un passage, le défilé coudé, obscur pour nous, qui s’ouvre sur la pleine lumière117. »
89De tels propos, adressés à des écoliers, font aujourd’hui froid dans le dos. Mais il s’agit alors de faire de ces enfants des patriotes, ce à quoi le Sinn Féin ne pouvait qu’apporter son soutien le plus entier. L’article semble donc redécouvrir la France. Un pays avec lequel l’auteur peut de nouveau s’identifier, depuis qu’il s’est éloigné de l’influence néfaste de Paris, comme l’Irlande du « smog » londonien. La France est devenue un pays qui enseigne à ses enfants les devoirs d’un patriote : combattre et mourir. Une notion qui, bien entendu, est apparue au cœur de la rhétorique séparatiste de Griffith. La Douce France est traduite en anglais par Mary Dougherty, mais l’auteur de l’article en lui-même n’est pas identifié. En tout état de cause, en publiant ce texte, Griffith, qui ne s’est jamais montré un fervent défenseur de l’utilisation de la force, démontre une nouvelle fois la progressive radicalisation de ses idées dans ce domaine, même si cela n’en fait pas un révolutionnaire pour autant. Au fond, le nationalisme conservateur d’un René Bazin sied à l’évolution idéologique d’un Arthur Griffith, bien plus qu’à celle, plus révolutionnaire, d’un Bulmer Hobson. La même constatation aurait pu être faite à propos de Maurice Barrès. Si l’on reprend les termes de René Rémond ou Pierre Milza, ces écrivains et intellectuels français auxquels le Sinn Féin fait référence sont des représentants d’une droite contestataire plutôt que révolutionnaire118. Une terminologie qui pourrait tout autant convenir à Arthur Griffith.
90Une semaine seulement après la publication de l’article sur la « douce France », les écoliers français sont à nouveau appréciés comme des exemples de futurs patriotes. On retrouve la même envie pour un système éducatif qui manque à l’Irlande et qui empêche de faire des enfants irlandais les pendants de leurs camarades hexagonaux, de les transformer en de jeunes adultes prêts à combattre pour leur pays et faire des Volontaires Irlandais une force équivalente à celle de l’Ulster Volunteer Force. Voici donc l’enfant modèle selon le Sinn Féin, celui qui a fait de son pays sa religion :
« L’enfant français […] apprend qu’il n’y a pas de pays plus riche, plus beau et plus glorieux dans l’histoire que la France ; aucun peuple plus brave, plus généreux, plus cultivé que les Français […] Qu’est-ce que cela pourrait impliquer si les Irlandais et l’Irlande profitaient du même système119. »
91Si les jeunes générations bénéficient d’une telle éducation, c’est que les parents assument aussi leur rôle de patriote. Et l’envie du Sinn Féin, exprimée face à des ouvrages comme celui de Bazin, est ressentie envers l’ensemble de la population française. Ce sentiment est exprimé, cette fois dans l’Irish Freedom, dès juin 1912 :
« Tout le monde est nationaliste – c’est-à-dire Français – observe le monde d’un point de vue français, vit sa vie comme un français, non pas comme un Allemand ou un Anglais, et tout Français qui mérite de porter ce nom est près à mourir pour son pays s’il avait besoin de lui. C’est exactement ce que nous n’apprenons pas en Irlande120. »
92À en croire ces journaux, l’ensemble de l’échiquier politique français serait gagné à un nationalisme conservateur et militaire. Si ce n’est pas le cas, les séparatistes irlandais peuvent au moins s’en convaincre, en observant qu’en 1914, toute la droite française, et même une partie des radicaux, est bel et bien gagnée au nationalisme. Au fond, ce qui était reproché aux Français lorsque l’Entente cordiale venait d’être signée, devient une source d’inspiration. Les Français ne pensent qu’à eux, ne jurent que par la France, et s’indiffèrent des sentiments de leurs voisins. Voici des patriotes dont ceux qui veulent combattre et mettre à bas l’influence anglaise doivent s’inspirer. À la veille de la guerre, dans un article intitulé « Les Irlandais vus de France », le Sinn Féin exprime le même type de raisonnement : « Le Français est profondément ignorant de l’histoire de n’importe quel autre pays hormis le sien […] Ceci est une base saine sur laquelle construire et développer le patriotisme121. »
93Finalement, quelques mois avant le déclenchement de la Première guerre mondiale, au travers d’un hommage rendu à Paul Déroulède après sa mort, le journal de Griffith assume pleinement son rapprochement idéologique avec le nationalisme français. Maud Gonne pourrait être l’auteur d’un article qui résume certains des thèmes que nous venons de développer. Il nous rappelle surtout que pour le mouvement Sinn Féin des années d’avant-guerre, la France qui donne un sens et une justification aux revendications nationalistes et identitaires irlandaises est bien celle de Barrès, de Coppée, ou de Déroulède :
« Paul Déroulède combine les qualités d’un nationaliste, d’un patriote, et d’un héros à un point rare même parmi ses compatriotes. Un homme qui pense de son devoir de dévouer sa vie, sa fortune et son énergie au service de son pays […] Ses dernières années furent celles d’un grand renouveau du patriotisme français, et peut-être le grand développement de cet esprit solide au cours des dernières années l’encouragea à espérer122. »
Conclusion
94L’Entente cordiale, qui a longtemps été comprise comme une rupture profonde au sein des relations franco-irlandaises, a donc produit un effet assez limité. L’évolution qui s’opère au sein du rapport de l’Irlande nationaliste avec la France est principalement le fait du contexte irlandais et du contexte international. En effet, si les nationalistes proches du parti parlementaire continuent à faire montre d’une attitude assez indifférente, voire hostile à la France lors des opérations d’inventaires de 1906, les réactions des courants séparatistes sont beaucoup plus contrastées. C’est en particulier le cas du Sinn Féin d’Arthur Griffith. Au cours des années 1900, les relations que celui-ci entretient avec la France sont avant tout liées à la mise en place d’une nouvelle diplomatie européenne. Certes, l’Entente cordiale a pu accélérer le rapprochement irlando-allemand, promu dans les colonnes du Sinn Féin notamment. Mais il ne s’agira jamais de réclamer une intervention militaire de l’Allemagne, même si le conservatisme grandissant du journal l’amène à considérer avec plus de sympathie le régime du Kaiser. En fait, Griffith cherche à identifier l’Irlande aux autres petites nationalités européennes, comme la Belgique, le Danemark ou la Suède. Pour Griffith, les relations de l’Irlande avec la France doivent avant tout être comprises au sein d’une redéfinition de la place et du rôle de l’Irlande en Europe. La situation n’est pas tout à fait la même au sein d’un séparatisme plus orthodoxe et républicain. L’Entente cordiale impose l’Allemagne comme le premier allié de l’Irlande. Puis, fidèle à son conservatisme grandissant, Griffith commence à considérer avec de plus en plus d’intérêt les thèses de nationalistes conservateurs comme Barrès ou Bazin. Certaines postures idéologiques participent de ce rapprochement. Petit à petit, la France nationaliste et patriote devient un modèle à suivre pour une identité irlandaise qui cherche à se réaffirmer. Il faut retrouver la fierté d’être Irlandais, l’enseigner aussi. La montée des nationalistes en France étant également le fait d’un contexte international qui se tend, il est nécessaire d’associer l’Irlande nationaliste à cette évolution, de l’intégrer à ce phénomène européen. Cette progression, dont la radicalisation du contexte politique irlandais dans les années 1912-1914, est aussi en partie responsable, n’est pas propre à Griffith, et s’exprime aussi dans l’Irish Freedom. À la veille de la Première guerre mondiale, c’est au sein de cette France patriote, obsédée par son identité et le recouvrement de son intégrité territoriale, que le séparatisme culturel du Sinn Féin semble de plus en plus s’identifier, y trouvant une source d’inspiration et certaines justifications idéologiques.
Notes de bas de page
1 Duroselle Jean-Baptiste, La France à…, op. cit., p. 267.
2 Bell P. M. H., France and Britain 1900-1940, Entente and Estrangement, London, Longman, 1996, 275 p., p. 27-28.
3 United Irishman, 10 février 1900.
4 United Irishman, 19 septembre 1903.
5 Davis Richard, Arthur Griffith and…, op. cit., p. 23.
6 Freeman’s Journal, 29 août 1904.
7 Freeman’s Journal, 9 mai 1904.
8 Freeman’s Journal, 15 août 1904.
9 United Irishman, 5 août 1905.
10 United Irishman, 28 octobre 1905.
11 Id.
12 Le Braz Anatole, Voyage en…, op. cit., introduction.
13 Aan de Wiel Jérôme, The Irish…, op. cit., p. 48.
14 Ibid., p. 49-50.
15 United Irishman, 4 novembre 1905.
16 Sinn Féin, 26 mai 1906.
17 AMAE, Nouvelle Série, Grande-Bretagne, vol. 4, 1897-1914.
18 Id.
19 Sinn Féin, 27 février 1909.
20 Notons tout de même l’attitude du Freeman’s Journal qui, lors de la crise marocaine de 1911, semble approuver l’attitude de la France plutôt que celle de l’Allemagne en notant le 5 juillet que « La France est restée remarquablement calme », alors que l’Irish Independent semble se désintéresser du problème. Quant au Cork Free Press, fondé par William O’Brien, il se montre le plus virulent contre l’Allemagne. Nous avons déjà noté la relation particulière d’O’Brien avec la France, pays de son épouse.
21 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 86.
22 Weathley Micheal, Nationalism and…, op. cit., p. 58-59.
23 Davis Richard, Arthur Griffith…, op. cit., p. 25-27.
24 Irish Freedom, juin 1911.
25 Par exemple, Irish Freedom, janvier 1911, sous le titre de « La politique étrangère de l’Irlande », le journal se plaint des machinations de l’Angleterre, dont il expose ainsi les objectifs : « Un autre résultat probable serait la fin de l’alliance entre Allemands et irlandais. Ceci, peut-être, est l’objectif, mais il a échoué lamentablement. »
26 Irish Freedom, août 1913.
27 Sinn Féin, 3 avril 1909.
28 Griffith Arthur, The « Sinn Féin » Policy, 1906, p. 12-13, « Un service consulaire irlandais ».
29 United Irishman, 9 décembre 1905.
30 Sinn Féin, 13 septembre 1913, « De la France et de l’Allemagne nous pouvons apprendre quelques choses utiles. Mais essayer de nous développer à partir de leur exemple serait désastreux […] La Norvège et le Danemark et la Suède, la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie – peut-être même la Grèce – sont des pays dont l’histoire, les circonstances et les problèmes sont plus proches des nôtres. »
31 Sinn Féin, 9 septembre 1911, « Si la Suède était l’Irlande » ; 12 août 1911, p. 3, « Les Flamands en Belgique ».
32 Laffan Michael, The Resurrection of Ireland, the Sinn Féin party: 1916-1923, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, 512 p., p. 233.
33 Voir, par exemple, Ferriter Diarmaid, The Transformation of Ireland 1900-2000, Londres, Profile Books, 2004, 884 p., p. 83-84.
34 United Irishman, 1er novembre 1902.
35 Irish Daily Independent, 8 septembre 1902.
36 Irish Daily Independent, 25 octobre 1902.
37 Une lettre non signée est envoyée au rédacteur en chef de l’Irish People le 9 décembre 1899, qui explique à propos de T. M. Healy : « À côté de chez moi vit un homme qui prend tous les journaux. Il a une manie des journaux. Il sait tout sur ceux qui écrivent pour eux – ce qui est plus que ce que je veux savoir. Il se procure aussi occasionnellement quelques journaux français. Dès qu’il découvre quelque chose d’intéressant il trotte jusque chez moi pour soulager son âme. À présent, j’ai vu quelques-unes des pires choses écrites dans les journaux sans dieu des boulevards parisiens – mon ami insiste pour me les montrer afin de prouver de quelle vilenie l’être humain est capable. »
38 United Irishman, 20 mai 1899. « La France est reconnue comme la nation protectrice des catholiques à l’Est. »
39 Initié par William O’Brien pour résoudre la question de la pauvreté agricole irlandaise qui persiste malgré le « Land Act » de 1881, le plan suggère qu’un prix de vente jugé juste soit proposé à un propriétaire terrien qui refuserait de baisser les loyers. En cas de refus de la part du propriétaire, la somme proposée serait alors placée dans un fonds commun qui permettrait d’apporter un soutien financier aux fermiers qui se retrouveraient alors expulsés. Voir le United Irishman, 3 mars 1906.
40 Freeman’s Journal, 1er février 1906.
41 Freeman’s Journal, 2 février 1906.
42 Cork Examiner, 1er février 1906.
43 Irish Independent, 7 février 1906.
44 Irish People, 27 janvier 1906.
45 Irish People, 24 mars 1906.
46 Irish People, 12 mai 1906 ; 26 mai 1906, « très sympathique envers l’Irlande et promeut les aspirations d’une Irlande unie ».
47 Irish People, 2 mai 1906.
48 Irish People, 30 juin 1906.
49 Voir Murphy Brian, « J. J. O’Kelly, The Catholic Bulletin and contemporary Irish cultural historians » dans Archivium Hibernicum, 1989-1992, vol. 64 (1989), p. 71-88, et Murphy Brian, The Catholic Bulletin and Republican Ireland, Belfast, Athol, 2005, 313 p., p. 176-177.
50 Sinn Féin, 19 juillet 1913.
51 Catholic Bulletin, mai 1912, p. 303.
52 Barrett Richard, « The Dreyfus Affair in the Irish Nationalist Press, 1898-1899 », Études Irlandaises, no 32.1 (2007), p. 77-89, p. 88-89.
53 Weekly Freeman, 16 septembre 1899.
54 Rebérioux Madeleine, La République Radicale, Paris, Le Seuil, 1975, 258 p., p. 24.
55 Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., p. 161.
56 Weekly Freeman, 23 septembre 1899.
57 Voir à ce propos l’ouvrage de Sorlin Pierre, La croix et les juifs, Paris, Grasset, 1967, 346 p.
58 Irish Daily Independent, 21 janvier 1898.
59 Irish Daily Independent, 11 septembre 1899.
60 Au mois de janvier 1899, le Père John Creagh, responsable de l’archiconfrérie catholique de la ville de Limerick, prononce deux sermons qui dénoncent violemment les juifs et leurs activités commerciales, et qui proposent le boycott de l’ensemble des négociants et des magasins de la ville tenus par des juifs. Reproduits dans l’ensemble de la presse locale, ces deux sermons provoquent une série d’actions violentes contre la communauté juive, et la ruine de plusieurs de leurs commerces.
61 Worker’s Republic, 23 septembre 1898, un article reprend les vues de Jean Jaurès sur la question en affirmant par exemple : « le militarisme clérical a commis un crime sans précédent ». Il faut tout de même nuancer le dreyfusisme des socialistes français. Certes, Jaurès est dreyfusard, mais ce n’est pas le cas de tous les socialistes, Guesde en particulier.
62 Irish Weekly Independent, 10 septembre 1898.
63 Irish Weekly Independent, 16 septembre 1899.
64 Irish Weekly Independent, 23 septembre 1899.
65 Weekly Irish Independent, 16 septembre 1899.
66 Irish Weekly Independent, 5 août 1899.
67 Irish Weekly Independent, 12 août 1899.
68 Keogh Dermot, Jews in 20th century Ireland, Cork, Cork University Press, 1998, 336 p., p. 8-11.
69 Id.
70 Ibid., p. 7.
71 United Irishman, 23 septembre 1899.
72 Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., p. 117 ; Lagrée Michel, « Exilée… » dans Lebrun Michel (dir.), Histoire des…, op. cit., p. 418.
73 Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., p. 121.
74 Voir chapitre V, L’Irlande Libre, 1er octobre 1898.
75 Gonne Maud, A Servant…, op. cit., p. 37. En rappelant le souvenir d’un ami de jeunesse, le Capitaine Claude Crane, elle précise qu’il est depuis devenu le « Grande Maître de la franc-maçonnerie », et qu’ils sont donc passés dans des camps opposés.
76 United Irishman, 5 août 1899.
77 United Irishman, 16 septembre 1899.
78 United Ireland, 5 février 1898.
79 United Irishman, 10 février 1900.
80 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 50.
81 Hobson Bulmer, The Creed of the Republic, 1907, 42 p., p. 25.
82 Matthews Ann, Renegades…, op. cit., p. 51-52.
83 Gildea Robert, The Past in French History, New Heaven, Yale University Press, 1994, 418 p., p. 155-159.
84 Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., voir chapitre V, « Jeanne d’Arc et les Juifs », p. 145-156.
85 Irish Daily Independent, 15 août 1902.
86 Bean na hÉireann, novembre 1909.
87 Bean na hÉireann, décembre 1909.
88 Bean na hÉireann, juillet 1909.
89 Knirck Jason, Women of…, op. cit., p. 46.
90 Voir Déroulède Paul, Hommage à Jeanne d’Arc, 1909, 22 p.
91 Sinn Féin, 24 avril 1909.
92 Sinn Féin, 3 mai 1909.
93 Inglis Tom, Moral Monopoly, op. cit., p. 205. C’est en fait un phénomène assez commun. Voir notamment par Delumeau Jean (dir.), La religion de ma mère, Paris, les Éd. du Cerf, 1992, 387 p., en particulier p. 306-308, qui traitent de la résistance à la déchristianisation dans le cercle familial.
94 Fitzpatrick David, The Two Irelands, 1912-1939, Oxford, Oxford University Press, 1998, 301 p., p. 16.
95 Kelly Matthew, Fenian ideal…, op. cit., p. 191.
96 Bew Paul, Ideology and the Irish Question, Oxford, Clarendon Press, 1994, 165 p., p. 112-116.
97 Kelly Matthew, The Fenian Ideal…, op. cit., p. 205-206.
98 AMAE, Nantes, Londres, Série K, carton 332. Celui-ci explique, par exemple, dans un rapport qu’il envoie au ministère des Affaires étrangères : « Il m’a paru que cette agitation était toute en surface et qu’il n’y avait au moins actuellement aucune éventualité violente et durable à envisager dans le Nord en cas d’application du Home Rule. »
99 Maume Patrick, The Long…, op. cit., p. 140.
100 Sinn Féin, 25 janvier 1913.
101 Sinn Féin, 21 janvier 1914.
102 Pierre Milza, Les fascismes, Paris, Le Seuil, 2001, 612 p., p. 51.
103 Les différentes ligues qui se créent à partir du début des années 1890 permettent notamment ce phénomène.
104 Kiberd Declan, Inventing Ireland, The Literature of the Modern Nation, Londres, Vintage Book, 1996, 719 p., p. 161.
105 Sinn Féin, 28 février 1914.
106 Moran David Patrick, The Philosophy of Irish Ireland, Dublin, University College Dublin, 2006 (1re éd. 1905), 126 p., p. 6. « De tous côtés, on ne voit que trop les évidences d’un peuple qui est secrètement content d’être une race conquise, bien qu’il n’ait pas l’honnêteté de l’admettre. Même la fierté qui, fréquemment, rend digne l’échec, n’est pas là. Il n’y a rien de masculin de ce caractère ; et lorsque des hommes s’alignent, avec des bonnets gris par-dessus leur tête, et se crient dessus jusqu’à s’enrouer, n’est-ce pas piaillement féminin ? »
107 Sinn Féin, 25 avril 1914.
108 Voir, par exemple, le Irish Nation, 28 mars 1884 : « L’épine dans la chair de l’Alsace/Même les plus pauvres démontrent leur patriotisme. C’est la règle du gouvernement allemand que de donner 25 marks à n’importe quelle pauvre femme donnant naissance à des jumeaux. L’épouse d’un ouvrier français durant mon séjour à Mulhouse eut trois fils en une naissance, mais bien que dans une situation de grande pauvreté refusa de demander la donation. « Mes fils ne seront jamais prussiens », dit-elle, « et ce cadeau les ferait devenir prussiens. » »
109 Sinn Féin, 6 septembre 1913.
110 Voir par exemple Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., p. 20-21.
111 Pour la controverse entre Maurras et Barrès, voir entre autres Chebel d’Appollonia Ariane, L’extrême-droite en France, de Maurras à Le Pen, Paris, Éditions Complexe, 1996, 520 p., p. 147-148, ou encore Winock Michel, Nationalisme…, op. cit., p. 20-21.
112 Catholic Bulletin, juin 1913, p. 415.
113 Kelly Matthew, Fenian…, op. cit., p. 199.
114 Voir notamment Hay Marnie, « The Foundation and development of Na Fianna Éireann, 1909-1916 » dans Irish Historical Studies, no 141 (2008), p. 53-71.
115 Sinn Féin, 23 août 1913.
116 Lebrun François, Histoire…, op. cit., p. 436.
117 Bazin René, La Douce France, Paris, Plon, 1913, 285 p., p. 277-279.
118 Voir Rémond René, Les droites…, op. cit., et Milza Pierre, Les fascismes, op. cit.
119 Sinn Féin, 30 août 1913.
120 Irish Freedom, juin 1912.
121 Sinn Féin, 2 mai 1914.
122 Sinn Féin, 14 février 1914.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008